Les Pères de l’Église/Tome 1/Tableau historique du second siècle de l’Église


TABLEAU HISTORIQUE DU SECOND SIÈCLE DE L’ÉGLISE.


Nous avons vu dans le premier siècle les tyrans les plus odieux : Tibère, Caligula, Claude, Néron, Domitien, qu’il suffit de nommer pour rappeler tous les crimes ; et dans Rome « la stupidité d’un grand peuple à qui le vaincu, le vainqueur sont également indifférents, et qui attend froidement qu’on lui annonce son maître, prêt à battre des mains au hasard à celui qui vaincra, et qu’il aurait foulé aux pieds si un autre eût vaincu[1]. »

D’un autre côté, nous avons vu le caractère auguste de Jésus-Christ, la sublimité de sa doctrine, la sainteté de sa morale, la prédication des apôtres, leurs vertus héroïques, la mort qu’ils ont subie pour confirmer la vérité des faits qu’ils annonçaient, la pureté angélique du Christianisme qui était véritablement l’imitation de la nature divine : et cet ensemble de merveilles était nécessaire pour la régénération d’un monde qui succombait sous le poids de ses vices et de ses erreurs.

Dans le panégyrique de Trajan, par Pline, nous trouvons de grandes lumières sur ces derniers jours du premier siècle de l’Église.

Tacite parle comme Pline. « Le dernier siècle, dit-il dans sa Vie d’Agricola, a vu ce qu’il y avait d’extrême dans la liberté ; le nôtre a vu ce qu’il y a d’extrême dans l’esclavage. L’espionnage des délateurs nous avait ôté jusqu’à la liberté de parler et d’entendre ; et nous eussions perdu le souvenir même avec la parole, s’il était aussi facile à l’homme d’oublier que de se taire. » Tacite se représente ensuite au sortir du règne de Domitien comme échappé aux chaînes et à la mort, survivant aux autres et pour ainsi dire à lui-même, privé de quinze ans de sa vie qui se sont écoulés dans l’inaction et le silence. Il félicite Agricola de sa mort parce qu’Agricola n’a point vu les derniers crimes du tyran ; il n’a point vu ces temps où Domitien, las de verser le sang goutte à goutte, frappa, pour ainsi dire, la république de Rome d’un seul coup, lorsque le sénat se vit entouré d’assassins, quand le tyran lui-même, spectateur des meurtres qu’il ordonnait, jouissait de la pâleur des mourants, et calculait au milieu des bourreaux les soupirs et les plaintes.

C’est surtout en lisant l’histoire des empereurs de Rome qu’on est frappé de cette réflexion de Voltaire, « qu’il y a des côtés par où la nature humaine a l’aspect de la nature infernale. » Les Chrétiens étaient appelés à manifester ce qu’il y a de divin dans l’homme.

Le monde va respirer un moment. Nerva, qui succède à Domitien, rappelle les exilés, et arrête la persécution contre les Chrétiens. Son règne ne dure qu’un an. Mais cette trève si courte fut utile à l’Église, qui s’en servit pour établir et étendre la discipline ; et le retour de saint Jean ranima la ferveur de toutes les Églises d’Asie.

Nous entrons dans une ère nouvelle. Le premier siècle de l’Église a été le siècle de l’apostolat, et il a fini avec Jean qui est mort la centième année de notre Seigneur. Le second siècle peut être appelé plus particulièrement le siècle des martyrs et des apologistes. Les persécutions, pendant le premier siècle, étaient plutôt politiques que religieuses. Le pouvoir s’inquiétait alors de la formation d’une société nouvelle dont le dieu n’avait pas été adopté par le sénat ; dans le second siècle, le paganisme comprit qu’il y allait de son existence, et les prêtres de l’idolâtrie s’unirent au pouvoir pour arrêter par les supplices les progrès du Christianisme.

Un autre genre de combat s’éleva en même temps pour l’Église. Saint Paul avait dit : Il faut qu’il y ait des hérésies. Des hérétiques s’étaient montrés dans le premier siècle, mais une parole des apôtres suffisait alors pour leur faire perdre tout crédit. Quand tous les apôtres furent morts, les hérétiques devinrent plus audacieux. L’Église se vit donc attaquée tout à la fois par l’hérésie et par la persécution, mais tous ces efforts réunis ne servirent qu’à mieux établir la divinité et l’unité de sa doctrine.

Ces luttes qui se renouvellent sans cesse révèlent deux forces dans la société chrétienne. Pour confesser sa foi au milieu des supplices, il a fallu l’assistance du Dieu fondateur de l’Église ; mais la résistance aux hérésies et le triomphe des fidèles sur tous ceux qui attaquèrent la foi dans le sein même de l’Église furent le résultat de la constitution même de cette société que Dieu lui avait donnée. Voyons quelle était cette constitution qui s’est développée, mais qui n’a pas cessé d’être la même depuis le premier jour. Un pontife, successeur de Pierre, était le chef ; des évêques avec des prêtres et des diacres gouvernaient la grande famille chrétienne. Quatre ordres comprenaient tous les degrés de la hiérarchie. Ce n’est que plus tard que l’on vit successivement s’établir, sous le nom de patriarches, d’exarques, de métropolitains, de primats, d’archevêques, une longue hiérarchie de pouvoirs intermédiaires entre le premier et le dernier degré de juridiction ; mais l’épiscopat, divinement institué, est le même en tous ceux qui le possèdent[2]. Tout dans l’Église est fondé sur l’unité. Un chef unique a été, dès le commencement, la base de cet édifice éternel.

La société chrétienne se formait ainsi à côté de la société civile, et déjà l’on entrevoit que les successeurs de Pierre devaient remplacer les Césars dans le gouvernement de l’univers.

Depuis l’an 41, les disciples de Jésus-Christ s’appelaient Chrétiens. Ce nom leur avait été donné dans la ville d’Antioche. Auparavant, on les appelait élus, frères, saints, croyants, fidèles, Nazaréens ou purifiés, Jesséens, intelligents ou illuminés, théophores, christophores, temples de Dieu et de Jésus-Christ, quelquefois même Christs, consacrés à Dieu par une onction sainte. Dans le second siècle, les païens les nommaient imposteurs, magiciens, Juifs, Galiléens, sophistes, athées, parabolaires, c’est-à-dire désespérés, à cause de leur courage à braver la mort ; biæothanati, gens qui vivent pour mourir, sarmentii, hommes destinés au bûcher ; semaxii, dévoués au gibet. Tous ces noms étaient des titres de gloire, et prouvent que les Chrétiens occupaient déjà tous les esprits.

Bossuet peint admirablement la manière dont le Christianisme avait été propagé par les apôtres : « La grande bénédiction que le monde devait attendre par Jésus-Christ allait se répandant tous les jours de famille en famille et de peuple en peuple ; les hommes ouvraient les yeux de plus en plus, pour connaître l’aveuglement où l’idolâtrie les avait plongés ; et, malgré toute la puissance romaine, on voyait les Chrétiens, sans révolte, sans faire aucun trouble et seulement en souffrant toutes sortes de supplices, changer la face du monde et s’étendre par tout l’univers.

« La promptitude inouïe avec laquelle se fit ce grand changement est un miracle visible. Jésus-Christ avait prédit que son Évangile serait bientôt prêché par toute la terre ; cette merveille devait arriver incontinent après sa mort, et il avait dit qu’après qu’on l’aurait élevé de terre, c’est-à-dire qu’on l’aurait attaché à la croix, il attirerait à lui toutes choses. Ses apôtres n’avaient pas encore achevé leur course, et saint Paul disait déjà aux Romains que la foi était annoncée dans tout le monde. Il disait aux Colossiens que l’Évangile était ouï de toute créature qui était sous le ciel ; qu’il était prêché, qu’il fructifiait, qu’il croissait par tout l’univers. Sous les disciples des apôtres, il n’y avait presque plus de pays si reculé et si inconnu où l’Évangile n’eût pénétré. Cent ans après Jésus-Christ, saint Justin comptait déjà parmi les fidèles beaucoup de nations sauvages, et jusqu’à ces peuples vagabonds qui erraient çà et là sur des charriots sans avoir de demeure fixe. Ce n’était point une vaine exagération, c’était un fait constant et notoire qu’il avançait en présence des empereurs et à la face de tout l’univers. L’accord de leur foi était admirable. Ce qu’on croyait dans les Gaules, dans les Espagnes, dans la Germanie, on le croyait dans l’Égypte et dans l’Orient ; et, comme dit saint Irenée, il n’y avait qu’un même soleil dans tout l’univers ; on voyait dans toute l’Église, d’une extrémité du monde à l’autre, la même lumière de la vérité. Que pouvait avoir vu le monde pour se rendre si promptement à Jésus-Christ ? S’il a vu des miracles, Dieu s’est mêlé visiblement de cet ouvrage ; et s’il se pouvait faire qu’il n’en eût pas vu, ne serait-ce pas un nouveau miracle plus grand et plus incroyable que ceux qu’on ne veut pas croire, d’avoir converti le monde sans miracles, d’avoir fait entrer tant d’ignorants dans des mystères si hauts, d’avoir inspiré à tant de savants une humble soumission, et d’avoir persuadé tant de choses incroyables à des incrédules ? »

« Douze Galiléens, disait dans le dernier siècle un apologiste de la religion chrétienne[3], font adorer leur maître crucifié, non-seulement d’un grand nombre de Juifs qui ont demandé sa mort, mais encore d’une multitude innombrable de gentils. Leur voix retentit par toute la terre, et leur parole se fait entendre jusqu’aux extrémités du monde. Il n’est point de contrée où ils n’enfantent des fidèles, point de région où ils n’érigent des trophées à Jésus-Christ. Ils soumettent à l’Évangile les peuples mêmes à qui les Romains n’ont pu donner des lois ; et l’Église, à sa naissance, est déjà plus étendue que la domination des Césars. Rome a eu besoin de sept cents années de victoire pour former son empire ; le Christianisme désarmé réussit dès son origine chez toutes les nations. »

Ainsi, cent ans après Jésus-Christ, c’est-à-dire dès le second siècle, le monde se renouvelait. Les mœurs et la civilisation se modifiaient également sous tous les climats, en Europe, en Asie, en Afrique, et dans les pays du Nord. Toutes les nations qui embrassaient le catholicisme sortaient de la barbarie, et un siècle avait suffi pour opérer cette révolution. Les philosophes parlent de ce grand événement comme les docteurs de l’Église :

« L’Évangile, dit Bayle, prêché par des gens sans nom, sans étude, sans éloquence, cruellement persécutés et destitués de tous les appuis humains, ne laissa pas de s’établir en peu de temps par toute la terre. C’est un fait que personne ne peut nier et qui prouve que c’est l’ouvrage de Dieu. »

« Après la mort de Jésus-Christ, dit Rousseau, douze pauvres pêcheurs et artisans entreprirent d’instruire et de convertir le monde. Leur méthode était simple : ils prêchaient sans art, mais avec un cœur pénétré ; et de tous les miracles dont Dieu honorait leur foi, le plus frappant était la sainteté de leur vie. Leurs disciples suivirent cet exemple, et le succès fut prodigieux. Les prêtres païens, alarmés, firent entendre aux princes que l’État était perdu, parce que les offrandes diminuaient. Les persécutions s’élevèrent, et les persécutions ne firent qu’accélérer le progrès de cette religion qu’ils voulaient étouffer. Tous les Chrétiens couraient au martyre, tous les peuples couraient au baptême. L’histoire de ces premiers temps est un prodige continuel. »

Et cependant, au commencement de ce siècle, Celse regarde comme une folie le projet de donner la même croyance et les mêmes lois aux peuples des trois parties du monde alors connu.

En effet, il fallait engager les Juifs et les païens, qui se détestaient et se méprisaient mutuellement, à fraterniser et à former une seule Église ; accoutumer les maîtres à regarder leurs esclaves comme des égaux ; apprendre aux princes à respecter les droits de l’humanité. Il fallait faire réformer toutes les lois et les coutumes qui blessaient ces droits sacrés ; changer les idées, les mœurs, les habitudes, les prétentions de tous les états, refondre pour ainsi dire le caractère de tous les peuples. On conçoit donc que les Chrétiens, qui opéraient une si grande révolution et heurtaient toutes les passions, dussent être persécutés. Aussi on ne peut s’étonner que la persécution se soit rallumée. C’est sous Trajan qu’elle recommença. Trajan, Espagnol d’origine, commandait une armée en Germanie, quand il fut adopté par Nerva et nommé César. Il dompta les Daces, et donna un roi aux Parthes. Il avait de grandes qualités, et il disait souvent qu’il fallait que ses sujets le trouvassent tel qu’il eût voulu trouver l’empereur, s’il eût été citoyen ; mais malgré cette modération, l’histoire le compte parmi les persécuteurs des Chrétiens.

Trajan, passant par Antioche pour aller faire la guerre aux Parthes, fit amener devant lui Ignace, qui avait vu Jésus-Christ et les apôtres, et qui avait été placé par saint Jean et saint Pierre sur le siége de la première ville de Syrie. Pendant la persécution de Domitien, saint Ignace avait gouverné l’Église d’Antioche avec une grande sagesse ; mais il s’affligeait profondément de n’avoir pas été trouvé digne de mourir pour Jésus-Christ. Ce qu’il n’avait pas obtenu de Domitien, il l’obtiendra de Trajan. L’antiquité chrétienne nous a conservé le dialogue entre le disciple de Jésus-Christ et l’empereur païen. « Qui est celui, dit l’empereur, quand Ignace fut en sa présence, qui ose mépriser mes ordres et persuader aux autres de se perdre ? — Mon nom est Théophore, répondit Ignace (c’était ainsi qu’on le nommait, comme portant Dieu en lui). — L’Empereur : Qui est celui qui porte Dieu ? — Ignace : Celui qui a Jésus-Christ dans le cœur. — L’Empereur : Tu crois donc que nous n’avons pas dans le cœur les dieux qui combattent avec nous contre nos ennemis ? — Ignace : Vous vous trompez en nommant dieux les démons des gentils. Il n’y a qu’un Dieu qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent ; et il n’y a qu’un seul Jésus-Christ, le fils unique de Dieu, au royaume duquel j’aspire. — L’Empereur : Tu parles de celui qui a été crucifié sous Ponce-Pilate ? — Ignace : Celui qui a crucifié le péché avec son auteur, et qui met toute la nature et les démons sous les pieds de ceux qui le portent dans le cœur. ».

La sentence de Trajan ne se fit pas attendre. Elle est ainsi conçue : « Nous ordonnons qu’Ignace, qui dit porter en lui le crucifié, soit enchaîné et conduit à Rome par les soldats, pour être dévoré par les bêtes dans les spectacles donnés au peuple. »

On trouve dans Eusèbe et dans les Actes du martyre de saint Ignace des détails sur son voyage à travers la Macédoine. Il s’embarqua sur la mer Adriatique et passa dans la mer de Toscane. Arrivé à la vue de Pouzzoles, il voulait y descendre pour suivre les traces de saint Paul ; mais le vent contraire l’en empêcha. Il débarque enfin à Porto, à l’embouchure du Tibre ; et, de Porto, il vient à Rome. Il n’y a rien de plus touchant dans l’antiquité chrétienne que le combat entre les fidèles de Rome, accourus auprès de saint Ignace, pour l’empêcher de mourir, et saint Ignace qui n’aspirait qu’au bonheur du martyre. Saint Ignace resta inébranlable, et, conduit à l’amphithéâtre, il fut exposé aux bêtes et dévoré presque à l’instant.

Saint Ignace et saint Polycarpe sont, avec saint Clément, les premiers anneaux de la tradition de l’Église. On croit que c’est saint Polycarpe que saint Jean a voulu désigner sous le nom de l’ange de l’Église de Smyrne. Saint Ignace, quand il passa à Smyrne, trouva les fidèles conduits par son ami jusqu’à la plus haute perfection.

Il y avait plus de soixante ans que saint Polycarpe gouvernait l’Église de Smyrne, lorsqu’il fit le voyage de Rome. Saint Polycarpe désirait s’entendre avec le pape Anicet au sujet des différents usages des Églises sur la fête de la Résurrection. En Asie, on la célébrait le quatorzième jour de la lune, après l’équinoxe, au lieu qu’en Occident on ne la célébrait que le dimanche d’après. Les fêtes sont les témoignages les plus certains des événements, et l’on remarque ici que toutes les Églises célébraient la Résurrection du Sauveur. Saint Polycarpe ne put s’accorder avec le pape sur l’époque de la célébration ; ils convinrent cependant qu’il ne fallait pas pour cela rompre l’unité, parce que ce n’était qu’une question de discipline. Exemple remarquable ! où l’on voit que si le gouvernement de l’Église était monarchique, il n’avait rien des formes du despotisme.

Saint Anicet céda à saint Polycarpe l’honneur de consacrer l’Eucharistie. Le séjour de ce saint évêque à Rome servit à faire rentrer dans l’Église un grand nombre d’hérétiques marcionites et valentiniens. Saint Polycarpe était le chef et le premier des évêques d’Asie, et tellement révéré de tous les fidèles, qu’on ne souffrait pas qu’il ôtât sa chaussure lui-même, chacun, pour avoir le bonheur de le toucher, s’empressant de lui rendre ce service.

Saint Polycarpe était évêque depuis plus de soixante ans, lorsqu’il fut arrêté et qu’il versa son sang pour Jésus-Christ avec plusieurs fidèles de son Église.

Saint Polycarpe s’était retiré à la campagne, dans une maison peu éloignée de la ville, afin de fuir la persécution. Son occupation jour et nuit était de prier pour toutes les Églises du monde, comme il avait coutume de le faire. Peu de jours après il fut arrêté et conduit au supplice. Polycarpe paraît sur la place où le peuple était assemblé. On le présente au proconsul, qui, après lui avoir demandé son nom, l’exhorte à avoir pitié de son âge, à obéir. Il ajoute : « Rentre en toi-même, et dis : Ôtez les impies ! » C’était l’acclamation en usage contre les Chrétiens. Alors le saint évêque, regardant d’un visage sévère la multitude qui était sur la place, étend la main, lève les yeux au ciel, et dit en soupirant : Ôtez les impies ! témoignant le désir ardent qu’il avait de leur conversion. Le proconsul le pressait en disant : « Maudis le Christ, et je te laisserai aller. — Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers, et il ne m’a jamais fait de mal. Comment pourrais-je blasphémer contre celui qui m’a sauvé ? » Le proconsul lui dit : « Jure par la fortune des Césars. — Si vous ne savez pas, dit le saint évêque, qui je suis, je le dirai librement ; écoutez-le : Je suis Chrétien. Si vous voulez savoir ce que c’est qu’un Chrétien, indiquez-moi un jour, et je vous l’apprendrai. — Apprends-le au peuple. » Saint Polycarpe répond : « J’ai bien voulu vous parler, parce que nous regardons comme un devoir de rendre aux princes et aux magistrats établis de Dieu l’honneur qui leur est dû, autant que nous le pouvons faire sans blesser notre conscience ; mais pour ces furieux, ils ne sont pas capables de m’entendre. »

Le proconsul dit : « Je t’exposerai aux bêtes, si tu ne changes. » Saint Polycarpe répond : « Faites-les venir ; car je ne puis changer du bien au mal ; mais il m’est avantageux de passer des souffrances à la parfaite félicité. — Si tu méprises les bêtes, dit le proconsul, et si tu n’obéis, je te ferai consumer par le feu. — Vous me menacez, répond saint Polycarpe, d’un feu qui ne brûle que pendant quelque temps ; mais vous ne connaissez point le feu éternel qui est réservé aux impies. Au reste, pourquoi différez-vous ? faites ce qu’il vous plaira. » Il dit ces paroles et plusieurs autres avec un visage plein de joie, en sorte que le proconsul en était surpris. Il envoya néanmoins son crieur dire trois fois au milieu de l’amphithéâtre : « Polycarpe a confessé qu’il était Chrétien. » Alors les païens et les Juifs qui étaient à Smyrne demandent qu’on l’expose aux bêtes. » C’est, s’écrient-ils, le docteur de l’Asie, le père des Chrétiens, l’ennemi de nos dieux. C’est lui qui apprend à tant d’autres à ne pas sacrifier aux dieux et à ne les pas adorer. » Comme les jeux étaient finis, et qu’on ne pouvait plus exposer aux bêtes le saint martyr, on crie qu’il le faut brûler vif. Le juge prononce aussitôt la sentence, qui est promptement exécutée. Tout le peuple court en foule prendre du bois dans les boutiques et dans les bains. Les Juifs, selon leur coutume, s’emploient avec plus d’ardeur que les autres pour construire le bûcher. Tout étant prêt, saint Polycarpe ôte sa ceinture, se dépouille de tous ses habits, et monte sur le bûcher comme sur un autel pour y être offert à Dieu et consumé comme un holocauste d’agréable odeur. On voulait l’y attacher ; mais il dit : « Laissez-moi ainsi, celui qui me donne la force de souffrir le feu me fera demeurer ferme sur le bûcher, sans qu’il soit besoin de vos clous. » On se contente donc de lui lier les mains derrière le dos. Alors regardant le ciel, il dit : « Seigneur, Dieu tout-puissant, père de Jésus-Christ, votre fils béni et bien-aimé, par qui nous avons reçu la grâce de vous connaître, Dieu des anges et des puissances, Dieu de toutes les créatures et de toute la nation des justes qui marchent en votre présence, je vous rends grâces de ce que vous m’avez fait arriver à ce jour et à cette heure, où je dois entrer dans la société de vos martyrs et boire le calice de votre Christ, pour avoir part à la résurrection éternelle de l’âme et du corps dans l’incorruptibilité du Saint-Esprit. Que je sois aujourd’hui admis en votre présence avec eux comme une victime agréable. Je vous loue, je vous bénis, je vous glorifie par le pontife éternel, Jésus-Christ, votre fils, avec qui gloire soit rendue à vous et au Saint-Esprit, maintenant et dans tous les siècles. Amen. »

Nous avons cru devoir rapporter en grande partie cette lettre des Chrétiens de Smyrne, parce qu’elle est un des plus anciens monuments du Christianisme. Rapprochée des ouvrages des Pères, elle prouve que leurs actions étaient conformes à leurs discours, et que pour eux le précepte du sacrifice était suivi de l’exemple. On voit encore par cette lettre que les plus grands saints se faisaient un devoir de respecter les puissances de la terre, et qu’ils étaient persuadés que la mort soufferte pour Jésus-Christ leur procurerait sans aucun délai la possession du souverain bien et une vie éternellement heureuse ; qu’il s’opérait quelquefois des prodiges au moment où se consommait leur martyre ; que les Juifs se mêlaient aux païens quand il s’agissait de persécuter les Chrétiens, et qu’ils s’efforçaient d’empêcher qu’on ne permît aux Chrétiens d’enlever les restes des martyrs. On y apprend encore que les Chrétiens croyaient que, s’il leur était permis d’honorer les saints et de s’adresser à eux pour obtenir par leur intercession d’avoir part à la gloire dont ils jouissent, c’était à Dieu seul qu’ils offraient leurs vœux et leurs prières, et qu’ils ne devaient adorer que le fils unique de Dieu ; qu’ils révéraient les reliques des martyrs, qu’ils les conservaient comme des pierres précieuses, et qu’ils s’assemblaient au lieu où ils les avaient renfermées pour y célébrer le jour de la fête du saint auquel elles appartenaient. À la fin de cette lettre, les Chrétiens de Smyrne rendent gloire aux trois personnes de la Sainte-Trinité en ces termes : « Unissons-nous aux apôtres et à tous les justes de l’Église du ciel et de l’Église de la terre, et bénissons tous d’une seule voix Dieu le père tout-puissant, bénissons Jésus-Christ, notre Seigneur, le sauveur de nos âmes, le maître de nos corps et le pasteur de l’Église universelle ; bénissons le Saint-Esprit, par qui toutes choses nous ont été révélées. »

En ce même temps vivait Papias, évêque d’Hiéraple, en Phrygie, disciple de Jean et prêtre d’Éphèse. Il n’avait pas vu les apôtres, mais leurs disciples et quelques-uns des disciples du Seigneur, et il recherchait soigneusement toutes les traditions.

S’il trouvait quelqu’un qui eût vécu avec les apôtres, il l’interrogeait avec empressement : « Que disaient André, Pierre, Philippe, Thomas, Jacques, Jean, Mathieu et les autres disciples du Seigneur ? Persuadé comme je l’étais, ajoute-t-il, que les hommes qui avaient vu les anciens m’instruiraient mieux de vive voix que je ne l’aurais pu faire moi-même par la lecture de tous les livres. »

La persécution commencée à Antioche s’étendit bientôt dans tout l’empire.

Une foule de martyrs versèrent leur sang pour Jésus-Christ. Siméon, évêque de Jérusalem, le fils de Cléophas et de Marie, cousin-germain de Jésus-Christ, fut compris dans la persécution excitée sous l’empereur Trajan. Il avait cent vingt ans, et il déploya un courage et une force extraordinaires. Il fut attaché à une croix. Il avait succédé à saint Jacques.

Saint Onésime, évêque d’Éphèse, disciple de saint Paul, fut chargé de chaînes, conduit à Rome à la même époque, et lapidé. En treize ans, il y eut sept évêques de Jérusalem : l’évêque Juste, Zachée, Tobie, Benjamin, Jean, Matthias et un second Benjamin, qui furent tous emportés par la persécution.

Symphorose, un peu plus tard, rappelle la mère des Machabées et meurt avec ses sept enfants. Félicité, avec ses sept fils, donne le même exemple. Publius, préfet de Rome, employa les flatteries et les menaces pour vaincre sa résolution ; mais elle demeura inébranlable. Il la fit amener dans la place de Mars avec ses fils. Cette femme étonnante se tourne vers eux et leur dit : « Jetez les yeux au ciel, mes enfants ; là Jésus-Christ nous attend avec ses saints. Demeurez fidèles dans son amour, et combattez courageusement pour le salut de vos âmes. » Le préfet la fait frapper et lui dit : « Vous êtes bien hardie de donner de semblables conseils devant moi, malgré les ordres de l’empereur ! » Puis il appelle l’un après l’autre ses sept enfants, qui, tous, confessent généreusement la foi. Ils périrent par différents supplices.

Ainsi se renouvelaient les exemples de courage donnés autrefois par les Régulus, les Mucius-Scévola, les Clélie ! Ainsi, au milieu de la corruption de l’empire, on voyait renaître les héroïques vertus des premiers Romains ; mais que leur principe était différent ! Ce principe n’était plus l’ambition, la vaine gloire ; mais l’amour de Dieu, le désir du ciel.

On voit aussi, par le courage que les femmes déployaient, le changement prodigieux qui s’opérait dans ce sexe animé par l’exemple de Marie. Et quelle merveille que ce changement, quand on songe que le vice chez les femmes païennes n’avait pas de frein, que la fureur des spectacles avait mis à la mode la plus grande licence, et qu’à cette époque un empereur qui voulait réformer les mœurs trouva trois mille accusations d’adultère inscrites sur les rôles !

La religion faisait donc ce que la philosophie, sur le trône, ne pouvait obtenir.

Pline le jeune, nommé consul dans la première année du second siècle, fut envoyé dans le Pont et la Bithynie en qualité de proconsul. Il y trouva tant de Chrétiens, qu’il consulta l’empereur sur ce qu’il devait faire par rapport à eux. Voici la lettre de Pline à Trajan :


Pline à l’empereur Trajan.


« Je me suis fait un devoir, seigneur, de vous consulter sur tous mes doutes ; car qui peut mieux que vous me guider dans mes incertitudes ou éclairer mon ignorance ? Je n’ai jamais assisté aux informations contre les Chrétiens ; aussi j’ignore à quoi et selon quelle mesure s’applique ou la peine ou l’information. Je n’ai pas su décider s’il faut tenir compte de l’âge, ou confondre dans le même châtiment l’enfant et l’homme fait ; s’il faut pardonner au repentir, ou si celui qui a été une fois Chrétien ne doit pas trouver de sauve-garde à cesser de l’être ; si c’est le nom seul, fût-il pur de crime, ou les crimes attachés au nom, que l’on punit. Voici toutefois la règle que j’ai suivie à l’égard de ceux que l’on a déférés à mon tribunal comme Chrétiens. Je leur ai demandé s’ils étaient Chrétiens. Ceux qui l’ont avoué, je leur ai fait la même demande une seconde et une troisième fois, et les ai menacés du supplice. Quand ils ont persisté, je les y ai envoyés. Car, de quelque nature que fût l’aveu qu’ils faisaient, j’ai pensé qu’on devait punir au moins leur opiniâtreté et leur inflexible obstination. J’en ai réservé d’autres, entêtés de la même folie, pour les envoyer à Rome ; car ils sont citoyens romains. Bientôt après, les accusations se multipliant, selon l’usage, par l’attention qu’on leur donnait, le délit se présenta sous un plus grand nombre de formes. On publia un écrit sans nom d’auteur, où l’on dénonçait nombre de personnes qui nient être ou avoir été attachées au Christianisme. Elles ont, en ma présence, et dans les termes que je leur prescrivais, invoqué les dieux, et offert de l’encens et du vin à votre image, que j’avais fait apporter exprès avec les statues de nos divinités ; elles ont même prononcé des imprécations contre le Christ : c’est à quoi, dit-on, l’on ne peut jamais forcer ceux qui sont véritablement Chrétiens. J’ai donc cru qu’il les fallait absoudre. D’autres, déférés par un dénonciateur, ont d’abord reconnu qu’ils étaient Chrétiens, et se sont rétractés aussitôt, déclarant que véritablement ils l’avaient été, mais qu’ils ont cessé de l’être, les uns depuis plus de trois ans, les autres depuis un plus grand nombre d’années, quelques-uns depuis plus de vingt ans. Tous ont adoré votre image et les statues des dieux. Tous ont chargé le Christ de malédictions. Au reste, ils assuraient que leur faute ou leur erreur n’avait jamais consisté qu’en ceci : Ils s’assemblaient à jour marqué avant le lever du soleil ; ils chantaient tour à tour des vers à la louange du Christ, comme d’un dieu ; ils s’engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, de brigandage, d’adultère, à ne point manquer à leur promesse, à ne point nier un dépôt : après cela ils avaient coutume de se séparer, et se rassemblaient de nouveau pour manger des mets communs et innocents. Depuis mon édit, ajoutaient-ils, par lequel, suivant vos ordres, j’avais défendu les associations, ils avaient renoncé à toutes ces pratiques. J’ai jugé nécessaire, pour découvrir la vérité, de soumettre à la torture deux femmes esclaves qu’on disait initiées à leur culte : mais je n’ai rien trouvé qu’une superstition ridicule et excessive. J’ai donc suspendu l’information pour recourir à vos lumières : l’affaire m’a paru digne de réflexion, surtout par le nombre des personnes que menace le même danger. Une multitude de gens de tout âge, de tout ordre, de tout sexe, sont et seront chaque jour impliqués dans cette accusation. Ce mal contagieux n’a pas seulement infecté les villes, il a gagné les villages et les campagnes. Je crois pourtant que l’on y peut remédier et qu’il peut être arrêté. Ce qu’il y a de certain, c’est que les temples, qui étaient presque déserts, sont fréquentés ; et que les sacrifices, longtemps négligés, recommencent. On vend partout des victimes qui trouvaient auparavant peu d’acheteurs. De là on peut juger combien de gens peuvent être ramenés de leur égarement, si l’on fait grâce au repentir. »

Trajan se contenta de faire cette singulière réponse, « qu’on ne rechercherait pas les Chrétiens, mais qu’on les punirait s’ils étaient dénoncés et convaincus d’être Chrétiens. » Cette décision n’arrêta pas l’effusion du sang chrétien. La persécution continuait, tandis que l’empereur poursuivait le cours de ses exploits ; car il eut presque toujours à combattre pendant les vingt années de son règne : il fit rentrer les nations barbares dans l’obéissance, soumit les deux Arabies, l’Arménie, le vaste royaume des Parthes, et pénétra dans l’Inde aussi loin qu’Alexandre.

Avant de mourir, il avait adopté Adrien. Ce prince eut presque toujours aussi les armes à la main ; il triompha des Sarmates, des Roxelans, des Alains, des Massagètes, des Ibériens et des Juifs. Ces derniers appelaient alors sur eux l’attention publique.

Le contraste des mœurs des Chrétiens avec les mœurs des Romains n’est pas le seul en effet qui dût frapper les esprits. Les Juifs, abandonnés par l’esprit de Dieu, se révoltaient sans motif et sans prudence, et attiraient sur eux des châtiments terribles. Ils étaient opprimés, mais ils méritaient leur sort, tandis qu’on ne pouvait rien reprocher aux Chrétiens exposés aux mêmes persécutions. Aussi, pendant que les Juifs se faisaient remarquer par leur fureur, les Chrétiens se faisaient reconnaître à leur patience. Les malheurs qui arrivaient aux Juifs et leurs révoltes continuelles à cette époque encore prouvent qu’ils attendaient le Messie, puisque le premier imposteur avait le pouvoir de les soulever ; et d’un autre côté comment expliquer, sans le crime du déicide, les désastres qui pesaient sur eux, puisqu’ils n’avaient jamais été plus éloignés de l’idolâtrie et plus fidèles observateurs de leur loi ? Pendant quelques années, convaincus que le temple allait être relevé, quelques prêtres juifs se cachèrent dans Jérusalem. Le chef du collége des prêtres de la Palestine fut alors le patriarche des Juifs dispersés. Mais Dieu détruisit bientôt cette dernière illusion. Trajan, avant sa mort, fit marcher des troupes contre la Judée, et Adrien, qui lui succéda, appela contre eux Jules-Sévère de la Grande-Bretagne. Le chef de la révolte était Barcochébas (fils de l’Étoile), qui se prétendait le Messie. Les Romains détruisirent cinquante forteresses et neuf cent quatre-vingt-cinq bourgades. Cinq cent quatre-vingt mille hommes furent tués, le reste vendu et transporté en Égypte, et la Judée réduite en solitude. Depuis ce temps-là, il fut défendu aux Juifs d’entrer à Jérusalem et même de la regarder de loin. La ville se nomma Ælia, d’un nom d’Adrien ; sur une des portes, on mit un pourceau de marbre, animal immonde chez cette nation ; et comme Adrien détestait autant les Chrétiens que les Juifs, il fit placer une idole de Jupiter à l’endroit même où ressuscita Jésus-Christ, et une Vénus de marbre au calvaire de Golgotha.

C’est sous Adrien que la religion commence à élever la voix pour se défendre. Cet empereur eut quelque égard aux apologies de Quadrat, évêque d’Athènes, et d’Aristide, philosophe chrétien, et aux représentations de quelques gouverneurs. Quadrat était évêque d’Athènes et disciple des apôtres. Il ne nous reste qu’un passage de cette apologie, qu’il remit lui-même à l’empereur Adrien, pour montrer la différence des miracles de Jésus-Christ et des prestiges des imposteurs. Il disait :

« Les œuvres de notre Sauveur demeuraient toujours, car elles étaient vraies. Les malades guéris, les morts ressuscites, n’ont pas seulement paru guéris et ressuscités, ils sont restés tels ; et non-seulement pendant que le Sauveur était sur la terre, mais ils sont demeurés longtemps après qu’il s’est retiré, et quelques-uns d’entre nous les ont vus. » Il ne nous reste que ce passage de l’apologie de Quadrat, et nous n’avons rien de celle qu’Aristide, philosophe athénien, écrivit peu de temps après.

C’est vers cette époque que Celse, philosophe épicurien, publia un livre contre le judaïsme et le christianisme, intitulé : Discours sur la vérité. Ce livre a été réfuté dans le siècle suivant par Origène.

Serénius Granianus, proconsul d’Asie, ayant représenté à l’empereur combien il était injuste de faire mourir tant d’innocents à cause du nom qu’ils portaient, Adrien écrivit à plusieurs gouverneurs de province et à Minutius Fundanus, proconsul d’Asie : « J’ai reçu la lettre de l’illustre Serénius Granianus, à qui vous avez succédé. Je ne suis pas d’avis de laisser la chose sans examen, afin qu’il n’y ait pas de trouble et que l’on ne donne pas occasion aux calomnies. Si donc ceux qui se plaignent des Chrétiens veulent les accuser devant votre tribunal, qu’ils prennent cette seule voie et non pas celle de vagues accusations. Si leurs accusateurs prouvent dans un tribunal régulier que les Chrétiens font quelque chose contre les lois, en ce cas jugez selon ce que mérite la faute. Mais si quelqu’un les calomnie, ayez soin de faire justice du calomniateur. » Cette lettre rallentit, mais ne fit pas cesser entièrement la persécution, parce qu’il restait une foule de prétextes pour accuser les Chrétiens. Sous Adrien eut lieu le martyre du pape saint Télesphore. C’est alors que parurent plusieurs hérétiques, Saturnin, Basilide et Carpocras, disciples de Ménandre, disciple de Simon le magicien. Saturnin était d’Antioche et enseignait en Syrie ; Basilide était d’Alexandrie et enseignait en Égypte ; Carpocras suivait à peu près la doctrine de Basilide. Tous les sectateurs de ces hérétiques se donnaient le nom de gnostiques. La communauté des biens et des femmes fut prêchée ouvertement par Épiphane, fils de Carpocras. Toutes les calomnies répandues alors contre les Chrétiens venaient de la conduite de ces hérétiques, que les païens confondaient avec les disciples de Jésus-Christ.

Bientôt après survint la mort d’Adrien, atteint d’un flux de sang. Il demanda plusieurs fois du poison ou une épée. Il fit venir un barbare dont il se servait dans ses chasses, et voulut lui persuader de lui donner la mort. Mais le barbare s’enfuit au moment d’accomplir l’ordre de l’empereur. Enfin Adrien rompit la diète que les médecins lui avaient ordonnée, et il mourut. Il avait régné vingt-un ans et en avait vécu soixante-deux. Dissolu et cruel, d’une grande force de tempérament, il faisait à pied ses voyages dans toutes les provinces de l’empire. C’est lui qui fit élever un mur de quatre-vingt mille pas entre l’Écosse et l’Angleterre, pour empêcher les courses des barbares.

Les limites de l’empire étaient, sous Auguste, à l’occident, l’Océan atlantique ; le Rhin et le Danube au nord ; l’Euphrate à l’orient ; et vers le midi, les sables de l’Arabie et de l’Afrique. Agricola avait ajouté la Bretagne à l’empire, et Trajan la Dacie. Ce dernier parcourut en vainqueur les bords du Tigre, et navigua le premier sur le golfe Persique. Les rois du Bosphore, de Colchos, d’Ibérie, d’Albanie et des Parthes tinrent leurs diadèmes de lui ; et l’Arménie, la Mésopotamie et l’Assyrie devinrent des provinces romaines. Ces empereurs, si fiers alors de leurs conquêtes, ne faisaient que préparer les voies à d’autres conquérants, les successeurs de Pierre, qui devaient porter bien plus loin la domination spirituelle de leur maître.

Adrien abandonna les conquêtes de Trajan, et le cours de l’Euphrate fut, comme sous Auguste, la frontière de l’empire.

Le règne d’Adrien ne fut qu’un voyage continuel, tandis que, pendant les vingt-trois années de son règne, Antonin resta paisiblement en Italie ; et Rome et Lanuvie, sa maison de campagne, partagèrent toute sa vie. La paix maintenue au dehors, sous les règnes d’Adrien et d’Antonin, servit à répandre le Christianisme, parce qu’elle permit à tous les hommes de suivre ses progrès et d’étudier ses préceptes.

Les combats de Marc-Aurèle contre les barbares n’empêchèrent pas ce mouvement des esprits.

Pendant sept siècles, le monde n’avait été occupé que des guerres civiles de la république romaine et de ses conquêtes. Le projet de subjuguer l’univers fut abandonné par Auguste, au moment où le véritable roi de la terre allait régner spirituellement par la parole.

Il importe de remarquer que, durant deux cent vingt ans qui s’écoulèrent d’Auguste à Commode, l’empire fut tranquille. Caligula et Domitien furent assassinés dans leur palais, mais l’agitation ne s’étendit pas hors de Rome. L’orage qui s’éleva à la mort de Néron fut bientôt dissipé. Les deux siècles qui suivirent la mort d’Auguste ne furent ni ensanglantés par des guerres civiles, ni troublés par des révolutions. L’univers respirait et put être attentif à la grande révolution morale qui s’opérait, et aux combats soutenus par les disciples de Jésus-Christ.

Le contraste des mœurs païennes et des mœurs chrétiennes brillait donc à tous les yeux ; et tandis que les successeurs des apôtres montraient à la terre le spectacle de toutes les vertus, le sénat déifiait ses empereurs, et, par ses décrets les plaçait dans le ciel. Cette profanation légale n’excitait aucun murmure chez des peuples abrutis par le polythéisme. Domitien pouvait bien, en effet, se trouver, sans rougir, entre Jupiter et Mercure.

Adrien, sophiste ridicule, tyran jaloux de son autorité, qui avait fait mourir, au commencement de son règne, quatre sénateurs consulaires, ses ennemis personnels, parce qu’ils avaient paru dignes de la pourpre impériale, fut placé au rang des dieux. On connaît sa passion pour Antinoüs. Il l’avait déifié ; et les médailles, les statues, les temples, les villes, consacrés à Antinoüs, sont la honte d’Adrien. Au reste, comme le remarque un historien qui n’est pas suspect de prévention favorable au Christianisme[4], des quinze premiers Césars, Claude est le seul dont les amours n’aient pas fait rougir la nature.

Antonin, appellé le pieux, adopté par Adrien, avait gouverné l’empire de son cabinet, et adopta Marc-Aurèle.

C’est sous ces princes, appelés philosophes, que le sang chrétien coula à grands flots dans toutes les contrées de l’Asie, dans l’Afrique et surtout dans les Gaules, à Lyon, à Vienne, à Autun, à Dijon, à Tournus, à Châlons, dans la Bresse et jusque sur les bords du Rhin et de l’Escaut.

Antonin voulut empêcher les persécutions contre les Chrétiens ; mais le paganisme, qui se sentait mourir, fit des efforts étonnants pour surmonter les dispositions particulières de l’empereur. Saint Justin, dont la première apologie fut adressée à Antonin, fait de l’état de l’Église à cette époque un tableau qui prouve combien les Chrétiens ont souffert sous ce règne. Cette apologie commence ainsi : « À l’empereur Tite Ælius Antonin, pieux, Auguste ; à son fils très-véridique et philosophe ; à Lucien, philosophe, fils de Lucien par la naissance, et d’Antonin par l’adoption, prince ami des lettres ; à la vénérable assemblée du sénat et au peuple romain tout entier ; au nom de ceux qui, parmi tous les hommes, sont le plus injustement haïs et persécutés ; moi, l’un d’eux, Justin, fils de Priscus, je présente ce discours. » C’est dans cette apologie qu’on trouve ce trait sublime : « Vous pouvez nous faire mourir, mais vous ne pouvez pas nous nuire. » Accusé d’esprit de sédition, Justin répondait par ces mots de l’Évangile : « Rendez à César ce qui est à César ! Oui ; nous vous obéissons avec joie, nous vous reconnaissons pour empereur, et nous demandons en même temps à Dieu qu’il vous accorde la sagesse avec l’empire. »

L’orateur trace ensuite la peinture des premières assemblées du Christianisme, « où la vieillesse, dit un écrivain moderne, était un sacerdoce, où l’égalité régnait avec la vertu, où les cérémonies étaient simples et la morale sublime. » Nous ne parlerons pas ici des ouvrages de ce grand homme, ni de son martyre ; nous renvoyons le lecteur à la notice qui lui est consacrée et que l’on trouvera à la tête de ses œuvres. Saint Justin scella de son sang la foi qu’il a si bien su défendre. La persécution ne cessa pas, car Athénagore, philosophe d’Athènes, adressa à Marc-Aurèle une nouvelle apologie du Christianisme. « Quels sont les préceptes dans lesquels nous sommes nourris, s’écrie ce philosophe chrétien ? Je vous le dis, aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être les enfants du Père céleste qui fait luire son soleil sur les méchants et sur les bons. » Méliton, évêque de Sardes, en Lydie, suivit le même exemple, ainsi que saint Claude Apollinaire, évêque d’Hiéraple. Saint Théophile, évêque d’Antioche, détruit aussi avec beaucoup d’art, dans ses trois livres à Aulique, tout ce que les païens objectaient contre la religion chrétienne, et il en expose la doctrine avec une admirable clarté.

Alors parut l’hérésiarque Valentin. Il ne manquait ni d’esprit, ni d’éloquence, et il avait aspiré à l’épiscopat ; mais parce qu’on lui préféra un martyr, il attaqua l’Église. Il avait étudié la philosophie platonicienne. Mêlant la doctrine des idées et les mystères des nombres avec la théogonie d’Hésiode et l’évangile de saint Jean, le seul qu’il recevait, il se fit une religion comme celle de Basilide et des gnostiques, dont ses disciples prirent aussi le nom. C’était ainsi que s’appelaient tous ceux qui se prétendaient plus éclairés que le reste des fidèles. Les gnostiques disaient que les catholiques, qu’ils traitaient d’ignorants, ne pouvaient être sauvés que par la foi simple et les œuvres ; que les charnels ne pouvaient jamais l’être, mais que les spirituels, et ils étaient tous de ce nombre, étaient bons par nature, et qu’ils seraient sauvés, quoi qu’ils pussent faire. On reconnaît dans tous ces systèmes les émanations des Chaldéens, les deux principes de Zoroastre, la doctrine des idées, la science des nombres et les visions de la théurgie.

Cerdon vint aussi à Rome sous le pape Hygin, tantôt enseignant son hérésie en secret, tantôt revenant à l’Église et faisant pénitence en apparence. Il établissait deux dieux, l’un bon et l’autre mauvais. Le mauvais était le créateur du monde et l’autre de la loi ; le bon était le père du Christ. Il admettait la résurrection de l’âme et non celle du corps, et ne recevait que l’évangile de saint Luc.

Antonin, après avoir gouverné l’empire, laissa deux fils adoptifs, Marc-Aurèle et Lucius Verus.

La persécution s’alluma avec une extrême fureur contre les Églises, sous Marc-Aurèle, malgré la peste, fléau vengeur envoyé par Dieu qui se répandit de l’Orient en Occident, et qui ravagea pendant plusieurs années toutes les provinces de l’empire.

C’est alors qu’eut lieu le martyre des Chrétiens de Lyon. Saint Pothin, évêque de cette ville, périt à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Saint Épipode et saint Alexandre, unis dès leur plus tendre enfance, et qui ne vivaient que pour s’exciter à toutes les vertus, moururent en confessant Jésus-Christ de la manière la plus héroïque : « Il ne faut pas, disait le gouverneur à Épipode, que tu périsses par opiniâtreté. Nous adorons les dieux immortels que tous les peuples et les princes mêmes honorent ; nous honorons les dieux par la joie, les festins, la musique, les jeux, les divertissements. Vous adorez un homme crucifié, à qui on ne peut plaire en jouissant de tous ces biens ; il rejette la joie, il aime les jeûnes et la chasteté stérile, et condamne le plaisir. Quel bien nous peut faire celui qui n’a pu se garantir de la persécution des plus misérables des hommes ? Je te le dis, afin que tu abandonnes une vie aussi austère, pour jouir du bonheur de ce monde avec la joie qui convient à ton âge.

« Je ne me laisse pas toucher à cette feinte et cruelle compassion, répond Épipode. Vous ne savez pas que Jésus-Christ, notre Seigneur éternel, est ressuscité après avoir été crucifié, comme vous le dites, et par un mystère ineffable, étant homme et Dieu tout ensemble, il a ouvert aux siens le chemin de l’immortalité. Êtes-vous assez aveugles pour ignorer que l’homme est composé de deux substances, d’une âme et d’un corps ? Chez nous, l’âme commande, le corps obéit. Les infamies que vous commettez en l’honneur de vos démons donnent du plaisir au corps et tuent les âmes. Pour nous, nous faisons la guerre au corps en faveur de l’âme. Vous, après vous être rassasiés de plaisirs comme les bêtes, vous ne trouverez à la fin de cette vie qu’une triste mort. Nous, quand vous nous faites périr, nous entrons dans une vie éternelle. »

Le juge, irrité de cette réponse, le fait frapper sur la bouche. Épipode, ayant les dents brisées, disait : « Je confesse que Jésus-Christ est Dieu avec le Père et le Saint-Esprit ; il est juste que je rende mon âme à celui qui m’a créé et qui m’a racheté. Ce n’est pas perdre la vie, c’est la changer en une meilleure. » Outré par ces paroles, le juge le fait pendre au chevalet, et deux licteurs viennent de deux côtés pour le déchirer avec les ongles de fer. Alors s’élève un cri terrible de la multitude, qui demande qu’on le lui abandonne pour l’accabler d’une grêle de pierres ou le mettre en pièces, car le juge n’allait pas assez vite à son gré. Celui-ci craignit qu’elle n’en vînt à une sédition et ne perdît le respect de sa dignité ; et, pour prévenir le mal, il fit éloigner le martyr de son tribunal, et lui fit couper la tête.

Après un jour d’intervalle, le gouverneur ordonne qu’on amène Alexandre devant lui. « Tu peux encore profiter de l’exemple des autres, lui dit-il, car nous avons tellement poursuivi les Chrétiens, que tu es presque le seul qui reste. » Alexandre : « Je rends grâces à Dieu de ce que vous m’encouragez par l’exemple des autres martyrs. Vous vous trompez, le nom chrétien ne peut être éteint. Dieu l’a établi sur des fondements si solides, qu’il se conserve par la vie des hommes et qu’il s’étend par leur mort. Je suis Chrétien et l’ai toujours été, et le serai pour la gloire de Dieu. » Le gouverneur ordonne qu’il soit frappé par trois bourreaux qui se succédaient l’un à l’autre, et, le voyant inébranlable, il le condamne à mourir en croix. Les exécuteurs le prennent, lui étendent les bras et l’attachent ; mais il ne souffrit pas longtemps : car son corps était tellement déchiré, qu’à travers ses côtes décharnées on voyait ses entrailles à découvert. C’est en invoquant Jésus-Christ de sa voix mourante qu’il expira. Comme les gentils empêchaient la sépulture des martyrs, les Chrétiens dérobèrent les corps de ces deux saints et les cachèrent près de la ville, au fond d’une vallée arrosée d’eaux abondantes et couverte d’arbres. Ce lieu devint ensuite célèbre par la piété des fidèles et par des miracles[5]. C’est à la même époque que saint Symphorien fut martyrisé à Autun. Comme on le conduisait hors de la ville pour l’exécuter, sa mère lui criait du haut des murailles : « Mon fils, mon cher fils Symphorien, souvenez-vous du Dieu vivant ; élevez votre cœur au Ciel, et pensez à celui qui y règne. On ne vous ôte pas aujourd’hui la vie, on ne fait que la changer pour vous en une meilleure. »

La persécution s’arrêta, grâce à la protection visible du Ciel. L’armée de Marc-Aurèle, dans la guerre contre les Marcomans, allait périr de soif, lorsqu’une pluie abondante, obtenue par les prières des soldats d’une légion nommée la légion fulminante, tomba tout à coup du côté des Romains et vint réparer leur forces ; tandis qu’une grêle mêlée de feu foudroyait leurs ennemis. C’est l’empereur lui-même qui rend témoignage de ce fait dans un édit publié à cette occasion. Après avoir rapporté que c’est aux prières des pieux soldats de son armée qu’il est redevable de la victoire signalée remportée sur les ennemis de l’empire, il défend d’accuser désormais les Chrétiens à cause du nom qu’ils portaient.

Marc-Aurèle avait adopté, dès l’âge de douze ans, le système des stoïciens, qui apprenait à soumettre son corps à son esprit, à faire usage de sa raison pour dominer ses passions, à considérer la vertu comme le bien suprême, le vice comme le seul mal, et tous les objets extérieurs comme des choses indifférentes ; mais cette philosophie ne donnait nullement la force de pratiquer ce qu’elle enseignait. C’était une illusion que l’esprit du mal cherchait à opposer au Christianisme ; car Dieu ne voulait pas seulement mettre les Chrétiens en regard des tyrans les plus exécrables, il voulait encore qu’on pût les comparer à des empereurs philosophes, à des hommes qu’on appelait vertueux.

Il faut remarquer à cette époque un grand changement amené par le Christianisme. Avant l’apparition de Jésus-Christ dans l’univers, la philosophie se réfugiait dans l’athéisme, et la vertu dans le suicide : sous Antonin et Marc-Aurèle, la philosophie croit en un seul Dieu et invoque la patience et l’humilité. César avait déclaré au milieu du sénat que tout finissait avec la vie, que l’âme et le corps s’anéantissaient à la fois, et qu’il n’y avait au delà du tombeau ni joie, ni supplice. Caton s’était donné la mort après avoir lu le Phédon. Épictète, philosophe du second siècle, fait consister toute la vertu dans la patience.

Marc-Aurèle, dans ses ouvrages, est rempli d’onction, tandis que Zénon, qui écrivait avant le Christianisme, ne prêchait que l’insensibilité. « Vous aimerez les autres, dit ce prince, si vous pensez que vous êtes leurs frères ; que c’est par ignorance et malgré eux qu’ils font des fautes, et que dans peu vous mourrez tous. » C’est là un langage évidemment emprunté aux Chrétiens. « Le stoïcisme ne nous a donné qu’un Épictète, dit Voltaire, et la philosophie chrétienne forme des milliers d’Épictète qui ne savent pas qu’ils le sont, et dont la vertu est poussée jusqu’à ignorer leur vertu même. »

Marc-Aurèle porta la guerre en Germanie. Les barbares, vaincus, faisaient la paix et recommençaient la guerre dès qu’ils avaient réparé leurs pertes. On pouvait prévoir dès lors qu’ils extermineraient les Romains ou qu’ils seraient eux-mêmes exterminés.

Domptés par Trajan, calmés par les concessions d’Adrien et par l’ascendant d’Antonin, ils se soulevèrent de toutes parts contre Marc-Aurèle : à l’orient, les Parthes ; à l’occident, les Maures et les Bretons ; au midi, les Bucoles de l’Égypte ; au nord, les nations qui s’étendent de la Batavie au Pont-Euxin. Les Alpes se couvrirent de bataillons ennemis, une armée romaine fut anéantie en Arménie, les Parthes se rendirent maîtres d’une partie de la Cappadoce et de la Syrie ; et les Maures, en possession de la Bétique et de la Lusitanie, étaient sur le point de subjuguer le reste de l’Espagne. L’Égypte, la Grande-Bretagne, la Gaule séquanaise révoltées ; les Cattes dans la Rhétie ; les Marcomans, les Quades, les Suèves, les Lombards, les Vandales, les Sarmates et les Alains pénétrant jusque dans la Vénétie, voilà le tableau que présentait l’empire quand Marc-Aurèle monta sur le trône. Les persécutions de l’Église commençaient à attirer la vengeance du Ciel, et déjà les Chrétiens annonçaient à Rome, qui versait le sang des martyrs, le sort de Jérusalem coupable d’avoir répandu le sang de Jésus-Christ, le premier des martyrs.

C’est dans ce siècle que la puissance romaine, parvenue au faîte de la grandeur, commença de pencher vers sa ruine : on la verra, dans la suite de nos tableaux historiques, décliner, depuis Trajan et les Antonins, jusqu’à la destruction de l’empire d’Occident par les Germains et les Scythes, dont les descendants forment aujourd’hui les nations civilisées de l’Europe.

« Marc-Aurèle, dit Gibbon, ne pouvait imaginer qu’il se trompât en se livrant aux mouvements de son cœur. Il était sans cesse entouré de ces hommes dangereux qui savent déguiser leurs passions et étudier celles du souverain, et qui, paraissant devant lui revêtus du manteau de la philosophie, obtenaient des honneurs et des richesses en affectant de les mépriser. Son indulgence excessive pour son frère, sa femme et son fils passa les bornes de la vertu. L’exemple que donnèrent les vices de cette famille et leurs suites funestes firent les malheurs de l’état. Marc-Aurèle fut insensible aux désordres de Faustine ; il éleva plusieurs de ses amants à des emplois considérables, et il la fit déclarer déesse par le sénat et représenter dans les temples avec les attributs de Junon et de Cérès. Les jeunes gens avaient ordre de s’y rendre le jour de leur mariage et d’offrir leurs vœux aux autels de cette singulière divinité. » Et voilà le plus sage des empereurs de Rome jugé par l’incrédule Gibbon !

Antonin avait été religieux observateur de toutes les cérémonies du paganisme de Rome. Mais Marc-Aurèle adopta toutes les superstitions de son peuple et des autres nations ; il croyait aux présages, aux songes : les païens eux-mêmes se moquaient de sa crédulité. On conserve encore un distique où les bœufs blancs souhaitent qu’il ne revienne pas victorieux, de peur qu’il n’extermine leur race.

Marc-Aurèle ne fit rien pour changer la constitution despotique de Rome, qui allait livrer l’empire à Commode, Commode qui devait surpasser en cruauté Tibère, Caligula, Claude, Néron, Domitien et Vitellius.

Marc-Aurèle partagea la dignité impériale avec son fils, à peine sorti de l’enfance, et qui annonçait tous les vices. Les délations se multiplièrent sous ce prince, qui avait commencé à régner à dix-neuf ans, et dont la cruauté fut la passion dominante.

Tout amenait l’agonie de l’empire : les esclaves brisaient leurs fers et ravageaient les villes les plus riches. On vendait publiquement les dignités de consul, de patricien et de sénateur. La peste et la famine vinrent mettre le comble aux calamités de Rome. Dion assure que, pendant longtemps, il mourut par jour dans cette ville deux mille personnes. Tandis que Commode laissait flotter les rênes de l’empire entre les mains de ses favoris, il n’estimait de la puissance souveraine que la liberté de pouvoir se livrer à tous les excès. Il passait sa vie dans un sérail rempli de trois cents femmes célèbres par leur beauté, et d’un pareil nombre de jeunes garçons de tout rang et de tout état. Les anciens historiens n’ont point rougi de décrire avec une certaine étendue ces scènes honteuses qui révoltent la nature. Commode employait dans les plus viles occupations les moments qui n’étaient pas consacrés à la débauche. Sa seule science consistait à lancer le javelot et à tirer de l’arc, et les courtisans ne manquaient pas de lui dire que c’était par la défaite du lion de Némée et par la mort du sanglier d’Érimanthe qu’Hercule avait mérité d’être mis au rang des dieux. Aussi Commode s’appela l’Hercule romain. La massue et la peau de lion étaient près de son trône, et on lui éleva des statues où il était représenté dans l’attitude et avec les attributs de ce dieu.

Commode descendait dans l’arène parmi les gladiateurs, et souvent il blessa mortellement plusieurs de ces malheureux. Enfin sa cruauté lui devint funeste. Il fut empoisonné par Marcia, sa favorite, et étranglé par un lutteur de profession.

Si l’on n’appercevait pas alors les barbares dans le lointain, et les vertus des Chrétiens, qui brillaient d’autant plus que les vices des empereurs étaient plus grands, on ne comprendrait rien à l’histoire du monde à cette époque.

Pertinax, fils d’un charpentier, est nommé empereur par les conjurés qui avaient assassiné Commode. Il était resté seul des amis et des ministres de Marc-Aurèle, et lorsqu’on vint l’éveiller au milieu de la nuit pour lui apprendre que le chambellan et le préfet du prétoire l’attendaient, il crut qu’il allait subir la mort. On lui apportait la couronne. Les prétoriens et le sénat le proclamèrent le 1er janvier 193. Son règne, qu’il voulut marquer par d’utiles réformes, ne fut pas de longue durée. Trois mois n’étaient pas écoulés depuis la mort de Commode, que les prétoriens entrent dans le palais pour le tuer. Il se présente courageusement devant eux, mais un barbare lui porte le premier coup, et sa tête est portée en triomphe au bout d’une lance jusque dans le camp des prétoriens, à la vue d’un peuple consterné.

Nous allons voir maintenant quinze mille prétoriens décider du sort de l’empire. Auguste les avait institués et Tibère les plaça dans un camp fortifié qui dominait toute la ville. Ils ne tardèrent pas à comprendre que la personne de l’empereur, l’autorité du sénat, le trésor public et le sort de l’empire étaient entre leurs mains. Après le meurtre de Pertinax, les prétoriens coururent sur les remparts et annoncèrent à haute voix que l’univers romain serait adjugé dans une vente publique au dernier enchérisseur.

Didius Julianus, sénateur opulent, propose quatre mille six cent livres par chaque soldat ; Sulpicianus, gendre de Pertinax, n’en avait offert que trois mille six cent quatre-vingts. Les portes du camp s’ouvrent devant Julianus, il est revêtu de la pourpre et reçoit le serment de fidélité des troupes. Du camp il se rend au sénat, vante la liberté de son élection : toute l’assemblée lui répond par des acclamations, exaltant son bonheur et celui de Rome, et il est revêtu des marques de la dignité impériale et conduit au palais, où il peut voir en entrant le corps sanglant de Pertinax. On lui donne une fête, et il joue aux dés bien avant dans la nuit et assiste aux danses du célèbre Pylade. Il ne put pas dormir. Il avait raison de craindre. Claudius Albinus, Pescenninus Niger et Septime-Sévère commandaient les armées de Bretagne, de Syrie et de Panonnie. Albinus était en Bretagne, Niger en Syrie, Sévère en Panonnie. Les Chrétiens ne prirent aucune part à tous ces mouvements. « Il n’y avait parmi eux, dit Tertullien, ni albiniens, ni nigriens. » Bossuet ajoute : « Les usurpateurs de l’empire ne trouvaient point de partisans parmi les Chrétiens, et ils servaient toujours fidèlement ceux que Rome et le sénat avaient reconnus. »

Sévère est déclaré empereur sur les bords du Danube ; il lui fallait faire une marche de deux cent soixante-six lieues pour paraître à la vue de Rome. Il promet à ses soldats neuf mille livres, le double de ce que Julianus avait donné aux prétoriens, et part avec ses légions. Il se permet à peine le repos et la nourriture nécessaires. Julianus tremblant ne savait quel parti prendre. Il ordonne aux vestales et aux prêtres de sortir revêtus de leurs habits sacerdotaux, portant les signes sacrés de la religion païenne, et de s’avancer à la rencontre des légions. Il s’efforçait d’interroger ou d’appaiser le destin par des cérémonies magiques et par des sacrifices. Sévère ne s’arrêtait pas un instant dans sa marche, et quand il eut fait promettre le pardon aux prétoriens, Julianus eut la tête tranchée dans une salle des bains de son palais.

En quarante jours, Sévère arrive à Rome ; il ordonne aux prétoriens de se rendre, sans armes, dans une grande plaine près de la ville ; il les fait entourer, les casse ignominieusement et leur défend de paraître à la distance de trente lieues de Rome.

« Dans ces guerres civiles qui déchirèrent l’empire, dit un historien, les soldats combattaient en hommes intéressés à la décision de la querelle. Quand les vœux du peuple appelaient un candidat à l’empire, de tous ceux qui s’enrôlaient sous ses étendards, les uns le servaient par affection, d’autres par crainte, le plus grand nombre par intérêt, aucun par principe. Les légions, insensibles à l’honneur, prenaient indifféremment parti dans les guerres civiles. Des présents magnifiques et des promesses excessives pouvaient seuls les déterminer. Un échec qui ôtait au général le moyen de remplir ses engagements les relevait en même temps de leur serment de fidélité. Ces mercenaires, empressés d’abandonner une cause malheureuse, ne trouvaient de liberté que dans une prompte désertion. Au milieu de tous ces troubles, il importait peu aux provinces au nom de qui elles fussent gouvernées ou opprimées. Entraînées par un parti, dès qu’un parti plus fort triomphait, elles se hâtaient de recourir à la clémence du vainqueur, qui, pour acquitter des dettes exorbitantes, sacrifiaient les provinces les plus coupables à l’avarice des soldats. Aucune ville ne pouvait offrir d’asile à une armée en déroute. Aucun homme, aucune famille, aucun ordre de citoyens ne pouvait rétablir la cause d’un parti expirant. »

On peut déjà voir dans ce tableau une juste punition des persécutions des Romains contre le Christianisme. C’était encore là des avertissements ; et comme Rome n’en tiendra pas compte, Rome sera plus tard livrée aux barbares.

En moins de quatre ans, Sévère vainquit ses deux compétiteurs, défit des troupes nombreuses, et subjugua les provinces opulentes de l’Asie et les contrées belliqueuses de l’Occident.

« Ce prince, dit un de ses historiens, ne promit que pour trahir, ne flatta que pour perdre ; et quoique, suivant les circonstances, il se trouvât lié par des traités et par des serments, sa conscience, docile à la voix de son intérêt, le dispensa toujours de remplir des obligations gênantes. » Il disait : Omnia fui, et nihil expedit. « J’ai été tout, et rien ne m’a satisfait. » Appliqué à la divination, à la magie, à l’interprétation des songes et des présages et à l’astrologie judiciaire, il avait épousé Julia Domitia, parce qu’elle était née sous une constellation qui présageait la royauté. Ici finissent les événements politiques du premier siècle.

Pendant que les empereurs affligeaient le monde du spectacle de leurs vices et de leurs cruautés, ou faisaient naître par leur amour pour une vaine philosophie des espérances qu’ils ne pouvaient satisfaire, les successeurs de Pierre donnaient l’exemple de toutes les vertus. L’histoire des premiers papes est l’histoire des saints et des héros. Saint Évariste, qui succéda à saint Clément, édifia pendant neuf ans l’Église de Rome. Saint Alexandre, qui lui succéda, gouverna pendant dix ans, et saint Sixte, pendant neuf années. Saint Télesphore, martyrisé l’an 139, laissa son siége à saint Hygin, qui l’avait occupé pendant quinze ans. Saint Anicet, qui gouverna onze ans, eut pour successeur saint Soter, dont le pontificat fut de neuf ou dix ans. Saint Éleuthère gouverna après lui pendant quinze ans ; il mourut l’an 192, et eut pour successeur saint Victor, qui était encore chef de l’Église la seconde année du troisième siècle.

Nous avons vu dans ce siècle quatre empereurs philosophes sur le trône : Nerva, Trajan, Antonin et Marc-Aurèle, comme si le génie du mal avait voulu opposer au Christianisme l’éclat des vertus humaines, après s’être servi de la férocité des Caligula, des Néron et des Domitien pour le persécuter. Mais ces princes, élevés à l’école de la philosophie, ne surent jamais se défendre des vices du paganisme, et Marc-Aurèle, le meilleur de tous, fut un persécuteur acharné des Chrétiens et ternit toutes ses vertus par l’adoption de Commode. Aussi ces empereurs philosophes avaient si peu fait pour la réforme des mœurs publiques, que Commode, qui succéda à Marc-Aurèle, put recommencer toutes les infamies qui avaient souillé le règne de ses prédécesseurs ; et cependant Sévère mit Commode au rang des dieux ; il institua des fêtes en son honneur et lui donna un pontife, tandis qu’il exposait aux lions Narcisse, qui avait étranglé ce monstre. Tous les prêtres, comme on sait, dépendaient de l’empereur depuis Auguste.

Auguste, après la mort de Lépide, s’était emparé du titre de grand-pontife ; il avait fait relever les temples abattus pendant les guerres civiles ; il en avait bâti de nouveaux, augmenté le collége des prêtres, et rétabli des sacrifices dans les carrefours. Les prêtres ne se faisaient distinguer que par le luxe de leurs tables et la richesse de leurs vêtements. Les empereurs successeurs d’Auguste avaient continué à être à la fois chefs de la religion et de l’état, et leur apothéose fit bientôt partie du culte public. Tibère avait offert des sacrifices à la divinité d’Auguste. On avait accusé Thraséas de n’avoir pas immolé des victimes pour la santé de Néron et pour la conservation de sa voix. Néron, en long habit de lin, avait offert des sacrifices à Cybèle. Domitien se donnait le titre de Dieu dans ses décrets et dans ses lettres ; il remplissait avec zèle ses fonctions de grand-pontife ; et il fit punir de mort et enterrer vives plusieurs vestales. « Religion vile et mercenaire, dit un écrivain moderne, impiété malfaisante, crédulité sans culte, qui s’attachait à mille impostures bizarres, étrangères à la patrie : confusion de toutes les religions et de tous les vices dans ce vaste chaos de Rome ; dégradation des esprits par l’esclavage, la bassesse et la dignité romaine, voilà ce qu’était le polythéisme ! »

On comprend, avec de pareils pontifes, que Philon, qui vivait sous Caligula, dise que le monde était alors peuplé d’athées.

Pendant ce temps, les Chrétiens étaient époux unis, pères tendres, amis fidèles, citoyens dévoués, magistrats vigilants et intègres, il n’est pas de vertus dont ils n’offrissent l’exemple. La terre n’avait rien d’assez grand pour eux, puisqu’ils aspiraient à vivre avec Dieu même, et ils donnaient le plus beau spectacle aux anges et aux hommes.

Les hérétiques, comme les Juifs, empêchaient les païens d’être aussi frappés qu’ils auraient dû l’être de tant de vertus, parce qu’on les confondait avec les Chrétiens. Basilide, Saturnin, Carpocras, les gnostiques et les valentiniens, étonnés des miracles du Christianisme, se disaient Chrétiens et vivaient en païens. La crainte du martyre était aussi une cause d’hérésie. On n’osait s’avouer Chrétien, et l’on couvrait sa timidité du prétexte qu’on était d’une opinion différente. La sévérité des lois sur la pénitence contribuait encore à retenir hors de l’Église ceux qui avaient failli une fois, et qui ne pouvaient se résoudre à se soumettre aux austérités et aux humiliations qu’elle imposait.

C’est à cause d’un péché d’incontinence qu’il avait commis et qui le fit retrancher de l’Église par son père, alors évêque, que Marcion forma une secte. Marcion, au lieu de faire les réparations nécessaires, vint à Rome, où étaient encore d’anciens prêtres formés par les apôtres, et qui ne voulurent point l’admettre parmi eux. Plein de colère et d’orgueil, il s’écria : Je déchirerai votre Église et j’y jetterai une division éternelle. Pour arriver à son but, il se montra entièrement différent des gnostiques, affecta une grande austérité, admit deux principes, l’un du bien, l’autre du mal, rejeta l’Ancien-Testament, condamna le mariage, défendit l’usage de la viande. Ses sectateurs n’usaient que d’eau, même dans le sacrifice, faisaient des jeûnes fréquents et s’exposaient au martyre. Marcion alla plus loin encore : il se donna comme le Saint-Esprit et prétendit introduire dans les mœurs plus de perfection que les apôtres.

Tatien, disciple de saint Justin, donna dans les mêmes erreurs par excès d’austérité. Les évêques, assemblés dans des conciles, condamnaient toutes ces hérésies, et en arrêtaient ainsi le progrès.

Les philosophes, désabusés de toutes les illusions de la terre par le spectacle que présentait le gouvernement des Romains, recherchaient l’origine du monde, la chute originelle, la nature et la destination de l’homme. Aucun système n’offrait une réponse à ces questions, tandis que le Christianisme, fondé par la vertu et par les miracles, répandait la plus grande lumière sur les plus sublimes idées de Dieu et de l’homme. Un grand nombre de philosophes embrassa la religion avec ardeur ; mais d’autres, qui sacrifiaient tout à la curiosité, se laissèrent aller à l’esprit d’orgueil, et formèrent des systèmes théologiques qu’ils regardèrent comme plus complets que le Christianisme. Presque toutes les hérésies des deux premiers siècles furent un mélange de philosophie et de Christianisme. L’idée de rendre les dogmes conformes à la philosophie produisit une grande partie de toutes les erreurs. Arthémon, Théodote, combattirent la divinité de Jésus-Christ ; les melchisédéciens soutenaient que Jésus-Christ était inférieur à Melchisédech. Le grand moyen employé pour les combattre fut tiré de la tradition, des hymnes, des cantiques, des écrits des auteurs ecclésiastiques qui avaient précédé tous ces sectaires.

L’Église enseigna contre Marcion, Cerdon, Saturnin, etc., qu’il n’y avait qu’un seul Dieu, principe de tout ce qui est ; et contre Cérinthe, Arthémon, Théodote, que Jésus-Christ était vrai Dieu. Proxée, contemporain de Théodote, ayant prétendu que Jésus-Christ ne devait pas être distingué du Père, puisque alors il faudrait reconnaître deux principes avec Cerdon, ou accorder à Théodote que Jésus-Christ n’était point Dieu, fut condamné comme Théodote.

La consubstantialité du Verbe, la trinité et la divinité de Jésus-Christ étaient donc crues alors distinctement par l’Église.

Hégésippe, Juif qui avait embrassé la foi chrétienne, visita dans ce temps toutes les Églises catholiques et écrivit en cinq livres l’histoire ecclésiastique depuis la passion de Jésus-Christ jusqu’à lui. À Corinthe, à Rome, et dans plusieurs autres lieux, il eut des conférences avec les évêques, et dans ses écrits que nous avons perdus, et dont Eusèbe nous a conservé quelques fragments, il rendait témoignage que depuis les apôtres il n’y avait pas un siége épiscopal où l’on ne gardât fidèlement ce que la loi avait ordonné, ce que les apôtres avaient enseigné et que le Seigneur lui-même avait prêché.

« Lorsque je m’appliquais à l’étude de la philosophie platonicienne, dit Hégésippe, j’entendis parler des accusations dont on chargeait les Chrétiens ; je fus témoin de la manière dont ils couraient à la mort, bravant ce qu’elle a de plus terrible pour la nature, et j’en conclus qu’il était impossible que de tels hommes vécussent dans le crime et dans l’amour des plaisirs. Car ceux qui font consister la félicité humaine dans la jouissance des voluptés n’ont garde d’aller à la mort avec joie : bien loin de l’affronter comme font les Chrétiens, ils emploient tout pour s’y soustraire, pour éluder les arrêts de l’autorité et continuer leurs crimes avec leur vie. »

Il se fit alors dans l’état des femmes une révolution nouvelle. Marie devint le modèle sur lequel se réforma cette moitié du genre humain.

« Les danses des jeunes Lacédémoniennes sont connues, et selon l’expression de Montesquieu, Lycurgue avait ôté la pudeur à la chasteté même. À Rome, on avait vu des femmes danser sur un théâtre, sans que la décence publique mit aucune espèce de voile entre elles et les regards du peuple ; et si Caton vint au spectacle pour en sortir, les magistrats et les pontifes y assistèrent. La philosophie n’avait point de principe fixe sur les femmes. Tantôt elle combattait en elles et voulait leur ôter ce sentiment si doux qui fait la défense comme le charme de leur sexe. Tantôt elle voulait que l’union la plus tendre, qui suppose toujours un contrat des cœurs qui se donnent, ne fût que le lien d’un instant détruit par l’instant qui devait suivre.

« Le Christianisme imposa les lois les plus sévères aux femmes et aux mœurs. Il resserra les nœuds du mariage ; d’un lien politique il fit un lien sacré, et mit les contrats des époux entre le tribunal et l’autel sous la garde de la Divinité. Il ne se borna point à défendre les actions, il étendit son empire jusque sur la pensée. Partout il posa des barrières au-devant des sens, il proscrivit jusqu’aux objets inanimés qui pouvaient être complices d’une séduction ou d’un désir. Enfin troublant le crime jusque dans la solitude, il lui ordonna d’être son propre délateur, et condamna tous les coupables à rougir par l’aveu forcé de leurs faiblesses. La législation des Romains et des Grecs rapportait tout à l’intérêt politique des sociétés : la législation nouvelle et sacrée, n’inspirant que du mépris pour cet univers, rapporta tout à l’idée d’un monde différent de celui-ci. De là sortit l’idée d’une perfection inconnue. On vit réduire en précepte, chez tout un peuple, le détachement des sens, le règne de l’âme, et je ne sais quoi de surnaturel et de sublime qui se mêla à tout. De là le vœu de continence et le célibat consacré. Alors la vie fut un combat. La sainteté des mœurs étendit un voile sur la société et la nature. La beauté craignit de plaire, la force se redouta elle-même ; tout apprit à se vaincre, et l’autorité de l’âme augmenta tous les jours par le sacrifice des sens.

« Une autre loi ordonnait aux Chrétiens de se soulager et de s’aimer comme frères. On vit donc le sexe le plus vertueux comme le plus tendre, tournant vers la pitié cette sensibilité que lui a donnée la nature, et dont la religion lui faisait craindre ou l’usage ou l’abus, consacrer ses mains à servir l’indigence. On vit la délicatesse surmonter le dégoût. En même temps les persécutions faisaient naître les périls. Pour conserver sa foi, il fallait souvent supporter les fers, l’exil et la mort. Le courage devint donc nécessaire : celui des femmes chrétiennes fut fondé sur les plus grands motifs. On les vit s’élevant au-dessus d’elles-mêmes courir aux flammes et aux bûchers, et offrir aux tourments leurs corps faibles et délicats[6]. »

C’est un beau spectacle que celui de l’Église faisant tous les jours de nouveaux progrès, malgré les édits des empereurs sans cesse renouvelés pour maintenir l’idolâtrie, malgré l’apologie du paganisme par les philosophes et leurs écrits contre la religion, malgré les cris des païens dans l’amphithéâtre pour demander le sang des Chrétiens, et les supplices des fidèles continués depuis Néron.

Aussi les païens se convertissaient en foule. « Tant d’Églises, dit Fleury, que nous voyons dès le second siècle, dans tous les pays du monde, ne s’étaient pas formées toutes seules, et ce n’était pas par hasard qu’elles conservaient toutes la même doctrine et la même discipline. La meilleure preuve de la sagesse des architectes et du travail des ouvriers est la grandeur et la solidité des édifices. »

La pureté des mœurs des Chrétiens du premier siècle n’est un doute pour personne. Saint Paul, après avoir attaqué les vices des païens, l’idolâtrie, la fornication, l’adultère, les péchés contre nature, l’avarice, les emportements, le vol, avait dit : « Quelques-uns d’entre vous ont été coupables, mais vous êtes lavés, purifiés, sanctifiés au nom de Jésus-Christ et par l’esprit de Dieu. » Cette pureté se continua sous les disciples des apôtres. Nous en avons pour garants, non-seulement saint Justin, Athénagore, saint Irenée, saint Théophile d’Antioche, qui ont défié les païens de reprocher aucun crime aux fidèles, mais encore la lettre de Pline à l’empereur Trajan que nous avons citée.

Rome, dans le second siècle, était gouvernée par des tyrans qui faisaient trembler l’univers. Au sénat, sur les rochers de l’île de Sériphe, ou sur les rives du Danube, tous les hommes attendaient en silence le destin que leur faisait l’empereur. Pour trouver la liberté, il fallait se réfugier dans la religion chrétienne.

Aujourd’hui Rome est encore le centre de l’univers, mais c’est sans contrainte que l’univers accepte son empire. La domination des successeurs de Pierre, des vicaires de Jésus-Christ, a fondé et maintenu la liberté du monde.


  1. Essai sur les Éloges.
  2. De la Tradition sur l’institution canonique.
  3. Bullet.
  4. Gibbon.
  5. Nous empruntons ces détails à la lettre sur les martyrs de Lyon.
  6. Essai sur les Éloges.