Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XVIII.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 247-258).

CHAPITRE XVIII.

Qui prouve brièvement deux points : savoir, le pouvoir des attaques de nerfs et la force des circonstances.

Pendant deux jours, après le déjeuner de mistress Chasselion et le départ précipité de M. Pickwick, les trois disciples de ce savant homme restèrent à Eatanswill, attendant avec anxiété quelque nouvelle de leur respectable ami. M. Tupman et M. Snodgrass étaient de nouveau abandonnés à leurs propres ressources, car M. Winkle, cédant aux invitations les plus pressantes, continuait de résider chez M. Pott, et de dévouer tout son temps à la société de son aimable épouse. M. Pott lui-même, pour compléter leur félicité, se joignait de temps en temps à la conversation. Habituellement absorbé par la profondeur de ses spéculations pour le bien public et pour la destruction de l’Indépendant, ce grand homme n’était pas accoutumé à s’abaisser des hauteurs de l’intelligence dans les humbles vallées qu’habitent les esprits ordinaires. Toutefois, dans cette occasion et comme pour honorer un disciple de M. Pickwick, il se dérida, il se courba, il descendit de son piédestal, il consentit à marcher sur la terre, adaptant avec bénignité ses remarques à la compréhension du vulgaire et se confondant, du moins quant aux formes extérieures, avec le troupeau des humains.

Telle ayant été la conduite de cet illustre publiciste vis-à-vis de M. Winkle, on comprendra facilement la surprise de celui-ci, lorsqu’un matin où il se trouvait seul, assis dans la salle à manger, il entendit la porte s’ouvrir avec violence et se refermer de même, et vit M. Pott s’avancer majestueusement, repousser la main qu’il lui tendait avec amitié, grincer des dents comme pour rendre ses paroles plus incisives, et dire avec une voix semblable au cri aigu d’une scie :

« Serpent !

— Monsieur ! s’écria M. Winkle en tressaillant et en se levant de sa chaise.

— Serpent, monsieur ! » répéta Pott en élevant la voix. Puis, en l’abaissant tout à coup, il ajouta : « J’ai dit serpent, monsieur. Vous me comprenez, j’espère ? »

Or, quand on a quitté un homme à deux heures du matin, avec des expressions d’intérêt, de bienveillance et d’amitié réciproques, et quand on le revoit à neuf heures et demie et qu’il vous traite de serpent, il n’est point déraisonnable de conclure qu’il doit être arrivé dans l’intervalle quelque chose d’une nature déplaisante. C’est aussi ce que pensa M. Winkle. Il renvoya à M. Pott son regard glacial, et, conformément à l’espoir exprimé par ce gentleman, il fit tous ses efforts pour comprendre le serpent, mais il n’en put venir à bout, et après un profond silence, qui dura plusieurs minutes, il dit :

« Serpent, monsieur ? Serpent, M. Pott ? Qu’est-ce que vous entendez par là, monsieur ? c’est une plaisanterie apparemment ?

— Une plaisanterie, monsieur ! s’écria l’éditeur avec un mouvement de la main qui indiquait un violent désir de jeter à la tête de son hôte la théière de métal anglais ; une plaisanterie, monsieur !… Mais, non ; je serai calme ; je veux être calme, monsieur !… Et pour prouver qu’il était calme, M. Pott se jeta dans un fauteuil en écumant de la bouche.

— Mon cher monsieur… lui représenta M. Winkle.

— Cher monsieur ! Comment osez-vous m’appeler cher monsieur, monsieur ? Comment osez-vous me regarder en face, en m’appelant ainsi ?

— Ma foi, monsieur, si nous en venons-là, comment osez-vous me regarder en face, en m’appelant serpent ?

— Parce que vous en êtes un.

— Prouvez-le, s’écria M. Winkle avec chaleur. Prouvez-le ! »

Un nuage sombre et menaçant passa sur le visage profond de l’éditeur. Il tira de sa poche l’Indépendant, qu’on venait de lui apporter, et le passa par-dessus la table à M. Winkle, en lui montrant du doigt un paragraphe.

Le Pickwickien étonné prit le journal et lut tout haut ce qui suit :

« Notre obscur et ignoble contemporain, dans ses observations dégoûtantes sur les dernières élections de cette cité, a eu l’infamie de violer le sanctuaire sacré de la vie privée et de faire des allusions fort claires aux affaires personnelles de notre dernier candidat ; oui, et nous dirons même, malgré le honteux résultat de l’intrigue, aux affaires personnelles de notre futur représentant, M. Fizkin, qui, malgré un échec dû à d’ignobles menées, n’en sera pas moins notre représentant un jour ou l’autre. À quoi pense donc notre lâche contemporain ? Que dirait-il, ce malheureux, si, méprisant comme lui les convenances de la société, nous levions le rideau qui, heureusement pour lui, dérobe les turpitudes de sa vie privée au ridicule public, pour ne pas dire à l’exécration publique ? Que dirait-il si nous indiquions, si nous commentions des circonstances notoires et aperçues par tout le monde, excepté par notre aveugle contemporain ? Que dirait-il, si nous imprimions l’effusion suivante, que nous avons reçue au moment de mettre sous presse et qui nous est adressée par un de nos concitoyens de cette ville, l’un de nos plus spirituels correspondants ?…


VERS ADRESSÉS À UN POT DE CUIVRE.

xxxxxxxxxxxxxxxx Ô pot, si vous aviez prévu,
Ce qui de tout le monde est maintenant connu,
Quand les cloches pour vous dans l’église ont fait tinkle ;
Vous auriez fait alors ce qui ne se peut plus,
Et, donnant à madame un bel et bon refus,
xxxxxxxxxxxxxxxx Vous l’auriez envoyée à W…


— Eh bien ! dit M. Pott avec solennité ; eh bien ! scélérat ! qu’est-ce qui rime avec tinkle ?

— Ce qui rime avec tinkle ? interrompit mistress Pott, qui entrait dans la chambre en ce moment et qui n’avait entendu que les derniers mots, ce qui rime avec tinkle ? c’est Winkle, j’imagine. »

En prononçant ces paroles, mistress Pott sourit gracieusement au Pickwickien agité, en lui tendant la main. Dans sa confusion l’honnête jeune homme allait serrer cette main, lorsque M. Pott indigné se jeta entre eux deux.

« Arrière, madame ! arrière ! s’écria-t-il. Prendre sa main à mon nez, à ma barbe !

— Monsieur Pott ! fit son épouse étonnée.

— Misérable femme ! regardez ici ! regardez ici, madame ! Vers adressés à un Pot… C’est moi, madame ! Vous l’auriez renvoyée à Winkle… C’est vous, madame, vous ! » Avec cette ébullition de rage, accompagnée cependant d’une sorte de tremblement, occasionné par l’expression du visage de sa femme, M. Pott lança à ses pieds le numéro de l’Indépendant.

« Eh bien, monsieur ? dit mistress Pott en se baissant, tout étonnée, pour ramasser le journal ; eh bien, monsieur ? »

M. Pott fléchit sous le regard méprisant de sa femme. Il fit un effort désespéré pour rassembler tout son courage, mais ce fut en vain.

Lorsqu’on lit cette courte phrase : « Eh bien, monsieur ? » il ne semble pas qu’elle contienne rien de bien effrayant. Mais le ton de voix dont elle fut prononcée, le regard qui l’accompagna, paraissaient annoncer quelque future vengeance, suspendue par un cheveu sur la tête de l’éditeur, et qui produisit sur lui un effet magique. L’observateur le plus inhabile aurait découvert, dans son maintien troublé, un singulier empressement à céder sa culotte à quiconque aurait consenti à s’y tenir dans ce moment.

Mme  Pott lut le paragraphe, poussa un cri déchirant, et se jeta tout de son long sur le tapis du foyer ; là, étendue sur le dos, elle frappa le plancher de ses talons avec une assiduité et une violence qui ne laissaient aucun doute sur la délicatesse de ses sentiments, dans cette occasion.

« Ma chère, balbutia M. Pott, dans sa terreur, ma chère, je n’ai pas dit que je croyais cela. Je… je n’ai pas… » Mais la voix du malheureux mari était couverte par les hurlements de sa gracieuse moitié.

« Madame Pott, reprit M. Winkle, ma chère dame, permettez-moi de vous supplier de vous tranquilliser un peu. » Inutile ! les cris et les coups de talons étaient plus violents et plus fréquents que jamais.

« Ma chère, recommença l’éditeur, je suis bien fâché… Si ce n’est pas pour votre santé, que ce soit pour moi… Vous allez attirer toute la populace autour de notre maison… » Mais plus M. Pott mettait de chaleur dans ses supplications, plus son épouse mettait de vigueur dans ses cris.

Très-heureusement cependant, Mme  Pott avait attaché à sa personne une sorte de garde du corps, dans la personne d’une jeune lady dont l’emploi ostensible était de présider à la toilette de sa maîtresse, mais qui se rendait utile d’une infinité d’autres manières, et principalement en aidant cette aimable femme à contrecarrer chaque désir, chaque inclination du malheureux journaliste. Les hurlements hystériques de Mme  Pott atteignirent bientôt les oreilles de ladite garde du corps, et l’amenèrent dans le parloir, avec une rapidité qui menaçait de déranger matériellement l’harmonie exquise de son bonnet et de sa chevelure.

« Ô ma chère maîtresse ! ma chère maîtresse ! s’écria la jeune personne, en s’agenouillant d’un air égaré à côté de la gisante Mme  Pott ; ô ma chère maîtresse ! qu’est-ce que vous avez ?

— Votre maître !… votre brutal de maître… » balbutia la malade.

Pott faiblissait évidemment.

« C’est une honte ! dit la jeune fille d’un ton de reproche. Je suis sûre qu’il vous fera mourir, madame. Pauvre cher ange ! »

Pott faiblit encore plus : l’autre parti continua ses attaques.

« Oh ! ne m’abandonnez pas ! Ne m’abandonnez pas, Goodwin ! murmura Mme  Pott, en s’attachant avec une force convulsive au poignet de la jeune demoiselle. Vous êtes la seule personne qui m’aimiez, Goodwin ! »

À cette apostrophe touchante, miss Goodwin monta, de son côté, une petite tragédie, et versa des larmes en abondance.

« Jamais ! madame, soupira-t-elle. Ah ! monsieur, vous devriez prendre garde… Vous devriez être prudent ! vous ne savez pas quel mal vous pouvez faire à ma maîtresse. Vous en seriez fâché un jour… Je le sais bien… je l’ai toujours dit ! »

Le malheureux Pott regarda sa moitié d’un air timide, mais il ne dit rien.

« Goodwin… dit Mme  Pott, d’une voix douce.

— Madame ?

— Si vous saviez combien j’ai aimé cet homme-là !

— Ne vous tourmentez pas en vous rappelant ça, madame. »

Pott laissa voir qu’il était effrayé ; c’était le moment de frapper un coup décisif.

« Et maintenant ! sanglota Mme  Pott, maintenant ! Après tant d’amour, être traitée comme cela ! Être méconnue ! être insultée ! en présence d’un tiers, d’un étranger ! Mais je ne me soumettrai pas à cela, Goodwin, continua Mme  Pott en se soulevant, dans les bras de sa suivante. Mon frère le lieutenant me protégera… Je veux une séparation, Goodwin.

— Certainement, madame. Il le mériterait bien. »

Quelles que fussent les pensées qu’une menace de séparation pût exciter dans l’esprit de l’éditeur, il ne les exprima pas ; mais il se contenta de dire avec grande humilité : « Ma chère âme, voulez-vous m’entendre ? »

Une nouvelle décharge de sanglots fut la seule réponse, et Mme  Pott, devenue encore plus nerveuse, demanda, d’une voix entrecoupée, pourquoi elle avait été mise au monde, pourquoi elle s’était mariée, et voulut être informée d’une foule d’autres secrets de ce genre.

« Ma chère, lui remontra M. Pott, ne vous abandonnez pas à ces sentiments exaltés. Je n’ai jamais cru que ce paragraphe eût aucun fondement ; aucun, ma chère ! Impossible ! J’étais seulement irrité, je puis dire furieux, ma chère, contre les éditeurs de l’Indépendant qui ont eu l’insolence de l’insérer. Voilà tout. » En parlant ainsi, M. Pott jeta un regard suppliant à la cause innocente du grabuge, pour l’engager à ne point parler du serpent.

« Et quelles démarches ferez-vous, monsieur, pour obtenir satisfaction ? demanda M. Winkle, qui reprenait du courage, en voyant que M. Pott perdait le sien.

— Ô Goodwin, murmura Mme  Pott ; va-t-il cravacher l’éditeur de l’Indépendant ? le fera-t-il, Goodwin ?

— Chut ! chut ! madame. Calmez-vous, je vous en prie ! Certainement, il le cravachera si vous le désirez, madame.

— Assurément, reprit Pott, en voyant que sa moitié était sur le point de retomber en faiblesse. Nécessairement, je le cravacherai…

— Quand ? Goodwin, quand ? poursuivit Mme  Pott, ne sachant pas encore si elle devait retomber.

— Sans délai, naturellement, répondit l’éditeur : avant que le jour soit terminé.

— Ô Goodwin ! reprit la dame, c’est le seul moyen d’apaiser le scandale, et de me remettre sur un bon pied dans le monde.

— Certainement, madame ; aucun homme, s’il est un homme, ne peut se refuser à faire cela. »

Cependant les attaques de nerfs planaient toujours sur l’horizon. M. Pott répéta de nouveau qu’il cravacherait, mais Mme  Pott était si accablée par la seule idée d’avoir été soupçonnée, qu’elle fut une douzaine de fois sur le point de retomber ; et probablement une rechute serait arrivée, sans les efforts infatigables de l’attentive Goodwin, et sans les supplications repentantes du parti vaincu. À la fin, quand le malheureux Pott fut convenablement maté et complétement remis à sa place, Mme  Pott se trouva mieux, et nos trois personnages commencèrent à déjeuner.

« J’espère, dit Mme  Pott avec un sourire qui brillait à travers les traces de ses larmes, j’espère, monsieur Winkle, que les basses calomnies de ce journal n’accourciront pas votre séjour avec nous.

— J’espère que non, ajouta M. Pott, qui dans son cœur souhaitait ardemment que son hôte s’étouffât avec le morceau de rôtie qu’il portait dans ce moment à sa bouche, et terminât ainsi ses visites. J’espère que non.

— Vous êtes bien bon, répondit M. Winkle ; mais, ce matin, j’ai trouvé à la porte de ma chambre à coucher une note de M. Tupman, pour m’annoncer que M. Pickwick nous écrit de le rejoindre aujourd’hui à Bury. Nous devons partir par la voiture de midi…

— Mais vous reviendrez ? dit mistress Pott.

— Oh ! certainement.

— En êtes-vous bien sûr ? continua la dame en jetant à la dérobée un tendre regard à son hôte.

— Certainement, répondit M. Winkle. »

Le déjeuner se termina en silence, car chacun des assistants ruminait sur ses chagrins : mistress Pott regrettait la perte de son cavalier ; M. Pott, son imprudente promesse de cravacher l’Indépendant ; M. Winkle, les galanteries qui l’avaient placé dans une si embarrassante situation. L’heure de midi approchait, et après beaucoup d’adieux et de promesses de retour, M. Winkle s’arracha de cette famille, où il avait été si bien reçu.

« S’il revient jamais, je l’empoisonne ! pensa M. Pott en se retirant dans le petit bureau où il préparait les foudres de son éloquence.

— Si jamais je reviens m’empêtrer parmi ces gens-là, pensa M. Winkle en se rendant au Paon d’argent, je mérite d’être cravaché moi-même ; voilà tout. »

Ses amis étaient prêts, la voiture arriva bientôt, et au bout d’une demi-heure les trois pickwickiens accomplissaient leur voyage, par la même route que M. Pickwick avait si heureusement parcourue avec Sam. Comme nous en avons déjà parlé, nous ne croyons pas devoir extraire la belle et poétique description qu’en donne M. Snodgrass.

Sam Weller les attendait à la porte de l’Ange et les introduisit dans l’appartement de M. Pickwick. Là, à la grande surprise de M. Winkle et de M. Snodgrass, et à l’immense confusion de M. Tupman, ils trouvèrent le vieux Wardle avec M. Trundle.

« Comment ça va-t-il ? dit le vieillard en serrant la main de M. Tupman. Allons ! allons ! ne prenez pas un air sentimental. Il n’y a pas de remède à cela, vieux camarade. Pour l’amour d’elle je voudrais qu’elle vous eût épousé, mais dans votre intérêt je suis bien aise qu’elle ne l’ait pas fait. Un jeune gaillard comme vous réussira mieux un de ces jours, eh ! » Tout en proférant ces consolations, le vieux Wardle tapait sur le dos de M. Tupman, et riait de tout son cœur.

« Et vous, mes joyeux compagnons, comment ça va-t-il ? poursuivit le vieux gentleman, en secouant à la fois la main de M. Winkle, et celle de M. Snodgrass. Je viens de dire à Pickwick que je voulais vous avoir tous à Noël. Nous aurons une noce ; une noce réelle, cette fois-ci.

— Une noce ! s’écria M. Snodgrass en pâlissant.

— Oui, une noce. Mais ne vous effrayez pas, répliqua le bienveillant vieillard ; c’est seulement Trundle que voici, et Bella.

— Oh ! est-ce là tout ? reprit M. Snodgrass, soulagé d’un doute pénible qui avait étreint son cœur comme une main de fer. Je vous fais mon compliment, monsieur. Comment va Joe ?

— Lui ? très-bien. Toujours endormi.

— Et madame votre mère ? et le vicaire ? et tout le monde ?

— Parfaitement bien.

— Monsieur, dit M. Tupman avec effort ; où est… où est-elle ? » En parlant ainsi il détourna la tête et couvrit ses yeux de ses mains.

« Elle ? répliqua le vieux gentleman, en secouant la tête d’un air malin. Voulez-vous dire ma sœur, eh ? »

M. Tupman indiqua par un signe que sa question se rapportait à la demoiselle abandonnée.

« Oh ! elle est partie ; elle demeure chez une parente, assez loin. Elle ne pouvait plus soutenir la vue de mes filles, si bien que je l’ai laissée aller. Mais voici le dîner ; vous devez être affamé après votre voyage, et moi je le suis sans cela. Ainsi donc, à l’œuvre ! »

Ample justice fut faite au repas, et lorsque les restes en eurent été enlevés, lorsque nos amis furent établis commodément autour de la table, M. Pickwick raconta les mésaventures qu’il avait subies, et le succès qui avait couronné la ruse infâme du diabolique Jingle. Ses disciples étaient pétrifiés d’indignation et d’horreur.

« Enfin, dit en concluant M. Pickwick, le rhumatisme que j’ai attrapé dans ce jardin me rend encore boiteux.

— Moi aussi, j’ai eu une espèce d’aventure, dit M. Winkle, avec un sourire ; et à la requête de M. Pickwick il rapporta le malicieux libelle de l’Indépendant d’Eatanswill, et l’irritation subséquente de leur ami, l’éditeur de la Gazette.

Le front de M. Pickwick s’obscurcit pendant ce récit ; ses amis s’en aperçurent et, lorsque M. Winkle se tut, gardèrent un profond silence. M. Pickwick frappa emphatiquement la table avec son poing fermé, et parla ainsi qu’il suit :

« N’est-ce pas une circonstance étonnante, que nous semblions destinés à ne pouvoir entrer sous le toit d’un homme que pour y porter le trouble avec nous. Je vous le demande, ne dois-je pas croire à l’indiscrétion, ou, bien pis encore, à l’immoralité de mes disciples, lorsque je les vois, dans chaque maison où ils pénètrent, détruire la paix du cœur, le bonheur domestique de quelque femme confiante. N’est-ce pas, je le dis… »

Suivant toutes les probabilités, M. Pickwick aurait continué sur ce ton pendant un certain temps, si l’entrée de Sam avec une lettre n’avait pas interrompu son éloquent discours. Il passa son mouchoir sur son front, ôta ses lunettes, les essuya et les remit sur son nez : c’était assez ; sa voix avait recouvré sa douceur habituelle lorsqu’il demanda : « Qu’est-ce que vous m’apportez là, Sam ?

— Je viens de la poste, monsieur, et j’y ai trouvé cette lettre ici : elle y a attendu deux jours ; elle est cachetée avec un pain enchanté et l’adresse est figurée en ronde.

— Je ne connais pas cette écriture-là, dit M. Pickwick en ouvrant la lettre. Le ciel ait pitié de nous ! qu’est-ce que ceci ? Il faut que ce soit un songe ! Cela… cela ne peut pas être vrai !

— Qu’est-ce que c’est donc ? demandèrent tous les convives.

— Personne de mort ! j’espère ? » dit M. Wardle, alarmé par l’expression d’horreur qui contractait le visage de M. Pickwick.

Le philosophe ne fit pas de réponse, mais passant la lettre par-dessus la table, il pria M. Tupman de la lire tout haut, et se laissa retomber sur sa chaise avec un air d’étonnement et d’égarement, qui faisait peine à voir.

M. Tupman, d’une voix tremblante, lut la lettre ci-dessous rapportée.


« Freeman’s-Court, Cornhill, August, 28e, 1831.

« BARDELL CONTRE PICKWICK.

« Monsieur,

« Ayant été chargés par Mme  Martha Bardell de commencer une action contre vous pour violation d’une promesse de mariage, pour laquelle la plaignante fixe ses dommages à quinze cents guinées, nous prenons la liberté de vous informer qu’une citation a été lancée contre vous devant la cour de Common pleas ; et désirons savoir, courrier pour courrier, le nom de votre avoué à Londres, qui sera chargé de suivre cette affaire.

« Nous sommes, monsieur, vos obéissants serviteurs.

« Dodson et Fogg.

« M. Samuel Pickwick,  »


Le muet étonnement avec lequel cette lecture fut accueillie avait quelque chose de tellement solennel, que chacun des assistants paraissait craindre de rompre le silence, et regardait tour à tour ses voisins et M. Pickwick. À la fin M. Tupman répéta machinalement : « Dodson et Fogg !

— Bardell contre Pickwick, chuchota M. Snodgrass d’un air distrait.

— La paix du cœur, le bonheur domestique de quelque femme confiante ! murmura M. Winkle avec abstraction.

— C’est un complot ! s’écria M. Pickwick, recouvrant enfin le pouvoir de parler. C’est un infâme complot de ces deux avoués rapaces. Mme  Bardell n’aurait jamais fait cela. Elle n’aurait pas le cœur de le faire ; elle n’en aurait pas le droit. Ridicule ! ridicule !

— Quant à son cœur, reprit M. Wardle avec un sourire, vous en êtes certainement le meilleur juge ; mais pour son droit je vous dirai, sans vouloir vous décourager, que Dodson et Fogg en sont meilleurs juges qu’aucun de nous ne peut l’être.

— C’est une basse tentative pour m’escroquer de l’argent.

— Je l’espère, répliqua M. Wardle avec une toux sèche et courte.

— Qui m’a jamais entendu lui parler autrement qu’un locataire doit parler à sa propriétaire ? continua M. Pickwick avec grande véhémence. Qui m’a jamais vu avec elle ? Non ! pas même mes amis ici présents.

— Excepté une seule fois, interrompit M. Tupman.

M. Pickwick changea de couleur.

« Ah ! reprit M. Wardle, ceci est important. Il n’y avait rien de suspect cette fois-là, je suppose ? »

M. Tupman lança un coup d’œil timide à son mentor. « Vraiment, dit-il, il n’y avait rien de suspect, mais… je ne sais comment cela était arrivé… Il la tenait certainement dans ses bras.

— Juste ciel ! s’écria M. Pickwick, le souvenir de la scène en question se retraçant avec vivacité à son esprit. Cela est vrai ! cela est vrai ! Quelle affreuse preuve du pouvoir des circonstances !

— Et notre ami tâchait de la consoler, ajouta M. Winkle avec un grain de malice.

— Cela est vrai, dit M. Pickwick. Je ne le nierai point, cela est vrai !

— Ho ! ho ! cria M. Wardle, pour une affaire dans laquelle il n’y a rien de suspect, cela a l’air assez drôle. Eh ! Pickwick, ah ! ah ! rusé garnement ! rusé garnement ! » Et il éclata de rire avec tant de force que les verres en retentirent sur le buffet.

« Quelle épouvantable réunion d’apparences ! s’écria M. Pickwick en appuyant son menton sur ses deux mains. Winkle ! Tupman ! je vous prie de me pardonner les observations que je viens de faire à l’instant. Nous sommes tous les victimes des circonstances, et moi la plus grande des trois ! »

Ayant fait cette apologie, M. Pickwick ensevelit sa tête dans ses mains et se mit à réfléchir, tandis que M. Wardle adressait aux autres membres de la compagnie une collection de clignements d’œil et de signes de tête.

« Quoi qu’il en soit, dit M. Pickwick en relevant son front indigné, et en frappant sur la table, je veux que tout cela s’explique. Je verrai ce Dodson et ce Fogg. J’irai à Londres, demain.

— Non, pas demain, reprit M. Wardle, vous êtes trop boiteux.

— Eh bien ! alors, après-demain.

— Après-demain est le premier septembre, et vous avez promis de venir avec nous jusqu’au manoir de sir Geoffrey Manning, pour nous tenir tête au déjeuner, si vous ne nous accompagnez pas à la chasse.

— Eh bien ! alors, le jour suivant, jeudi. Sam !

— Monsieur ?

— Retenez deux places d’impériale pour Londres, pour jeudi matin.

— Très-bien, monsieur. »

Sam Weller partit donc pour exécuter sa commission. Il avait ses mains dans ses poches, ses yeux fixés sur la terre et il marchait lentement, en se parlant à lui-même.

« Drôle de corps que mon empereur ! Faire la cour à cette Mme  Bardell, une femme qui a un petit moutard ! Toujours comme ça qu’ils sont ces vieux garçons qui ont l’air si sage. Quoique ça, je n’aurais pas cru ça de lui, je n’aurais pas cru ça de lui ! » Tout en moralisant de la sorte, M. Weller était arrivé au bureau des voitures.