Les Pères de l’Église/Tome 2/Apologie des Chrétiens (Athénagore)


Apologie des Chrétiens
Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome secondp. 303-348).

ATHÉNAGORE.

APOLOGIE DES CHRÉTIENS.

Aux empereurs M. Aurèle-Antonin, et L. Aurèle-Commode, vainqueurs des Arméniens et des Sarmates, et, ce qui est plus grand encore, philosophes.


I. Votre empire, grands princes, n’est point soumis partout aux mêmes lois et aux mêmes usages ; et chacun peut suivre les institutions de son pays, quelque ridicules qu’elles soient, sans avoir à craindre ni juges, ni lois. Ilion fait un dieu d’Hector, et adore Hélène sous le nom d’Adrastie ; Sparte honore Agamemnon comme Jupiter, et Philonoé fille de Tyndare ; Ténédos invoque Ténen. Les Athéniens offrent des sacrifices à Neptune Érecthée, et célèbrent en même temps des cérémonies et des mystères en l’honneur d’Agraule et de Pandrose, bien qu’on les regardât comme des impies pour avoir ouvert le coffre qui renfermait le dépôt confié à leur garde. En un mot, tous les peuples et toutes les nations offrent les sacrifices et célèbrent les mystères qui leur plaisent. Les Égyptiens regardent comme des dieux les chats, les crocodiles, les serpents, les aspics et les chiens. Vous et vos lois vous dites à tous qu’on est impie et criminel de ne reconnaître aucun dieu, et qu’il est nécessaire que chacun adore celui qu’il voudra, que la crainte de la Divinité détourne du mal. Pourquoi notre nom (qu’il ne vous blesse pas, ainsi qu’il irrite la multitude indignée de l’entendre seulement prononcer) ; pourquoi, dis-je, notre nom est-il en horreur ? Ce n’est pas le nom, c’est le crime seul qui est digne de haine et de supplice. Tous admirent votre douceur, votre mansuétude, votre clémence et votre humanité, qui permettent à chacun de vivre selon ses lois : vous traitez toutes les cités avec les égards et la distinction qu’elles méritent ; et le monde entier, grâce à votre sagesse, jouit d’une paix profonde. Pour nous autres qu’on appelle Chrétiens, nous sommes les seuls exclus de votre bienveillance : que dis-je, vous souffrez que des hommes innocents, pénétrés, comme nous le prouverons, des sentiments les plus religieux et pour Dieu et pour les empereurs, soient opprimés, dépouillés, persécutés, et uniquement à cause de leur nom ! Nous avons donc osé exposer notre cause au grand jour. Ce discours vous montrera jusqu’à quel point tout est méconnu à notre égard, lois, équité, raison. Nous vous supplions de jeter aussi sur nous un regard de bienveillance, afin d’arrêter le glaive de la calomnie et qu’il cesse de nous immoler.

C’est peu que l’injustice nous dépouille, que l’ignominie nous flétrisse ; que la haine nous ravisse les plus précieux avantages : il est vrai que nous méprisons tous ces biens que les mortels recherchent avec tant d’ardeur ; nous les méprisons, nous qui avons appris non-seulement à ne pas rendre le mal pour le mal, à ne pas appeler en justice l’ennemi qui nous attaque et nous dépouille, mais à présenter l’autre joue à ceux qui nous donnent un soufflet, à céder notre manteau à celui qui nous enlève notre tunique. Mais, après nous avoir ravi nos biens, on en veut à notre vie, on nous accuse d’une multitude de crimes dont on ne saurait même nous soupçonner et que nous pourrions plus justement reprocher à nos calomniateurs et à ceux qui leur ressemblent.

II. Certes, si l’on peut nous convaincre d’un seul crime quel qu’il soit, nous ne demandons point de grâce ; qu’on nous fasse subir les plus cruels supplices, nous les appelons sur nous. Mais si les accusations ne portent que sur notre nom (qu’ont-elles été jusqu’à ce jour, sinon des propos vagues répandus dans le peuple ? jusqu’ici on n’a pu convaincre du moindre crime un seul Chrétien) ; c’est à vous, grands princes, dont l’humanité égale les lumières, à nous mettre sous la sauve-garde des lois, afin qu’à l’exemple des peuples et des cités qui partout vous bénissent, nous puissions aussi vous rendre grâce et nous glorifier de n’être plus en butte aux traits de la calomnie. Vous êtes trop justes pour souffrir que tandis qu’on ne punit les autres accusés qu’après avoir bien constaté leur crime, nous seuls soyons condamnés sur notre nom et qu’il l’emporte sur nos raisons devant les tribunaux ; car vos juges ne s’informent point si un Chrétien est coupable dans sa conduite, ils attachent à son nom l’infamie du crime. Mais rien n’est plus indifférent en soi-même qu’un nom. On n’est bon ou mauvais qu’à raison de sa conduite et de ses actions ; vous le savez mieux que personne, vous qui êtes versés dans la philosophie et dans tous les genres de connaissances. Aussi ceux qui sont appelés devant vos tribunaux, sous la prévention même des plus grands crimes, se reposent sur l’espérance que vous interrogerez leur vie avant tout ; que le nom des personnes ne vous ébranlera point parce qu’il est vain en lui-même, et que vous ne vous arrêterez pas aux accusations, si elles sont fausses ; ils savent qu’une impartiale justice prononce l’arrêt qui condamne ou l’arrêt qui absout.

Ce droit, qui est le droit de tous, nous le réclamons aussi pour nous, nous demandons qu’on ne nous haïsse et qu’on ne nous punisse point à cause du nom que nous portons ; car en quoi ce nom est-il un crime ? Qu’on nous juge sur un fait coupable en soi-même : s’il est faussement avancé, qu’on nous acquitte ; s’il est prouvé, qu’on nous condamne ; en un mot, que le jugement porte non pas sur un nom, mais sur un crime ; il n’est de criminel parmi nous que celui qui prend notre nom sans professer notre doctrine. Quand on juge un philosophe, innocent ou coupable, on ne le juge pas avant l’examen de sa conduite, sur le nom seul de l’art ou de la science qu’il professe ; on le punit si son crime est prouvé, sans qu’il en rejaillisse aucun déshonneur sur la philosophie elle-même ; car il n’est criminel que parce qu’il n’est pas un vrai philosophe, la science est innocente de son crime et hors d’atteinte ; mais il est absous, si l’accusation est calomnieuse : qu’on nous laisse donc jouir de cette égalité de droit, qu’on examine notre vie, et qu’on cesse de nous faire un crime de notre nom.

En commençant l’apologie de notre doctrine, je dois vous supplier d’abord, grands princes, de m’écouter avec impartialité, de ne point vous laisser entraîner, ni préoccuper par des bruits populaires et absurdes, mais d’accorder à l’examen de notre cause cet amour de la vérité et de la science dont vous faites profession. De cette manière, vous n’aurez à vous reprocher aucune imprudence ; et pour nous, déchargés désormais des crimes que la malignité nous impute, nous cesserons enfin de nous voir poursuivis par la haine.

III. On nous accuse de trois crimes : d’être des athées, de nous nourrir de chair humaine comme Thyeste, d’être incestueux comme Œdipe. Si ces crimes sont prouvés, n’épargnez ni l’âge, ni le sexe ; punissez-nous par tous les genres de supplices ; exterminez-nous sans pitié, nous, nos femmes et nos enfants, si quelqu’un de nous vit à la manière des brutes. Et certes l’animal lui-même ne s’approche point d’un animal de son sexe ; il s’unit selon les lois de la nature pour le seul temps nécessaire à la génération, et non pour se livrer sans frein à ses penchants ; il reconnaît aussi ceux qui lui ont fait du bien. Quel supplice mériterait l’homme qui descendrait au-dessous de la brute ; quel châtiment pourrait égaler son crime ? Mais si on ne trouve là que des accusations et des calomnies dénuées de tout fondement, suite naturelle de l’acharnement du vice contre la vertu, puisque, par un décret divin, une guerre éternelle est allumée entre les êtres d’une nature contraire ; si vous-mêmes vous êtes les témoins de notre innocence, vous qui défendez de nous accuser à cause de notre nom, il est de votre devoir de vous assurer de nos mœurs, de notre doctrine, de notre obéissance, de nos sentiments pour vous, votre famille et votre empire, et de tenir la balance égale entre nos accusateurs et nous : nul doute que la victoire ne reste à ceux qui sont toujours prêts à donner leur vie pour soutenir la vérité.

IV. Afin d’éviter le reproche de n’avoir pas réfuté tous mes adversaires, j’irai au-devant de chacun des griefs qu’ils nous imputent. Et d’abord, à l’égard du crime d’impiété dont on nous charge avec tant d’injustice, je dirai que les Athéniens eurent raison de condamner Diagoras comme athée. Non content de divulguer et de révéler à la foule les secrets d’Orphée, les sacrifices de Cérès, d’Éleusis, et les mystères des Cabires, il mutilait encore la statue d’Hercule, pour faire cuire ses légumes, et portait l’audace jusqu’à publier hautement, et à qui voulait l’entendre, qu’il n’y avait point de Dieu. Peut-on nous appeler des athées, nous qui confessons l’existence d’un Dieu, qui le distinguons de la matière, qui mettons entre l’un et l’autre une si grande différence ? (Car nous disons que Dieu est incréé et éternel, et que l’esprit seul et la raison peuvent le comprendre, tandis que la matière est créée et corruptible.) Si nous pensions comme Diagoras, sur la Divinité, après toutes les preuves que nous avons sous les yeux des hommages qu’elle mérite à tant et à de si justes titres, témoins l’ordre invariable, l’harmonie constante, la grandeur, la magnificence, la beauté de l’univers, sans doute on aurait droit de nous accuser d’être des athées et de nous punir de mort.

Mais puisque nous reconnaissons un Dieu unique et incréé (car ce qui est ne commence pas, mais bien ce qui n’est point), un Dieu qui a tout fait par son Verbe, il est absurde de nous calomnier et de nous persécuter.

V. Vous ne regardez pas comme des athées les poëtes et les philosophes qui se sont occupés de Dieu. Euripide doutait de l’existence de ces dieux qui tiennent leur titre de l’ignorance et des préjugés vulgaires, lorsqu’il disait :

« Si Jupiter réside au plus haut des cieux, il ne devrait pas faire peser l’infortune sur le juste. »

Mais parlant du Dieu que la raison nous découvre, c’est ainsi qu’il s’exprime :

« Voyez-vous, dit-il, cet être sublime qui embrasse l’immensité des cieux, et environne la terre d’une ceinture humide ; vous dites que c’est Jupiter, dites plutôt que c’est Dieu. »

Car il ne connaissait pas la nature des autres auxquels on a coutume de donner des noms : de votre Jupiter, disait-il, je ne saisis qu’un vain son ; et il ne voyait pas à quoi se rattachaient ses noms. À quoi bon des noms pour désigner des choses qui n’existent point ? Mais s’élevant à l’être invisible par la contemplation de ses œuvres, il voyait clairement ce qui le révèle dans les cieux et sur la terre ; il comprenait que celui qui a créé toutes ces choses et qui les gouverne par son esprit était Dieu ; il démontrait que ce Dieu devait être unique, et désignait quel devait être le lieu de son séjour : en cela il était d’accord avec Sophocle, qui s’écrie, au sujet de la nature divine et des beautés qu’elle a répandues dans ses œuvres, oui, il n’est qu’un Dieu, un seul Dieu créateur du ciel et du vaste univers.

VI. Philolaüs, de son côté, assurant que tout est renfermé dans le sein de Dieu, comme dans une prison, démontre et son unité, et sa nature immatérielle. Écoutez comment Lysis et Opsimus définissent Dieu : c’est un nombre incalculable, a dit l’un ; c’est l’excédant du nombre le plus grand sur le nombre qui l’approche de plus près, a dit l’autre. Si donc le plus grand nombre, comme disent les pythagoriciens, est la dizaine, puisque ce nombre contient en lui-même tous les rapports de nombre et d’harmonie, et si en même temps le nombre neuf l’approche de plus près, Dieu est l’unité, c’est-à-dire un ; car ce nombre dix surpasse exactement d’une unité celui qui lui est immédiatement inférieur. Je vais aussi exposer le sentiment de Platon et d’Aristote. Toutefois, en rappelant ce qu’ils ont dit sur la Divinité, mon intention n’est point de développer tout leur système ; car autant vous surpassez les autres en sagesse et en puissance, autant vous l’emportez sur eux par vos travaux et vos recherches dans tous les genres d’érudition. Et toutes les parties de la science vous sont si familières, que ceux qui n’en cultivent qu’une branche ne la connaissent pas plus à fond que vous ne la connaissez vous-mêmes. Mais comme nous ne pouvons prouver, sans citer les noms, que nous ne sommes pas les seuls à reconnaître l’unité de Dieu, je réunis ici les différentes opinions. Platon dit : « Il est difficile d’arriver à la connaissance du créateur et père de cet univers ; et quand on l’a connu il est presque impossible d’oser en parler publiquement. » Ce philosophe parlait ici du Dieu unique, éternel, incréé ; s’il en reconnaît d’autres, comme le soleil, la lune et les étoiles, il les considère comme des êtres créés. C’est ainsi qu’il fait parler Jupiter : « Dieux des dieux que j’ai créés, ils ne peuvent être anéantis sans ma volonté ; car tout ce qui est lié peut être délié. » Si donc Platon ne fut point un athée en reconnaissant un Dieu unique, incréé, créateur de toutes choses, comment pourriez-vous nous condamner comme des athées, nous qui, à l’exemple de Platon, reconnaissons et adorons le Dieu qui a tout fait par son Verbe, et qui maintient et conserve tout par son esprit.

Aristote et ses disciples reconnaissent aussi un seul Dieu ; mais ils en font une espèce d’animal composé d’un corps et d’une âme : son corps, disent-ils, se compose de la réunion des planètes qui roulent dans l’univers, et son âme est la raison qui préside au corps ; immobile elle-même, elle est le principe de tout mouvement. Les stoïciens, bien qu’ils semblent multiplier la Divinité par les différents noms qu’ils lui donnent, à raison du changement que subit la matière dans laquelle, selon eux, l’esprit de Dieu se répand, n’admettent réellement qu’un seul Dieu. En effet, si Dieu est un feu subtil répandu partout, pour tout féconder, et renfermant le principe et la vie de tous les êtres qui naissent au gré du destin ; si son esprit parcourt le monde entier, il s’en suit qu’ils ne reconnaissent réellement qu’un seul Dieu, appelé Jupiter, quand on parle du feu ; Junon, quand il s’agit de l’air, et qui prend divers autres noms, selon les différentes parties de matière qu’il pénètre.

VII. Puis donc que tous les philosophes se sont vus forcés, comme malgré eux, de reconnaître un seul Dieu, quand ils ont remonté au premier principe des choses ; puisque nous-mêmes nous reconnaissons pour Dieu unique l’auteur de cet univers, pourquoi leur permettre de dire et d’écrire impunément sur la Divinité tout ce qui leur plaît, tandis que la loi nous en fait un crime à nous, qui pouvons établir, sur des témoignages certains et des preuves évidentes, la vérité de notre croyance sur l’unité de Dieu ? Car les poëtes et les philosophes ont effleuré cette importante question, comme tant d’autres, en nous livrant leurs conjectures, d’après quelques lumières reçues d’en haut il est vrai ; mais du reste, sans autres guides qu’eux-mêmes dans leurs efforts impuissants pour arriver à la vérité. Car ce n’est pas de Dieu, mais d’eux-mêmes, qu’ils se sont flattés d’apprendre ce qu’il faut penser de la Divinité, et voilà pourquoi ils se sont partagés en tant d’opinions différentes sur Dieu, sur la matière, sur les formes, sur le monde. Quant à nous, nous avons pour garants de notre croyance et de notre foi les prophètes, qui nous ont enseigné ce qu’il faut croire sur Dieu et sur ses divins attributs, après l’avoir appris eux-mêmes de l’Esprit saint. Vous qui l’emportez sur les autres par votre sagesse et votre piété envers le vrai Dieu, vous conviendrez avec nous que ce serait outrager la raison que de refuser de croire à l’esprit de Dieu, parlant par les prophètes, qui n’étaient que des instruments dociles pour ajouter foi à des opinions humaines.

VIII. Écoutez maintenant comment nous prouvons l’existence d’un seul Dieu, créateur de cet univers, et vous verrez comme chez nous le raisonnement est d’accord avec la foi. S’il exista dès le commencement deux ou plusieurs dieux, assurément ils étaient dans un même lieu, ou ils vivaient séparés. Or, ils ne pouvaient être ensemble ; car s’ils sont dieux, ils ne peuvent être semblables ; dès lors qu’ils sont incréés, ils sont différents ; ce n’est qu’entre les êtres créés et conformes à un modèle que peut se trouver quelque ressemblance ; il n’en peut exister aucune entre des êtres incréés, parce que, ne sortant point d’un autre, ils n’ont point été formés sur lui. On dira peut-être que ces dieux étaient unis de manière à former les parties d’un seul et même tout, à peu près comme la main, l’œil, le pied et les autres parties du corps ne forment qu’un seul animal. Oui, s’il s’agissait d’un homme, de Socrate, par exemple, on pourrait dire qu’il est divisible et composé de plusieurs parties ; mais Dieu est incréé, impassible, inaltérable : dès lors il n’est sujet à aucune division ; mais si ces dieux vivent séparés, comme le Dieu créateur du monde est dans son ouvrage, au-dessus et autour de son ouvrage, où sont donc les autres dieux ?

Car si le monde, puisqu’il est rond, se compose de sphères célestes, le créateur du monde remplit nécessairement son ouvrage, pour étendre à toutes les parties les soins de sa providence, où sera donc la place d’un autre dieu ou de plusieurs autres dieux ? Assurément elle n’est point dans le monde, puisque c’est le séjour d’un autre ; ni autour du monde, car le Dieu, créateur du monde, est au-dessus du monde. Si donc elle n’est ni dans le monde, ni autour du monde (puisque le créateur occupe toutes les parties de cette circonférence), où donc sera-t-elle ? Est-ce hors du monde et de Dieu ? Est-ce dans un autre monde, ou autour d’un autre monde ? Mais si cet autre Dieu est dans un autre monde, ou autour, il n’est pas autour de nous ; il ne règne pas sur nous ; dès lors son pouvoir n’est pas infini, puisqu’il est circonscrit dans un lieu déterminé. Si donc il n’est ni dans un autre monde (puisqu’il existe déjà un Dieu qui remplit tout), ni autour d’un autre monde (puisque ce Dieu occupe tout), il s’ensuit qu’il n’existe nullement, puisqu’il ne lui reste aucun lieu qu’il puisse habiter. Quand même on le supposerait quelque part, que serait-il, puisque le monde est en la possession d’un autre, et que lui-même, placé au-dessus du créateur du monde, ne serait ni dans le monde, ni autour du monde ? Il n’est assurément aucun lieu où cet autre dieu puisse se trouver, puisque le Dieu dont nous parlons remplit par sa présence tout ce qui est au-dessus du monde. A-t-il une providence ? Car il n’a rien fait, s’il ne veille sur rien. Eh ! bien, s’il ne fait rien, s’il ne s’occupe de rien, s’il n’existe aucun lieu qu’il puisse habiter, il n’y a donc qu’un seul Dieu, un seul créateur du monde.

IX. Notre croyance paraîtrait une doctrine toute humaine, si elle n’était appuyée que sur de pareils raisonnements ; mais chez nous le raisonnement est fortifié par l’autorité de nos divins oracles. Vous êtes trop instruits pour ignorer que nous avons eu un grand nombre de prophètes, tels que Moïse, Isaïe, Jérémie, qui, ravis, hors d’eux-mêmes, obéissaient au mouvement de l’Esprit saint et répétaient ses inspirations ; car il se servait d’eux comme le musicien se sert d’une lyre, d’où il tire les sons qu’il lui plaît. Que disent-ils ? « Le Seigneur est notre Dieu ; nul autre ne lui sera comparé. » Et puis : « Moi le Seigneur, je suis le premier et le dernier, et hors de moi il n’y a point de Dieu. Avant moi il n’y a point de Dieu, il n’y en aura point après moi. Je suis Dieu, et il n’en est point d’autres que moi. » Et, parlant de sa grandeur, il s’écrie : « Le ciel est mon trône, la terre mon marche-pied. Quelle maison me bâtirez-vous, quel est le lieu de mon repos ? »

Mais je vous laisse à vous-mêmes le soin d’ouvrir ces livres sacrés, et d’étudier les divins oracles qu’ils renferment, afin que vous puissiez repousser comme il convient les calomnies dont on nous charge.

X. J’ai suffisamment démontré que nous ne sommes point des athées, puisque nous reconnaissons un seul Dieu, incréé, éternel, invisible et impassible, immense, que rien ne peut contenir, et qui ne peut être saisi et compris que par l’esprit et la raison, environné de lumière et de beauté, esprit tout-puissant, inénarrable, qui a tout créé, tout ordonné, et qui conserve tout par son Verbe ; car nous reconnaissons aussi le fils de Dieu. Et qu’on ne trouve point ridicule que nous donnions à Dieu un fils. Car ce que nous croyons de Dieu le père ou de son fils ne ressemble point aux inventions fabuleuses de ces poëtes qui ne font pas leurs dieux meilleurs que les hommes. Mais le fils de Dieu est le Verbe, la pensée et la vertu du Père ; car tout a été fait par lui et avec lui, puisque le Père et le Fils ne sont qu’un. Or, comme le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père, par l’unité et la vertu de l’esprit, il s’ensuit que le Fils de Dieu est la pensée et le Verbe du Père.

S’il vous plaît de rechercher, avec la haute intelligence qui vous distingue, ce que c’est que le Fils, je dirai en peu de mots qu’il est la première production du Père, non point qu’il ait été fait comme les créatures (car de toute éternité Dieu avait en lui-même son Verbe, puisque sa raison est de toute éternité) ; mais il est sorti du Père, pour être la forme et le principe de toutes les choses matérielles, qui étaient confuses et mêlées, les plus subtiles avec les plus grossières, dans un affreux chaos. C’est l’Esprit saint qui nous l’apprend : « Le Seigneur, dit-il, m’a possédé au commencement de ses voies ; avant ses œuvres j’étais. » Et cet Esprit saint lui-même, qui agit dans les prophètes, nous disons qu’il émane de Dieu et qu’il retourne à Dieu, comme le rayon du soleil retourne au soleil. Qui ne s’étonnera qu’on traite d’athées les Chrétiens qui disent qu’il y a un Dieu père, un Dieu fils, un Saint-Esprit, unis en puissance et distingués en ordre ? Ce n’est point là que se borne notre théologie ; car nous reconnaissons aussi une multitude d’anges et de ministres que le Dieu, auteur et créateur de toutes choses, a établis et distribués, pour être présent partout et prendre soin des éléments, des cieux et de l’univers.

XI. Ne vous étonnez pas, grands princes, si je cherche à vous expliquer clairement notre doctrine ; je veux que la vérité vous soit bien connue, afin que vous ne soyez pas entraînés par les préjugés insensés du vulgaire, et voilà pourquoi je m’applique à vous faire l’exposé le plus exact et le plus fidèle : pour vous montrer combien nous sommes loin d’être des athées, nous pourrions invoquer nos préceptes de morale, préceptes qui ne viennent point de l’homme, mais qui ont été donnés et révélés par Dieu même. Quels sont donc ces préceptes dont on nourrit notre enfance ? Les voici : « Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, afin que vous soyez des enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. » En plaidant notre cause devant des princes philosophes, qu’il me soit permis d’élever la voix et de m’écrier librement : Parmi tous ces grands savants si habiles à détruire les sophismes, à éclaircir les équivoques ; parmi ces grammairiens qui donnent l’étymologie des mots, qui enseignent les homonymes et les synonymes, les catégories et les axiomes, ce que c’est que le sujet, ce que c’est que l’attribut, et qui, avec tout cet étalage de science, promettent le bonheur à ceux qui les écoutent, en trouvez-vous beaucoup qui mènent une vie si pure, si vertueuse, que loin de haïr leurs ennemis, de maudire ceux qui les ont maudits les premiers, ce qui serait déjà faire preuve d’une grande modération, ils les aiment, ils les bénissent et prient pour ceux qui leur dressent des embûches ? Au contraire, ne sont-ils pas occupés jour et nuit à chercher dans leur art le secret de leur nuire, à leur tendre des piéges et à tramer leur perte ? Ils montrent par là que c’est l’art de bien dire qu’ils professent, et non l’art de bien faire. Mais regardez les Chrétiens, vous trouverez chez eux des ignorants, des artisans, de vieilles femmes qui ne peuvent, il est vrai, démontrer par le raisonnement la vérité de leur doctrine, mais qui vous en persuaderont l’excellence par la sainteté de leur vie ; car ils ne se répandent point en belles paroles, mais ils font briller leurs œuvres : ils ne frappent point celui qui les frappe, ils n’intentent point de procès à celui qui les dépouille, ils donnent à ceux qui demandent, ils chérissent le prochain comme eux-mêmes.

Et quoi ! Pensez-vous donc que nous aurions tant à cœur l’innocence et la pureté, si nous n’étions persuadés qu’un Dieu est témoin de toutes nos actions ? Non sans doute ; mais parce que nous sommes convaincus que nous rendrons compte de toutes nos œuvres au Dieu qui nous a créés, nous et le monde, nous avons choisi un genre de vie méprisé de la multitude, mais plein d’humanité et de modération. Nous ne craignons rien sur la terre, pas même la mort, persuadés que nous sommes que rien ne peut être comparé aux biens que nous recevrons dans le Ciel, des mains du souverain juge, en récompense d’une vie toute de sagesse, de vertu, et employée à faire le bien. Platon prétend que Minos et Rhadamanthe jugeront et puniront les méchants ; et nous, nous disons : Ce Minos et ce Rhadamanthe, et même leurs pères, s’ils existent, personne en un mot n’échappera au jugement de Dieu. Quoi ! on regardera comme vertueux des hommes dont la maxime ordinaire est celle-ci : « Mangeons et buvons, car nous mourrons demain ; » des hommes qui ne voient rien au delà du tombeau, qui croient que la mort est un sommeil profond, un oubli éternel de tout (car le sommeil et la mort sont jumeaux, a dit un poëte) ! Et nous qui méprisons cette vie passagère, et qui ne tendons à la félicité éternelle que par la foi en un seul Dieu, en son Verbe ; sachant quelle est l’union du Fils avec le Père, quelle est la communication du Père avec le Fils, ce que c’est que le Saint-Esprit ; quelle est l’intime union des trois personnes, c’est-à-dire de l’Esprit, du Fils et du Père, et leur distinction dans leur unité ; nous qui savons que la vie que nous attendons est au-dessus de toute expression ; que nous ne pouvons y arriver qu’en nous conservant purs et irréprochables, et qui ne nous bornons pas seulement à aimer nos amis ; car, dit le Sauveur, « si vous aimez ceux qui vous aiment, et si vous prêtez à ceux qui vous prêtent, quelle récompense aurez-vous ? » Nous qui épurons tous les jours notre vertu, et qui vivons de manière à n’avoir rien à redouter du souverain juge, on nous regarde comme des impies ! Des raisons graves et nombreuses que nous pourrions citer, nous en détachons quelques-unes d’un faible poids, pour ne point trop fatiguer votre attention. Ceux qui goûtent du miel ou du lait peuvent juger sur une petite partie de la bonté du tout.

XIII. Cependant, comme la plupart de ceux qui nous accusent d’athéisme n’ont pas la plus légère connaissance de Dieu, et qu’ils ignorent entièrement toutes les choses naturelles et divines, mesurant la piété sur le nombre des victimes, et nous faisant un crime de ne pas reconnaître les dieux qu’adorent vos cités, examinez ici, grands princes, je vous prie, deux choses importantes : d’abord, pourquoi nous n’immolons pas de victimes. L’ouvrier et le Père de toutes choses n’a besoin ni de sang, ni de fumée, ni de fleurs, ni de parfums. N’est-il pas lui-même l’odeur la plus suave ? lui manque-t-il quelque chose au dedans ou au dehors ? Le reconnaître pour celui qui a étendu et arrondi les cieux au-dessus de nos têtes, affermi la terre comme centre du monde, rassemblé les eaux dans les mers, séparé la lumière des ténèbres ; qui a parsemé d’astres divers la voûte céleste, et fait sortir de la terre toutes les espèces de plantes ; qui a créé les animaux et formé l’homme à son image, n’est-ce pas lui offrir le sacrifice le plus agréable à ses yeux ?

Lors donc que nous reconnaissons Dieu comme le créateur souverain qui gouverne et conserve toutes choses par sa puissance et sa sagesse ; lorsque nous élevons vers lui des mains pures, qu’aurait-il besoin d’hécatombe ? « Ce ne sont, dit un poëte, ni les victimes, ni de touchantes prières ; ce ne sont ni les libations, ni la fumée des sacrifices, qui peuvent appaiser les dieux, si l’on a transgressé la loi, si l’on a péché. » Pourquoi présenter à Dieu des holocaustes dont il n’a pas besoin ? Il demande une victime non sanglante, il demande un culte éclairé et raisonnable.

XIV. Quant au reproche que nous font nos ennemis de ne point fréquenter leurs temples et de ne point adorer leur dieux, il est entièrement dénué de raison, puisque ceux-mêmes qui nous l’adressent ne s’accordent point entr’eux sur leurs divinités. Ainsi Athènes reconnaît pour Dieu Célénus et Métanire ; la Macédoine rend un culte à Ménélas, lui offre des sacrifices et lui consacre des jours de fêtes. Cependant les habitants d’Ilion n’entendent qu’avec horreur le nom de ce dernier, tandis qu’ils célèbrent la mémoire d’Hector. L’île de Scio rend des honneurs divins à Aristée, qu’elle regarde comme Jupiter ou Apollon ; Thasso révère Théagène, qui pourtant se souilla d’un meurtre aux jeux olympiques. Samos honore Lysandre, malgré ses meurtres et ses forfaits ; Hésiode et Alcman déifient Médée ; les Céliciens, Niolée ; les Siliciens, Philippe, fils de Butacide ; les habitants d’Amathonte, Onésilas ; les Carthaginois, Amilcar. Mais que dis-je ? un jour entier ne pourrait me suffire pour nommer tous ces dieux. Puisque nos ennemis ne s’accordent point eux-mêmes sur leurs divinités, pourquoi nous faire un crime de ne point partager leurs croyances religieuses ? Écoutez encore ce qui se pratique en Égypte : n’est-ce pas le comble du ridicule ? Dans leurs temples, où la foule se presse, les Égyptiens se frappent la poitrine parce que leur dieu est mort, et à ce mort ils offrent des sacrifices comme à un dieu. Mais pourquoi s’en étonner, quand on sait qu’ils élèvent les animaux au rang de la Divinité, et qu’à leur mort ils se rasent la tête ; quand on sait qu’ils les ensevelissent dans des temples, et prescrivent des deuils publics ? Si donc nous sommes impies, parce que nous n’adorons pas vos dieux, toutes les cités, toutes les nations sont impies, car il n’en est aucune qui adore les mêmes divinités.

XV. Mais quand tous les peuples adoreraient les mêmes dieux, quoi donc ? Parce que la plupart confondent Dieu avec la matière, ne savent point distinguer l’intervalle qui les sépare, adressent des prières à de vains simulacres, nous qui savons discerner et séparer ce qui est incréé et ce qui est créé, ce qui est et ce qui n’est point, ce qui se conçoit par l’esprit ou se conçoit par le sens, et donner à chaque chose le nom qui lui convient, irons-nous aussi adorer d’absurdes simulacres ? Certes nous en convenons, si Dieu et la matière ne sont qu’une seule et même chose, désignée sous deux noms différents, il est évident que nous sommes des impies, de ne point adorer la pierre, le bois, l’or et l’argent ; mais si, au contraire, il se trouve entre l’un et l’autre une aussi prodigieuse différence que celle qui existe entre l’ouvrier et la matière placée sous sa main, pourquoi nous faire un crime de le reconnaître ?

Or, qui ne voit que la matière est à l’égard de Dieu ce que l’argile est à l’égard du potier ? L’argile est la matière, le potier est l’ouvrier.

L’argile par elle-même ne peut se convertir en vases sans le secours de l’art, de même que la matière capable de recevoir toutes les formes n’aurait reçu, sans Dieu, ni forme, ni figure, ni ornement. Si donc nous ne mettons point le vase de terre au-dessus du potier, ni les vases d’or au-dessus de celui qui les a faits ; mais si nous louons l’ouvrier quand il a su donner quelque élégance à ces vases, et si tout le mérite de l’œuvre revient à l’ouvrier, ne devons-nous pas aussi, quand il s’agit de la matière et de Dieu, attribuer non pas à l’ouvrier l’honneur et la gloire des merveilles du monde, mais bien à Dieu, qui créa la matière elle-même ? On aurait raison de dire que nous ne connaissons point le vrai Dieu, si nous faisions autant de dieux qu’il y a de formes différentes dans la matière ; car alors nous confondrions l’Être suprême, incorruptible et éternel, avec la matière périssable et sujette à la corruption.

XVI. Ce monde, sans doute, est admirable, soit par sa grandeur, puisqu’il embrasse tout, soit par la disposition des astres qui sont dans le zodiaque et de ceux qui roulent autour du pôle, soit enfin par sa forme sphérique ; ce n’est point lui cependant, c’est son auteur qu’il faut adorer. En effet, grands princes, les sujets qui vous abordent pour vous demander quelque grâce ne s’arrêtent pas à contempler la magnificence de votre palais : avant de saluer les maîtres dont ils viennent implorer le secours, ils se contentent de jeter un coup d’œil en passant sur la demeure royale ; ils en admirent les riches ornements, tandis qu’ils vous rendent à vous-mêmes toutes sortes d’honneurs ; encore faut-il remarquer cette différence, que vous, princes, vous bâtissez et décorez vos palais pour votre propre usage, tandis que Dieu a créé le monde sans en avoir aucun besoin. Car il est lui-même toutes choses, lumière inaccessible, monde parfait, esprit, puissance et raison. Ainsi donc, que le monde soit, si l’on veut, un instrument harmonieux, dont le mouvement est parfaitement réglé, ce n’est point l’instrument que j’adore, mais bien celui qui en tire et modifie les sons à son gré, et qui produit la variété de ces accords ; de même que ceux qui président aux jeux ne laissent point de côté les musiciens pour couronner leurs harpes. Que le monde soit encore, comme l’a dit Platon, le chef-d’œuvre de Dieu, tout en admirant sa beauté, je m’élève vers son auteur : qu’il soit la substance corporelle de Dieu, comme le veulent les péripatéticiens, nous nous garderons bien d’abandonner le culte dû au Dieu qui imprime le mouvement à ce vaste corps, pour nous abaisser à de faibles et misérables éléments ; ce serait égaler à l’Être éternel une matière vile, périssable, et sujette à la corruption. Enfin, si l’on regarde les parties du monde comme autant de puissances de Dieu, ce n’est point à ces puissances que nous irons offrir nos hommages, mais bien à leur créateur et à leur maître. Je ne demande point à la matière ce qu’elle n’a pas, ni je ne laisse point Dieu pour adorer des éléments, dont le pouvoir ne s’étend pas au delà des bornes qui leur furent assignées. Quelle que soit en effet la beauté qu’ils tiennent de leur auteur, ils n’en conservent pas moins la nature de la matière. Le témoignage de Platon se joint encore à notre sentiment. « Cette essence appelée le ciel et le monde, dit-il, a reçu, il est vrai, bien des priviléges de son auteur ; cependant elle participe de la matière, et par là même elle n’est point affranchie de la loi du changement. »

Si donc en admirant la beauté du ciel et des éléments je ne les adore point comme des dieux, puisque je sais qu’ils sont soumis à la loi de la dissolution, comment adorerai-je de vaines idoles, que je sais être l’œuvre de l’homme ? C’est ce que je vous prie d’examiner un moment avec moi.

XVII. Il importe, dans l’intérêt de ma cause, que je prouve bien clairement que les noms de vos dieux sont tous récents encore, et que leurs statues ne datent pour ainsi dire que d’hier ou de trois jours, et vous le savez bien, vous qui connaissez les auteurs anciens, autant et mieux encore que tous les savants. Je dis donc que c’est Orphée, Homère et Hésiode, qui ont donné à ces êtres qu’on appelle dieux leurs noms et leurs généalogies. Hérodote l’avoue lui-même : « Je pense, dit-il, qu’Hésiode et Homère m’ont précédé de quatre cents ans, tout au plus ; ce sont eux qui ont appris aux Grecs l’origine de leurs dieux, qui leur ont donné leurs noms, assigné leur rang, désigné les arts auxquels ils président, déterminé leurs formes et leurs figures. »

Quant aux statues, elles furent entièrement inconnues, tant que la plastique, la peinture, la sculpture furent ignorées, jusqu’à ce qu’enfin parurent Saurius de Samos, Craton de Sicyone, et Coré, jeune fille de Corinthe. Car Saurius inventa le dessin, en traçant au soleil l’ombre d’un cheval ; Craton, la peinture, en imprimant sur une tablette blanche les diverses teintes de l’homme et de la femme ; et Coré, enfin, la coroplastique. Cette dernière, éprise d’amour pour un jeune homme, traça, pendant qu’il dormait, son ombre sur un mur ; et son père, charmé de voir une ressemblance si parfaite, découpa le dessin et le remplit d’argile (car il était potier). On conserve encore aujourd’hui à Corinthe cette effigie. Après eux, Dédale et Théodore de Milet inventèrent la plastique et la sculpture. L’époque de la première apparition des images et des simulacres est donc si rapprochée de nous, que nous pourrions indiquer l’auteur de chaque dieu. En effet, on doit à Endyus, disciple de Dédale, la statue d’Arthémise d’Éphèse, celle de Minerve, ou Athène, ou mieux encore Athèle (car elle est ainsi appelée par ceux qui nous ont transmis, sous le voile du mystère, que sa première statue avait été faite d’un olivier), et celle enfin de Minerve assise. La statue d’Apollon Pythien est l’œuvre de Théodore et de Télècle ; celles d’Apollon de Délos et d’Arthémise sont l’ouvrage d’Idutée et d’Augélion. Junon, adorée à Samos et à Argos, est de la main de Smilide ; Phidias a fait les autres statues de ces deux villes. La Vénus prostituée de Cnide est l’ouvrage de Praxitèle. En un mot, il n’est aucun de ces simulacres qui n’ait été fait de main d’homme. S’ils sont des dieux, pourquoi n’étaient-ils pas dès le commencement ? Pourquoi sont-ils postérieurs à leurs auteurs ? Pourquoi avaient-ils besoin des hommes et du secours de l’art pour exister ? Ils sont pierre et argile, matière habilement travaillée, et voilà tout.

XVIII. Il est des hommes qui disent qu’à la vérité ce sont des simulacres, mais qu’il existe des dieux dont ces simulacres sont les images, et que les prières qu’on adresse aux statues, et les victimes qu’on leur offre, se rapportent uniquement à ces divinités ; que c’est le seul moyen d’arriver jusqu’à elles (car, dit un poëte, il est impossible de voir le Dieu sans voiles et à découvert). Puis, pour prouver la vérité de cette assertion, ils mettent en avant les effets merveilleux qu’on raconte de quelques statues. Examinons donc quelle vertu elles peuvent tirer des noms qu’elles portent.

Grands princes, avant de m’engager dans cette discussion, j’ose vous prier d’écouter favorablement un homme qui n’emploie que le langage de la vérité : je ne me suis point proposé de combattre les idoles, je veux seulement rendre raison de notre foi, en repoussant les calomnies de nos détracteurs. Vous offrez vous-mêmes l’image du royaume céleste : de même que tout vous obéit et respecte également le Père et le Fils, à qui le Ciel a remis les rênes de l’empire (car le cœur du roi est dans la main du Seigneur, a dit l’esprit prophétique), ainsi tout est soumis à Dieu et à son Verbe, c’est-à-dire son Fils inséparable ; je vous prie donc de bien peser ce qui suit : Dès le commencement, dit-on, les dieux n’étaient pas ; mais chacun d’eux est né comme nous naissons nous-mêmes ; tous les poëtes sont d’accord sur ce point, Homère l’a dit en ces mots :

« L’Océan est le père des dieux, et Téthys est leur mère. » Orphée, qui le premier leur a trouvé des noms, et le premier a raconté leurs naissances et leurs exploits, Orphée qui passe pour être le plus fidèle interprète des choses divines ; et qu’Homère a suivi et imité dans plusieurs endroits, surtout dans ce qui concerne les dieux ; Orphée, dis-je, les fait aussi naître de l’eau.

« L’Océan, dit-il, est le père de tous les dieux. » Selon lui, l’eau est le principe de toutes choses : de l’eau se forma bientôt le limon, et de leur union naquit un dragon, une tête de lion tenait à son corps, et entre les deux têtes de cet animal s’élevait celle d’un dieu, appelé Hercule ou Chronus ; cet Hercule engendra un œuf d’une grosseur prodigieuse ; trop fortement pressé par son père, lorsqu’il était plein, cet œuf se rompit en deux parts : la partie supérieure prit la forme du ciel, et celle d’en bas prit la forme de la terre. Ainsi la déesse appelée la Terre parut avec un corps ; le ciel s’unit à elle et engendra trois filles, Clotho, Lachésis et Atropos ; il engendra aussi des hommes qui avaient cent mains, tels que Cottys, Gygès, Briarée, et les cyclopes Bronté, Stérope, et Argus, qu’il précipita ensuite chargés de fers dans le Tartare, lorsqu’il eut appris que ces mêmes enfants voulaient le détrôner. C’est pourquoi, irritée de la cruauté de son époux, la Terre enfanta les Titans ; de là ces paroles du poëte :

« Alors l’auguste Terre mit au jour des enfants tout divins, qu’on appelle Titans, parce qu’ils se vengèrent contre le Ciel resplendissant d’étoiles. »

XIX. Telle fut l’origine de ces prétendus dieux, et celle de toutes les autres créatures. Mais que faut-il en conclure ? C’est que tous ces êtres dont on fait des dieux ont eu un commencement ; dès lors ils ne sont pas des dieux ; s’ils sont créés, comme le reconnaissent leurs propres adorateurs, ils ont cessé d’être ; car tout ce qui est créé est sujet à la corruption, l’être incréé est le seul éternel. Et ce principe ne m’est point particulier, il est admis aussi par vos philosophes : « Il faut distinguer, disait Platon, entre l’être incréé et éternel, et celui qui étant créé n’a point une existence permanente. » Ce philosophe, parlant en cet endroit des choses qui sont perçues par l’esprit et de celles qui le sont par les sens, enseigne que ce qui est, et ne peut être compris que par l’esprit, n’a pas été créé ; tandis qu’au contraire, les choses sensibles, et qui ne sont point par elles-mêmes, ont été créées, puisqu’elles commencent et finissent. C’est par la même raison que les stoïciens prétendent que tout doit être un jour la proie des flammes, pour exister de nouveau ; que le monde doit reprendre un nouvel être. Or, si ces philosophes pensent que le monde, malgré les deux causes qu’ils assignent à son existence, dont l’une est active et souveraine, c’est-à-dire la Providence, l’autre, passive et variable, c’est-à-dire la matière ; s’ils pensent que malgré cette Providence, il ne peut se maintenir constamment dans le même état, parce qu’il est créé, comment donc pourraient subsister toujours ces dieux qui n’existent point par eux-mêmes, mais qui ont été créés ? Et en quoi sont-ils au-dessus de la matière, ces dieux qu’on dit sortis de l’eau ? Mais que dis-je, il n’est même pas vrai que l’eau soit, comme on le pense, le principe de toutes choses : que peuvent produire en effet des éléments simples et homogènes ? Car il faut à la matière un ouvrier, et à l’ouvrier de la matière ; peut-on exprimer des figures sans matière et sans ouvrier. Et d’ailleurs, il répugne à la raison de faire la matière plus ancienne que Dieu ; car la cause efficiente doit toujours précéder et diriger l’effet qu’elle produit.

XX. Si leur absurde théologie se bornait à dire que les dieux ont été créés et sortent de l’eau ; après avoir démontré que tout ce qui a reçu l’être est sujet à le perdre, j’arriverais aux accusations qui me restent encore à repousser. Mais voyez jusqu’où ils portent l’extravagance : tantôt ils donnent à leurs dieux des formes et des figures étranges, témoins le dieu Hercule, qu’ils représentent comme un dragon se repliant sur lui-même, et ces géants auxquels ils donnent cent bras ; témoin encore la fille que Jupiter eut de Rhéa ou Cérès, et qui avait, outre les yeux naturels, deux autres yeux sur le front, une espèce de bec derrière le cou, et des cornes sur la tête, ensorte que Rhéa, sa mère, épouvantée de ce petit monstre, s’enfuit et ne lui présenta point sa mamelle ; c’est pourquoi elle est appelée mystérieusement Athela, c’est-à-dire qui n’a point été allaitée, et communément Proserpine et Coré, distincte cependant de Minerve, appelée aussi Coré, à cause de la prunelle de ses yeux. Tantôt ils décrivent pompeusement ce qu’ils appellent leurs hauts faits : ceux de Saturne, par exemple, qui mutila son père, le renversa de son char, et se souilla de parricide, en dévorant ses enfants mâles ; ceux de Jupiter, qui précipita dans le Tartare son père chargé de fers, comme Uranus avait précipité ses enfants. Ils racontent de quelle manière il combattit pour l’empire contre les Titans, et poursuivit Rhéa, sa mère, qui avait horreur de s’unir à son fils ; comment celle-ci ayant pris la forme de la femelle du dragon, il se changea lui-même en dragon tout aussitôt, et s’unit avec elle au moyen d’un nœud appelé nœud d’Hercule, dont l’image se voit encore dans le caducée de Mercure ; comment ensuite ayant aussi violé sa fille Proserpine, sous la même forme de dragon, il en eut un fils appelé Denys ou Bacchus. Quand vos poëtes soutiennent de telles absurdités, ne suis-je pas en droit de leur adresser ces paroles ? Qu’a donc une pareille histoire d’utile, d’honorable, pour nous faire croire à la divinité de Saturne, de Jupiter, de Coré et de vos autres dieux ? Seraient-ce les formes qu’elle donne à leurs corps ? Mais, je vous le demande, quel homme de bon sens, ou habitué à réfléchir, pourrait croire qu’un dieu ait engendré une vipère, comme le prétend Orphée ?

« Phanes, dit-il, engendra de son flanc sacré un autre monstre, une vipère horrible à voir ; sa tête était couverte de cheveux, sa figure d’une rare beauté, le reste du corps, depuis le haut du cou, représentait un dragon terrible. »

Qui se laissera persuader que ce même Phanes soit le premier-né des dieux (car c’est lui qui le premier s’échappa de l’œuf) ; qu’il ait eu la forme et le corps d’un dragon, et que Jupiter, pour échapper à sa poursuite, l’ait dévoré ? Si ces dieux ne diffèrent en rien des bêtes les plus viles, il est bien évident qu’ils ne sont point des dieux, il existe une grande différence entre les choses matérielles et la nature divine. Pourquoi donc aller offrir nos hommages à des dieux qui ne sont pas nés autrement que les bêtes, qui ont une figure, une forme monstrueuse ?

XXI. Si on se contentait de dire que ces dieux ont comme nous chair, sang, faculté de se reproduire ; qu’ils ont nos passions ou nos maladies, telles que la colère, l’ardeur des désirs, je ne devrais pas leur épargner le ridicule et le sarcasme ; car tout cela ne peut convenir à la Divinité ; passe encore qu’ils soient faits de chair, mais du moins qu’ils soient supérieurs à la colère, à la fureur ; qu’on ne voie pas Minerve :

« Enflammée contre Jupiter son père, car elle était entrée dans une violente colère. »

Que Junon ne nous présente point un pareil spectacle :

« La fille de Saturne ne put contenir dans son cœur son ressentiment, mais elle parla. »

Que la douleur ne puisse les atteindre, et qu’on n’entende pas Jupiter s’écrier amèrement :

« Ô douleur ! Je vois fuir de mes propres yeux, autour des remparts, un guerrier qui m’est bien cher, et mon cœur en est brisé. »

Je dis même qu’il y a faiblesse, déraison dans l’homme, à se laisser vaincre par la colère et la douleur.

Que penser donc, quand je vois le père des hommes et des dieux pleurer son fils et le regretter en ces termes :

« Infortuné que je suis ! le cruel destin fait tomber Sarpédon, le plus cher de mes guerriers, sous les coups de Patrocle, fils de Ménétiade ? »

Que dirai-je, quand il ne peut, avec toutes ses lamentations, l’arracher à la mort :

« Sarpédon est fils de Jupiter, et son père lui-même ne vient point au secours de son fils ? »

Qui ne se récriera contre la folie de ces hommes qui viennent, sur la foi de pareilles fables, établir leur respect pour la Divinité, ou plutôt leur athéisme ? Encore une fois, que ces dieux aient un corps, si vous le voulez, mais que ce corps soit invulnérable, et que je n’entende pas Vénus, atteinte par le fer de Diomède, s’écrier :

« Le fils de Tydée, le superbe Diomède, m’a blessée. »

Que son cœur ne le soit point par le dieu Mars :

« Vénus, fille de Jupiter, dit Vulcain, me déshonore toujours, et elle aime le cruel Mars. »

Que Mars lui-même ne se plaigne point des coups de Diomède :

« Il a, dit-il, déchiré mon beau corps. »

Ce dieu terrible dans les combats, ce puissant auxiliaire de Jupiter contre les Titans, se trouve plus faible qu’un mortel :

« Mars brandissant sa lance, était comme un furieux. »

Taisez-vous donc, Homère ! Un Dieu ne connaît point la fureur ; et vous me vantez un dieu souillé de sang et fatal aux hommes.

« Mars, Mars, fléau des humains, souillé de meurtres. »

Vous me racontez son adultère et les chaînes dont il fut lié :

« Les deux amants gagnèrent leur couche et s’endormirent ; mais les chaînes, fabriquées par la prudence de Vulcain, les enveloppèrent bientôt de toutes parts, et ils ne pouvaient se remuer en aucune manière. »

Quand donc les poëtes cesseront-ils de se permettre, à l’égard de leurs dieux, tant de puérilités sacriléges ? Cœlus est mutilé, Saturne est chargé de fers et précipité dans le Tartare, les Titans se révoltent, le Styx meurt dans un combat ; vous le voyez, déjà même ils les font mortels. Ces dieux brûlent entr’eux d’un coupable amour, et même à l’égard des hommes.

« Vénus conçut Énée d’Anchise, sur le mont Ida ; quoique déesse, elle s’unit à un mortel. »

Or, je vous le demande, n’est-ce pas là brûler d’amour ? N’est-ce pas avoir toutes nos faiblesses ? Mais s’ils sont dieux, doivent-ils sentir l’atteinte des passions ? Quand même un dieu, par une permission divine, revêtirait notre chair, serait-il pour cela esclave des passions humaines ? Écoutez cependant ce que dit Jupiter :

« Jamais ni femme ni déesse n’a embrasé mon âme d’un tel feu, ni lorsque je fus épris d’amour pour l’épouse d’Ixion, ni lorsque je brûlais pour la belle Danaé, fille d’Acrisius, ni la fille du valeureux Phénix, ni Sémélé, ni Alcmène de Thèbes, ni Cérès, reine à la belle chevelure ; ni l’illustre Latone, ni toi-même, ne m’avez jamais inspiré tant d’ardeurs. »

Celui qui tient ce langage est créé et sujet à la corruption, n’a rien d’un dieu ; il en est même parmi ces dieux qui ont été les esclaves des hommes :

« Ô maison royale d’Admète, dit Apollon, où tout dieu que j’étais j’ai partagé la table des moindres esclaves ! »

Il conduisit des troupeaux :

« Étant entré dans cette contrée, je fis paître les bœufs de mon hôte, et je gardais sa maison. »

Ainsi donc Admète est au-dessus d’un dieu. Prophète dont on vante la sagesse, ô toi qui annonçais l’avenir ! non-seulement tu n’as pas prédit la mort d’Amasis, mais tu l’as tué de ta propre main :

« Je croyais, dit Eschille, que la céleste bouche d’Apollon ne connaissait point le mensonge, qu’elle était la source de la science où puisent les augures. »

C’est ainsi qu’Eschille se moque d’Apollon, comme d’un faux prophète ; il ajoute :

« Celui même qui chante, celui qui est présent au festin, celui qui a dit ces choses, celui-là même, ô dieux ! a tué mon fils. »

XXII. Mais, dira-t-on peut-être, ce sont là des fictions qui peuvent s’expliquer d’une manière allégorique, comme nous l’apprend Empédocle :

« Jupiter, dit-il, représente l’agilité du feu ; Junon et Pluton, le principe vital ; et les larmes de Nestis, l’eau des sources. »

Je veux bien que Jupiter soit le feu, Junon la terre, Pluton l’air, et Nestis l’eau ; tout cela constitue des éléments, mais ne fait pas des dieux : je n’admettrai donc pas comme Divinité ni Jupiter, ni Junon, ni Pluton ; car ils tirent leur être, leur existence, de la matière que Dieu lui-même a divisée :

« Le feu, l’eau, la terre, et l’air si bienfaisant, voilà les éléments, il est un principe qui les rend amis et les unit. »

Cette union leur est si nécessaire, qu’il suffirait d’un moment de désaccord pour les détruire et les confondre. Comment donc oser dire que ce sont là des dieux ? L’affinité commande, selon Empédocle, les éléments unis obéissent. Or, ce qui commande a l’empire d’attribuer la même vertu et la même puissance à l’être qui commande et à celui qui obéit, c’est égaler, au mépris du bon sens, la matière changeante, périssable et corruptible, à Dieu, être incréé, éternel, et toujours semblable à lui-même.

Les stoïciens prétendent que Jupiter est le feu, Junon l’air, comme l’indique son nom, si on l’ajoute à lui-même, et Neptune l’eau. Il en est d’autres cependant qui interprètent différemment les noms de ces dieux ; car les uns regardent Jupiter comme l’air, qui de sa nature est mâle et femelle tout à la fois ; d’autres veulent qu’il soit cette saison de l’année qui ramène la sérénité ; ils expliquent par là comment il échappa seul à la voracité de Saturne. Quant aux stoïciens, on peut argumenter ainsi avec eux : si vous reconnaissez un seul Dieu suprême, éternel, incréé ; si vous dites qu’il existe autant de corps différents que la matière peut subir de changement, et que l’esprit de Dieu qui s’insinue dans la matière reçoit divers noms selon les divers changements qu’elle peut subir, il s’ensuit que chaque forme différente qu’elle aura revêtue sera le corps de Dieu. Or, puisque vous croyez que les éléments seront un jour consumés par le feu, il faudra aussi nécessairement que les noms donnés à ces diverses formes de matière périssent avec elles, et que l’esprit de Dieu survive seul. Peut-on regarder comme des dieux de pareils êtres qui sont, ainsi que la matière, sujets au changement et à la corruption ? Et contre ceux qui prétendent que Saturne est le temps, et Rhéa, la terre ; que celle-ci enfante et conçoit de Saturne, ce qui la fait regarder comme la mère commune, tandis que son époux engendre et dévore les enfants qu’il a engendrés ; que la mutilation de ce dernier ne signifie autre chose que l’union de l’homme avec la femme, par laquelle la semence, comme détachée du corps de l’homme, passe dans le sein de la femme et y produit un homme auquel s’attache l’amour du plaisir, c’est-à-dire Vénus ; que la fureur de Saturne contre ses enfants représente la succession du temps qui altère la constitution des êtres, soit animés, soit inanimés ; et que ses fers et le Tartare sont le temps lui-même qui change et s’évanouit avec les saisons ; contre ceux-là, dis-je, nous raisonnons de cette manière : si Saturne est le temps, il est inconstant ; s’il n’est qu’une saison, il est aussi variable ; s’il est ténèbres, froid rigoureux, ou nature humide, tout cela passe ; tandis que Dieu est immortel, immuable, immobile. D’où je conclus que Saturne ni sa statue ne sont point dieu. Il en est de même de Jupiter, s’il est l’air engendré de Saturne, dont la partie mâle s’appelle Jupiter, et la partie femelle Junon (ce qui la fait regarder comme sa sœur et son épouse), il est nécessairement sujet au changement ; s’il est saison, il est variable. Or, Dieu ni ne change ni ne varie.

Mais à quoi bon vous fatiguer de plus longs détails, ne connaissez-vous pas mieux que moi tout ce qu’ont dit ces philosophes pour tout expliquer d’une manière allégorique, quels sont leurs sentiments sur la nature ou sur Minerve, qu’ils disent un esprit répandu partout ; ou sur Isis, qui, selon eux, désigne la nature du temps, de laquelle tout est sorti, et par qui tout existe ; ou sur Osiris, qui fut tué par Typhon, son frère, et dont Isis recueillit ses membres, auxquels elle éleva un tombeau qu’on appelle encore le tombeau d’Osiris ; ce qu’ils pensent enfin d’Orus, son fils ? Car tandis qu’ils s’agitent en tous sens pour trouver des analogies avec la matière, ils s’éloignent du Dieu que l’esprit seul peut connaître, et alors ils sont contraints de déifier les éléments et leurs parties, donnant à chacune d’elles un nom différent ; ainsi ils appellent Osiris l’action de semer le blé (c’est pourquoi dans les mystères de ce Dieu, parce que ses membres furent retrouvés, et qu’il apprit l’art de cultiver la terre, on crie, dit-on, à Isis : Nous l’avons trouvé, nous nous félicitons) ; ils appellent le fruit de la vigne, Bacchus ; la vigne elle-même, Sémélé ; la chaleur du soleil, foudre. Or, je vous le demande, est-ce expliquer la nature divine, que de faire des dieux de tout ce qu’ils ont rêvé, et ne voient-ils pas que ce qu’ils allèguent pour la défense de leurs dieux ne fait que confirmer ce qu’on en dit ? Qu’est-ce qu’Europe et le taureau, le cygne et Léda, ont de commun avec l’air et la terre, pour supposer cette union criminelle de Jupiter avec les créatures, ou bien l’union de ces deux éléments ? Ils n’ont donc aucune idée de la grandeur de Dieu. Et comme leur raison seule ne peut les élever jusqu’à lui, il ne trouve rien qui les mette en rapport avec le Ciel ; ils se consument en vain sur la matière : uniquement attachés à la terre, ils font des dieux de toutes les formes que prennent les éléments ; ils agissent comme celui qui prendrait le navire qui le porte pour le pilote lui-même. Or, comme il est certain qu’un vaisseau, quand même il serait muni de tout ce qui lui est nécessaire, devient cependant inutile, s’il n’a un pilote pour le conduire, ainsi les éléments, quelque soit leur ordre et leur disposition, deviennent inutiles sans la providence de Dieu. Car le vaisseau ne naviguera point de lui-même, et les éléments ne pourront se mouvoir sans une main qui leur imprime le mouvement.

XXIII. Vous me demanderez sans doute, grands princes, car votre intelligence surpasse celle de tous les autres hommes, pourquoi ces simulacres, s’ils ne sont pas dieux, opèrent-ils certains prodiges ? car il n’est pas possible que des statues sans mouvement et sans vie puissent rien faire par elles-mêmes, et sans un moteur quelconque ?

Oui, il est vrai que certaines personnes racontent que dans tel endroit, dans telle ville, chez telle nation, ces dieux ont opéré je ne sais quels prodiges ; cependant comme les uns en ont reçu du secours, et que d’autres s’en sont mal trouvés, les appellerons-nous dieux, quand ici ils exaucent, et que là ils maltraitent leurs suppliants. Mais nous avons examiné avec soin d’où vient cette vertu qu’on accorde à ces images, et quels sont les êtres qui agissent en elles, en se couvrant de leurs noms. Avant de vous faire connaître ces derniers, et de vous prouver qu’ils sont loin d’être des dieux, il est nécessaire de vous citer quelques autorités tirées de la philosophie elle-même : Thalès le premier, comme le rapportent ceux qui ont le mieux approfondi sa doctrine, reconnaît un dieu, des démons et des héros ; et il pense que Dieu est l’âme du monde, que les démons sont des êtres purement spirituels, et les héros les âmes de chaque homme ; ces héros sont bons ou mauvais, selon les qualités de leurs âmes. Platon ne dit rien des héros, mais il admet un Dieu incréé, des astres fixes ou errants, créés par l’éternel pour l’ornement des cieux, et des démons ; il ne s’explique pas sur ces derniers, il renvoie à ceux qui en ont déjà parlé. « Parler des démons, dit-il, faire connaître leur origine, c’est une œuvre au-dessus de mes forces. Mais il faut s’en rapporter à ceux qui nous en ont entretenu les premiers, aux descendants des dieux ; comme ils se sont qualifiés eux-mêmes, ils doivent connaître leurs ancêtres. On ne peut sans doute refuser de croire aux enfants des dieux, quand même ils ne donneraient point de preuves satisfaisantes et infaillibles de ce qu’ils avancent, puisqu’ils racontent les choses de famille, et que la loi ordonne de leur soumettre sa foi. Pensons donc comme eux, et parlons de la génération des dieux, comme ils nous l’ont eux-mêmes transmise. De la Terre et du Ciel, ont-ils dit, naquirent l’Océan et Téthys : de ceux-ci, Phorcys, Saturne et Rhéa ; de ces derniers, Jupiter et Junon, et tous les frères qu’on leur donne ; et ainsi des autres. »

Or, je vous le demande, pouvez-vous penser que le divin Platon, qui contempla l’esprit éternel et le Dieu que la raison seule peut comprendre, le Dieu qui s’est fait connaître sous ses véritables attributs, c’est-à-dire comme étant l’Être, et l’Être qui ne change pas, l’Être source de tout bien, principe de toute vérité ; lui qui avait ainsi parlé de la première puissance, et qui avait dit comment toutes choses sont autour du roi qui a tout fait, comment tout est à cause de lui, comment il est lui-même la cause de tout, comment enfin il s’accommode à tous les êtres, second avec les seconds, troisième avec les troisièmes, pensez-vous, dis-je, que ce philosophe ait jugé au-dessus de ses forces de découvrir la vérité sur ces dieux nés des êtres qui tombent sous les sens, telles que le ciel et la terre ? Non, sans doute ; mais il comprenait fort bien que les dieux ne peuvent ni engendrer ni être engendrés, puisque les choses engendrées ont nécessairement une fin ; il n’ignorait pas non plus combien il est difficile de détruire les préjugés du vulgaire une fois qu’il a adopté sans réflexion des fables absurdes. Voilà pourquoi il a dit qu’il était au-dessus de ses forces d’acquérir quelque chose de positif et de raisonner sur la génération des autres dieux ou démons, puisqu’il ne pouvait ni dire ni penser que les dieux fussent engendrés.

Ces autres paroles de Platon : « Le grand roi du Ciel, Jupiter, poussant un char agile, s’avance le premier, disposant et gouvernant toutes choses, tandis qu’une armée de dieux et de démons vient après lui, » ne doivent pas s’entendre de Jupiter, fils de Saturne. Jupiter désigne le créateur de toutes choses : c’est ce que Platon lui-même nous apprend ; n’ayant pas d’autre nom pour qualifier l’Être souverain, il se servit du nom de Jupiter, qui n’est pas le nom propre de Dieu, mais le plus populaire et le plus intelligible ; car il n’est pas toujours facile de se faire comprendre quand on parle de Dieu. Cependant il employa l’épithète de Grand pour distinguer le vrai Jupiter du Jupiter terrestre, celui qui est incréé de celui qui est engendré et qui est postérieur à la terre et au ciel, postérieur aux Crétois eux-mêmes, qui l’arrachèrent à la cruauté de son père.

XXIV. Mais qu’est-il besoin, puisque vous savez tout ce qu’il est possible de savoir, de vous citer les sentiments des poëtes et les autres opinions ? Ne puis-je pas dire en deux mots : Si les philosophes et les poëtes ne reconnaissaient point un seul Dieu, ils n’aviliraient pas les autres dieux jusqu’à dire qu’ils sont ou des démons, ou la matière, ou des hommes, et vous auriez un motif de nous persécuter : nous mettons une grande différence entre Dieu et la matière, entre la nature de l’un et la nature de l’autre ; car nous disons que Dieu, son Fils et le Saint-Esprit, ne sont, à raison de la vertu qui les unit, qu’un seul Dieu père, Fils et Saint-Esprit, parce que le Fils est la pensée, le verbe et la sagesse du Père, et que le Saint-Esprit n’est qu’un écoulement de l’un et de l’autre, comme la lumière vient du feu ; de même nous savons qu’il existe d’autres puissances qui exercent leur empire autour de la matière et à l’aide de la matière, et qu’une de ces puissances est ennemie de Dieu : ce n’est pas qu’elle soit contraire à Dieu, comme la discorde l’est à l’union, selon Empédocle, ou la nuit au jour, ainsi que nous le voyons de nos yeux (car tout ce qui s’opposerait directement à Dieu serait à l’instant réduit au néant par la vertu et la toute-puissance de Dieu même) ; mais cette force dont nous parlons s’oppose au bien qui est de l’essence de Dieu, et ne fait qu’un avec lui, comme la couleur existe nécessairement avec le corps (non qu’elle soit une partie de lui-même, mais parce qu’elle en est une propriété essentielle et inhérente, comme le rouge est inhérent au feu et l’azur à l’air). C’est en ce sens qu’il est contraire au bien, cet esprit répandu autour de la matière et sorti des mains de Dieu, comme les autres anges, pour veiller sur la matière et ses différentes espèces ; c’est à cette fin que Dieu avait créé les anges, dans le gouvernement du monde : sa Providence embrassait tout l’ensemble, et les anges s’occupaient de chacune des parties qui leur était assignée.

Les hommes jouissent du libre arbitre pour embrasser le vice ou la vertu (car vous ne récompenseriez pas les bons, vous ne puniriez pas les méchants, si le vice et la vertu n’étaient pas en leur pouvoir ; et parmi les hommes que vous employez, les uns sont probes et les autres infidèles). Il en fut de même des anges : les uns usèrent bien de leur liberté, ils ne s’écartèrent point des devoirs qui leur avaient été prescrits et pour lesquels ils avaient été créés ; d’autres, au contraire, abusèrent de cette même liberté qui tenait à leur nature, et de l’emploi que Dieu leur avait confié. Tels furent Satan, préposé à tout le monde matériel, et ceux des anges qui devaient l’aider dans cet emploi (vous le savez, nous n’avançons rien sans preuve, et nous ne faisons qu’exposer ce qu’ont publié les prophètes) : ces anges prévaricateurs, vaincus par l’attrait de la chair, conçurent de l’amour pour les femmes, tandis que leur chef se montra négligent et pervers dans l’administration qui lui était confiée. De ces amours des anges pour les femmes naquirent les géants dont les poëtes ont aussi parlé ; mais ne vous en étonnez pas, puisque la sagesse divine diffère autant de la sagesse du monde que la vérité diffère de la simple probabilité. Ainsi s’exprime le prince de la matière, parlant de lui-même :

« Nous avons l’art de mentir, et toujours d’une manière très-vraisemblable. »

XXV. Ces anges qui, tombés du Ciel, sont répandus autour de l’air et de la terre, sans pouvoir désormais s’élever jusqu’au Ciel, de concert avec les âmes des géants, démons errants autour du monde, excitent, les uns, c’est-à-dire les démons, des mouvements conformes à leur nature et à leur constitution ; les autres, c’est-à-dire les anges, les mêmes passions qu’ils éprouvèrent. Pour le prince du monde matériel, comme l’expérience le prouve, il exerce un empire qui s’oppose à la bonté de Dieu. Aussi Euripide s’est-il écrié :

« Une cruelle incertitude agite mon âme. Est-ce le hasard, est-ce Dieu qui gouverne le monde ? Contre toute espérance, contre tout droit, je vois les uns sans foyers, dépouillés de tout, tandis qu’un bonheur constant est le partage des autres. »

Ces succès et ces revers, qui arrivent contre toute attente et toute justice, avaient jeté ce poëte dans une telle incertitude qu’il ne savait plus à qui attribuer le gouvernement des choses de la terre. Et voilà pourquoi un autre poëte s’est écrié :

« À cette vue, comment peut-on dire qu’il existe des dieux ? comment obéir aux lois ? »

Aussi Aristote, de son côté, ne craignit pas d’avancer que Dieu ne s’occupait point des choses qui se passent sous le Ciel. Cependant la providence éternelle de Dieu s’occupe indistinctement de chacun de nous.

« Qu’elle le veuille ou ne le veuille pas, la terre est forcée de produire les plantes et de nourrir mon troupeau. »

Oui, cette Providence veille sur chaque homme, elle rend à chacun selon ses œuvres, et ce n’est pas ici une opinion, mais une vérité ; chaque chose, selon sa nature, suit les lois de l’éternelle raison. Mais parce que les démons, rivalisant d’efforts pour s’opposer à la sagesse de Dieu, excitent dans le monde ce trouble et ce désordre dont nous avons parlé, agitent les hommes de différentes manières, soit séparément ou tous ensemble, en particulier et en public, au dedans et au dehors, selon les rapports qui les unissent avec la matière et avec Dieu, quelques philosophes, dont l’autorité n’est point à dédaigner, ont pensé qu’aucun ordre ne présidait à cet univers, mais qu’il obéissait aux caprices d’un hasard aveugle. En cela, ils n’ont point vu qu’il n’est rien de désordonné ou d’abandonné au hasard dans l’administration du monde, mais qu’au contraire tout est conduit avec sagesse, et que rien ne s’écarte de l’ordre établi.

L’homme lui-même, si nous le considérons par rapport à son auteur, ne peut sortir de l’ordre que Dieu a prescrit pour la reproduction : la loi est une, et la même à l’égard de tous, soit pour la disposition des membres et la conformation du corps, elle ne change jamais ; soit pour le terme de la vie ; il est commun à tous les hommes, il leur faut tous mourir. Sous le rapport de la raison, il en est autrement : nous avons tous la faculté de raisonner, il est vrai, mais le prince du monde matériel et les démons, ses suppôts, agissent sur cette faculté en mille manières différentes.

XXVI. Voulez-vous donc connaître ceux qui entraînent les hommes aux pieds des idoles : ce sont les démons dont nous avons parlé, ils sont altérés du sang de leurs victimes et s’en repaissent ; ces dieux eux-mêmes, si agréables à la multitude, et dont les noms ont été imposés aux statues, que furent-ils autre chose que de simples mortels, comme le prouve leur histoire ? ou plutôt ne peut-on pas prouver par les œuvres que ce sont réellement des démons qui ont emprunté des noms d’hommes ? Les uns commandent la mutilation comme Rhéa ; d’autres, frappent et blessent comme Diane ; les habitants de la Taurique vont même jusqu’à égorger leurs hôtes.

Je ne parle pas de ceux qui se déchirent eux-mêmes avec des fouets ou des couteaux, et des différentes espèces de démons ; ce n’est point Dieu qui pousse à des actes contre nature.

« Si le démon, a dit un poëte, prépare aux mortels quelque chose de funeste, il commence d’abord par altérer la raison. »

Mais Dieu, qui est souverainement bon, est toujours bienfaisant ; autres sont les êtres qui agissent par ces statues, autres ceux à qui on élève ces statues ; Troie et Paros vous en offrent une preuve incontestable : l’une possède les statues de Neryllinus, qui a vécu de notre temps, et l’autre conserve celles d’Alexandre et de Protée. Le tombeau et l’effigie d’Alexandre sont encore sur la place publique ; quant aux statues de Neryllinus, la plupart ne servent que d’ornement (si c’est là toutefois un ornement pour une ville). Il en est une cependant à laquelle on attribue la vertu de rendre des oracles et de guérir les malades : aussi voit-on les habitants du lieu lui offrir des sacrifices, la couvrir d’or et la couronner de fleurs. Mais voyons ce qui concerne les statues d’Alexandre et de Protée : ce dernier, ainsi que vous le savez, s’élança lui-même dans les flammes près d’Olympie ; on dit que sa statue rend encore des oracles ; quant à celles d’Alexandre, dont un poëte a dit :

« Malheureux Pâris, d’une beauté si rare et d’une fureur si effrénée pour les femmes ! »
on leur consacre, comme à un Dieu favorable, des jours de fêtes, on leur offre des sacrifices dont l’état fait les frais. Or, je vous le demande, est-ce donc Neryllinus, Protée et Alexandre qui agissent dans ces statues, ou bien est-ce la nature de la matière dont elles sont faites ? Mais la matière n’est autre chose que de l’airain. Or, que peut par lui-même un vil métal auquel il est si facile de faire prendre une autre forme, comme fit Amasis qui, selon Hérodote, convertit un Dieu en un bassin ? et que peuvent faire de mieux pour les malades et Neryllinus, et Protée, et Alexandre ? Chose particulière, la statue de Neryllinus opérait de son vivant, et lorsqu’il était malade, les prodiges qu’elle fait aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elle guérissait les malades ; que ne le guérissait-elle lui-même ?

XXVII. Dès lors que faut-il penser des effets attribués aux statues ? L’âme, transportée hors d’elle-même par je ne sais quels mouvements fantastiques, se crée des images qui viennent en partie des objets sensibles et en partie d’elle-même. Elle est surtout la dupe de ces folles imaginations lorsqu’elle s’unit et s’identifie, pour ainsi dire, avec le prince de la matière ; elle oublie les choses célestes et leur auteur pour s’arrêter aux choses d’en bas, et devient chair et sang, au lieu de rester ce qu’elle est, un pur esprit. Ces mouvements fantastiques et désordonnés, une fois imprimés à l’âme, enfantent des visions qui ressemblent à toutes ces folies qu’on nous débite sur les statues.

Et lorsqu’une âme tendre et flexible, sans expérience, privée de l’aliment d’une doctrine forte, et dès lors inhabile à contempler la vérité, le Dieu père et créateur de toutes choses, est une fois imbue de fausses opinions, que fait le démon qui règne sur le monde matériel, qui aime l’odeur et le sang des victimes, et séduit les hommes à la faveur de ces mouvements dont l’impression égare l’esprit du vulgaire ? il le subjugue au point de lui faire croire que ces visions viennent des statues et des simulacres ; et si l’âme par elle-même, puisqu’elle est immortelle, fait des actes raisonnables, soit en prédisant l’avenir, soit en opérant quelques guérisons, le démon revendique cette gloire.

XXVIII. Maintenant disons un mot sur les noms des dieux, comme nous l’avons promis. Hérodote et Alexandre, fils de Philippe, dans une lettre à sa mère (car l’un et l’autre eurent, dit-on, des entretiens avec les prêtres d’Héliopolis, de Memphis et de Thèbes), rapportent qu’ils tenaient de ces prêtres que leurs dieux avaient été des hommes. Voici comment parle Hérodote : « Ils disaient que ceux dont ils nous montraient les effigies avaient réellement existé avec les mêmes formes humaines sous lesquelles ils étaient représentés, et qu’ils n’étaient rien moins que des dieux ; mais ils ajoutaient qu’avant eux des divinités avaient régné sur l’Égypte, sans avoir rien de commun avec ces hommes ; que toujours un d’entre eux avait eu le souverain pouvoir ; que le dernier qui régna sur cette contrée, après avoir détrôné Typhon, fut Orus, fils d’Osiris. Or, Orus est appelé Apollon par les Grecs, et le nom d’Osiris, dans leur langue, signifie Bacchus. » D’où il suit que tous les autres rois d’Égypte et le dernier furent de simples mortels, et que leurs noms ont été transportés de l’Égypte dans la Grèce, selon Hérodote, qui atteste « qu’Apollon et Diane étaient fils de Denys et d’Isis, et que Latone fut leur nourrice et leur gardienne. »

Ainsi donc les Égyptiens ont fait des dieux de leurs premiers rois et de leurs femmes, soit par ignorance du vrai Dieu, soit par reconnaissance pour la sagesse de leur gouvernement. « Tous les Égyptiens, continue Hérodote, leur sacrifient des bœufs sans tache et de jeunes taureaux ; mais il est défendu de leur immoler des génisses, parce qu’elles sont consacrées à Isis, dont la statue a la forme d’une femme avec des cornes de bœuf, comme les Grecs représentent Io. » Or, je vous le demande, pouvez-vous trouver des témoins plus croyables que ceux qui ont reçu de leurs pères, par ordre de succession, non-seulement le sacerdoce, mais encore le dépôt de l’histoire ? Est-il vraisemblable que les ministres des temples, qui honoraient avec tant de piété les statues, aient déclaré si formellement que leurs dieux n’avaient été que de simples mortels, si la vérité ne leur avait arraché cet aveu ? Sans doute Hérodote n’inspirerait pas plus de confiance qu’un conteur de fables s’il était le seul à dire que les dieux sont désignés comme des hommes dans l’histoire des Égyptiens, lorsqu’il ajoute à ce que nous venons de dire ces autres paroles : « Je vous dirai sur les dieux ce que j’ai appris avec déplaisir ; je n’ai pu recueillir que de vains noms. »

Mais puisque la même chose est confirmée par Alexandre et par Mercure, surnommé Trimégiste, et allié avec la race éternelle des dieux, ainsi que par une foule d’autres que je ne nomme point, il ne reste plus aucun motif de douter que c’est leur titre de rois qui valut à ces hommes les honneurs divins. Les savants d’Égypte viennent encore à l’appui de cette vérité ; car tout en déifiant l’air, la terre, le soleil et la lune, ils pensent que les autres dieux étaient de simples mortels, et que leurs temples ne sont autre chose que leurs tombeaux. C’est aussi ce que nous apprend Apollodore dans son Livre des Dieux. Bien plus, Hérodote lui-même qualifie de mystères les passions de ces prétendues divinités : « J’ai déjà dit que dans la ville de Busiris on célèbre une fête en l’honneur d’Isis. Après le sacrifice, plusieurs milliers d’assistants, hommes et femmes, par couples séparés, se frappent ; mais il m’est défendu de dire comment. » Or, je vous le demande, si ce sont là des dieux, ils sont immortels, et par conséquent à l’abri de toutes nos faiblesses. Mais si on se frappe en célébrant leurs mystères, ainsi que je viens de le dire, et si leurs passions font partie de ces mystères, que sont-ils autre chose que de simples mortels, comme l’atteste encore Hérodote ? « Celui dont je n’ose ici rappeler le nom a son tombeau dans la ville de Saïs, dans le temple de Minerve ; là, sont deux grands obélisques, contigus aux murs du temple, et tout près se trouve un bassin de pierre parfaitement travaillé, qui me paraît être aussi grand que le lac de Délos, appelé Trochoïde. Là encore on voit quelques effigies représentant les passions de ce dieu, lesquelles sont appelées par les Égyptiens des mystères nocturnes. » Ainsi, l’on montre non-seulement le tombeau d’Osiris, mais aussi la manière dont il est construit.

Écoutez encore le même auteur : « Quand vous apportez, dit-il, un cadavre aux hommes chargés d’embaumer les corps, ceux-ci vous montrent des portraits en bois représentant ces anciens morts ; parmi ces portraits il s’en trouve un parfaitement dessiné, mais il ne m’est pas permis, je crois, de prononcer ici le nom du personnage qu’il représente. »

XXIX. Que dirai-je ? Chez les Grecs eux-mêmes, ne voit-on pas les poëtes et les historiens les plus graves porter le même témoignage ? C’est ainsi qu’Homère a parlé d’Hercule :

« Le malheureux ne respecta ni la colère des dieux, ni la table de son hôte ; il tua Iphitus lui-même. »

Faut-il s’étonner après cela de voir ce même Hercule furieux se brûler au milieu des flammes d’un bûcher. Hésiode parle en ces termes d’Esculape :

« Le Père des dieux et des hommes, dit-il, étant entré en fureur, lança la foudre du haut du ciel et tua, dans sa colère, le fils de Latone, qu’il aimait tendrement. »

Pindare ajoute sur le même sujet :

« La sagesse elle-même se laisse séduire par l’appât du gain. Ainsi le dieu Esculape, tenté par l’or qu’on lui offrait, voulut rappeler un mort du tombeau. Mais, frappés à l’instant l’un et l’autre par la foudre de Jupiter irrité, ils perdirent aussitôt la respiration et la vie. »

Certes, si ce sont là des dieux, comment la soif de l’or a-t-elle pu les dévorer ?

« Or, a dit un poëte, présent le plus agréable aux mortels ! nul enfant ne fut plus chéri de sa mère, nulle mère ne fut plus aimée de son enfant que ce vil métal. »

Comment la Divinité, qui n’a besoin de rien, serait-elle dominée par la cupidité ? Elle ne peut non plus mourir. Je ne vois ici que des hommes devenus, par faiblesse, méchants et cupides. Qu’ajouterai-je encore ? Pourquoi rappeler et Castor, et Pollux, et Amphiaraüs ; ces hommes d’hier, nés d’autres hommes, et maintenant placés au rang des dieux ? Ino, elle-même, après sa fureur et les douleurs cruelles qui en furent la suite, n’est-elle pas honorée aujourd’hui comme une déesse ?

« Les naufragés l’ont surnommée Leucothoé. » Et son fils est invoqué comme un dieu, sous le nom de Palémon, par les nautonniers.

XXX. Si des hommes détestables et dignes de la haine du Ciel ont été regardés comme des deux ; si la fille de Dercète, Sémiramis, femme cruelle et impudique, est honorée comme une déesse dans la Syrie, et si les Syriens, à cause de Dercète, adorent Sémiramis et les colombes ; car, s’il en faut croire la ridicule fable de Ctésias, cette femme fut changée en colombe, pourquoi s’étonner que d’autres rois aient été appelés dieux par leurs sujets qui redoutaient leur pouvoir ou leur tyrannie ? C’est ainsi que s’exprime la Sibylle citée par Platon :

« Au dixième âge du monde, où les hommes parlaient diverses langues, après le déluge qui anéantit les premiers hommes, on vit régner Saturne, Titan et Japhet, enfants illustres du Ciel et de la Terre, qu’on appela de ces deux noms parce qu’ils étaient les premiers de ces hommes aux langages divers. »

Pourquoi s’étonner que les uns, à cause de leur force, comme Hercule et Persée ; d’autres, à raison de leur habileté, comme Esculape, aient été appelés dieux, ainsi que les rois à qui leurs sujets décernèrent les honneurs divins ? Les uns en furent redevables à la crainte qu’ils inspiraient, les autres à la vénération qu’on avait pour leurs vertus. Ainsi Antinoüs, un de vos ancêtres, mérita sans doute d’être regardé comme un Dieu, à cause de son humanité pour ses peuples ; et la postérité a reçu son culte sans examen. Écoutez ce que dit un poëte parlant de Jupiter :

« Les Crétois sont toujours menteurs, ils t’élevèrent un tombeau, grand roi, mais tu n’es point mort. »

Ô Callimaque, tu crois à la naissance de Jupiter ! pourquoi ne pas confesser aussi sa mort ? Ne vois-tu pas qu’en affectant de la cacher, tu l’apprends à ceux mêmes qui l’ignoraient. Quand tu vois la caverne de l’île de Crète, tu te rappelles aussitôt l’enfantement de Rhéa : pourquoi donc, à la vue du tombeau de Jupiter, vouloir te dissimuler sa mort ? Tu ignores sans doute qu’il n’est qu’un seul Dieu éternel, parce que seul il n’a point été engendré. Ou ces fables rapportées par le peuple et par les poëtes, touchant les dieux, sont indignes de foi, et dès lors le culte de ces derniers devient inutile (car à quoi bon honorer des êtres imaginaires), ou bien ces amours, ces naissances, ces homicides, ces larcins, ces mutilations, ces foudres, sont des faits réels ; alors depuis longtemps vos dieux ont cessé d’être, puisqu’ils étaient engendrés. D’ailleurs, pourquoi penser comme les poëtes sur certains points, et ne pas les croire sur d’autres, puisqu’ils n’ont écrit l’histoire des dieux que pour célébrer leur mémoire ? Certes, ceux qui les honorèrent comme des divinités, et qui décrivirent si pompeusement leurs hauts faits, n’auraient point imaginé leurs passions, si elles n’avaient fait partie de leur vie. J’ai prouvé autant qu’il était en moi, mais non aussi bien que le demandait la dignité du sujet, que nous sommes loin d’être des athées, puisque nous croyons en un seul Dieu créateur de toutes choses et en son Verbe.

XXXI. Nos détracteurs nous reprochent encore des repas et des voluptés infâmes, soit pour légitimer leur haine à leurs propres yeux, soit dans l’espérance de nous épouvanter et de nous faire abandonner notre foi, soit enfin pour attirer sur nous les rigueurs des princes et les rendre inexorables, à raison de la gravité des crimes ; mais ils veulent en vain tromper des hommes qui savent bien que ces manœuvres ne sont pas nouvelles, et qu’elle existe depuis longtemps, ainsi le veulent la raison et la loi divine, cette guerre du vice contre la vertu. Pythagore est mort dans les flammes avec trois cents autres philosophes ; Démocrite fut chassé de la ville d’Éphèse, tandis que les Abdéritains traitaient Héraclite d’insensé ; les Athéniens condamnèrent Socrate à mourir. Mais, comme la vertu de ces sages ne reçut aucune atteinte des folles opinions de la multitude, de même aussi les calomnies téméraires de quelques hommes ne pourront jeter le moindre nuage sur l’innocence de nos mœurs. Nous sommes bien auprès de Dieu, peu nous importe le reste.

Cependant je répondrai à ces accusations : mais je sens que nous sommes déjà justifiés à vos yeux par tout ce que j’ai dit ; car vous ne doutez pas, grands princes, vous qui surpassez tous les autres en intelligence, que des hommes qui se proposent Dieu même pour modèle, des hommes qui ont à cœur de se conserver purs et irréprochables à ses yeux ; vous ne doutez pas qu’ils ne s’interdisent jusqu’à la pensée du mal, bien loin de se souiller des crimes énormes dont on les accuse ! Si nous ne connaissions pas d’autre vie que celle-ci, on pourrait nous soupçonner d’être esclaves de la chair et du sang, et de nous abandonner à l’avarice et à la volupté ; mais quand nous sommes persuadés que nuit et jour Dieu est présent à toutes nos actions, qu’il connaît nos pensées et nos paroles, et qu’il voit même ce qu’il y a de plus caché dans nos cœurs ; qu’il est tout lumière ; quand nous sommes persuadés qu’après cette vie mortelle nous aurons une vie meilleure, une vie toute céleste (puisque nos âmes seront en Dieu et avec Dieu dans le Ciel, qu’elles ne seront plus sujettes au changement ni à la souffrance, ni dominées par la chair, bien qu’elles doivent être réunies à leur corps, et qu’elles auront tous les avantages des esprits célestes) ; ou bien que si nous nous laissons entraîner par l’exemple des méchants, cette autre vie sera plus malheureuse que cette vie présente, puisque nous serons précipités dans des flammes éternelles (car Dieu ne nous a pas créés comme les animaux et les bêtes de somme pour paraître un instant et disparaître sans retour), est-il vraisemblable qu’avec de semblables croyances nous préférions faire le mal et tomber entre les mains redoutables du souverain juge ?

XXXII. Il ne faut pas s’étonner si nos ennemis nous imputent les crimes qu’ils attribuent à leurs dieux, dont ils célèbrent les passions sous le nom de mystères. Mais du moins, puisqu’ils réprouvent si fort en nous les unions incestueuses formées dans l’ombre et au hasard, ils auraient dû montrer d’abord leur aversion pour Jupiter, qui eut des enfants de Rhéa, sa mère, et de sa fille Proserpine, et qui épousa sa propre sœur ; ou condamner Orphée, l’inventeur de ces turpitudes, cet Orphée qui nous a représenté Jupiter plus infâme que Thyeste lui-même. Car ce dernier, en souillant sa propre fille, ne fit qu’obéir à un oracle qui lui assurait que c’était le seul moyen de se venger et de conserver son royaume. Pour nous, nous sommes si éloignés de semblables crimes, qu’il ne nous est pas même permis de regarder une femme avec un mauvais désir ; « celui qui regarde une femme avec la pensée du mal, dit notre maître, a déjà commis l’adultère dans son cœur. » Comment seraient-ils des impudiques, ceux qui ne se servent de leurs yeux que pour éclairer le corps, selon l’intention du créateur ; ceux, dis-je, qui se croient comptables devant Dieu non-seulement de leurs actions, mais encore de leurs pensées, et pour qui un regard trop complaisant est un adultère, parce que les yeux ont été faits pour un autre usage ? Car il n’en est pas de la loi que nous observons comme des lois humaines auxquelles le méchant peut quelquefois se soustraire : ainsi que je vous le démontrais naguère, grands princes, c’est notre Dieu qui nous l’a donnée, et cette divine loi règle tous nos devoirs envers nous-mêmes et envers le prochain.

Selon la différence de l’âge, nous regardons les uns comme nos enfants, les autres comme nos frères et nos sœurs, et nous honorons les vieillards comme nos pères et nos mères ; aussi avons-nous grand soin de conserver l’innocence de ceux que nous regardons comme nos parents, et à qui nous donnons ces doux noms de famille ; l’Écriture, parlant du baiser dont le plaisir serait le motif, ajoute : « Il faut donner avec la plus grande précaution le baiser ou plutôt la salutation, parce qu’elle nous exclut de la vie éternelle, pour peu qu’elle souille la pensée. »

XXXIII. Ainsi, mettant toute notre espérance dans la vie éternelle, nous méprisons toutes les choses de ce monde et jusqu’aux plaisirs de l’esprit ; nous n’épousons des femmes selon vos lois que dans la vue d’avoir des enfants ; de même que le laboureur, après avoir confié la semence à la terre, attend la moisson sans en répandre une nouvelle ; ainsi la procréation des enfants est la mesure de nos plaisirs ; vous trouverez même parmi nous grand nombre d’hommes et de femmes qui vieillissent dans le célibat, pour rester plus étroitement unis à Dieu.

Si donc nous pensons que la virginité et l’état du célibat nous rapprochent davantage de Dieu, et que la volupté et la pensée même du mal nous en éloignent, à combien plus forte raison ne devons-nous pas détester des actions dont l’idée seule nous fait horreur ; car la vie des Chrétiens ne se renferme pas dans de simples méditations de la parole divine, elle se manifeste par la pratique et l’exemple ; chacun reste tel qu’il est né, c’est-à-dire ne se marie point, ou ne se marie qu’une fois ; à nos yeux les secondes noces ne sont qu’un honnête adultère. « Quiconque, dit notre Seigneur, renvoie sa femme et en épouse une autre, est adultère ; » montrant par-là qu’il n’est pas permis de renvoyer celle qui nous a donné sa virginité, pour en épouser une autre. Celui qui abandonne sa première femme et se marie même après la mort de celle-ci, au fond n’est pas exempt du crime d’adultère, soit parce qu’il va contre l’intention de Dieu, qui créa dès le commencement un seul homme et une seule femme, soit parce qu’il rompt l’alliance de la chair avec la chair, alliance devenue indissoluble par le fait d’une première union.

XXXIV. Voilà notre vie et nos principes. Révèlerai-je ici ce qu’il faut taire ? ne savons-nous pas ce que dit le proverbe : La courtisane accuse la femme pudique. En effet, des hommes qui trafiquent de la pudeur, qui ouvrent à la jeunesse des lieux de débauche, et ne respectent pas même les sexes, puisqu’ils se livrent entre eux à d’horribles infamies, souillant par toutes sortes de turpitudes la pureté et la vertu, flétrissant par de monstrueux excès la beauté, qui est un don de Dieu, car la beauté ne vient pas d’elle-même sur la terre, c’est la main de Dieu et sa volonté qui l’y fait naître ; ces hommes, qui ne trouvent en nous aucun crime, osent nous reprocher ceux qu’ils commettent eux-mêmes, ceux qu’ils attribuent à leurs dieux, et dont ils se parent comme de hauts faits. Ainsi, ces adultères, ces corrupteurs de l’enfance, s’acharnent contre nous, parce que nous restons dans le célibat et que nous ne contractons qu’un seul mariage : ne ressemblent-ils pas aux reptiles qui vivent dans l’eau (car aussi bien qu’eux ils dévorent le premier qu’ils rencontrent), et le plus fort poursuit le plus faible ; et n’est-ce pas attenter sur l’homme, exercer d’horribles violences, au mépris des lois que vous avez données, ainsi que vos ancêtres, pour établir le règne de l’équité ? Ces hommes, dont les crimes multipliés sont cause que les juges que vous envoyez dans les provinces succombent sous le poids des plaintes qui leur viennent de toutes parts, ne craignent pas de se déchaîner contre ceux qui ne peuvent frapper l’homme qui les frappe, ni maudire celui qui les maudit ; c’est trop peu pour nous, en effet, d’observer cette justice ordinaire, qui consiste à rendre la pareille ; la patience et la charité même à l’égard de nos ennemis est pour nous un devoir.

XXXV. Après cela, quel homme assez insensé, puisque telle est notre conduite, pourrait nous traiter d’homicides ? Et dès lors si nous ne sommes point homicides, que devient l’accusation de manger de la chair humaine ? On ne peut en manger sans avoir d’abord égorgé un homme. Qu’on demande donc à ceux qui nous accusent de ces horribles festins si jamais ils nous ont vu égorger quelqu’un : personne parmi eux, j’en suis sûr, ne serait assez impudent pour oser l’assurer. Il en est parmi nous qui ont des esclaves, les uns plus, les autres moins ; il ne serait pas possible de se cacher d’eux, et aucun de ces esclaves n’a inventé contre nous de pareilles calomnies. Comment, en effet, pourrait-on accuser de tuer et de manger des hommes ceux qui ne se permettent pas même, comme on le sait, d’assister aux exécutions des criminels ? Qui de vos sujets n’est avide des spectacles de gladiateurs et de bêtes féroces, surtout si c’est vous-mêmes qui les donnez ? Pour nous, persuadés qu’il y a peu de différence entre regarder avec plaisir un meurtre et le commettre, nous fuyons avec horreur ces spectacles. Comment donc pourrions-nous tremper nos mains dans le sang, nous qui croyons ne devoir pas même assister à un meurtre, de peur que le crime et l’expiation de ce crime ne retombent sur nous ? Comment pourrions-nous égorger un homme, nous qui traitons d’homicides les femmes qui se font avorter, persuadés comme nous le sommes qu’elles seront sévèrement punies au jugement de Dieu ? Certes, le même homme ne peut regarder l’enfant encore dans le sein de sa mère comme un être dont Dieu s’occupe, et le tuer aussitôt après sa naissance ; le même homme qui se reprocherait d’être un parricide, s’il exposait son enfant, est incapable de le tuer de sa main quand il l’aura nourri et élevé. Non, non, notre conduite ne se dément point de la sorte ; mais, toujours semblables à nous-mêmes, nous agissons conformément à la raison, sans prétendre l’asservir à nos passions.

Je vous le demande encore, quel homme, croyant à la résurrection, consentirait à se faire le tombeau vivant d’un corps qui doit ressusciter ? Est-il possible, en effet, qu’avec une semblable conviction il eût le courage de dévorer ce cadavre, comme s’il ne devait point revivre ? Est-il possible qu’il agisse, comme si Dieu ne devait point lui redemander ce corps qu’il aura enseveli dans ses entrailles, puisqu’il sait bien que la terre elle-même doit rendre un jour les morts qu’elle a reçus ? N’est-il pas plus vraisemblable que des hommes qui ne croient ni à la résurrection, ni au jugement dernier, de quelque manière qu’on ait vécu ; qui pensent, au contraire, que l’âme meurt avec le corps, n’est-il pas plus vraisemblable qu’affranchis de tout frein, ils se portent à toutes sortes de crimes ? Par une raison contraire, n’éviteront-ils pas avec tout le soin possible les fautes même les plus légères, ceux qui sont persuadés que rien ne doit échapper au jugement de Dieu, et que le corps partagera le châtiment de l’âme, après avoir été l’instrument de ses désordres et de ses passions. S’il paraît chimérique que des corps réduits en pourriture et en poussière soient rendus un jour à leur premier état, on pourrait peut-être nous accuser de faiblesse d’esprit, mais non de méchanceté ; car si nous nous trompons, notre erreur ne nuit à personne.

Je pourrais vous prouver que nous ne sommes point les seuls à reconnaître la résurrection des morts, et que la plupart des philosophes pensent comme nous sur ce point ; mais cette démonstration serait hors de saison. Je ne veux pas qu’on me reproche de mêler à mon sujet des discussions qui lui seraient étrangères ; je dirai seulement que ceux qui ont écrit sur la nature des choses sensibles, matérielles ou immatérielles, ont toujours reconnu que les esprits existent avant les corps, et que tout ce qui tombe sous les sens a été fait après les créatures spirituelles, bien que ce soit les objets sensibles qui nous frappent d’abord. Ces philosophes prétendent que ces objets corporels ont été formés de l’assemblage des premiers, c’est-à-dire que ceux qui tombent sous les sens naissent de ceux qui ne sont conçus que par l’esprit ; d’où il suit, comme l’ont pensé Platon et Pythagore, que rien n’empêche que les corps après leur dissolution ne se recomposent avec les éléments subtils qui servirent à leur formation première ; mais bornons-nous à ces mots sur la résurrection.

XXXVII. Pour vous, grands princes, si pleins de bonté, de modération et de clémence, qualités que vous devez autant à la nature qu’à la philosophie, et qui vous rendent si dignes de l’empire, puisque j’ai confondu la calomnie et prouvé notre innocence et notre piété envers Dieu, qu’un signe d’approbation de votre part nous rassure. Quels hommes méritent plus d’être exaucés que ceux qui ne cessent de demander à Dieu que votre couronne passe du père au fils, ainsi que la justice l’exige, que votre empire s’affermisse, s’étende de jour en jour, que tout reconnaisse vos lois ! Nous sommes les premiers intéressés à votre bonheur, puisqu’il nous permettra de couler nos jours au sein de la paix et de voler sans obstacle à l’accomplissement de tous vos ordres.