Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XIII.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 165-184).

CHAPITRE XIII.

Notice sur Eatanswill, sur les partis qui le divisent, et sur l’élection d’un membre du parlement par ce bourg ancien, loyal et patriote.

Nous confessons franchement que nous n’avions jamais entendu parler d’Eatanswill, jusqu’au moment où nous nous sommes plongé dans les volumineux papiers du Pickwick-Club. Nous reconnaissons, avec une égale candeur, que nous avons cherché en vain des preuves de l’existence actuelle de cet endroit. Sachant bien quelle profonde confiance on doit placer dans toutes les notes de M. Pickwick, et ne nous permettant pas d’opposer nos souvenirs aux énonciations de ce grand homme, nous avons consulté, relativement à ce sujet, toutes les autorités auxquelles il nous a été possible de recourir. Nous avons examiné tous les noms contenus dans les tables A et B[1], sans trouver celui d’Eatanswill ; nous avons minutieusement collationné toutes les cartes des comtés, publiées, dans l’intérêt de la science, par nos plus distingués éditeurs, et le même résultat a suivi nos investigations.

Nous avons donc été conduit à supposer que, dans la crainte obligeante de blesser quelqu’un, et par un sentiment de délicatesse dont M. Pickwick était si éminemment doué, il avait, de propos délibéré, substitué un nom fictif au nom réel de l’endroit où il avait fait ses observations. Nous sommes confirmé dans cette opinion par une circonstance qui peut sembler légère et frivole en elle-même, mais qui, considérée sous ce point de vue, n’est point indigne d’être notée. Dans le mémorandum de M. Pickwick, nous pouvons encore découvrir que sa place et celles de ses disciples furent retenues dans la voiture de Norwich ; mais cette note fut ensuite rayée, apparemment pour ne point indiquer dans quelle direction est situé le bourg dont il s’agit. Nous ne hasarderons donc point de conjectures à ce sujet, et nous allons poursuivre notre histoire sans autre digression.

Il paraît que les habitants d’Eatanswill, comme ceux de beaucoup d’autres petits endroits, se croyaient d’une grande, d’une immense importance dans l’État ; et chaque individu ayant la conscience du poids attaché à son exemple, se faisait une obligation de s’unir corps et âme à l’un des deux grands partis qui divisaient la cité, les bleus et les jaunes. Or, les bleus ne laissaient échapper aucune occasion de contrecarrer les jaunes, et les jaunes ne laissaient échapper aucune occasion de contrecarrer les bleus ; de sorte que quand les jaunes et les bleus se trouvaient face à face dans quelque réunion publique, à l’hôtel de ville, dans une foire, dans un marché, des gros mots et des disputes s’élevaient entre eux. Il est superflu d’ajouter que dans Eatanswill toutes choses devenaient une question de parti. Si les jaunes proposaient de recouvrir la place du marché, les bleus tenaient des assemblées publiques où ils démolissaient cette mesure. Si les bleus proposaient d’ériger une nouvelle pompe dans la grande rue, les jaunes se levaient comme un seul homme et déblatéraient contre une aussi infâme motion. Il y avait des boutiques bleues et des boutiques jaunes, des auberges bleues et des auberges jaunes ; il y avait une aile bleue et une aile jaune dans l’église elle-même.

Chacun de ces puissants partis devait nécessairement avoir un organe avoué, et, en effet, il paraissait deux feuilles publiques dans la ville, la Gazette d’Eatanswill et l’Indépendant d’Eatanswill. La première soutenait les principes bleus, le second se posait sur un terrain décidément jaune. C’étaient d’admirables journaux. Quels beaux articles politiques ! quelle polémique spirituelle et courageuse. « La Gazette, notre ignoble antagoniste… — L’Indépendant, ce méprisable et dégoûtant journal… — La Gazette, cette feuille menteuse et ordurière… — L’Indépendant, ce vil et scandaleux calomniateur… » Telles étaient les récriminations intéressantes qui assaisonnaient les colonnes de chaque numéro, et qui excitaient dans le sein des habitants de l’endroit les sentiments les plus chaleureux de plaisir ou d’indignation.

M. Pickwick, avec sa prévoyance et sa sagacité ordinaires, avait choisi, pour visiter ce bourg, une époque singulièrement remarquable. Jamais il n’y avait eu une telle lutte. L’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall[2], était le candidat bleu ; Horatio Fizkin, esquire, de Fizkin-Loge, près d’Eatanswill, avait cédé aux instances de ses amis, et s’était laissé porter pour soutenir les intérêts jaunes. La Gazette avertit les électeurs d’Eatanswill que les regards, non-seulement de l’Angleterre, mais du monde civilisé tout entier, étaient fixés sur eux. L’Indépendant demanda d’un ton péremptoire si les électeurs d’Eatanswill méritaient encore la renommée qu’ils avaient acquise d’être de grands, de généreux citoyens, ou s’ils étaient devenus de serviles instruments du despotisme, indignes également du nom d’Anglais et des bienfaits de la liberté. Jamais une commotion aussi profonde n’avait encore ébranlé la ville.

La soirée était avancée quand M. Pickwick et ses compagnons, assistés par Sam Weller, quittèrent l’impériale de la voiture d’Eatanswill. De grands drapeaux bleus flottaient aux fenêtres de l’auberge des Armes de la ville, et des écriteaux, placés derrière les vitres, indiquaient en caractères gigantesques que le comité de l’honorable Samuel Slumkey, y tenait ses séances. Un groupe de flâneurs, assemblés devant la porte de l’auberge, regardaient un homme enroué, placé sur le balcon de l’auberge, et qui paraissait parler en faveur de M. Samuel Slumkey, avec tant de chaleur que son visage en devenait tout rouge. Mais la force et la beauté de ses arguments étaient légèrement infirmées par le roulement perpétuel de quatre énormes tambours, posés au coin de la rue par le comité de M. Fizkin. Quoi qu’il en soit, un petit homme affairé, qui se tenait auprès de l’orateur, ôtait de temps en temps son chapeau et faisait signe à la foule d’applaudir. La foule applaudissait alors régulièrement et avec beaucoup d’enthousiasme ; et comme l’homme enroué allait toujours parlant, quoique son visage devînt de plus en plus rouge, on pouvait croire que son but était atteint, aussi bien que si l’on avait pu l’entendre.

Aussitôt que les pickwickiens furent descendus de leur voiture, ils se virent entourés par une partie de la populace, qui, sur-le-champ, poussa trois acclamations assourdissantes. Ces acclamations, répétées par le rassemblement principal (car la foule n’a nullement besoin de savoir pourquoi elle crie), s’enflèrent en un rugissement de triomphe si effroyable, que l’homme au rouge visage en resta court sur son balcon.

« Hourra ! hurla le peuple pour terminer.

— Encore une acclamation ! s’écria le petit homme affairé sur le balcon. » Et la multitude de rugir aussitôt, comme si elle avait eu un larynx de fonte et des poumons d’acier trempé.

« Vive Slumkey ! beugla la multitude.

— Vive Slumkey ! répéta M. Pickwick en ôtant son chapeau.

— À bas Fizkin ! vociféra la foule.

— Oui, assurément ! s’écria M. Pickwick.

— Hourra ! » Et alors un autre rugissement s’éleva, semblable à celui de toute une ménagerie quand l’éléphant a sonné l’heure du repas.

« Quel est ce Slumkey ? demanda tout bas M. Tupman.

— Je n’en sais rien, reprit M. Pickwick sur le même ton. Silence ! ne faites point de question. Dans ces occasions, il faut faire comme la foule.

— Mais supposez qu’il y ait deux partis, fit observer M. Snodgrass.

— Criez avec les plus forts. » répliqua M. Pickwick.

Des volumes n’auraient pu en dire davantage.

Ils entrèrent dans la maison, la populace s’ouvrant à droite et à gauche pour les laisser passer et poussant des acclamations bruyantes. Ce qu’il y avait à faire, en premier lieu, c’était de s’assurer un logement pour la nuit.

« Pouvons-nous avoir des lits ici ? demanda M. Pickwick au garçon.

— Je n’en sais rien, m’sieu. J’ai peur qu’ils ne soient tous pris, m’sieu. Je vais m’informer, m’sieu. »

Il s’éloigna, mais revenant aussitôt, demanda si les gentlemen étaient bleus.

Comme M. Pickwick et ses compagnons ne prenaient guère d’intérêt à la cause des candidats, la question était difficile à résoudre. Dans ce dilemme, M. Pickwick pensa à son nouvel ami, M. Perker.

— Connaissez-vous, dit-il, un gentleman nommé Perker ?

— Certainement, m’sieu ; l’agent de l’honorable M. Samuel Slumkey.

— Il est bleu, je pense ?

— Oh ! oui, m’sieu.

— Alors nous sommes bleus, » dit M. Pickwick ; mais remarquant que le garçon recevait d’un air dubitatif cette profession de foi accommodante, il lui donna sa carte en lui disant de la remettre sur-le-champ à M. Perker, s’il était dans la maison. Le garçon disparut, mais il reparut bientôt, pria M. Pickwick de le suivre, et le conduisit dans une grande salle, où M. Perker était assis à une longue table, derrière un monceau de livres et de papiers.

« Ha ! ha ! mon cher monsieur, dit le petit homme en s’avançant pour recevoir M. Pickwick. Très-heureux de vous voir, mon cher monsieur. Asseyez-vous, je vous prie. Ainsi vous avez exécuté votre projet ? Vous êtes venu pour assister à l’élection, n’est-ce pas ? »

M. Pickwick répondit affirmativement.

« Une élection bien disputée, mon cher monsieur.

— J’en suis charmé, répondit M. Pickwick en se frottant les mains. J’aime à voir cette chaleur patriotique, n’importe pour quel parti : c’est donc une élection disputée ?

— Oh ! oui, singulièrement. Nous avons retenu toutes les auberges de l’endroit et n’avons laissé à nos adversaires que les boutiques de bière. C’est un coup de maître, mon cher monsieur, qu’en dites-vous ? »

Le petit homme, en parlant ainsi, souriait complaisamment et insérait dans ses narines une large prise de tabac.

« Et quel est le résultat probable de l’élection ?

— Douteux, mon cher monsieur, douteux jusqu’à présent. Les gens de Fizkin ont trente-trois votants dans les remises du Blanc-Cerf.

— Dans les remises ! s’écria M. Pickwick, singulièrement étonné par cet autre coup de maître.

— Ils les y tiennent enfermés jusqu’au moment où ils en auront besoin, afin de nous empêcher, comme vous vous en doutez bien, d’arriver jusqu’à eux. Mais quand même nous pourrions leur parler, cela ne nous servirait pas à grand’chose, car ils les maintiennent exprès constamment gris. Un habile homme, l’agent de Fizkin ! Un habile homme, en vérité ! »

M. Pickwick ouvrit de grands yeux, mais il ne dit rien.

« Malgré cela, poursuivit M. Perker en baissant la voix, malgré cela, nous avons bonne espérance. Nous avons donné un thé ici, la nuit dernière. Quarante-cinq femmes, mon cher monsieur, et lorsqu’elles sont parties, nous avons offert à chacune d’elles un parasol vert.

— Un parasol ! s’écria M. Pickwick.

— Oui, mon cher monsieur, oui, quarante-cinq parasols verts, à sept shillings et six pence la pièce. Toutes les femmes sont coquettes : ces parasols ont produit un effet incroyable ; assuré tous les maris et la moitié des frères ; enfoncé les bas, la flanelle et toutes ces sortes de choses. Idée de moi, mon cher monsieur, entièrement de moi. Grêle, pluie, soleil, vous ne pouvez pas faire quinze pas dans la ville, sans rencontrer une demi-douzaine de parasols verts. »

Ici le petit avoué se laissa aller à des convulsions de gaieté qui ne furent interrompues que par l’entrée en scène d’un troisième interlocuteur.

C’était un homme long et fluet. Sa tête, d’un roux ardent, paraissait inclinée à devenir chauve ; sur son visage se peignaient une importance solennelle, une profondeur incommensurable. Il était revêtu d’une longue redingote brune, d’un gilet et d’un pantalon de drap noir. Un double lorgnon se dandinait sur sa poitrine ; sur sa tête il portait un chapeau dont la forme était étonnamment basse et les bords étonnamment larges. Ce nouveau venu fut présenté à M. Pickwick comme M. Pott, éditeur de la Gazette d’Eatanswill.

Après quelques remarques préliminaires, M. Pott se tourna vers M. Pickwick et lui dit avec solennité :

« Cette élection excite un grand intérêt dans la métropole, monsieur.

— Je le pense, répondit M. Pickwick.

— Auquel je puis me flatter, continua M. Pott en regardant M. Perker de manière à faire confirmer ses paroles, auquel je puis me flatter d’avoir contribué en quelque chose par mon article de samedi dernier.

— Sans aucun doute, assura le petit homme.

— Monsieur, poursuivit M. Pott, la presse est un puissant engin. »

M. Pickwick donna un assentiment complet à cette proposition.

« Mais je me flatte, monsieur, que je n’ai jamais abusé de l’énorme pouvoir que je possède. Je me flatte, monsieur, que je n’ai jamais dirigé le noble instrument placé entre mes mains par la Providence, contre le sanctuaire inviolable de la vie privée, contre la réputation des individus, cette fleur tendre et fragile. Je me flatte, monsieur, que j’ai dévoué toute mon énergie à… à des efforts… faibles peut-être, oui, j’en conviens, à de faibles efforts, pour inculquer ces principes que… dont… pour lesquels… »

L’éditeur de la Gazette d’Eatanswill paraissant s’embrouiller, M. Pickwick vint à son secours en lui disant :

« Certainement, monsieur.

— Et permettez-moi de vous demander, monsieur, de vous demander comme à un homme impartial ce que le public de Londres pense de ma polémique avec l’Indépendant ? »

M. Perker s’interposa et dit avec un sourire malicieux qui n’était pas tout à fait accidentel :

« Le public de Londres s’y intéresse beaucoup, sans aucun doute.

— Cette polémique, poursuivit le journaliste, sera continuée aussi longtemps qu’il me restera un peu de santé et de force, un peu de ces talents que j’ai reçus de la nature. À cette polémique, monsieur, quoiqu’elle puisse déranger l’esprit des hommes, exaspérer leurs opinions et les rendre incapables de s’occuper des devoirs prosaïques de la vie ordinaire ; à cette polémique, monsieur, je consacrerai toute mon existence, jusqu’à ce que j’aie broyé sous mon pied l’Indépendant d’Eatanswill. Je désire, monsieur, que le peuple de Londres, que le peuple de mon pays sache qu’il peut compter sur moi, que je ne l’abandonnerai point, que je suis résolu, monsieur, à demeurer son champion jusqu’à la fin.

— Votre conduite est très-noble, monsieur, s’écria M. Pickwick, et il secoua chaleureusement la main du magnanime éditeur.

— Je m’aperçois, monsieur, répondit celui-ci, tout essoufflé par la véhémence de sa déclaration patriotique ; je m’aperçois que vous êtes un homme de sens et de talent. Je suis très-heureux, monsieur, de faire la connaissance d’un tel homme.

— Et moi, monsieur, rétorqua M. Pickwick, je me sens profondément honoré par cette expression de votre opinion. Permettez-moi, monsieur, de vous présenter mes compagnons de voyage, les autres membres correspondants du club que je suis orgueilleux d’avoir fondé. »

M. Pott ayant déclaré qu’il en serait enchanté, M. Pickwick alla chercher ses trois amis, et les présenta formellement à l’éditeur de la Gazette d’Eatanswill.

« Maintenant, mon cher Pott, dit le petit M. Perker, la question est de savoir ce que nous ferons de nos amis ici présents.

— Nous pouvons rester dans cette maison, je suppose ? dit M. Pickwick.

— Pas un lit de reste, monsieur, pas un seul lit.

— Extrêmement embarrassant ! reprit M. Pickwick.

— Extrêmement, répétèrent ses acolytes.

— J’ai à ce sujet, dit M. Pott, une idée qui, je l’espère, peut être adoptée avec beaucoup de succès. Il y a deux lits au Paon d’argent, et je puis dire hardiment, au nom de Mme  Pott, qu’elle sera enchantée de donner l’hospitalité à M. Pickwick et à l’un de ses compagnons, si les deux autres gentlemen et leur domestique consentent à s’arranger de leur mieux au Paon d’argent. »

Après des instances répétées de M. Pott, et des protestations nombreuses de M. Pickwick, qu’il ne pouvait pas consentir à déranger l’aimable épouse de l’éditeur, il fut décidé que c’était là le seul arrangement exécutable ; aussi fut-il exécuté. Après avoir dîné ensemble aux Armes de la ville, et être convenus de se réunir le lendemain matin dans le même lieu pour accompagner la procession de l’honorable Samuel Slumkey, nos amis se séparèrent, M. Tupman et M. Snodgrass se retirant au Paon d’argent, M. Pickwick et M. Winkle se réfugiant sous le toit hospitalier de M. Pott.

Le cercle domestique de M. Pott se composait de lui-même et de sa femme. Tous les hommes qu’un puissant génie a élevés à un poste éminent dans le monde, ont ordinairement quelque petite faiblesse, qui n’en paraît que plus remarquable par le contraste qu’elle forme avec leur caractère public. Si M. Pott avait une faiblesse, c’était apparemment d’être un peu trop soumis à la domination légèrement méprisante de son épouse. Cependant nous n’avons pas le droit d’insister sur ce fait, car, dans la circonstance actuelle, toutes les manières les plus engageantes de Mme  Pott furent employées à recevoir les deux gentlemen amenés par son mari.

« Chère amie, dit M. Pott, M. Pickwick, M. Pickwick de Londres. »

Mme  Pott reçut avec une douceur enchanteresse le serrement de main paternel de M. Pickwick, tandis que M. Winkle, qui n’avait pas été annoncé du tout, salua et se glissa dans un coin obscur.

« Mon cher, dit la dame.

— Chère amie, répondit l’éditeur.

— Présentez l’autre gentleman.

— Je vous demande un million de pardons, dit M. Pott. Permettez-moi… Madame Pott, monsieur…

— Winkle, dit M. Pickwick.

— Winkle, répéta M. Pott ; et la cérémonie de l’introduction fut complète.

— Nous vous devons beaucoup d’excuses, madame, reprit M. Pickwick, pour avoir ainsi troublé vos arrangements domestiques.

— Je vous prie de n’en point parler, monsieur, répliqua avec vivacité la moitié féminine de Pott. C’est, je vous assure, un grand plaisir pour moi d’apercevoir de nouveaux visages, vivant comme je le fais de jour en jour, de semaine en semaine, dans ce triste endroit, et sans voir personne.

— Personne ! ma chère ? s’écria M. Pott, avec finesse.

— Personne que vous, rétorqua son épouse avec aspérité.

— En effet, monsieur Pickwick, reprit leur hôte pour expliquer les lamentations de sa femme ; en effet, nous sommes privés de beaucoup de plaisirs que nous devrions partager. Ma position comme éditeur de la Gazette d’Eatanswill, le rang que cette feuille occupe dans le pays, mon immersion constante dans le tourbillon de la politique… »

Mme  Pott interrompit son époux. « Mon cher, dit-elle.

— Chère amie, répondit l’éditeur.

— Je désirerais que vous voulussiez bien trouver un autre sujet de conversation, afin que ces messieurs puissent y prendre quelque intérêt.

— Mais, mon amour, dit M. Pott avec humilité, M. Pickwick y prend grand intérêt.

— C’est fort heureux pour lui ! Mais moi je suis lasse, à mourir, de votre politique, de vos querelles avec l’Indépendant, et de toutes ces sottises. Je suis tout à fait étonnée, Pott, que vous donniez ainsi en spectacle vos absurdités.

— Mais, chère amie, murmura le malheureux époux.

— Sottises ! ne me parlez pas. Jouez-vous à l’écarté, monsieur ?

— Je serai enchanté, madame, d’apprendre avec vous, répondit galamment M. Winkle.

— Eh bien ! alors, tirez cette table auprès de la fenêtre, pour que je n’entende plus cette éternelle politique.

— Jane, dit M. Pott à la servante, qui apportait de la lumière, descendez dans le bureau, et montez-moi la collection des gazettes pour l’année 1830. Je vais vous lire, continua-t-il en se tournant vers M. Pickwick, je vais vous lire quelques-uns des articles de fond que j’ai écrits, à cette époque, sur la conspiration des jaunes pour faire nommer un nouveau péager à notre Turnpike. Je me flatte qu’ils vous amuseront.

— Je serai véritablement charmé de vous entendre, » répondit M. Pickwick.

Son vœu fut bientôt exaucé. La servante revint avec une collection de gazettes, et l’éditeur s’étant assis auprès de son hôte, se mit à lire immédiatement.

Nous avons feuilleté le mémorandum de M. Pickwick, dans l’espoir de retrouver au moins un sommaire de ces magnifiques compositions ; mais ce fut vainement. Nous avons cependant des raisons de croire que la vigueur et la fraîcheur du style le ravirent entièrement, car M. Winkle a noté que ses yeux, comme par un excès de plaisir, restèrent fermés pendant toute la durée de la lecture.

L’annonce que le souper était servi mit un terme au jeu d’écarté et à la récapitulation des beautés de la Gazette. M. Winkle avait déjà fait des progrès considérables dans les bonnes grâces de Mme  Pott. Elle était d’une humeur charmante, et n’hésita pas à l’informer confidentiellement que M. Pickwick était un vieux bonhomme tout à fait aimable. Il y a dans ces expressions une familiarité que ne se serait permise aucun de ceux qui connaissaient intimement l’esprit colossal de ce philosophe. Cependant nous les avons conservées parce qu’elles prouvent d’une manière touchante et convaincante la facilité avec laquelle il gagnait tous les cœurs, et le cas immense que faisaient de lui toutes les classes de la société.

La nuit était avancée, M. Tupman et M. Snodgrass dormaient depuis longtemps sous l’aile du Paon d’argent, lorsque nos deux amis se retirèrent dans leurs chambres. Le sommeil s’empara bientôt de leurs sens, mais, quoiqu’il eût rendu M. Winkle insensible à tous les objets terrestres, le visage et la tournure de l’agréable Mme  Pott se présentèrent, pendant longtemps encore, à sa fantaisie excitée.

Le mouvement et le bruit de la matinée suivante étaient suffisants pour chasser de l’imagination la plus romantique toute autre idée que celle de l’élection. Le roulement des tambours, le son des cornes et des trompettes, les cris de la populace, le piétinement des chevaux, retentissaient dans les rues depuis le point du jour ; et de temps en temps une escarmouche entre les enfants perdus des deux partis égayait et diversifiait les préparatifs de la cérémonie.

Sam parut à la porte de la chambre à coucher de M. Pickwick, justement comme il terminait sa toilette. Hé ! bien, Sam, lui dit-il, tout le monde est en mouvement, aujourd’hui ?

« Oh ! personne ne caponne, monsieur. Nos particuliers sont rassemblés aux Armes de la ville, et ils ont tant crié déjà qu’ils en sont tout enrouillés.

— Ah ! ont-ils l’air dévoué à leur parti, Sam ?

— Je n’ai jamais vu de dévouement comme ça, monsieur.

— Énergique, n’est-ce pas ?

— Je crois bien. Je n’ai jamais vu boire ni bâfrer si énergiquement. Il pourrait bien en crever quelques-uns, voilà tout.

— Cela vient de la générosité malentendue des bourgeois de cette ville.

— C’est fort probable, répondit Sam d’un ton bref.

— Ha ! dit M. Pickwick, en regardant par la fenêtre, de beaux gaillards, bien vigoureux, bien frais.

— Très-frais, pour sûr. Les deux garçons du Paon d’argent et moi, nous avons pompé sur tous les électeurs qui y ont soupé hier.

— Pompé sur des électeurs indépendants !

— Oui, monsieur. Ils ont ronflé cette nuit oùs qu’ils étaient tombés ivres-morts hier soir. Ce matin, nous les avons insinués, l’un après l’autre, sous la pompe, et voilà ! Ils sont tous en bon état maintenant. Le comité nous a donné un shilling par tête pour ce service-là !…

— Est-il possible qu’on fasse des choses semblables ! s’écria M. Pickwick plein d’étonnement.

— Bah ! monsieur, ça n’est rien, rien du tout.

— Rien ?

— Rien du tout, monsieur. La nuit d’avant le dernier jour de la dernière élection, ici, l’autre parti a gagné la servante des Armes de la ville pour épicer le grog de quatorze électeurs qui restaient dans la maison, et qui n’avaient pas encore voté.

— Qu’est-ce que vous entendez par épicer du grog ?

— Mettre de l’eau d’ânon dedans, monsieur. Que le bon Dieu m’emporte si ça ne les a pas fait roupiller douze heures après l’élection. Ils en ont porté un sur un brancard, tout endormi, pour essayer, mais bernique ! le maire n’a pas voulu de son vote ; ainsi ils l’ont rapporté et replanté dans son lit.

— Quel étrange expédient ! murmura M. Pickwick, moitié pour lui-même, moitié pour son domestique.

— Pas si farce qu’une histoire qu’est arrivée à mon père, en temps d’élection, à ce même endroit ici, monsieur.

— Contez-moi cela, Sam.

— Voilà, monsieur. Il conduisait une mail-coach[3] de Londres ici, dans ce temps-là. L’élection arrive, et il est retenu par un parti pour charrier des voteurs de Londres. La veille du jour où il allait se mettre en route, le comité de l’autre parti l’envoie chercher tout tranquillement. Il s’en va avec le commissionnaire, qui le fait entrer dans une grande chambre. Tas de gentlemen, montagnes de papiers, plumes et le reste. « Ah ! monsieur Weller, dit le président, charmé de vous voir. Comment ça va-t-il ? qu’il dit. — Très-bien, mossieur, merci, dit mon père. J’espère que vous ne maigrissez pas, non plus, qu’il dit. — Merci, ça ne va pas mal, dit le gentleman. Asseyez-vous, monsieur, je vous en prie. » Ainsi mon père s’asseoit, et le gentleman et lui se regardent fisquement leurs deux boules. « Vous ne me reconnaissez pas ? dit l’autre. — Peux pas dire que je vous aie jamais vu, répond mon père. — Oh ! moi je vous connais, dit l’autre. Je vous ai connu tout petit, dit-il. — C’est égal, je ne vous remets pas du tout, dit mon père. — C’est fort drôle, dit l’autre. — Joliment, dit mon père. — Faut qu’ vous ayez une mauvaise mémoire, monsieur Weller, dit l’autre. — C’est vrai qu’a n’est pas fameuse, dit mon père. — Je m’en avais douté, dit l’autre. » Comme ça, il lui verse un verre de vin, et il le chatouille sur sa manière de conduire, et il le met dans une bonne humeur soignée, et à la fin il lui montre une banknote de vingt livres sterling[4] « C’est une mauvaise route d’ici à Londres ? qu’il lui dit. — Par-ci par-là y a de vilains endroits, dit mon père. — Et surtout près du canal, je crois ? dit le gentleman. — Pour un vilain endroit, c’est un vilain endroit, dit mon père. — Hé bien ! monsieur Weller, dit l’autre, vous êtes un excellent cocher, et vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec vos chevaux, on sait ça. Nous avons tous bien de l’amitié pour vous, monsieur Weller. Ainsi, dans le cas qu’il vous arriverait par hasard un accident quand vous amènerez les électeurs ici, dans le cas que vous les verseriez dans le canal, sans leur faire aucun mal, ceci est pour vous, qu’il dit. — Mossieur, vous êtes extrêmement bon, dit mon père, et je vais boire à vot’ santé un autre verre de vin, dit-il. » Alors il boit, empoche la monnaie, et il salue son monde. Hé bien ! monsieur, continua Sam en regardant son maître avec un air d’impudence inexprimable, croiriez-vous que, justement le jour où il menait ces mêmes électeurs, sa voiture fut versée précisément dans cet endroit-là, et tous les voyageurs lancés dans le canal ?

— Et retirés sur-le-champ ? demanda vivement M. Pickwick.

— Pour ça, répliqua Sam très-lentement, on dit qu’il y manquait un vieux gentleman. Je sais bien qu’on a repêché son chapeau, mais je ne suis pas bien certain si sa boule était dedans, oui-z-ou non. Mais ce que je regarde, c’est la hextraordinaire coïncidence que la voiture de mon père s’est versée, juste au même endroit et le même jour, après ce que le gentleman lui avait dit.

— Sans aucun doute, c’est un hasard bien extraordinaire, répondit M. Pickwick ; mais brossez mon chapeau, Sam, car j’entends M. Winkle qui m’appelle pour déjeuner. »

M. Pickwick descendit dans le parloir, où il trouva le déjeuner servi et la famille déjà rassemblée. Le repas disparut rapidement ; les chapeaux des gentlemen furent décorés d’énormes cocardes bleues, faites par les belles mains de Mme  Pott elle-même ; et M. Winkle se chargea d’accompagner cette dame sur le toit d’une maison voisine des hustings, tandis que M. Pickwick se rendrait avec M. Pott aux Armes de la ville. Un membre du comité de M. Slumkey haranguait, d’une des fenêtres de cet hôtel, six petits garçons et une jeune fille, qu’il appelait pompeusement à tout bout de champ : hommes d’Eatanswill ; sur quoi les six petits garçons susmentionnés applaudissaient prodigieusement.

La cour de l’hôtel offrait des symptômes moins équivoques de la gloire et de la puissance des bleus d’Eatanswill. Il y avait une armée entière de bannières et de drapeaux, étalant des devises appropriées à la circonstance, en caractères d’or, de quatre pieds de haut et d’une largeur proportionnée. Il y avait une bande de trompettes, de bassons et de tambours, rangés sur quatre de front et gagnant leur argent en conscience, principalement les tambours, qui étaient fort musculeux. Il y avait des troupes de constables, avec des bâtons bleus, vingt membres du comité avec des écharpes bleues, et tout un monde d’électeurs, avec des cocardes bleues. Il y avait des électeurs à cheval et des électeurs à pied. Il y avait un carrosse découvert, à quatre chevaux, pour l’honorable Samuel Slumkey. Et les drapeaux flottaient, et les musiciens jouaient, et les constables juraient, et les vingt membres du comité haranguaient, et la foule braillait, et les chevaux piaffaient et reculaient, et les postillons suaient ; et toutes les choses, tous les individus réunis en cet endroit, s’y trouvaient pour l’avantage, pour l’honneur, pour la renommée, pour l’usage spécial de l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, l’un des candidats pour la représentation du bourg d’Eatanswill, dans la chambre des communes du parlement du Royaume-Uni.

Longues et bruyantes furent les acclamations, et l’un des drapeaux bleus, portant ces mots : LIBERTÉ DE LA PRESSE, s’agita convulsivement quand la tête rousse de M. Pott fut aperçue par la foule à l’une des fenêtres. Mais l’enthousiasme fut épouvantable quand l’honorable Samuel Slumkey lui-même, en bottes à revers et en cravate bleue, s’avança, saisit la main dudit Pott, et témoigna à la multitude par des gestes mélodramatiques, sa reconnaissance ineffaçable des services que lui avait rendus la Gazette d’Eatanswill.

« Tom est-il prêt ? demanda ensuite l’honorable Samuel Slumkey à M. Perker.

— Oui, mon cher monsieur, répliqua le petit homme.

— On n’a rien oublié, j’espère ?

— Rien du tout, mon cher monsieur ; pas la moindre chose. Il y a vingt hommes, bien lavés, à qui vous donnerez des poignées de main, à la porte ; et six enfants, dans les bras de leurs mères, que vous caresserez sur la tête et dont vous demanderez l’âge. Surtout ne négligez pas les enfants, mon cher monsieur. Ces sortes de choses produisent toujours un bon effet.

— J’y penserai, dit l’honorable Samuel Slumkey.

— Et, peut-être, mon cher monsieur, ajouta le prévoyant petit homme, si vous pouviez… je ne dis pas que cela soit indispensable… mais si vous pouviez prendre sur vous de baiser un des bambins, cela produirait une grande impression sur la foule.

— L’effet ne serait-il pas le même si vous vous chargiez de la besogne ? demanda M. Samuel Slumkey.

— J’ai peur que non, mon cher monsieur. Mais si vous le faisiez vous-même, je pense que cela vous rendrait très-populaire.

— Très-bien, dit l’honorable Samuel Slumkey d’un air résigné, il faut en passer par là, voilà tout.

— Arrangez la procession ! » crièrent les vingt membres du comité.

Au milieu des acclamations de la multitude, musiciens, constables, membres du comité, électeurs, cavaliers, carrosses prirent leurs places. Chacune des voitures à deux chevaux contenait autant de gentlemen empilés et debout qu’il avait été possible d’en faire tenir. Celle qui était assignée à M. Perker renfermait M. Pickwick, M. Tupman, M. Snodgrass et une demi-douzaine de membres du comité.

Il y eut un moment de silence solennel, lorsque la procession attendit que l’honorable Samuel Slumkey montât dans son carrosse.

Tout d’un coup la foule poussa une acclamation.

« Il est sorti ! » s’écria le petit Perker, d’autant plus ému que sa position ne lui permettait pas de voir ce qui se passait en avant.

Une autre acclamation, plus forte :

« Il a donné des poignées de main aux hommes ! » dit le petit agent.

Une autre acclamation, beaucoup plus violente :

« Il a caressé les bambins sur la tête ! » continua M. Perker tremblant d’anxiété.

Un tonnerre d’applaudissements qui déchirent les airs :

« Il en a baisé un ! » s’écria le petit homme enchanté.

Un second tonnerre :

« Il en a baisé un autre ! »

Un troisième tonnerre, assourdissant :

« Il les baise tous ! » vociféra l’enthousiaste petit gentleman, et au même instant la procession se mit en marche, saluée par les acclamations retentissantes de la multitude.

Comment et par quelle cause les deux processions se heurtèrent, et comment la confusion qui s’ensuivit fut enfin terminée, c’est ce que nous ne pouvons entreprendre de décrire : car au commencement de la bagarre le chapeau de M. Pickwick fut enfoncé sur ses yeux, sur son nez et sur sa bouche, par l’application d’un drapeau jaune. D’après ce que cet illustre philosophe put conclure du petit nombre de rayons visuels qui passaient entre ses joues et son feutre, il se représente comme entouré de tous côtés par des physionomies irritées et féroces, par un vaste nuage de poussière et par une foule épaisse de combattants. Il raconte qu’il fut arraché de sa voiture par un pouvoir invisible, et qu’il prit part personnellement à des exercices pugilastiques ; mais avec qui, ou comment, ou pourquoi, c’est ce qu’il lui est absolument impossible d’établir. Ensuite il fut poussé sur des gradins de bois par les personnes qui étaient derrière lui, et, en retirant son chapeau, il se trouva environné de ses amis, sur le premier rang du côté gauche des hustings. Le côté droit était réservé pour le parti jaune ; le centre pour le maire et ses assistants. L’un de ceux-ci, le gros crieur d’Eatanswill, secouait une énorme cloche, ingénieux moyen de faire faire silence. Cependant M. Horatio Fizkin et l’honorable Samuel Slumkey, leur main droite posée sur leur cœur, s’occupaient à saluer, avec la plus grande affabilité, la mer orageuse de têtes qui inondait la place et de laquelle s’élevait une tempête de gémissements, d’acclamations, de sifflements, de hurlements, qui aurait fait honneur à un tremblement de terre.

« Voilà Winkle, dit M. Tupman à son illustre ami, en le tirant par la manche.

— Où ? demanda M. Pickwick en ajustant sur son nez ses lunettes, qu’il avait heureusement gardées jusque-là dans sa poche.

— Là, répondit M. Tupman, sur le toit de cette maison. »

Et en effet, dans une large gouttière de plomb, M. Winkle et Mme  Pott étaient confortablement assis sur une couple de chaises, agitant leurs mouchoirs pour se faire mieux reconnaître.

M. Pickwick rétorqua ce compliment en envoyant un baiser de sa main à la dame.

L’élection n’avait pas encore commencé, et comme une multitude inactive est généralement disposée à être facétieuse, cette innocente action fut suffisante pour faire naître mille plaisanteries.

« Ohé ! là-haut ! vieux renard ! C’est-i’ beau de faire des galanteries aux filles ?

— Oh ! le vénérable pécheur !

— Il met ses besicles pour lorgner les femmes mariées.

— Le scélérat ! Il lui fait les yeux doux, à travers ses carreaux.

— Surveillez votre femme, Pott ! » Et ces lazzis furent suivis de grands éclats de rire.

Comme ces brocards étaient accompagnés d’odieuses comparaisons entre M. Pickwick et un vieux bouc, ainsi que d’autres traits d’esprit du même genre, et comme elles tendaient, en outre, à entacher l’honneur d’une innocente dame, l’indignation de notre héros fut excessive : mais le silence étant proclamé dans cet instant, il se contenta de jeter à la populace un regard de mépris et de pitié, qui la fit rire plus bruyamment que jamais.

« Silence ! beuglèrent les acolytes du maire.

— Whiffin, proclamez le silence ! dit le maire d’un air pompeux, qui convenait à sa position élevée. Le crieur, pour obéir à cet ordre, exécuta un autre concerto sur sa sonnette, après quoi un gentleman de la foule cria, de toutes ses forces, Fifine ! ce qui occasionna d’autres éclats de rire.

— Gentlemen ! dit le maire, en donnant toute l’étendue possible à sa voix. Gentlemen, frères électeurs du bourg d’Eatanswill, nous sommes assemblés aujourd’hui pour élire un représentant à la place de notre dernier… »

Ici, le maire fut interrompu par une voix qui criait dans la foule :

« Bonne chance à M. le maire ! et qu’il reste toujours dans les clous et les casseroles qu’ils y ont fait sa fortune. »

Cette allusion aux entreprises commerciales de l’orateur excita un ouragan de gaieté qui, avec son accompagnement de sonnette, empêcha d’entendre un seul mot de la harangue du maire, à l’exception, cependant, de la dernière phrase, par laquelle il remerciait ses auditeurs de l’attention bienveillante qu’ils lui avaient prêtée. Cette expression de gratitude fut accueillie par une autre explosion de joie, qui dura environ un quart d’heure.

Un grand gentleman efflanqué, dont le cou était comprimé par une cravate blanche très-roide, parut alors en scène, au milieu des interruptions fréquentes de la foule, qui l’engageait à envoyer quelqu’un chez lui pour voir s’il n’avait pas oublié sa voix sous son traversin. Il demanda la permission de présenter une personne propre et convenable, pour représenter au parlement les électeurs d’Eatanswill, et quand il déclara que c’était Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, près Eatanswill, les fizkiniens applaudirent et les slumkéïens grognèrent, si longtemps et si bruyamment, que le parrain du candidat, au lieu de parler, aurait pu chanter des chansons bachiques sans que personne s’en fût douté.

Les amis d’Horatio Fizkin, Esquire, ayant joui de leur primauté, un petit homme, au visage colérique et rouge comme un œillet, s’avança afin de nommer une autre personne propre et convenable, pour représenter au parlement les électeurs d’Eatanswill ; mais la nature de cet individu était trop irritable pour lui permettre de cheminer tranquillement parmi les forces de la multitude. Après quelques sentences d’éloquence figurative, le gentleman colérique se mit à tonner contre les interrupteurs ; puis il échangea des provocations avec les gentlemen placés sur les hustings. Alors il se leva de toutes parts un tapage qui l’obligea d’exprimer ses sentiments par une pantomime sérieuse, au bout de laquelle il céda la place à l’orateur chargé de seconder sa motion. Celui-ci, pendant une bonne demi-heure, psalmodia un discours écrit, qu’aucun tumulte ne put lui faire interrompre ; car il l’avait envoyé d’avance à la Gazette d’Eatanswill, qui devait l’imprimer mot pour mot.

Enfin, Fizkin, Esquire de Fizkin-Loge, près d’Eatanswill, se présenta pour parler aux électeurs, mais aussitôt les bandes de musiciens employées par l’honorable Samuel Slumkey, commencèrent à exécuter une fanfare avec une vigueur toute nouvelle. En échange de cette attention, la multitude jaune se mit à caresser la tête et les épaules de la multitude bleue ; la multitude bleue voulut se débarrasser de l’incommode voisinage de la multitude jaune, et il s’ensuivit une scène de bousculades, de luttes, de combats, que nous désespérons de pouvoir représenter. Le maire s’efforça vainement d’y mettre fin ; vainement il ordonna d’un ton impératif à douze constables de saisir les principaux meneurs, qui pouvaient être au nombre de deux cent cinquante ; le tumulte continua. Durant l’émeute, Horatio Fizkin, Esquire de Fizkin-Loge et ses amis devinrent de plus en plus furieux ; enfin, Horatio Fizkin demanda, d’un ton péremptoire, à son adversaire l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, si ces musiciens jouaient par son ordre. L’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, refusant de répondre à cette question, Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, montra le poing à l’honorable Samuel Slumkey-Hall : sur quoi, le sang de l’honorable Samuel Slumkey s’étant échauffé, il provoqua, en combat mortel, Horatio Fizkin, Esquire. Quand le maire entendit cette violation de toutes les règles connues et de tous les précédents, il ordonna une nouvelle fantaisie sur la sonnette, et déclara que son devoir l’obligeait à faire comparaître devant lui, Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, et l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, pour leur faire prêter serment de ne point troubler la paix de Sa Majesté. À cette menace terrible, les amis des deux candidats s’interposèrent, et lorsque les deux partis se furent querellés, deux à deux, pendant trois quarts d’heure, Horatio Fizkin, Esquire, mit la main à son chapeau, en regardant l’honorable Samuel Slumkey ; l’honorable Samuel Slumkey mit la main à son chapeau en regardant Horatio Fizkin, Esquire, les musiciens furent interrompus ; la multitude s’apaisa en partie, et Horatio Fizkin, Esquire, put continuer sa harangue.

Les discours des deux candidats, quoique différents sous tous les autres rapports, s’accordaient pour offrir un tribut touchant au mérite et à la noblesse d’âme des électeurs d’Eatanswill. Chacun exprima son intime conviction, qu’il n’avait jamais existé, sur la terre, une réunion d’hommes plus indépendants, plus éclairés, plus patriotes, plus vertueux, plus désintéressés que ceux qui avaient promis de voter pour lui : chacun fit entendre obscurément qu’il soupçonnait les électeurs de l’autre parti d’être influencés par de honteux motifs, d’être adonnés à d’ignobles habitudes d’ivrognerie, qui les rendaient tout à fait indignes d’exercer les importantes fonctions confiées à leur honneur pour le bonheur de la patrie. Fizkin exprima son empressement à faire tout ce qui lui serait proposé[5] ; Slumkey, sa détermination de ne jamais rien accorder de ce qui lui serait demandé. L’un et l’autre mirent en fait, que l’agriculture, les manufactures, le commerce, la prospérité d’Eatanswill, seraient toujours plus chers à leur cœur que tous les autres objets terrestres. Chacun d’eux, enfin, était heureux de pouvoir déclarer que, grâce à sa confiance dans le discernement des électeurs, il était sûr que c’était lui qui serait nommé.

À la suite de ce discours, on procéda par main levée ; le maire décida en faveur de l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall ; Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, demanda un scrutin : et en conséquence un scrutin fut décrété. Ensuite on vota des remerciements au maire, pour son admirable façon de présider, et le maire remercia l’assemblée, en souhaitant de tout son cœur que le fauteuil de la présidence n’eût pas été un vain mot, car il avait été debout pendant toute la durée de l’opération. Les processions se reformèrent ; les voitures roulèrent lentement à travers la foule, et celle-ci applaudit ou siffla, suivant ce que lui dictaient ses affections ou ses caprices.

Pendant toute la durée du scrutin, la ville entière sembla agitée d’une fièvre d’enthousiasme. Tout se passait de la manière la plus libérale et la plus délicieuse. Les spiritueux étaient remarquablement bon marché, chez tous les débitants. Des brancards parcouraient les rues pour la commodité des électeurs qui se trouvaient incommodés d’étourdissements passagers ; car, durant toute la lutte électorale, cette espèce d’indisposition épidémique s’étant développée chez les votants avec une rapidité singulière et tout à fait alarmante, on les voyait souvent étendus sur le pavé des rues, dans un état d’insensibilité complète. Le dernier jour il y avait encore un petit nombre d’électeurs qui n’avaient point voté. C’étaient des individus réfléchis, calculateurs, qui n’étaient pas suffisamment convaincus par les raisons de l’un ou l’autre parti, quoiqu’ils eussent eu de nombreuses conférences avec tous les deux. Une heure avant la fermeture du scrutin, M. Perker sollicita l’honneur d’avoir une entrevue privée avec ces nobles, ces intelligents patriotes. Les arguments qu’il employa furent brefs, mais convaincants. Les retardataires allèrent en troupe au scrutin, et quand ils en sortirent, l’honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, était sorti déjà de l’urne électorale.





  1. C’est-à-dire dans la loi sur les élections. (Note du traducteur.)
  2. Hall, château.
  3. Sorte de diligence.
  4. 500 francs.
  5. Le ministère était apparemment libéral. (Note du traducteur.)