Les Pères de l’Église/Tome 1/Notes du tableau historique du second siècle


NOTES DU TABLEAU HISTORIQUE DU SECOND SIÈCLE.



Adrien.


On dit qu’Adrien, ce sont les paroles de Lampride, voulut faire recevoir Jésus-Christ au nombre des dieux. « Il fit bâtir dans toutes les villes des temples sans simulacres, qu’on nomme encore aujourd’hui Adrianées, parce qu’on n’y voit pas d’idoles et qu’ils avaient été préparés par Adrien pour Jésus-Christ ; mais il ne le fit pas à cause des oracles, qui déclarèrent que s’il en était ainsi tout le monde embrasserait la religion chrétienne, et que les autres temples deviendraient déserts. » On lit dans une lettre qu’Adrien écrivit à Servien, son beau-frère, l’an 132, que la ville d’Alexandrie était partagée entre les adorateurs de Sérapis et les Chrétiens, et que ces derniers y avaient un évêque. Ainsi le Christianisme se répandait sans la faveur des princes, et, comme on l’a dit, le vaisseau de l’Église ne devait arriver au port que par des tempêtes.

Adrien ne conserva pas longtemps ses sentiments favorables pour les Chrétiens. La chronique des Samaritains porte que l’an 132 de Jésus-Christ, cet empereur fit mourir en Égypte un grand nombre de Chrétiens.


Mœurs romaines. — Repas de Lucius Vérus.


On peut voir, par le passage suivant, quel était le luxe employé alors par les Romains dans leurs repas :

Lucius Vérus réunit dans un souper douze convives. Les plats sont d’argent, de vermeil et d’or ; on les donne à celui devant qui ils sont servis. Les mets de substance animale se composent de quadrupèdes, poissons, oiseaux familiers ou sauvages, venant de toutes les extrémités du monde connu, et dont le prix est énorme. On fait présent à chacun des convives de chaque animal, quadrupède, oiseau ou poisson vivant qui est de même espèce que celui qui a été apprêté et offert en mets. On boit souvent ; à chaque rasade tarie, changement de vase, et chaque convive reçoit une tasse nouvelle en cristal d’Alexandrie, une coupe d’argent ou une coupe d’or incrustée de pierres précieuses, ou une coupe murrhine. Coupes de cristal d’argent et d’or incrustées de pierreries, et coupes murrhines, toutes celles dans lesquelles on a bu, appartiennent au buveur. Des couronnes de fleurs, étrangères à la saison comme au climat ; des bandelettes d’or, chefs-d’œuvre de l’art ; des tresses métalliques ont été ceintes autour du front des convives dès le commencement du repas. On leur donne à tous et les plantes des extrémités de l’empire qui produisent les fleurs de leurs couronnes, et les filigranes inestimables qui tissent leurs diadèmes. On apporte devant chacun de ces douze heureux une cassolette d’or et un coffret remplis de ces parfums réputés inestimables. La cassolette, le coffret, les parfums appartiennent à qui en a fait usage. Un maître-d’hôtel a disposé les plats en face de chaque convive, un bel esclave a rempli l’office d’échanson. On donne à chacun le maître-d’hôtel et le bel esclave qui ont achevé le service… Le repas est fini, la libéralité ne l’est pas : il faut des litières pour remporter chacun de ces voluptueux engourdis, et avec eux les présents dont ils sont chargés. On leur donne encore à chacun la litière, les mules couvertes d’argent qui les supportent et les esclaves muletiers qui les conduisent. Ce festin fut évalué six millions de sesterces, environ deux millions quatre cent mille livres. Voilà où l’on était au second siècle !


Des hérétiques du second siècle.


Saturnin, Basilide, Carpocrate, Valentin, Cerdon, Marcion, Hermogène, Hermias, Bardesane, Apelle, Tatien, Sévère, Héraclion, les séthites, les caïnites, les ophites, admettaient des génies qu’ils faisaient agir à leur gré. La cabale, la magie, la philosophie orientale, pythagoricienne, platonicienne, furent employées pour expliquer les miracles et les dogmes du Christianisme. L’affranchissement de l’empire des sens, tel était le but de ces sectaires, et aucun ne niait les miracles de Jésus-Christ. Tous exagéraient les préceptes de l’Évangile, et croyant vivre d’une manière plus parfaite, ils s’enorgueillirent ; et comme Jésus-Christ avait promis d’envoyer le Paraclet, Montan se prétendit le Saint-Esprit. Il eut des extases, réunit des disciples qui se dirent inspirés et formèrent une secte très-étendue qui se divisa.


Du Christianisme dans le second siècle[1].


Les fidèles eurent un autre genre de persécution à essuyer de la part des philosophes. Celse, épicurien, composa un ouvrage contre le Christianisme, pour réunir toutes les objections que l’on pourrait former contre notre religion ; il la fait d’abord attaquer par un Juif ; il la combat ensuite, de même que le judaïsme, sous son propre nom. Il avait l’Ancien et le Nouveau-Testament, les livres des autres Chrétiens, pour y puiser des armes contre nous. Calomnies, injures, railleries, raisonnements, érudition, il n’oublie rien de ce qu’il croit propre à lui assurer la victoire sur l’Église. Il s’attache ensuite à ôter à l’idolâtrie ce ridicule frappant qu’elle a dans les ouvrages des poëtes et des anciens historiens : ridicule si propre à la décréditer auprès de tous ceux qui font quelque usage de la raison.

On peut connaître par ce livre de Celse quel était alors l’état de l’Église. Il dit que les Chrétiens étaient en grand nombre ; qu’ils opéraient encore des choses extraordinaires ; qu’ils faisaient parade de prodiges ; qu’ils tenaient leurs assemblées en cachette, pour éviter les peines décernées contre eux ; que lorsqu’ils étaient pris, on les conduisait au supplice ; qu’avant que de les faire mourir, on leur faisait éprouver tous les genres de tourments.

L’empereur Antonin, le successeur d’Adrien, ou par un sentiment naturel de clémence, ou touché de l’innocence des mœurs des Chrétiens, suspendit la persécution. Dans cette vue, il adressa, la quinzième année de son empire, aux états d’Asie, la constitution suivante :

« L’empereur César, Marc-Aurèle, Antonin, Auguste, Arménien, grand pontife, quinze fois tribun, trois fois consul, aux états d’Asie, salut ! Je sais que les dieux ont soin que ces hommes (les Chrétiens) ne demeurent pas inconnus ; car il leur appartient, plutôt qu’à vous, de châtier ceux qui refusent de les adorer. Plus vous faites de bruit contre eux et plus vous les accusez d’impiété, plus vous les confirmez dans leurs sentiments et dans leur résolution. Ils aiment mieux être déférés et condamnés à la mort pour le nom de leur Dieu, que de vivre ; ainsi ils remportent la victoire en renonçant à la vie, plutôt que de faire ce que vous désirez. Il est aussi à propos de vous donner des avis par rapport aux tremblements de terre présents ou passés. Comparez la conduite que vous tenez en ces occasions avec celle que tiennent les Chrétiens. Au lieu qu’alors ils mettent plus que jamais leur confiance en Dieu, vous perdez courage ; aussi il semble que, hors ces calamités publiques, vous ne connaissiez pas seulement les dieux ; vous négligez toutes les choses de la religion, et vous ne vous souciez point du culte de l’immortel ; et parce que les Chrétiens l’honorent, vous les chassez et vous les persécutez jusqu’à la mort. Plusieurs gouverneurs de province ayant écrit à mon père touchant ceux de cette religion, il défendit de les inquiéter, à moins qu’ils n’entreprissent quelque chose contre le bien de l’état ; quand on m’a écrit sur le même sujet, j’ai fait la même réponse : que si quelqu’un continue à accuser un Chrétien à cause de sa religion, que l’accusé soit renvoyé absous, quand il paraîtrait effectivement être Chrétien, et que l’accusateur soit puni. »

L’emprisonnement de Péregrin, arrivé vraisemblablement sous l’empire d’Antonin, est une nouvelle preuve de la persécution dont il est parlé plus haut. Lucien, de qui nous tenons l’histoire de ce philosophe, raconte d’abord que, dans sa jeunesse, il tomba dans des crimes honteux, pour lesquels il pensa perdre la vie en Arménie et en Asie. Ensuite il continue en ces termes : « Je ne veux pas insister sur ces crimes ; mais je crois que ce que je vais dire est bien digne d’attention. Aucun de vous n’ignore que, fâché de ce que son père, qui avait déjà passé sa soixantième année, ne mourût point, il l’étouffa. Le bruit d’un si noir forfait s’étant répandu, il montra qu’il en était coupable en prenant la fuite ; il alla en divers pays pour chercher le lieu de sa retraite, jusqu’à ce qu’étant venu en Judée, il apprit la doctrine admirable des Chrétiens, en conversant avec leurs prêtres et leurs scribes. En peu de temps, il leur montra qu’ils n’étaient que des enfants auprès de lui ; car il ne devint pas seulement prophète, mais chef de leur congrégation ; en un mot, il leur tenait lieu de tout ; il expliquait leurs livres, et en composait lui-même, en sorte qu’ils en parlaient comme d’un dieu, et qu’ils le considéraient comme un législateur et leur surintendant. Cependant ces gens adorent ce grand homme qui a été crucifié dans la Palestine, parce qu’il est le premier qui ait enseigné aux hommes cette religion. Sur ces entrefaites, Péregrin ayant été arrêté et mis en prison, à cause qu’il était Chrétien, cette disgrâce le combla de gloire, qui était tout ce qu’il désirait avec ardeur, le mit en plus grand crédit parmi ceux de cette religion, et lui donna la puissance de faire des prodiges. Les Chrétiens, extrêmement affligés de sa détention, firent toutes sortes d’efforts pour lui procurer sa liberté, et comme ils virent qu’ils n’en pouvaient venir à bout, ils pourvurent abondamment à tous ses besoins, et lui rendirent tous les devoirs imaginables. On voyait dès le point du jour, à la porte de la prison, une troupe de vieilles, de veuves et d’orphelins, et une partie d’entre eux passait la nuit avec lui, après avoir corrompu les gardes par argent ; ils y prenaient ensemble des repas préparés avec soin, et ils s’y entretenaient entre eux de discours religieux ; ils appelaient cet excellent Péregrin, le nouveau Socrate. Il y vint même des députés chrétiens de plusieurs villes d’Asie, pour l’entretenir, pour le consoler et pour lui apporter des secours d’argent ; car c’est une chose incroyable que le soin et la diligence que les Chrétiens apportent en ces rencontres : ils n’épargnent rien en pareil cas. Ils envoyèrent donc beaucoup d’argent à Péregrin, et sa prison lui fut une occasion d’amasser de grandes richesses ; car ces malheureux sont fermement persuadés qu’ils jouiront un jour d’une vie immortelle : c’est pourquoi ils méprisent la mort avec un grand courage, et s’offrent volontairement aux supplices. Leur premier législateur leur a mis dans l’esprit qu’ils sont tous frères. Après qu’ils se sont séparés de nous, ils rejettent constamment les dieux des Grecs, et n’adorant que ce sophiste qui a été crucifié, ils règlent leurs mœurs et leur conduite sur ses lois. Ainsi ils méprisent tous les biens de la terre, en les mettant en commun. »

Remarquons ici cette communion des biens proposée par Platon ; qu’on n’avait regardée jusqu’alors que comme une belle chimère, réalisée dans le Christianisme.

Lucien continue : « S’il se trouve dans quelque magicien ou faiseur de prestiges quelque homme rusé et qui sache profiter de l’occasion, qui entre dans leur société, il devient bientôt opulent, parce qu’un homme de cette espèce abuse facilement de la simplicité de ces idiots. Cependant Péregrin fut mis en liberté par le président de la Syrie, qui aimait la philosophie et ceux qui en font profession, et qui, s’étant apperçu que cet homme désirait la mort par vanité et pour se faire un nom, l’élargit, le méprisant assez pour ne vouloir pas le punir du dernier supplice. Péregrin retourna dans sa patrie ; et comme on voulait le poursuivre à cause de son parricide, il donna tous ses biens à ses concitoyens, qui, gagnés par cette libéralité, imposèrent silence à ses accusateurs.

« Il sortit une seconde fois de son pays pour aller voyager, comptant qu’il trouverait tout ce dont il aurait besoin dans la bourse des Chrétiens, qui effectivement l’accompagnaient quelque part qu’il allât, et lui fournissaient tout en abondance. Il subsista pendant quelque temps de cette façon ; mais ayant fait quelque chose que les Chrétiens regardent comme un crime (je pense qu’ils le virent faire usage de quelques viandes défendues parmi eux), il en fut abandonné : de sorte que n’ayant plus de quoi subsister, il voulut revenir contre la donation qu’il avait faite à sa patrie. »

Que les railleries que Lucien fait de la charité prodigue des Chrétiens leur sont glorieuses ! Une religion qui inspire de pareils sentiments est faite pour le bonheur des hommes.

La persécution commencée par Antonin, dans les dernières années de son empire, fut continuée par Marc-Aurèle, son successeur. C’est ce que nous apprenons de Marc-Aurèle qui, dans son livre de réflexions morales, blâme les Chrétiens d’aller à la mort avec trop d’ardeur et d’en marquer trop de mépris. Le gouverneur de Lyon ayant demandé à Marc-Aurèle ses ordres au sujet des Chrétiens qu’il avait fait arrêter et tourmenter dans cette ville, pour cause de leur religion, cet empereur lui écrivit de faire punir de mort ceux qui persisteraient à confesser Jésus-Christ, et de mettre en liberté ceux qui le renonceraient.


Du prodige de la légion fulminante.


Voici comment Dion décrit ce prodige, dont les païens et les Chrétiens se sont également fait honneur :

« Marc-Aurèle, ayant vaincu les Marcomans et les Jaziges, fit aux Quades une guerre rude et opiniâtre. Dans cette guerre, il remporta sur ces barbares une victoire contre son espérance, victoire qu’il ne dut qu’à une faveur particulière de Dieu ; car les Romains s’étant trouvés dans le plus grand danger, ils en furent sauvés d’une manière admirable et toute divine. Ils s’étaient laissé enfermer par les ennemis dans un lien désavantageux ; se serrant les uns contre les autres, ils se défendaient avec bravoure contre les escarmouches des barbares ; de sorte que ceux-ci cessèrent bientôt de les attaquer. Mais, comme les Quades étaient fort supérieurs en nombre, ils se saisirent de tous les passages, et ôtèrent aux Romains tous les moyens d’avoir de l’eau, espérant surmonter par la chaleur et la soif ceux qu’ils ne pouvaient vaincre par les armes. Les Romains se trouvèrent alors dans une étrange extrémité, étant accablés de maladies et de blessures, abattus par l’ardeur du soleil et par la soif, sans pouvoir ni avancer ni combattre, contraints de demeurer sous les armes, exposés à une chaleur brûlante, lorsque tout d’un coup on vit les nuées s’assembler de toutes parts et la pluie tomber en abondance, non sans une faveur particulière de Dieu. On dit qu’Armuphis, magicien égyptien qui était avec Marc-Aurèle, conjura par art magique Mercure, qui est dans l’air, et d’autres démons, et en obtint cette pluie. Dès qu’il commença à pleuvoir, les Romains se mirent à lever la tête et à recevoir l’eau dans leur bouche, ensuite à tendre leurs boucliers et leurs casques, pour pouvoir boire plus aisément et abreuver aussi leurs chevaux. Les barbares vinrent alors les attaquer : de sorte que les Romains étaient obligés de boire et de combattre en même temps ; car ils étaient tellement altérés, qu’il y en eut qui, étant blessés, buvaient leur propre sang avec l’eau qu’ils avaient reçue dans leurs casques ; et comme ils songeaient plutôt à éteindre leur soif qu’à repousser les ennemis, ils eussent sans doute éprouvé un grand échec, si une grande grêle et quantité de foudres ne fussent tombés sur les barbares. On voyait donc dans le même lieu l’eau et le feu tomber ensemble du ciel, les uns se désaltérer et reprendre leurs forces, les autres être brûlés et périr ; car le feu ne tombait point sur les Romains, ou s’il y tombait quelquefois, il s’éteignait aussitôt, et la pluie qui tombait sur les barbares n’éteignait point les flammes qui les dévoraient ; elle les augmentait, au contraire, comme si c’eût été de l’huile. Ainsi les ennemis cherchaient de l’eau, quoique tout trempés de pluie, et se blessaient eux-mêmes pour éteindre le feu par leur sang. Une partie d’entre eux se jetait entre les bras des Romains, pour qui seuls ils voyaient que cette pluie était avantageuse ; en sorte que Marc-Aurèle eut pitié d’eux. Après une victoire si surprenante, ce prince fut proclamé par les soldats empereur pour la septième fois. »

On a pu remarquer que, selon Dion, on attribuait ce prodige à un magicien nommé Armuphis, qui était à la suite de l’empereur. Dans Suidas, d’autres païens le rapportent à un magicien originaire de Chaldée, nommé Julien. Capitolin en fait honneur à Marc-Aurèle, et assure qu’il l’obtint du ciel par ses prières. Selon Chemistius, cette merveille fut l’effet de la prière et la récompense de la vertu de cet empereur. Claudien dit que les armes romaines doivent laisser au Ciel toute la gloire de ce combat ; soit que des magiciens chaldéens, par la force de leurs enchantements, aient engagé les dieux à combattre pour Rome ; soit que la vertu de Marc-Aurèle (comme il me paraît plus vraisemblable, ajoute ce poëte) ait obligé le dieu du tonnerre de venir à son secours. Dans la chronique d’Antonin, les païens attribuent prodige à Jupiter pluvieux.


Lettre sur les martyrs de Lyon.


Nous croyons devoir rapporter ici ce que nous n’avons pas cité dans la lettre écrite par les témoins oculaires des souffrances des martyrs des Gaules.

« Les serviteurs de Jésus-Christ qui demeurent à Vienne et à Lyon de Gaule, aux frères d’Asie et de Phrygie, qui ont la même foi et la même espérance : Paix, grâce et gloire dans la mort de Jésus-Christ notre Seigneur ! (Après un préambule, ils racontent le détail de leurs souffrances en ces termes : ) L’animosité des païens était telle contre nous, que l’on nous chassait des maisons particulières, des bains, de la place publique, et qu’en général on ne souffrait pas qu’aucun de nous parût en quelque lieu que ce fût. Les plus faibles se sauvèrent, les plus courageux s’exposèrent à la persécution. D’abord le peuple s’emportait contre eux par des cris et des coups, leur jetant des pierres, les enfermant, et faisant tout ce que peut une multitude en fureur. On les conduisit sur la place, où ils furent examinés publiquement par le tribun et par les magistrats de la ville ; et, ayant confessé Jésus-Christ, ils furent mis en prison jusqu’à la venue du gouverneur. Ensuite ils lui furent présentés ; et comme il les traitait cruellement, Veltius Epagathus, jeune homme d’une vie irréprochable et d’un grand zèle, ne le put souffrir, et demanda d’être écouté pour les défendre, et pour montrer qu’il n’y avait aucune impiété parmi nous. Tous ceux qui étaient du tribunal se récrièrent contre lui, car il était fort connu ; et le gouverneur, au lieu de recevoir sa requête, lui demanda seulement s’il était aussi Chrétien. Veltius le déclara à haute voix, et fut mis au nombre des martyrs, avec le titre d’avocat des Chrétiens. Il y en eut environ dix qui tombèrent par faiblesse, étant mal préparés au combat. Leur chute nous affligea sensiblement et abattit le courage des autres, qui, n’étant pas encore pris, assistaient les martyrs et ne les quittaient point, malgré tout ce qu’il fallait souffrir. Nous étions tous dans de grandes alarmes, à cause de l’incertitude de la confession. Nous n’avions pas peur des tourments, mais nous regardions la fin, et nous craignions que quelqu’un ne tombât. On faisait tous les jours des arrestations, en sorte que l’on rassemblait tous les saints des deux Églises, qui les soutenaient principalement.

« Avec les Chrétiens on prit aussi quelques esclaves païens qui les servaient, car le gouverneur avait ordonné de les chercher tous. Ces esclaves païens, craignant les tourments qu’ils voyaient souffrir aux fidèles, et poussés par les soldats, accusèrent faussement les Chrétiens des festins de Thyeste et des mariages d’Œdipe, c’est-à-dire des incestes et des repas de chair humaine, et de tout ce qu’il ne nous est permis de dire, ni de penser, ni même de croire que jamais les hommes aient commis. Ces calomnies étant divulguées, tout le peuple fut saisi de fureur contre nous ; en sorte que, s’il y en avait qui eussent gardé jusque là quelque mesure, ils s’emportaient alors frémissant de rage. On voyait l’accomplissement de la prophétie du Sauveur, « que ceux qui feraient mourir ses disciples croiraient rendre service à Dieu. »

« Ceux que la fureur du peuple attaqua le plus violemment furent Sanctus, diacre, natif de Vienne ; Maturus, néophyte ; Attalus, né à Pergame, mais qui avait toujours été le soutien de cette Église ; et Blandine, esclave. Nous tous, et principalement sa maîtresse, qui était du nombre des martyrs, nous craignions qu’elle n’eût pas même la hardiesse de confesser, à cause de la faiblesse de son corps. Cependant elle lassa tous ceux qui, l’un après l’autre, lui firent souffrir toutes sortes de tourments, depuis le matin jusqu’au soir. Ils se confessaient vaincus, ne sachant plus que faire contre elle ; ils admiraient qu’elle respirât encore, ayant tout le corps ouvert et disloqué, et témoignaient qu’une seule espèce de torture était capable de lui arracher l’âme, loin qu’elle pût en souffrir tant et de si fortes. Pour elle, la confession du nom chrétien la renouvelait ; son rafraîchissement et son repos étaient de dire : « Je suis Chrétienne, et il ne se fait point de mal parmi nous. » Ces paroles semblaient la rendre insensible.

« Le diacre Sanctus souffrit aussi des tourments excessifs ; mais, au lieu que les païens espéraient par là en tirer quelques paroles indignes de lui, il eut une telle fermeté, que jamais il ne leur dit ni son nom, ni sa nation, ni la ville d’où il était, ni s’il était libre ou esclave. À toutes ces questions, il répondit en latin : Je suis Chrétien. Ils ne l’entendirent jamais dire autre chose. Le gouverneur et les bourreaux en furent tellement irrités contre lui, que, ne sachant plus que faire, ils lui appliquèrent sur les parties les plus délicates du corps des lames de cuivre embrasées. Ainsi brûlé, il demeurait immobile et ferme dans la confession. Son corps n’était que plaie et meurtrissure, tout retiré, et il n’y paraissait plus de figure humaine. Quelques jours après, les païens voulurent le remettre à la torture, croyant le vaincre en appliquant les mêmes tourments à ces plaies enflammées, qui ne pouvaient pas même supporter d’être touchées avec les mains, ou du moins que mourant dans le tourment il épouvanterait les autres ; mais contre toute apparence, son corps se redressa et se rétablit, il reprit sa première forme et l’usage de ses membres, en sorte qu’il semblait que ce fut plutôt le panser que le tourmenter.

« Biblis, qui était de ceux qui avaient nié, fut appliquée à la torture pour lui faire avouer les impiétés dont on accusait les Chrétiens. Les tourments la réveillèrent comme d’un profond sommeil : ces douleurs passagères la firent penser aux peines éternelles de l’enfer. « Et comment, dit-elle, mangerions-nous des enfants, nous à qui il n’est pas permis de manger le sang des bêtes ? » Dès lors elle se confessa Chrétienne, et fut mise avec les martyrs. Les Chrétiens observaient alors, plusieurs siècles après, la défense de manger du sang, portée par l’ancienne loi et confirmée par le concile des Apôtres.

« Les tourments se trouvant inutiles par la vertu de Jésus-Christ et la patience des martyrs, ou les enferma dans une prison obscure et incommode, on leur mit les pieds dans des entraves de bois, les tendant jusqu’au cinquième trou, et on les traita si cruellement, que la plupart furent étouffés dans la prison. Quelques-uns, après avoir été si violemment tourmentés qu’ils semblaient ne pouvoir vivre quand ils auraient été pansés avec tout le soin imaginable, demeuraient dans la prison privés de tout secours humain, mais tellement fortifiés par le Seigneur, qu’ils consolaient et encourageaient les autres. D’autres, nouvellement pris, et dont les corps n’avaient point été maltraités, ne pouvaient souffrir l’incommodité de la prison et y mouraient.

« On tira premièrement de prison quatre martyrs, pour les exposer aux bêtes, dans un spectacle qui fut donné exprès pour les nôtres. Ces quatre furent Maturus, Sanctus, Blandine et Attale. Maturus et Sanctus passèrent de nouveau par tous les tourments dans l’amphithéâtre, comme s’ils n’avaient rien souffert auparavant. Ils furent traînés par les bêtes ; on leur fit souffrir tous les maux que le peuple furieux demandait par divers cris, les uns d’un côté, les autres d’un autre, et surtout la chaise de fer où on les fit rôtir, en sorte que l’odeur était sentie par tous les spectateurs. Mais ils n’en étaient que plus irrités. Ils ne purent toutefois tirer d’autre parole de Sanctus que la confession qu’il avait toujours faite dès le commencement. Enfin ces deux martyrs, après avoir longtemps résisté, furent immolés ce jour-là, ayant tenu lieu, dans ce spectacle, de tous les divers combats de gladiateurs.

« Blandine fut attachée à une pièce de bois pour être dévorée par les bêtes ; et ce spectacle donnait du courage aux martyrs, à qui elle représentait le Sauveur crucifié. On la traitait ainsi parce qu’elle était esclave. Aucune des bêtes ne la toucha ; elle fut détachée et remise dans la prison. Le peuple demandait instamment Attale ; car il était connu. On lui fit faire le tour de l’amphithéâtre, avec un écriteau où était en latin : « C’est le Chrétien Attale. » Le peuple frémissait contre lui ; mais le gouverneur ayant appris qu’il était citoyen romain, le fit remettre en prison avec les autres, attendant la réponse de l’empereur, à qui il avait écrit à leur sujet.

« En cet état, les martyrs firent paraître leur humilité et leur charité. Ils désiraient tellement imiter Jésus-Christ, qu’après avoir confessé son nom, non-seulement une fois ou deux, mais plusieurs fois, ayant été exposés aux bêtes, brûlés, couverts de plaies, ils ne s’attribuaient pas le nom de martyrs et ne nous permettaient pas de le leur donner. Mais si quelqu’un de nous les nommait martyrs, en leur écrivant ou en leur parlant, ils s’en plaignaient amèrement. Ils cédaient ce titre à Jésus-Christ, le vrai et fidèle témoin, le premier-né d’entre les morts, le chef de la vie divine, et faisaient mention de ceux qui étaient déjà sortis du monde. « Ceux-là, disaient-ils, sont les martyrs que Jésus-Christ a daigné recevoir dans la confession de son nom, la scellant ainsi par leur mort. Nous autres ne sommes que de petits confesseurs. » Ils priaient les frères, avec larmes, de faire pour eux de ferventes prières, afin qu’ils souffrissent pour eux jusqu’à la fin, et ils montraient par leurs actions la force du martyr, parlant aux païens avec grande liberté. Ils étaient remplis de la crainte de Dieu, et s’humiliaient sous sa main puissante, excusant tout le monde, n’accusant personne et priant pour ceux qui les maltraitaient. Leur plus grande application était de retirer de la gueule de l’ennemi ceux qu’il semblait avoir engloutis. Car ils ne s’élevaient pas de gloire contre ceux qui étaient tombés, mais ils suppléaient aux besoins des autres par leur abondance, leur montrant une tendresse maternelle et répandant pour eux beaucoup de larmes devant le Père céleste. Ils demandèrent la vie, et elle leur fut accordée, en sorte qu’ils en firent part à leurs frères. Leur patience et leurs exhortations donnèrent du cœur à ceux qui avaient renié la foi, et les disposèrent à confesser.

« Le dernier jour des gladiateurs, Blandine fut encore amenée avec un enfant d’environ quinze ans, nommé Pontius. On les avait amenés tous les jours pour voir les supplices des autres, et on les voulait contraindre à jurer par les idoles. Comme ils demeurèrent fermes à les mépriser, le peuple entra en fureur contre eux, et, sans avoir égard ni à l’âge de l’un ni au sexe de l’autre, ils les firent passer par tous les tourments, les pressant l’un après l’autre de jurer. Ils n’en purent venir à bout ; car Pontius était encouragé par Blandine, en sorte que tout le peuple s’en appercevait. Il souffrit donc généralement tous les tourments, et rendit l’esprit. Blandine fut la dernière ; elle allait à la mort avec plus de joie qu’à un festin de noces. Après les fouets, les bêtes, la chaise ardente enfin, on l’enferma dans un filet, et on l’exposa à un taureau qui la secoua longtemps. Mais elle ne sentait rien de ce qu’on lui faisait, par l’espérance et l’attachement à ce qu’elle croyait, et par les entretiens qu’elle avait avec Jésus-Christ. Enfin elle fut aussi égorgée ; et les païens mêmes confessaient qu’ail n’avaient jamais vu une femme autant souffrir. »


Tableau des mœurs des premiers Chrétiens.


« Avec quel zèle, dit un orateur qui a peint les mœurs des premiers Chrétiens sous les traits les plus vrais et les plus touchants, ils ranimaient les ardeurs de leur foi au flambeau des saintes Écritures ! Avec quelle avidité ils recevaient les explications simples que leur en faisaient leurs pasteurs ! Cette parole divine restait déposée dans leurs cœurs. C’était le sujet ordinaire de leurs entretiens ; c’est là qu’ils puisaient les leçons qu’ils donnaient à leurs enfants. Ils apprenaient à goûter, à aimer l’Évangile. Qu’il était beau de voir le patriarche d’une famille environné de ses serviteurs et de ses enfants, leur développant la morale de l’Évangile avec cette onction que la parole d’un père sait toujours faire sentir ! Quel spectacle que celui d’une mère entourée des vierges qu’elle formait par ses exemples et ses leçons, mêlant au silence du travail le chant de ces divins cantiques si propres à embrâser les âmes du feu sacré de la charité ! Jour et nuit ils puisaient dans ces sources divines leurs consolations et leurs espérances. Obligés de fuir l’épée des persécuteurs, ils étaient heureux dans les forêts, dans les autres, dans le creux des rochers, s’ils y pouvaient porter les saintes Écritures, le seul trésor qu’ils estimassent. Au moment de quitter la vie, c’était le seul bien qu’ils parussent regretter. Ils demandaient souvent à l’emporter dans le tombeau ; comme si la paix de leurs cendres en devait être plus profonde, ou que leur sort éternel leur semblât plus assuré, quand ce témoin déposerait devant Dieu de leur foi et de leur piété !

« Demandait-on leurs biens ? ils les abandonnaient sans murmure. Si on en voulait à leur vie, ils présentaient la tête avec joie. Fallait-il livrer les livres saints ? ni les menaces ni les tourments ne les y pouvaient contraindre. Ils ranimaient sans cesse leur foi par la prière. Ils priaient dans les temples, dans les maisons, dans les chemins, dans le travail et dans le repos. La prière commençait et terminait toutes leurs actions. Le signe sacré de la croix consacrait à Dieu chacun de leurs moments. Sept fois le jour ils faisaient monter jusqu’au ciel un sacrifice de louanges, et quand la nuit amenait le repos et commandait le silence, ils l’interrompaient par les hymnes de la religion. Nuits sacrées où les disciples de Jésus-Christ allaient chercher dans les cavernes, dans la demeure souterraine des morts, la liberté qu’ils ne trouvaient plus sur la terre ! Entrons sous ces voûtes augustes, au milieu du tumulte et des persécutions, tout respire l’innocence et la paix. Je vois un autel grossier construit à la hâte sur les ossements des martyrs. Courbé sous le poids des mérites et des années, le pontife, seul debout devant la majesté du Très-Haut, tient dans ses mains vénérables la victime du salut. Il l’offre pour l’Église et pour la patrie, pour les persécuteurs du nom Chrétien, pour toutes les nations et pour ceux qui les gouvernent, pour les vivants et pour les morts. Non loin de lui sont les ministres sacrés, blanchis dans les travaux et signalés dans les combats pour le nom de Jésus-Christ. Autour d’eux se range avec ordre un peuple fidèle, immobile de respect, dans l’attitude et le recueillement des anges. Là, sont confondus le riche et le pauvre, le maître et l’esclave, l’homme puissant et la veuve abandonnée. Tous ne font qu’un cœur et qu’une âme, une seule victime et un même sacrifice que leurs vœux font monter vers le ciel. Ils ont oublié la terre, les cieux se sont abaissés, la Divinité se rend présente et se communique à toutes les âmes. Parmi les transports de la piété et les ravissements de la religion, les diacres distribuent la victime sainte : c’est la force des combattants, c’est le gage de la victoire. Déjà les premiers rayons annoncent qu’il faut se séparer ; ils se quittent à regret, mais leurs cœurs sont brûlants du feu de la charité, et, devenus terribles aux démons, ils courent braver les tourments et la mort.

« Combien de fois n’a-t-on pas vu ceux que la persécution avaient vaincus d’abord redemander les échafauds, se précipiter sur les bûchers, plus doux pour eux que la séparation d’avec leurs frères ! Les autres, couverts de cendres et de cilices, revenaient chaque jour inonder de leurs pleurs le seuil des asiles sacrés. On voyait alors des magistrats, des hommes puissants, embrasser les genoux du pauvre et le prier de fléchir pour eux la sévérité des saints pontifes.

« Là, les peines d’un seul étaient le malheur de tous ; l’indigence d’un seul, l’objet de l’intérêt de tous ; la chute d’un seul, le sujet des larmes et des peines de tous. Le Chrétien, éloigné de sa patrie, retrouvait pour ainsi dire sa famille partout où il y avait des Chrétiens. Il devenait par son baptême l’enfant de l’Église universelle. Au premier cri d’une Église attaquée, toutes les autres venaient à son secours. On a vu souvent des fidèles se vendre pour racheter leurs frères et périr pour les délivrer. La charité, selon la prédiction de Jésus-Christ, était le signe auquel on reconnaissait ses disciples, et, au défaut des accusations, cette vertu les distinguait et les dénonçait aux tyrans. »


De l’obscurité jetée par les Juifs sur les vertus héroïques des premiers Chrétiens.


Comme la vérité doit toujours être le prix du travail, les apparences peuvent séduire les esprits qui ne réfléchissent pas. La persécution contre les Chrétiens, ces actes étonnants qui signalaient leur courage et leur foi, auraient suffi pour frapper tous les esprits, si les Juifs n’avaient été alors exposés aux mêmes calamités et souvent dans les mêmes lieux. Il y avait des Juifs martyrs, comme des Juifs Chrétiens ; mais pour ceux qui voulaient réfléchir, quelle différence entre les deux causes et les deux religions ! Nous devons faire remarquer ce mélange de lumière et d’obscurité, qui se retrouve sans cesse dans l’histoire comme dans la nature.


Constitutions apostoliques.


Les Constitutions apostoliques paraissait appartenir à différents auteurs ; c’est un recueil de divers réglements de discipline établis dans plusieurs conciles des deuxième et troisième siècles. Leur antiquité les rend très-respectables ; elles sont souvent citées par les écrivains des temps les plus reculés, comme par ceux des temps postérieurs. On y trouve des passages fort remarquables ; tel est cet éloge de l’Écriture-sainte qui commence l’ouvrage :

« Que vous manque-t-il donc, dans la loi de Dieu, pour que vous vous attachiez tant à la lecture des livres profanes ? Êtes-vous avides d’histoire ? vous avez le livre des Rois. Aimez-vous les philosophes, les poëtes ? vous trouverez dans nos prophètes, dans les écrits de Job, dans le livre des Proverbes, de quoi vous intéresser tout autrement que dans aucune des productions de vos poëtes et de vos sophistes du paganisme. Voulez-vous des compositions lyriques ? vous avez les psaumes. Désirez-vous connaître les antiquités vraiment originales ? voici la Genèse. Connaître enfin la législation et les préceptes de haute morale ? Dieu vous met en main le code de sa loi sainte.

« Voilà les premiers livres que les pères et mères doivent faire apprendre à leurs enfants. Instruisez-les dès leurs plus tendres années dans la science de Dieu. Faites-leur connaître nos divines Écritures. »

Et ailleurs, au sujet de Jésus-Christ : « Il n’a point aboli la loi naturelle ; il est venu la sanctionner et rompre les liens qui empêchent de la pratiquer. »

Il est parlé dans un autre endroit du respect dû aux saintes reliques et de prières pour les morts. Il est recommandé aux fidèles d’aller dans les cimetières prier en faveur des frères endormis dans le Seigneur, d’offrir pour eux le saint sacrifice du corps de Jésus-Christ, d’accompagner leurs funérailles par le chant des psaumes.


  1. Voir Bullet.