Les Pêcheurs
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 178-181).
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II.
la poussière sainte.


Or, la nuit, balayant une antique chapelle
En ruine et bâtie au pied d’une tombelle,

La femme du vieux Coulm[1], vieille aussi, murmurait,
Comme pour épancher quelque étrange secret :

i.


« Je te brave, tempête ! Ici, je ferai seule
L’œuvre qu’en sa jeunesse a faite mon aïeule,
Quand devant elle, honneur du pays de Léon,
L’Océan dut courber sa tête de lion.

ii.


Travaille, mon balai, travaille ! Il est des charmes
Plus sûrs que les soupirs et plus sûrs que les larmes,
Charmes aimés du ciel et qui forcent les vents
Insensés et les flots d’épargner nos enfans.

iii.


Mon ange le sait bien : je ne suis point païenne,
Ni sorcière ; je suis une femme chrétienne :
Aussi je veux jeter aux quatre vents de Dieu,
Pour dompter leur fureur, la poudre du saint lieu.

iv.


Travaille, mon balai ! Par des vertus pareilles
Souvent j’ai dans les airs dispersé les abeilles ;
Oui, mon vieux Colomban, demain tu reviendras,
Et vous, mes trois enfans, vous serez dans mes bras ! »

Mais dans le port d’Enn-Tell, le long de la jetée,
La foule se pressait, muette, épouvantée,
Et, voyant les éclairs bleuir, la mer houler,
Et le ciel, d’un plomb noir, comme près de crouler,
Chacun priait ; les mains échangeaient des étreintes ;
La superstition faisait taire les craintes.
Pourtant, dès qu’un bateau sauvé rentrait au port,
Tous, en criant, d’aller effarés sur le bord :
— « Mon père, est-ce bien vous ? Parlez vite, mon père ! »
D’autres : — « Avez-vous vu mon fils ? Et vous, mon frère ? »

— « Brave homme, apprenez-moi toute la vérité,
Suis-je veuve ? » — La nuit dans cette anxiété
Se traîna sous un ciel sans lune et sans étoiles.
Grâce à Dieu cependant vinrent toutes les voiles ;
Tous les foyers brillaient. Un seul avait ses bancs
Vides et désolés : celui des Colombans.

Mais toi, femme de Coulm, tu combattais l’orage !
Debout sur les rochers, poursuivant ton ouvrage,
Vers l’est, vers l’occident, vers le septentrion,
Vers le sud, tu jetais une incantation :

i.


« Allez contre les vents, allez, sainte poussière,
Je suis une chrétienne et ne suis point sorcière :
Aux regards de la lampe où j’allumai le feu,
Ma main vous recueillit dans la maison de Dieu.

ii.


J’ai pour vous des vieux saints essuyé les statues,
Leurs bannières de soie aux piliers suspendues,
Et les sombres tombeaux que les fils laissent seuls,
Mais que vous revêtez avec vos blancs linceuls.

iii.


Allez contre les vents, allez, sainte poussière !
Née aux pieds des chrétiens, vous n’êtes point grossière :
Des marches du portail aux marches de l’autel,
Je croyais m’avancer par un chemin du ciel.

iv.


Car sur vous ont marché les diacres et les prêtres,
Les pèlerins vivans et les morts nos ancêtres ;
Fleurs des bois, grains d’encens, reliques des parvis,
Demain vous me rendrez mon époux et mes fils ! »

Comme elle se taisait, voici venir vers elle
Quatre pêcheurs sortant pieds nus de la chapelle ;

La vieille tout en pleurs tomba sur ses genoux,
Criant : « Je savais bien, moi, qu’ils reviendraient tous !
Et du sable et de l’algue écartant les souillures,
Heureuse elle embrassait toutes ces chevelures.

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  1. Abbréviation de Colomban