Les Pêcheurs
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 181-184).
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III.

le chant des quêteurs.


Pour finir ce récit, mon âme, encor des vers,
Mais éclos dans les blés, près des feuillages verts.
La poitrine en sueur et toute haletante,
Ils sont là vingt batteurs sous la chaleur ardente,
Avançant, reculant sans fin, jeunes et vieux :
Sous les feux du soleil le blé s’égrène mieux.
Voyez les lourds fléaux, dans cette noble lutte,
Se lever, retomber douze fois par minute !
L’enfant cherche à montrer sa première vigueur,
Et le vieillard blanchi ce qui lui reste au cœur.
Chez les filles aussi, quel feu ! quelle prestesse !
Les épis sentent bien leur force et leur adresse ;
Puis de longs cris de joie au départ, mais d’abord
Pour se bien délasser on danse à tomber mort.
La ferme est entourée, au couchant, de grands ormes,
Reste des temps passés, et de chênes énormes,
Et d’ajoncs fleurissant l’hiver comme l’été ;
Partout c’est le bon air, le travail, la santé, —
Lorsque des étrangers arrivent de la grève,
Pareils aux spectres blancs qu’on n’aperçoit qu’en rêve,
(C’étaient les naufragés, c’étaient les Colombans) ;
Derrière eux s’en venaient des femmes, des enfans ;
Le front et les pieds nus, au mur de l’aire à battre
Les pâles naufragés s’avancèrent tous quatre ;
Et quand le métayer eut dit : « Vers mon courtil,
Pauvres gens, un malheur, hélas ! vous conduit-il ? »
Le barde mendiant qui leur servait d’escorte
Baisa son chapelet et chanta de la sorte :

i.


« Jésus, le doux patron qui nous menait sur l’eau,
A laissé dans la nuit sombrer notre bateau :

Hélas ! c’est une épreuve dure !
Mais, au mal résigné, tout bon chrétien l’endure.

ii.


Lui-même il nous a dit : « Ne cherchez pas pourquoi
Je ne suis pas venu quand vous comptiez sur moi ;
Mais allez, allez à vos frères ;
Misérables, montrez sans honte vos misères. »

iii.


Et nous voici, chargés de planches, d’avirons ;
Ce qui nous est resté, pauvres, nous le montrons.
Devant ces débris et ces rames,
Oh ! que la charité, frères, touche vos âmes !

iv.


Pêcheurs et laboureurs, nous vivons ici-bas,
Aux sueurs de nos fronts, du travail de nos bras ;
Aidons-nous les uns et les autres :
Soulagez nos malheurs, vos pleurs seraient les nôtres.

v.


Si le feu dévorait vos paisibles maisons,
Si granges et hangars n’étaient plus que tisons,
Descendez tous vers nos cabanes,
Venez, grands et petits, paysans, paysannes !

vi.


Heurtez, heurtez sans crainte au seuil des matelots :
Vous labourez la terre, ils labourent les flots ;
Nous rebâtirions vos chaumières,
Notre barque n’est plus, entendez nos prières !

vii.


Nous venons en chantant vous dire nos malheurs ;
Le chant sorti de l’âme entre dans tous les cœurs :

Au chant harmonieux et triste
Quel est le cœur breton et croyant qui résiste ? »

— « Ah ! reprit le fermier déjà plein de pitié,
De ces gerbes de seigle acceptez la moitié.
Oui, glanez ce qu’ici nous donne la culture,
Puisque pour vous la mer n’a plus de nourriture.
Ce chêne dont les bras recouvrent le talus,
Mes aïeux l’ont planté voilà cent ans et plus ;
Qu’il tombe ! Façonnez dans le tronc et les branches,
Pour un autre bateau, des membrures, des planches.
Bien rare est notre argent ; mais de l’autre saison
Il reste encor du lin, du chanvre à la maison ;
Nos doigts savent filer : pour refaire les voiles,
Allez donc retenir les bons tisseurs de toiles.
Enfin, pour que chez vous fleurisse encor l’espoir,
Nous prîrons le matin et nous prîrons le soir.
Vous l’avez dit : au chant harmonieux et triste
Il n’est cœur de Breton, de croyant qui résiste. »

Et comme les pêcheurs, des larmes dans les yeux,
Aux longs remercimens ajoutaient leurs adieux,
Les prenant par la main, le maître de la ferme,
Un homme aux longs cheveux, à la voix grave et ferme,
Dit : « Pourquoi nous quitter ? C’est l’heure du repos,
D’échanger entre amis quelques joyeux propos ;
Voyez autour de vous : les fléaux et les gerbes
Se taisent ; midi sonne, et sur les nappes d’herbes
On dresse le repas, espoir des travailleurs ;
De si rudes efforts par ces grandes chaleurs
Epuisent l’homme : il faut réparer la nature :
Double besogne a droit à double nourriture.
Oh ! sentez-vous fumer et la soupe et le lard ?
Quel cidre frais et clair ! Prenez-en votre part.
Près de moi les enfans ! Ici les bonnes mères !
Pour l’heure, mes amis, trêve aux choses amères. »

Et dans le vert courtil égayé par le ciel
Le banquet s’accomplit, le banquet fraternel.
Ô fermier, pour cette œuvre hospitalière et bonne,
Que de chanvre et de blé votre logis foisonne !…

Encor ! — Six mois venus, de rechef attablés,
Les sillonneurs de mer et les batteurs de blés

Dans un ample repas gaîment vidaient leurs verres.
Cette fois la maison qui recevait les frères
S’ouvrait devant le port où, comme un alcyon,
Un bateau neuf flottait avec son pavillon.
Le nom de Colomba brillait sur la chaloupe,
Et des fleurs l’entouraient de l’avant à la poupe :
Le recteur, invité comme un père, arriva
Présider au festin ; puis, quand tout s’acheva,
Il marcha vers le port en long surplis de neige :
Leurs cierges allumés, tous lui faisaient cortège ;
La femme du vieux Coulm venait au dernier rang,
Les mains jointes, les yeux attendris et pleurant,
Et chacun, à la voir passer si radieuse,
Disait avec amour : Oh ! la religieuse !
La peuplade d’Enn-Tell encombrait le chantier ;
Le mousse fièrement portait le bénitier :
L’encensoir au novice ; enfin, selon le rite,
On fit brûler l’encens, on jeta l’eau bénite,
Et cent voix appelaient la divine bonté
Sur la barque de chêne, œuvre de charité.
Aussitôt les pêcheurs quittèrent le rivage,
Criant aux campagnards qui leur disaient : courage !
« Amis, laissez demain ouvertes vos maisons,
Car nous voulons couvrir vos tables de poissons. »
Et les rames en main, oubliant leur souffrance,
Ils entonnaient encor la chanson d’espérance :

Jésus nous conduira sur l’eau,
Va sans peur, mon petit bateau.

Cantique doux et fort, qui les menez sur l’onde,
Accompagnez partout les voyageurs du monde !
Faites leur esprit fier, leur cœur simple et léger !
Qu’ils regardent le but plutôt que le danger !
Heureux l’humble de cœur, honneur au magnanime
Qui, les voiles au vent, va chantant sur l’abîme !


A. Brizeux.

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