Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XII.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 159-165).

CHAPITRE XII.

Qui contient une très-importante détermination de M. Pickwick, laquelle fait époque dans sa vie non moins que dans cette véridique histoire.

Quoique l’appartement de M. Pickwick dans la rue Goswell fût d’une étendue restreinte, il était propre et confortable, et surtout en parfaite harmonie avec son génie observateur. Son parloir était au rez-de-chaussée sur le devant, sa chambre à coucher sur le devant, au premier étage ; et ainsi, soit qu’il fût assis à son bureau, soit qu’il se tînt debout devant son miroir à barbe, il pouvait également contempler toutes les phases de la nature humaine dans la rue Goswell, qui est presque aussi populeuse que populaire. Son hôtesse, Mme  Bardell, veuve et seule exécutrice testamentaire d’un douanier, était une femme grassouillette, aux manières affairées, à la physionomie avenante. À ces avantages physiques, elle joignait de précieuses qualités morales : par une heureuse étude, par une longue pratique, elle avait converti en un talent exquis le don particulier qu’elle avait reçu de la nature pour tout ce qui concernait la cuisine. Il n’y avait dans la maison ni bambins, ni volatiles, ni domestiques. Un grand homme et un petit garçon en complétaient le personnel. Le premier était notre héros, le second une production de Mme  Bardell. Le grand homme était rentré chaque soir précisément à dix heures, et peu de temps après il se condensait dans un petit lit français, placé dans un étroit parloir sur le derrière. Quant au jeune master Bardell, ses yeux enfantins et ses exercices gymnastiques étaient soigneusement restreints aux trottoirs et aux ruisseaux du voisinage. La propreté, la tranquillité régnaient donc dans tout l’édifice, et la volonté de M. Pickwick y faisait loi.

La veille du départ projeté pour Eatanswill, vers le milieu de la matinée, la conduite de notre philosophe devait paraître singulièrement mystérieuse et inexplicable, pour quiconque connaissait son admirable égalité d’esprit et l’économie domestique de son établissement. Il se promenait dans sa chambre d’un pas précipité. De trois minutes en trois minutes, il mettait la tête à la fenêtre, il regardait constamment à sa montre et laissait échapper divers autres symptômes d’impatience, fort extraordinaires chez lui. Il était évident qu’il y avait en l’air quelque chose d’une grande importance ; mais ce que ce pouvait être, Mme  Bardell elle-même n’avait pas été capable de le deviner.

« Madame Bardell ? dit à la fin M. Pickwick, lorsque cette aimable dame fut sur le point de terminer l’époussetage, longtemps prolongé, de sa chambre.

— Monsieur ? répondit Mme  Bardell.

— Votre petit garçon est bien longtemps dehors.

— Vraiment, monsieur, c’est qu’il y a une bonne course d’ici au Borough.

— Ah ! cela est juste, » repartit M. Pickwick, et il retomba dans le silence.

Mme  Bardell recommença à épousseter avec le même soin.

« Madame Bardell ? reprit M. Pickwick au bout de quelques minutes.

— Monsieur ?

— Pensez-vous que la dépense soit beaucoup plus grande pour deux personnes que pour une seule ?

— Là ! monsieur Pickwick ! répliqua Mme  Bardell en rougissant jusqu’à la garniture de son bonnet, car elle croyait avoir aperçu dans les yeux de son locataire un certain clignotement matrimonial. Là ! monsieur Pickwick, quelle question !

— Hé bien ! qu’en pensez-vous ?

— Cela dépend ! repartit Mme  Bardell en approchant son plumeau près du coude de M. Pickwick ; cela dépend beaucoup de la personne, vous savez, monsieur Pickwick ; et si c’est une personne soigneuse et économe.

— Cela est très-vrai ; mais la personne que j’ai en vue (ici il regarda fixement Mme  Bardell) possède, je pense, ces qualités. Elle a de plus une grande connaissance du monde, et beaucoup de finesse, madame Bardell. Cela me sera infiniment utile.

— Là ! monsieur Pickwick ! murmura Mme  Bardell, en rougissant de nouveau.

— J’en suis persuadé ! continua le philosophe avec une énergie toujours croissante, comme c’était son habitude quand il pariait sur un sujet intéressant ; j’en suis persuadé, et pour vous dire la vérité, madame Bardell, c’est un parti pris.

— Seigneur Dieu ! s’écria Mme  Bardell.

— Vous trouverez peut-être étrange, poursuivit l’aimable M. Pickwick, en jetant à sa compagne un regard de bonne humeur ; vous trouverez peut-être étrange que je ne vous aie pas consultée à ce sujet, et que je ne vous en aie même jamais parlé, jusqu’au moment où j’ai envoyé votre petit garçon dehors ? »

Mme  Bardell ne put répondre que par un regard. Elle avait longtemps adoré M. Pickwick comme une divinité dont il ne lui était pas permis d’approcher, et voilà que tout d’un coup la divinité descendait de son piédestal et la prenait dans ses bras. M. Pickwick lui faisait des propositions directement, par suite d’un plan délibéré, car il avait envoyé son petit garçon au Borough pour rester seul avec elle. Quelle délicatesse ! quelle attention !

« Hé bien ! dit le philosophe, qu’en pensez-vous ?

— Ah ! monsieur Pickwick ! répondit Mme  Bardell toute tremblante d’émotion, vous êtes vraiment bien bon, monsieur !

— Cela vous épargnera beaucoup de peines, n’est-il pas vrai ?

— Oh ! je n’ai jamais pensé à la peine, et naturellement j’en prendrai plus que jamais pour vous plaire. Mais vous êtes si bon, monsieur Pickwick, d’avoir songé à ma solitude.

— Ah ! certainement. Je n’avais pas pensé à cela… Quand je serai en ville, vous aurez toujours quelqu’un pour causer avec vous. C’est, ma foi, vrai.

— Il est sûr que je dois me regarder comme une femme bien heureuse !

— Et votre fils ?

— Que Dieu bénisse le cher petit ! interrompit Mme  Bardell avec des transports maternels.

— Lui aussi aura un compagnon, poursuivit M. Pickwick en souriant gracieusement ; un joyeux compagnon qui, j’en suis sûr, lui enseignera plus de tours, en une semaine, qu’il n’en aurait appris tout seul en un an.

— Oh ! cher, excellent homme ! » murmura Mme  Bardell.

M. Pickwick tressaillit.

« Oh ! cher et tendre ami ! » Et sans plus de cérémonies, la dame se leva de sa chaise et jeta ses bras au cou de M. Pickwick, avec un déluge de pleurs et une tempête de sanglots.

« Le ciel me protège ! s’écria M. Pickwick plein d’étonnement ; madame Bardell ! ma bonne dame ! Bonté divine, quelle situation ! Faites attention, je vous en prie ! Laissez-moi, madame Bardell, si quelqu’un venait !

— Eh ! que m’importe ? répondit Mme Bardell avec égarement ; je ne vous quitterai jamais ! Cher homme ! excellent cœur ! Et en prononçant ces paroles elle s’attachait à M. Pickwick aussi fortement que la vigne à l’ormeau.

— Le Seigneur ait pitié de moi ! dit M. Pickwick en se débattant de toutes ses forces ; j’entends du monde sur l’escalier. Laissez-moi, ma bonne dame ; je vous en supplie, laissez-moi ! »

Mais les prières, les remontrances étaient également inutiles, car la dame s’était évanouie dans les bras du philosophe, et avant qu’il eût eu le temps de la déposer sur une chaise, master Bardell introduisit dans la chambre MM. Tupman, Winkle et Snodgrass.

M. Pickwick demeura pétrifié. Il était debout, avec son aimable fardeau dans ses bras, et il regardait ses amis d’un air hébété, sans leur faire un signe d’amitié, sans songer à leur donner une explication. Eux, à leur tour, le considéraient avec étonnement, et master Bardell, plein d’inquiétude, examinait tout le monde, sans savoir ce que cela voulait dire.

La surprise des pickwickiens était si étourdissante, et la perplexité de M. Pickwick si terrible, qu’ils auraient pu demeurer exactement dans la même situation relative jusqu’à ce que la dame évanouie eût repris ses sens, si son tendre fils n’avait précipité le dénoûment par une belle et touchante ébullition d’affection filiale. Ce jeune enfant, vêtu d’un costume de velours rayé, orné de gros boutons de cuivre, était d’abord demeuré, incertain et confus, sur le pas de la porte ; mais, par degrés, l’idée que sa mère avait souffert quelque dommage personnel s’empara de son esprit à demi-développé. Considérant M. Pickwick comme l’agresseur, il poussa un cri sauvage, et se précipitant tête baissée, il commença à assaillir cet immortel gentleman aux environs du dos et des jambes, le pinçant et le frappant aussi vigoureusement que le lui permettaient la force de son bras et la violence de son emportement.

« Ôtez-moi ce petit coquin ! s’écria M. Pickwick dans une agonie de désespoir ; il est enragé !

— Qu’est-il donc arrivé ? demandèrent les trois pickwickiens stupéfaits.

— Je n’en sais rien, répondit le Mentor avec dépit ; ôtez-moi cet enfant ! »

M. Winkle porta à l’autre bout de l’appartement l’intéressant garçon, qui criait et se débattait de toutes ses forces.

« Maintenant, poursuivit M. Pickwick, aidez-moi à faire descendre cette femme.

— Ah ! je suis mieux maintenant, soupira faiblement Mme  Bardell.

— Permettez-moi de vous offrir mon bras, dit M. Tupman, toujours galant.

— Merci, monsieur, merci ! » s’écria la dame d’une voix hystérique, et elle fut conduite en bas, accompagnée de son affectionné fils.

— Je ne puis concevoir, reprit M. Pickwick quand ses amis furent revenus, je ne puis concevoir ce qui est arrivé à cette femme. Je venais simplement de lui annoncer que je vais prendre un domestique, lorsqu’elle est tombée dans le singulier paroxysme où vous l’avez trouvée. C’est fort extraordinaire !

— Il est vrai, dirent ses trois amis.

— Elle m’a placé dans une situation bien embarrassante, continua le philosophe.

— Il est vrai, » répétèrent ses disciples, en toussant légèrement et en se regardant l’un l’autre d’un air dubitatif.

Cette conduite n’échappa pas à M. Pickwick. Il remarqua leur incrédulité ; son innocence était évidemment soupçonnée.

Après quelques instants de silence, M. Tupman prit la parole et dit :

« Il y a un homme en bas, dans le vestibule.

— C’est celui dont je vous ai parlé, répliqua M. Pickwick ; je l’ai envoyé chercher au bourg. Ayez la bonté de le faire monter, Snodgrass. »

M. Snodgrass exécuta cette commission, et M. Samuel Weller se présenta immédiatement.

« Ha ! ha ! vous me reconnaissez, je suppose ? lui dit M. Pickwick.

— Un peu ! répliqua Sam avec un clin d’œil protecteur. Drôle de gaillard, celui-là ! Trop malin pour vous, hein ? il vous a légèrement enfoncé, n’est-ce pas ?

— Il ne s’agit point de cela maintenant, reprit vivement le philosophe ; j’ai à vous parler d’autre chose. Asseyez-vous.

— Merci, monsieur, répondit Sam, et il s’assit sans autre cérémonie, ayant préalablement déposé son vieux chapeau blanc sur le carré. Ça n’est pas fameux, disait-il en parlant de son couvre-chef, et en souriant agréablement aux pickwickiens assemblés, mais c’est étonnant à l’user. Quand il avait des bords, c’était un beau bolivar ; depuis qu’il n’en a plus, il est plus léger ; c’est quelque chose : et puis chaque trou laisse entrer de l’air ; c’est encore quelque chose. J’appelle ça un feutre ventilateur.

— Maintenant, reprit M. Pickwick, il s’agit de l’affaire pour laquelle je vous ai envoyé chercher, avec l’assentiment de ces messieurs.

— C’est ça, monsieur, accouchons, comme dit c’t autre à son enfant qui avait avalé un liard.

— Nous désirons savoir, en premier lieu, si vous avez quelque raison d’être mécontent de votre condition présente.

— Avant de satisfaire cette question ici, je désirerais savoir, en premier lieu, si vous en avez une meilleure à me donner. »

Un rayon de calme bienveillance illumina les traits de M. Pickwick lorsqu’il répondit : « J’ai quelque envie de vous prendre à mon service.

— Vrai ? » demanda Sam.

M. Pickwick fit un geste affirmatif.

— Gages ?

— Douze guinées par an.

— Habits ?

— Deux habillements.

— L’ouvrage ?

— Me servir et voyager avec moi et ces gentlemen.

— Ôtez l’écriteau ! s’écria Sam avec emphase. Je suis loué à un gentleman seul, et le terme est convenu.

— Vous acceptez ma proposition ?

— Certainement. Si les habits me prennent la taille moitié aussi bien que la place, ça ira.

— Naturellement, vous pouvez fournir de bons certificats ?

— Demandez à l’hôtesse du Blanc-Cerf, elle vous dira ça, monsieur.

— Pouvez-vous venir ce soir ?

— Je vas endosser l’habit à l’instant même, s’il est ici, s’écria Sam avec une grande allégresse.

— Revenez ce soir, à huit heures, répondit M. Pickwick, et si les renseignements sont satisfaisants, nous verrons à vous faire habiller. »

Sauf une aimable indiscrétion, dont s’était en même temps rendue coupable une des servantes de l’hôtel, la conduite de M. Weller avait toujours été très-méritoire. M. Pickwick n’hésita donc pas à le prendre à son service, et avec la promptitude et l’énergie qui caractérisaient non-seulement la conduite publique, mais toutes les actions privées de cet homme extraordinaire, il conduisit immédiatement son nouveau serviteur dans un de ces commodes emporiums, où l’on peut se procurer des habits confectionnés ou d’occasion, et où l’on se dispense de la formalité inconnue de prendre mesure. Avant la chute du jour, M. Weller était revêtu d’un habit gris avec des boutons P. C., d’un chapeau noir avec une cocarde, d’un gilet rayé, de culottes et de guêtres, et d’une quantité d’autres objets trop nombreux pour que nous prenions la peine de les récapituler.

Lorsque, le lendemain matin, cet individu, si soudainement transformé, prit sa place à l’extérieur de la voiture d’Eatanswill : « Ma foi, se dit-il, je ne sais point si je vas être un valet de pied, ou un groom, ou un garde-chasse ; j’ai la philosomie mitoyenne entre tout ça ; mais c’est égal, ça va me changer d’air ; y’a du pays à voir, et pas grand’chose à faire, ça va fameusement à ma maladie : ainsi donc vive Pickwick, que je dis ! »