Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XIX.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 258-273).

CHAPITRE XIX.

Un jour heureux, terminé malheureusement.

Les oiseaux saluèrent la matinée du 1er septembre 1831 comme l’une des plus agréables de la saison, car ils ignoraient, heureusement pour la paix de leur cœur, les immenses préparatifs qu’on faisait pour les exterminer. Plus d’une jeune perdrix, qui trottait complaisamment dans les prés, avec toute la gracieuse coquetterie de la jeunesse ; et plus d’une mère perdrix, qui, de son petit œil rond, considérait cette légèreté avec l’air dédaigneux d’un oiseau plein d’expérience et de sagesse, ignorant également le destin qui les attendait, se baignaient dans l’air frais du matin, avec un sentiment de bonheur et de gaieté. Quelques heures plus tard, leurs cadavres devaient être étendus sur la terre ! Mais silence ! il est temps de terminer cette tirade, car nous devenons trop sentimental.

Donc, pour parler d’une manière simple et pratique, c’était une belle matinée, si belle qu’on aurait eu peine à croire que les mois rapides d’un été anglais étaient déjà presque écoulés. Les haies, les champs, les arbres, les coteaux, les marais, se paraient de mille teintes variées. À peine une feuille tombée, à peine une nuance de jaune mêlée aux couleurs du printemps, vous avertissaient que l’automne allait commencer. Le ciel était sans nuage ; le soleil s’était levé, chaud et brillant ; l’air retentissait du chant des oiseaux et du bourdonnement des insectes ; les jardins étaient remplis de fleurs odorantes, qui étincelaient sous la rosée comme des lits de joyaux éblouissants ; toutes choses enfin portaient la marque de l’été, et pas une de ses beautés ne s’était encore effacée.

Malgré le charme de la saison, M. Snodgrass ayant préféré demeurer au logis, les trois autres pickwickiens montèrent dans une voiture découverte avec M. Wardle et M. Trundle, tandis que Sam Weller se plaçait sur le siége à côté du cocher.

Au bout d’une couple d’heures leur carrosse s’arrêta devant une vieille maison, sur le bord de la route. Ils étaient attendus, et trouvèrent à la porte, outre deux chiens d’arrêt, un garde-chasse, grand et sec, avec un enfant, dont les jambes étaient couvertes de guêtres de cuir. L’un et l’autre portaient une carnassière d’une vaste dimension.

« Dites-moi donc, murmura M. Winkle à M. Wardle, pendant qu’on abaissait le marchepied. Est-ce qu’ils supposent que nous allons tuer du gibier plein ces deux sacs-là.

— Plein ces deux sacs ! s’écria le vieux Wardle. Que Dieu vous bénisse ! vous en remplirez un et moi l’autre, et quand ils seront pleins, les poches de nos vestes en tiendront encore autant. »

M. Winkle descendit sans rien répondre ; mais il ne put s’empêcher de penser que s’ils devaient tous rester en plein air jusqu’à ce qu’il eût rempli un de ces sacs, ses amis et lui couraient un danger assez considérable d’attraper des fraîcheurs et des rhumatismes.

« Hi ! Junon, hi ! vieille fille ! À bas, Deph ! à bas ! dit M. Wardle en caressant les chiens. Sir Geoffrey est encore en Écosse, Martin ? »

Le grand garde-chasse répondit affirmativement, en promenant des regards surpris de M. Winkle, qui tenait son fusil comme s’il avait voulu que sa veste lui épargnât la peine de tirer la gâchette, à M. Tupman, qui portait le sien comme s’il en avait été effrayé ; et il y a tout lieu de croire qu’il l’était effectivement.

M. Wardle remarqua l’air inquiet du grand garde-chasse, « Mes amis, lui dit-il, n’ont pas beaucoup l’habitude de ces sortes de choses. Vous savez… ce n’est qu’en forgeant qu’on devient forgeron… Ils seront bons tireurs un de ces jours… Je demande pardon à mon ami Winkle, il a déjà quelque habitude, cependant. »

Pour reconnaître ce compliment, M. Winkle sourit faiblement par-dessus sa cravate bleue, et dans sa modeste confusion il se trouva si mystérieusement emmêlé avec son fusil, que si celui-ci avait été chargé, il se serait infailliblement tué sur la place.

« Il ne faut pas manier votre fusil dans cette imagination ici, monsieur, quand vous aurez de la charge dedans, dit le grand garde-chasse d’un air rechigné ; ou je veux être damné si vous ne faites pas de la viande froide avec quelqu’un de nous. »

Ainsi admonesté, M. Winkle changea brusquement de position, et dans son empressement il amena le canon de son fusil en contact assez intime avec la tête de Sam.

« Holà ! cria Sam en ramassant son chapeau et en frottant les tempes. Holà ! monsieur, si vous y allez comme ça, vous remplirez grandement un de ces sacs ici, et du premier coup, encore. »

À ces mots le petit garçon aux guêtres de cuir laissa échapper un éclat de rire, et s’efforça au même instant de reprendre un air grave, comme si ce n’avait pas été lui. M. Winkle fronça le sourcil majestueusement.

« Martin, demanda M. Wardle, où avez-vous dit au garçon de nous retrouver avec le goûter ?

— Sur le coteau du chêne, monsieur, à midi.

— Est-ce que c’est sur la terre de sir Geoffrey ?

— Non, monsieur, c’est tout à côté. C’est sur la terre du capitaine Boldwig, mais il ne s’y trouvera personne pour nous déranger, et il y a là un joli brin de gazon.

— Très-bien, dit le vieux Wardle. Maintenant, plus tôt nous partirons, mieux cela vaudra. Vous nous rejoindrez à midi, Pickwick. »

M. Pickwick désirait voir la chasse, principalement parce qu’il avait quelques inquiétudes pour la vie et l’intégrité des membres de M. Winkle. D’ailleurs, par une si belle matinée, il était cruel de voir partir ses amis et de rester en arrière. C’est donc avec un air fort piteux qu’il répondit : « Il le faut bien, je suppose…

— Est-ce que le gentleman ne tire point ? demanda le long garde-chasse.

— Non, répondit M. Wardle, et de plus il est boiteux.

— J’aimerais beaucoup à aller avec vous, dit M. Pickwick, beaucoup. »

Il y eut un court silence de commisération. Le petit garçon le rompit en disant : « Il y a là, de l’aut’ côté de la haie, une brouette. Si le domestique du gentleman voulait le brouetter dans le sentier, il pourrait venir avec nous, et nous le ferions passer par-dessus les barrières, et tout ça.

— Voilà la chose, s’empressa de dire Sam Weller, qui était partie intéressée, car il désirait ardemment voir la chasse. Voilà la chose. Bien dit, p’tit môme. Je vas l’avoir dans un instant. »

Mais ici une autre difficulté s’éleva. Le grand garde-chasse protesta résolument contre l’introduction d’un gentleman brouetté dans une partie de chasse, soutenant que c’était une violation flagrante de toutes les règles établies et de tous les précédents.

L’objection était forte, mais elle n’était pas insurmontable. On cajola le garde-chasse, on lui graissa la patte ; lui-même se soulagea le cœur en ramollissant la tête inventive du jeune garçon qui avait suggéré l’usage de la machine, et enfin la caravane se mit en route. M. Wardle et le garde-chasse ouvraient la marche ; M. Pickwick, dans sa brouette poussée par Sam, formait l’arrière-garde.

« Arrêtez, Sam ! cria M. Pickwick lorsqu’ils eurent traversé le premier champ.

— Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? demanda M. Wardle.

— Je ne souffrirai pas que cette brouette avance un pas de plus, déclara M. Pickwick d’un air résolu, à moins que Winkle ne porte son fusil d’une autre manière.

— Et comment dois-je le porter ? dit le misérable Winkle.

— Portez-le avec le canon en bas.

— Cela a l’air si peu chasseur, représenta M. Winkle.

— Je ne me soucie pas si cela a l’air chasseur ou non ; mais je n’ai pas envie d’être fusillé dans une brouette pour l’amour des apparences.

— Sûr que le gentleman mettra cette charge ici dans le corps de quelqu’un, grommela le grand homme.

— Bien ! bien ! reprit le malheureux Winkle en renversant son fusil ; cela m’est égal ; voilà…

— C’est les concessions mutuelles qui fait le charme de la vie, » fit observer Sam, et la caravane se remit en marche.

Elle n’avait point fait cent pas lorsque M. Pickwick cria de nouveau : « Arrêtez !

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda M. Wardle.

— Le fusil de Tupman est aussi dangereux que l’autre ; j’en suis sûr.

— Eh quoi ? dangereux ! s’écria M. Tupman, fort alarmé.

— Dangereux si vous le portez comme cela. Je suis très-fâché de faire de nouvelles objections, mais je ne puis consentir à continuer si vous ne l’abaissez point comme Winkle.

— J’imagine que vous feriez mieux, monsieur, ajouta le grand garde-chasse, autrement vous pourriez mettre votre bourre dans votre gilet aussi bien que dans celui des autres. »

M. Tupman, avec l’empressement le plus obligeant, plaça son fusil dans la position requise, et le convoi repartit encore, les deux amateurs marchant avec leur fusil renversé comme une couple de soldats à des funérailles.

Tout d’un coup les chiens s’arrêtèrent, et leurs maîtres en firent autant.

« Qu’est-ce qu’ils ont donc dans les jambes ? demanda M. Winkle. Comme ils ont l’air drôle.

— Chut ! répliqua M. Wardle doucement. Ne voyez-vous pas qu’ils arrêtent !

— Ils s’arrêtent ! répéta M. Winkle en regardant tout autour de lui, comme pour chercher la cause qui avait interrompu leur progrès. Pourquoi s’arrêtent-ils ?

— Attention ! murmura M. Wardle, qui, dans l’intérêt du moment, n’avait pas entendu cette question. Allons maintenant. »

Un violent battement d’ailes se fit entendre si soudainement que M. Winkle en recula comme si lui-même avait été tiré. Pan ! pan ! deux coups de fusil retentirent, et la fumée s’éleva tranquillement dans l’air en décrivant des courbes gracieuses.

« Où sont-elles ? s’écria M. Winkle dans le plus grand enthousiasme et se retournant dans toutes les directions. Où sont-elles ? Dites-moi quand il faudra faire feu ! Où sont-elles ? où sont-elles ?

— Ma foi ! les voilà, dit M. Wardle en ramassant deux perdrix que les chiens avaient déposées à ses pieds.

— Non ! non ! je veux dire les autres ! reprit M. Winkle encore tout effaré.

— Assez loin, à présent, si elles courent toujours, répliqua froidement M. Wardle en rechargeant son fusil.

— J’imagine que nous en trouverons une autre compagnie dans cinq minutes, observa le grand garde-chasse. Si le gentleman commence à tirer maintenant, son plomb sortira peut-être du canon quand nous les ferons lever.

— Ah ! ah ! ah ! fit M. Weller.

— Sam ! dit M. Pickwick, touché de la confusion de son disciple.

— Monsieur ?

— Ne riez pas.

— Très-bien, monsieur, » répondit Sam. Mais en guise d’indemnité il se mit à contourner ses traits, derrière la brouette, pour l’amusement exclusif du jeune Bas de cuir. L’innocent jeune homme laissa éclater un bruyant ricanement, et fut sommairement calotté par le grand garde-chasse, qui avait besoin d’un prétexte pour se détourner et cacher sa propre envie de rire.

Peu de temps après M. Wardle dit à M. Tupman : « Bravo ! camarade. Vous avez au moins tiré à temps cette fois-là.

— Oui, répliqua M. Tupman avec un sentiment d’orgueil, j’ai lâché mon coup.

— À merveille ! vous abattrez quelque chose la première fois, si vous regardez bien. C’est très-aisé, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est très-aisé. Mais malgré cela, comme ça vous abîme l’épaule ! J’ai presque cru que j’en tomberais à la renverse. Je n’imaginais pas que des petites armes à feu comme cela repoussaient tant.

— Oh ! dit le vieux gentleman en souriant, vous vous y habituerez avec le temps. Maintenant, sommes-nous prêts ? Tout va-t-il bien là-bas, dans la brouette ?

— Tout va bien, monsieur, répliqua Sam.

— En route donc.

— Tenez ferme, monsieur, dit Sam en levant la brouette.

— Oui, oui, repartit M. Pickwick ; » et ils cheminèrent aussi vite que besoin était.

« Maintenant, dit M. Wardle, après que la brouette eût été passée par-dessus une barrière, et lorsque M. Pickwick y fut déposé de nouveau. Maintenant, tenez cette brouette en arrière.

— Bien, monsieur, répondit Sam en s’arrêtant.

— À présent, Winkle, continua le vieux gentleman, suivez-moi doucement et ne soyez pas en retard, cette fois-ci.

— N’ayez pas peur, dit M. Winkle. Arrêtent-ils ?

— Non ! non ! pas encore. Du silence, maintenant, du silence ! »

Et en effet ils s’avançaient silencieusement, lorsque M. Winkle, voulant exécuter une évolution fort délicate avec son fusil, le fit partir par accident, au moment critique, et envoya sa charge juste au-dessus de la tête du petit garçon, et à l’endroit précis où aurait été la cervelle du grand homme s’il s’était trouvé là au lieu de son jeune substitut.

« Au nom du ciel, pourquoi avez-vous fait feu ? demanda M. Wardle, pendant que les oiseaux s’envolaient en toute sûreté.

— Je n’ai jamais vu un fusil comme cela dans toute ma vie, répondit le pauvre Winkle en regardant la batterie, comme si cela avait pu remédier à quelque chose. Il part de lui-même, il veut partir bon gré mal gré.

— Ah ! il veut partir ! répéta M. Wardle avec un peu d’irritation. Plût au ciel qu’il voulût aussi tuer quelque chose !

— Il le fera avant peu, monsieur, dit le grand garde-chasse.

— Qu’est-ce que vous entendez par cette observation, monsieur ? demanda aigrement M. Winkle.

— Rien du tout, monsieur, rien du tout. Moi, je n’ai pas de famille, et la mère de ce garçon ici aura quelque chose de sir Geoffrey, si le moutard est tué sur ses terres. Rechargez, monsieur, rechargez votre arme.

— Ôtez-lui son fusil ! s’écria de sa brouette M. Pickwick, frappé d’horreur par les sombres insinuations du grand homme. Ôtez-lui son fusil ! M’entendez-vous, quelqu’un ! »

Personne cependant ne s’offrit pour exécuter ce commandement, et M. Winkle, après avoir lancé un regard de rébellion au philosophe, rechargea son fusil et marcha en avant avec les autres chasseurs.

Nous sommes obligé de dire, d’après l’autorité de M. Pickwick, que la manière de procéder de M. Tupman paraissait beaucoup plus prudente et plus rationnelle que celle adoptée par M. Winkle. Cependant ceci ne doit en aucune manière diminuer la grande autorité de ce dernier dans tous les exercices corporels ; car, depuis un temps immémorial, comme l’observe admirablement M. Pickwick, beaucoup de philosophes, et des meilleurs, qui ont été de parfaites lumières pour les sciences, en matière de théorie, n’ont jamais pu parvenir à faire quelque chose dans la pratique.

Comme la plupart des plus sublimes découvertes, la manière d’agir de M. Tupman paraissait extrêmement simple. Avec la pénétration intuitive d’un homme de génie, il avait remarqué, du premier coup, que les deux grands points à obtenir étaient : 1o de décharger son fusil sans se nuire ; 2o de le décharger sans endommager les assistants. Donc et évidemment, lorsqu’on était parvenu à surmonter la difficulté de faire feu, la meilleure chose était de fermer les yeux solidement et de tirer en l’air. Q.E.D.

Une fois, après avoir exécuté ce tour de force, M. Tupman, en rouvrant les yeux, vit une grosse perdrix qui tombait blessée sur la terre. Il allait congratuler M. Wardle sur ses invariables succès, quand celui-ci s’avança vers lui et lui serrant chaudement la main :

« Tupman, vous avez choisi cette perdrix-là parmi les autres ?

— Non ! non !

— Si, je l’ai remarqué. Je vous ai vu la choisir. J’ai observé comment vous leviez votre fusil pour l’ajuster ; et je dirai ceci : que le meilleur tireur du monde n’aurait pas pu l’abattre plus admirablement. Vous êtes moins novice que je ne le croyais, Tupman : vous avez déjà chassé ? »

Vainement M. Tupman protesta, avec un sourire de modestie, que cela ne lui était jamais arrivé. Son sourire même fut regardé comme une preuve du contraire, et depuis cette époque sa réputation fut établie. Ce n’est pas la seule réputation qui ait été acquise aussi aisément, et l’on peut admirer les effets heureux du hasard ailleurs que dans la chasse aux perdrix.

Pendant ce temps, M. Winkle s’environnait de feu, de bruit et de fumée, sans produire aucun résultat positif digne d’être noté. Quelquefois il envoyait sa charge au milieu des airs ; quelquefois il lui faisait raser la surface du globe, de manière à rendre excessivement précaire l’existence des deux chiens. Sa manière de tirer, considérée comme une œuvre d’imagination et de fantaisie, était extrêmement curieuse et variée ; mais matériellement et quant au produit réel, c’était peut-être, au total, un non-succès. C’est un axiome établi que chaque boulet a son adresse ; si on peut l’appliquer également à des grains de petit plomb, ceux de M. Winkle étaient de malheureux bâtards, privés de leurs droits naturels, jetés au hasard dans le monde, et qui n’étaient adressés nulle part.

« Eh bien ! dit M. Wardle en s’approchant de la brouette et en essuyant la sueur de son visage joyeux et rougeaud ; une journée un peu chaude, hein ?

— C’est vrai, répondit M. Pickwick. Le soleil est effroyablement brûlant, même pour moi. Je ne sais pas comment vous devez le trouver.

— Ma foi ! pas mal chaud, mais c’est égal. Il est midi passé ; voyez-vous ce coteau vert, là ?

— Certainement.

— C’est l’endroit où nous devons déjeuner. De par Jupiter ! le gamin y est déjà avec son panier. Exact comme une horloge !

— Je le vois, dit M. Pickwick, dont le visage devint rayonnant. Un bon garçon ! je lui donnerai un shilling pour sa peine. Allons ! Sam, roulez-moi.

— Tenez-vous ferme, monsieur, répliqua Sam, ravigoté par l’apparition du déjeuner. Gare de là, jeune cuirassier ! Si vous appréciez ma précieuse vie, ne me versez pas, comme dit le gentleman au charretier qui le conduisait à la potence. » Avec cette heureuse citation, Sam partit au pas de charge, brouetta habilement son maître jusqu’au sommet du coteau vert, et le déchargea, avec adresse, à côté du panier de provision, qu’il se mit à dépaqueter sans perdre une minute.

— Pâté de veau, disait Sam, tout en arrangeant les comestibles sur le gazon. Très-bonne chose, le pâté de veau, quand vous connaissez la lady qui l’a fait et que vous êtes sûr que ce n’est pas du minet. Et après tout, qu’est-ce que ça fait encore, puisqu’il ressemble si bien au veau que les pâtissiers eux-mêmes n’en font pas la différence ?

— Ils n’en font pas la différence, Sam ?

— Non, monsieur, repartit Sam en touchant son chapeau. J’ai logé dans la même maison avec un vendeur de pâtés, une fois, et un homme bien agréable, monsieur, et pas bête du tout. Il savait faire des pâtés, n’importe avec quoi. Voilà que je lui dis, quand j’ai été amical avec lui : Quel troupeau de chats que vous avez-là ! monsieur Brook. — Ah ! dit-il, c’est vrai, j’en ai beaucoup, qu’il dit. — Faut que vous aimiez bien les chats, que je dis. — Oui, dit-il, en clignant de l’œil, y a des gens qui les aiment. Malgré ça, qu’il me dit, c’est pas encore leur saison, faut attendre l’hiver. — C’est pas leur saison ? — Non, dit-il. Quand le fruit mûrit, le chat maigrit. — Qu’est-ce que vous me chantez-là ? J’y entends rien, que je dis. — Voyez-vous, dit-il, je ne veux pas entrer dans la coalition des bouchers pour augmenter la viande au pauvre monde. Mossieu Weller, qu’il me dit, en me serrant la main gentiment et en me soufflant dans l’oreille ; mossieu Weller, qu’il me dit, ne répétez pas ça ; mais c’est l’assaisonnement qui fait tout : ils sont tous faits avec ces nobles animaux ici, dit-il, en m’indiquant un joli petit minet. Et je les assaisonne en beefteak, en veau, en rognon, au goût de la pratique. Et mieux que ça, qu’il dit, je peux faire du beefteak avec du veau ou du rognon avec du beefteak, ou du mouton avec les deux, en prévenant trois minutes d’avance, selon les besoins du marché ou l’appétit public, qu’il me dit.

— Ce devait être un jeune homme fort ingénieux, dit M. Pickwick avec un léger frisson.

— Je crois bien, monsieur, et ses pâtés étaient superbes, répliqua Sam en continuant de vider le panier. Langue ; bien ça. C’est une très-bonne chose, quand c’est pas une langue de femme. Pain, jambon, frais comme une peinture. Bœuf froid en tranches. Très-bon. Qu’est-ce qu’il y a dans ces cruches-là, jeune évaporé ?

— De la bière dans stelle-ci et du punch froid dans stelle-là, répondit le jeune paysan en ôtant de dessus ses épaules deux vastes bouteilles de grès, attachées ensemble par une courroie.

— Et v’là un petit goûter bien organisé, reprit Sam en examinant avec grande satisfaction les préparatifs. Et maintenant, gentlemen, commencez, comme les Anglais dirent aux Français, en mettant leurs baïonnettes. »

Il ne fallut pas une seconde invitation pour engager la société à rendre pleine justice au repas, et il ne fallut pas plus d’instances pour décider Sam, le grand garde-chasse et les deux gamins à s’asseoir sur l’herbe, à une petite distance, et à battre en brèche une proportion décente de la victuaille. Un vieux chêne accordait son agréable ombrage aux deux groupes de convives, tandis que devant eux se déroulait un superbe paysage, entrecoupé de haies verdoyantes et richement orné de bois.

« Ceci est délicieux ! tout à fait délicieux ! s’écria M. Pickwick, avec un visage rayonnant, dont la peau pelait rapidement sous l’influence brûlante du soleil.

— Oui vraiment, vieux camarade, répliqua M. Wardle, allons, un verre de punch ?

— Avec grand plaisir, répondit M. Pickwick ; et l’expression radieuse de sa physionomie, après qu’il eût bu, témoigna de la sincérité de ses paroles.

— Bon ! dit le philosophe en faisant claquer ses lèvres ; très-bon ! J’en vais prendre un autre verre. Frais ! très-frais !… Allons ! messieurs, poursuivit-il sans lâcher la bouteille, un toast ! Nos amis de Dingley-Dell ! »

Le toast fut bu avec de bruyantes acclamations.

« Je vais vous apprendre comment je m’y prendrai pour retrouver mon adresse à la chasse, dit alors M. Winkle, qui mangeait du pain et du jambon avec un couteau de poche. Je mettrai une perdrix empaillée sur un poteau, et je m’exercerai à tirer dessus, en commençant à une petite distance, et en reculant par degrés. C’est un excellent moyen.

— Monsieur, dit Sam, je connais un gentleman qui a fait ça et qui a commencé à quatre pieds ; mais il n’a jamais continué, car du premier coup il avait si bien ajusté son oiseau que le diable m’emporte si on en a jamais revu une plume depuis.

— Sam ! dit M. Pickwick.

— Monsieur ?

— Ayez la bonté de garder vos anecdotes jusqu’à ce qu’on vous les demande.

— Certainement, monsieur. »

Sam se tut, mais il cligna si facétieusement l’œil qui n’était point caché par le pot de bière dont il humectait ses lèvres, que les deux petits paysans tombèrent dans des convulsions spontanées, et que le grand garde-chasse, lui-même, condescendit à sourire.

« Voilà, ma foi, d’excellent punch froid, dit M. Pickwick en regardant avec tendresse la bouteille de grès ; et le jour est extrêmement chaud, et… Tupman, mon cher ami, un verre de punch ?

— Très-volontiers, » répliqua M. Tupman.

Après avoir bu ce verre, M. Pickwick en prit un autre, seulement pour voir s’il n’y avait pas de pelure d’orange dans le punch, parce que la pelure d’orange lui faisait toujours mal. S’étant convaincu qu’il n’y en avait point, M. Pickwick but un autre verre à la santé de M. Snodgrass ; puis il se crut obligé, en conscience, de proposer un toast en l’honneur du fabricant de punch anonyme.

Cette constante succession de verres de punch produisit un effet remarquable sur notre sage. Sa physionomie resplendissait de la plus douce gaieté ; le sourire se jouait sur ses lèvres ; la bonne humeur la plus franche étincelait dans ses yeux. Cédant, par degrés, à l’influence combinée de ce liquide excitant et de la chaleur, il exprima un violent désir de se rappeler une chanson qu’il avait entendue dans son enfance ; mais ses efforts furent inutiles. Il voulut stimuler sa mémoire par un autre verre de punch, qui malheureusement parut produire sur lui un effet entièrement opposé ; car, non content d’avoir oublié la chanson, il finit par ne plus pouvoir articuler une seule parole. Ce fut donc en vain qu’il se leva sur ses jambes pour adresser à la compagnie un éloquent discours, il retomba dans la brouette et s’endormit presque au même instant.

Le panier fut rempaqueté, mais on trouva qu’il était tout à fait impossible de réveiller M. Pickwick de sa torpeur. On discuta s’il fallait que Sam recommençât à le brouetter ou s’il valait mieux le laisser où il était, jusqu’au retour de ses amis. Ce dernier parti fut adopté à la fin, et comme leur expédition ne devait pas durer plus d’une heure, comme Sam demandait avec instance à les accompagner, ils se décidèrent à abandonner M. Pickwick endormi dans sa brouette et à le prendre au retour. La compagnie s’éloigna donc, laissant notre philosophe ronfler harmonieusement et paisiblement, à l’ombre antique du vieux chêne.

On peut affirmer avec certitude que M. Pickwick eût continué de ronfler à l’ombre du vieux chêne jusqu’au retour de ses amis, ou, à leur défaut, jusqu’au subséquent lever de soleil, s’il lui avait été permis de rester en paix dans sa brouette ; mais cela ne lui fut pas permis, et voici pourquoi.

Le capitaine Boldwig était un petit homme violent, vêtu d’une redingote bleue soigneusement boutonnée jusqu’au menton et surmontée d’un col noir bien roide. Lorsqu’il daignait se promener sur sa propriété, il le faisait en compagnie d’un gros rotin plombé, d’un jardinier et d’un aide-jardinier, qui luttaient d’humilité en recevant les ordres qu’il leur donnait avec toute la grandeur et toute la sévérité convenables : car la sœur de la femme du capitaine avait épousé un marquis ; et la maison du capitaine était une villa, et sa propriété une terre ; et tout était chez lui très-haut, très-puissant et très-noble.

M. Pickwick avait à peine dormi une demi-heure lorsque le petit capitaine, suivi de son escorte, arriva en faisant des enjambées aussi grandes que le lui permettaient sa taille et son importance. Quand il fut auprès du vieux chêne, il s’arrêta, il enfla ses joues et en chassa l’air avec noblesse ; il regarda le paysage comme s’il eût pensé que le paysage devait être singulièrement flatté d’être regardé par lui ; et enfin, ayant emphatiquement frappé la terre de son rotin, il convoqua le chef jardinier.

— Hunt ! dit le capitaine Boldwig.

— Oui, monsieur, répondit le jardinier.

— Cylindrez le gazon de cet endroit demain matin. Entendez-vous, Hunt ?

— Oui, monsieur.

— Et prenez soin de me tenir cet endroit proprement. Entendez-vous, Hunt ?

— Oui, monsieur.

— Et faites-moi penser à faire mettre un écriteau menaçant de pièges à loup, de chausse-trapes et tout cela, pour les petites gens qui se permettront de se promener sur mes terres. Entendez-vous, Hunt ? entendez-vous ?

— Je ne l’oublierai pas, monsieur.

— Pardon, excuse, monsieur, dit l’autre jardinier en s’avançant avec son chapeau à la main.

— Eh bien ! Wilkins, qu’est-ce qui vous prend ?

— Pardon, excuse, monsieur, mais je pense qu’il y a des gens qui sont entrés ici aujourd’hui.

— Ha ! fit le capitaine en jetant autour de lui un regard farouche.

— Oui, monsieur, ils ont dîné ici, comme je pense.

— Damnation ! c’est vrai, dit le capitaine en voyant les croûtes de pain étendues sur le gazon ; ils ont véritablement dévoré leur nourriture sur ma terre. Ha ! les vagabonds ! si je les tenais ici !… dit le capitaine en serrant son gros rotin.

— Pardon, excuse, monsieur, mais…

— Mais quoi, eh ? vociféra le capitaine ; et suivant le timide regard de Wilkins, ses yeux rencontrèrent la brouette et M. Pickwick.

— Qui es-tu, coquin ? cria le capitaine en donnant plusieurs coups de son rotin dans les côtes de M. Pickwick. Comment t’appelles-tu ?

— Punch ! murmura l’homme immortel, et il se rendormit immédiatement.

— Quoi ? » demanda le capitaine Boldwig.

Pas de réponse.

« Comment a-t-il dit qu’il s’appelait ?

— Punch[1], monsieur, comme je pense.

— C’est un impudent, un misérable impudent. Il fait semblant de dormir à présent, dit le capitaine plein de fureur. Il est soûl, c’est un ivrogne plébéien. Emmenez-le, Wilkins, emmenez-le sur-le-champ.

— Où faut-il que je le roule, monsieur, demanda Wilkins avec grande timidité.

— Roulez-le à tous les diables.

— Très-bien, monsieur.

— Arrêtez, dit le capitaine. »

Wilkins s’arrêta brusquement.

« Roulez-le dans la fourrière[2], et voyons s’il s’appellera encore Punch, quand il se réveillera… Il ne se rira pas de moi ! Il ne se rira pas de moi, emmenez-le ! »

M. Pickwick fut emmené en conséquence de cet impérieux mandat, et le grand capitaine Boldwig, enflé d’indignation, continua sa promenade.

L’étonnement de nos chasseurs fut inexprimable quand ils s’aperçurent, à leur retour, que M. Pickwick était disparu et qu’il avait emmené la brouette avec lui. C’était la chose la plus mystérieuse et la plus inexplicable. Qu’un boiteux se fût tout d’un coup remis sur ses jambes et s’en fût allé, c’était déjà passablement extraordinaire : mais qu’en manière d’amusement il eût roulé devant lui une pesante brouette, cela devenait tout à fait miraculeux. Ses amis cherchèrent aux environs, dans tous les coins, sous tous les buissons, en compagnie et séparément ; ils crièrent, ils sifflèrent, ils rirent, ils appelèrent, et tout cela sans aucun résultat : impossible de trouver M. Pickwick. Enfin, après plusieurs heures de recherches inutiles, ils arrivèrent à la pénible conclusion qu’il fallait s’en retourner sans lui.

Cependant notre philosophe, profondément endormi dans sa brouette, avait été roulé et soigneusement déposé dans la fourrière du village, en compagnie de divers animaux immondes. Tous les gamins et les trois quarts des autres habitants s’étaient rassemblés autour de lui, pour attendre qu’il s’éveillât. Si leur satisfaction avait été immense en le voyant rouler, elle fut infinie quand, après avoir poussé quelques cris indistincts pour appeler Sam, il s’assit dans sa brouette et contempla, avec un inexprimable étonnement, les visages joyeux qui l’entouraient.

Des huées générales furent, comme on l’imagine, le signal de son réveil ; et lorsqu’il demanda machinalement : « Qu’est-ce qu’il y a ? » elles recommencèrent avec plus de violence, s’il est possible.

« En voilà, une bonne histoire ! hurlait la populace.

— Où suis-je ? demanda M. Pickwick.

— Dans la fourrière ! beugla la canaille.

— Comment suis-je venu ici ? Où étais-je ? Qu’est-ce que je faisais ?

— Boldwig ! capitaine Boldwig ! vociféra-t-on de toutes parts ; et ce fut la seule explication.

— Tirez-moi d’ici ! cria M. Pickwick. Où est mon domestique ? Où sont mes amis ?

— Vous n’en avez pas des amis ! hurrah ! » et comme corroboration de ce fait, M. Pickwick reçut dans sa brouette un navet, puis une pomme de terre, puis un œuf et quelques autres légers gages de la disposition enjouée de la multitude.

Personne ne saurait dire combien cette scène aurait duré, ni combien M. Pickwick aurait pu souffrir, si tout à coup un carrosse, qui roulait rapidement sur la route, ne s’était pas arrêté en face du parc. Le vieux Wardle et Sam Weller en sortirent. En moins de temps qu’il n’en faut pour écrire ces mots et peut-être même pour les lire, le premier avait dégagé M. Pickwick et l’avait placé dans sa voiture, tandis que le second terminait la troisième reprise d’un combat singulier avec le bedeau de l’endroit.

« Courez chez le magistrat, crièrent une douzaine de voix.

— Ah ! oui, courez-y, dit Sam en sautant sur le siége de la voiture, faites-lui mes compliments, les compliments de M. Weller. Dites-lui que j’ai gâté son bedeau et que s’il veut en faire un nouveau je reviendrai demain matin pour le lui gâter encore. En route, mon vieux ! »

Lorsque la voiture fut sortie du village, M. Pickwick respira fortement et dit : « Aussitôt que je serai arrivé à Londres j’actionnerai le capitaine Boldwig pour détention illégale.

— Il paraît que nous étions en contravention, fit observer M. Wardle.

— Cela m’est égal, je l’attaquerai.

— Non, vous ne l’attaquerez pas.

— Si, je l’attaquerai, sur mon… » M. Pickwick s’interrompit en remarquant l’expression goguenarde de la physionomie du vieux Wardle. « Et pourquoi ne le ferais-je pas ? reprit-il.

— Parce que, dit le vieux Wardle, en éclatant de rire, parce qu’il pourrait se retourner sur quelqu’un de nous et dire que nous avions pris trop de punch froid. »

M. Pickwick eut beau faire, il ne put s’empêcher de sourire ; par degrés, son sourire s’agrandit et devint un éclat de rire ; enfin cet éclat de rire contagieux fut répété par toute la compagnie. Afin de fomenter cette bonne humeur, nos amis s’arrêtèrent à la première taverne qu’ils rencontrèrent sur la route ; chacun d’eux se fit servir un verre d’eau et d’eau de vie, mais ils eurent soin de faire administrer à M. Samuel Weller une dose d’une force extra.





  1. Le polichinelle anglais s’appelle Punch. (Note du traducteur.)
  2. Espèce de parc commun, où l’on met les animaux errants, en fourrière. (Note du traducteur.)