Les Origines du germanisme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 158-187).
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LES
ORIGINES DU GERMANISME

III.
L’ETAT SOCIAL ET LES INSTITUTIONS DES GERMAINS SELON TACITE[1].

Malgré les nuages qui nécessairement devaient obscurcir sa vue, Tacite a distingué quelques traits de la religion des Germains. Comment jugera-t-il de leurs institutions, de leurs aptitudes sociales et politiques, de leur caractère moral? Nous-mêmes, quel fruit tirerons-nous d’un tel examen? Ne nous offrira-t-il pas les premières ébauches de quelques-unes des institutions qui animent le monde moderne? L’historien romain a pressenti tous les problèmes; il a voulu particulièrement savoir à quel degré de civilisation, à quel état social en étaient arrivés les peuples qu’il observait. À cette question qu’il s’est posée, il a répondu par une conception originale et forte, à laquelle il faut s’attacher pour la dégager de ses termes concis, et la rendre avec ce qu’elle comporte d’utile développement.

Les sciences physiques nous enseignent, à la suite de leurs plus récentes découvertes, l’équivalence du mouvement, de la chaleur et de la force ; elles aspirent à trouver une formule qui expliquera par le mouvement la nature et la vie. Il en va de la sorte, nous le savons depuis longtemps, dans le monde moral, auquel répugnent absolument l’immobilité et l’inertie. L’histoire des peuples, de ceux-là du moins qui méritent ce nom et sont autre chose que des tribus sauvages, est l’accomplissement d’une loi de perpétuelle transformation ; la liberté morale se fait à elle-même ses destinées. A certains momens de cette vie collective, la vie nationale peut devenir plus intense, et le mouvement, qui s’accélère, peut s’accuser par des traits plus sensibles. C’est à l’historien de les saisir, mais ce n’est jamais une tâche facile d’apercevoir nettement les phases simultanées et diverses, de désigner celles qui viennent de s’achever, de distinguer les linéamens de l’avenir. Tacite l’a fait cependant avec une sagacité de vue qui étonne : il a surpris les Germains dans leur devenir, comme parlent les Allemands modernes, c’est-à-dire dans leur transformation, à la date d’un essor intense et décisif; mais ses indications, en même temps que précises, sont brèves et sommaires : voyant tout, il résume tout, c’est le mot de Montesquieu. Il y a donc lieu de reprendre ses indications pour développer ses vues. Il faut montrer avec lui et à sa suite que la société germanique du Ier siècle sortait de la vie en quelque mesure nomade encore pour entrer, dès qu’elle le pourrait, dans la vie agricole, — qu’elle commençait de substituer à l’âpreté des coutumes primitives l’autorité de mœurs déjà moins rades, — au droit de guerre privée et à la tradition des vengeances solidaires la proclamation des trêves sacrées et le wehrgeld, — au pouvoir exclusif et étroit des pères de famille les premiers essais d’institutions fécondes, — à la confusion d’une barbarie tumultueuse l’ébauche de la loi générale, de l’état.

Une telle étude était particulièrement difficile pour un Romain, Il fallait qu’il se dépouillât du mépris universel de Rome pour tout ce qui faisait partie du monde barbare. L’antiquité classique n’avait guère connu sous ce nom que des peuples d’une civilisation antérieurs et vieillie, qu’elle affectait de dédaigner après s’être fortifiée et comme nourrie de leur substance. L’Assyrie, la Perse, l’Egypte, avaient été ses premières institutrices pour devenir ensuite ses simples vassales; le monde celtique terminait sa période de grandeur lors de la conquête romaine : à toutes ces nations déchues, l’antique Rome avait également appliqué la dénomination de barbares et prodigué son dédain. Il ne devait pas en être de même pour le groupe des tribus germaniques. L’âge des peuples se calcule non pas sur l’étendue de leur passé, mais sur le temps réservé encore à leur énergie persistante ou croissante. À ce compte, le groupe considérable des tribus scythiques était seul resté doué de jeunesse, s’il est vrai que, grâce à une filiation pour nous très obscure, ce soient elles qui aient transmis aux Germains leurs anciens souvenirs et les germes d’institutions qu’elles n’avaient pas su développer elles-mêmes. Les Germains proprement dits paraîtraient, suivant une pure conjecture de M. Zeuss[2], dès le Ve siècle avant notre ère. Ils se montrent plus sûrement dans un fragment de Pythéas, qui nomme les Teutons, au temps d’Alexandre, puis, environ deux cents ans avant Jésus-Christ, dans un récit de Polybe, qui compte parmi les soldats de Persée, roi de Macédoine, des auxiliaires de la tribu germanique des Bastarnes. A vrai dire, l’invasion des Teutons et des Cimbres, puis celle d’Arioviste, roi des Suèves, qui fut repoussée par César, les révélèrent seules complètement, et ouvrirent la lutte que pendant plusieurs siècles Rome était appelée à soutenir. Le nom de barbares allait prendre désormais un nouveau sens et désigner des peuples jeunes en effet, c’est-à-dire réservés à un rôle important dans l’avenir. Hérodote avait étudié sans trop de mépris les peuplades scythiques au nom de son active et intelligente curiosité ; Tacite devait observer les Germains avec la seule préoccupation de ses inquiétudes patriotiques.


I.

Tout d’abord Tacite a évité de commettre une erreur dans laquelle sont tombés des historiens du XVIIIe siècle. Les Germains de son temps étaient des barbares, mais non pas des sauvages comme ceux de l’Océanie ou de l’Amérique. Si l’on ouvre, parmi les vieux livres composés en Allemagne sur ces époques primitives, la Germania antiqua de Cluvier par exemple, qui parut en 1616, on voit ce respectable in-folio orné de gravures qui ne donneraient pas, si on les tenait pour exactes, une haute idée du degré de civilisation où étaient arrivés les compatriotes d’Arminius et de Velléda. Le guerrier teuton, aux longues moustaches pendantes, à la chevelure relevée et nouée au sommet de la tête, une peau de bête jetée sur ses épaules pour unique vêtement, tient de la main gauche une tête sanglante, et de la droite, au bout de sa lance, une autre tête coupée. Une héroïne, près de lui, à peine plus vêtue, montre un pareil trophée. Les représentations de mœurs domestiques offrent l’image d’un informe et grossier dénûment, avec l’entière absence de tout commencement de culture. Le patriotisme tudesque aimait à placer de la sorte en vive lumière le contraste entre la puissance guerrière dont l’antique Germanie avait fait preuve et une absolue pauvreté, toute primitive; mais c’était charger les couleurs à plaisir. Les Germains du Ier siècle pratiquaient encore, il est vrai, les sacrifices humains, qu’Adam de Brème d’ailleurs nous montre subsistant dans le nord de l’Europe même pendant le XIe siècle. L’usage du fer n’était pas très fréquent chez eux : Tacite l’affirme pour une de leurs tribus, et les témoignages de l’archéologie paraissent démontrer qu’il en était de même pour toutes. La connaissance de l’écriture ne leur était évidemment pas familière; les runes ne pouvaient être d’un populaire emploi. Enfin, pour tout dire, un catalogue de superstitions condamnées par l’église, catalogue inséré dans les recueils des lois dites barbares, mentionne comme tout germanique et païen l’usage de faire du feu avec deux bâtons frottés l’un contre l’autre; à en juger par la difficulté pour l’homme civilisé de se servir d’un tel moyen, il est permis de le considérer comme un attribut de l’état primitif. Toutefois il n’est pas admissible que ces peuples aient pratiqué une entière nudité, comme on l’a voulu conclure de quelques mots de César et de Tacite ; à défaut d’autres raisons, celles qu’on peut tirer du climat, qui n’a pas changé, paraissent très suffisantes : les textes qu’on a remarqués s’appliquent seulement aux enfans. Quelques paroles de Pomponius Mêla, au Ier siècle de l’ère chrétienne, les représentent comme se nourrissant de chair crue, mais ne sont pas confirmées par César et par Tacite. Rien n’autorisait donc Robertson et Gibbon à mettre sur la même ligne les Germains du Ier siècle et les sauvages du Nouveau-Monde. Ils ont établi un parallèle entre les relations des voyageurs modernes sur les mœurs des indigènes américains, Natchez, Mohicans, Hurons ou Delawares, et les récits des anciens sur les mœurs germaniques. Ce parallèle ne pouvait devenir concluant que si, de part et d’autre, on rencontrait tout au moins les mêmes têtes de chapitres; mais au compte des mœurs américaines il manque précisément ceux des traits germaniques qui sont destinés à un développement ultérieur, c’est-à-dire les germes féconds, tels que le respect du mariage, la constitution régulière de la justice, la distinction hiérarchique entre diverses assemblées publiques. On n’attend certes plus rien des pauvres tribus de l’Amérique; la plupart ont disparu déjà sous la domination des conquérans européens; elles se sont montrées également incapables de résistance et d’éducation. Il est de plus impossible d’entrevoir dans leur passé les moindres traces d’un progrès accompli, tandis que les anciens Germains, à chaque fois que les documens historiques permettent de distinguer quelque chose de leur état social, apparaissent en transformation et en progrès. C’est qu’il n’y a pas lieu en réalité de confondre ce que l’antiquité classique appelait les barbares avec ce que nous appelons les sauvages. Parmi ces barbares d’autrefois, l’histoire a compté des peuples appelés à prendre une large part à de grandes époques et à de grandes œuvres de civilisation, tandis qu’on désigne du nom de sauvages, en dehors de la scène historique, des tribus vouées, ce semble, à la stérilité, qui ne s’instruisent pas et ne se perfectionnent pas. M. Guizot, s’il a reproduit dans une des leçons de l’Histoire de la civilisation en France un parallèle analogue à celui que Robertson et Gibbon ont outré, a pris soin de le rectifier en plaçant à la suite une habile peinture des traits privilégiés par où les Germains devaient se signaler.

Bien que les Germains du Ier siècle soient encore à l’état de tribus errantes, depuis longtemps déjà, à mesure qu’ils émigrent, ils demandent partout des terres pour s’y établir. Il semble que deux secrètes impulsions les dirigent vers l’invasion et vers l’occupation qui suivra la conquête définitive. Rencontrent-ils quelque grand fleuve qui les conduit à la mer ou bien la côte elle-même, ils sont déjà ces pirates hardis que l’Europe occidentale devra plus tard redouter. Pline le Naturaliste, contemporain de Tacite, décrit leurs embarcations creusées dans des troncs d’arbres, et qui contenaient, dit-il, jusqu’à trente hommes; une de ces embarcations a été retrouvée en Danemark, il y a peu d’années, dans la tourbière de Nydam, avec des monnaies romaines qui la feraient dater du IIe siècle. Dans l’intérieur des terres, sur le vaste territoire de la Germanie, ils s’avançaient lentement, par migrations spontanées, après avoir depuis longtemps refoulé ou asservi les populations celtiques, se succédant tribus par tribus sur chaque plateau et dans chaque vallée, sans rencontrer, ce semble, beaucoup d’obstacles, mais attardés cependant par l’indispensable nécessité de cultiver la terre. La distinction que M. Guizot a établie entre la bande et la tribu dans le sein de chaque peuple germanique convient à cette époque : les femmes et les vieillards restaient pour soigner la terre et le bétail, tandis que les enfans perdus s’en allaient explorer la contrée et chercher de nouveaux gîtes. A peine sont-ils en contact avec les peuples des frontières romaines, qu’on les voit réclamer des terres plus instamment que jamais. Les Cimbres, vainqueurs dans une première rencontre sur les frontières de la province romaine, plus tard la Narbonnaise, se contentent de renouveler la demande d’une concession de terres à titre de solde et en échange du service militaire. Arioviste, le roi des Suèves, se fait livrer le tiers de leurs terres par les Séquanes. On dirait que, fatigués de la barbarie, ces peuples viennent invoquer d’eux-mêmes les exemples de la vie sédentaire et civilisée.

Dans leur vie errante, les Germains du Ier siècle connaissaient-ils la propriété privée? Un exact examen de cette grave question, à laquelle Tacite a certainement songé, nous serait précieux pour la connaissance de leur état social. De même que, dans les sociétés parvenues à leur entier développement, la propriété privée est à la fois l’aiguillon et le prix du travail, et devient, sagement constituée, le signe de la civilisation, de même, dans l’histoire du progrès des peuples, elle marque, à mesure qu’elle s’introduit et se généralise, le passage de l’état pastoral ou nomade, ou plus tard de l’état agricole, à une plus haute condition sociale.

César dit en parlant des Suèves, un des peuples les plus considérables de la Germanie, qu’ils ont jusqu’à cent cantons, et que de chacun d’eux sortent alternativement chaque année mille hommes pour porter les armes, tandis que les mille autres labourent la terre, afin de pourvoir à la nourriture commune. Il ajoute cette double remarque, très digne d’attention : « Nul parmi eux ne possède de champs à part, et il n’est permis à personne de rester plus d’une année en un même lieu pour s’y établir. Ils préfèrent au blé le laitage et la chair des troupeaux, et se livrent passionnément à la chasse. » Plus loin, à propos des Germains, considérés cette fois en général. César s’exprime à peu près de même. « Nul d’entre eux, dit-il, ne possède une certaine quantité de terre, avec des limites marquant une propriété fixe. Les magistrats distribuent chaque année aux familles, aux groupes de parens réunis, les lots de terre qui leur ont été assignés en tel ou tel endroit. L’année finie, il faut passer ailleurs. » Tacite fait évidemment allusion à de pareils usages quand il dit, au chapitre XXVI de la Germanie, que « dans chaque canton, tous les hommes valides sont appelés tour à tour à la culture de lots qui leur sont assignés aussi également que possible pour l’étendue ou pour la qualité du terrain, le vaste espace dont on dispose permettant d’observer de telles conditions. Ces lots, ajoute-t-il, ne restent entre les mêmes mains qu’une année, et ne comprennent pas tout le territoire dont on dispose, car les Germains ne luttent pas avec le sol pour en accroître la fertilité : qu’ils en obtiennent le blé nécessaire, et ils sont satisfaits. »

Nous croyons avoir rendu exactement ces trois passages, pour lesquels on a proposé beaucoup d’explications fort diverses. Certains interprètes croient y trouver une coutume semblable à celle de quelques tribus arabes, qui résident sur des champs par elles ensemencés jusqu’à la moisson prochaine, puis lèvent les tentes pour les transporter et ensemencer ailleurs, sans se donner la peine de labourer. Il en est encore suivant qui les paroles de Tacite font allusion à tout un système de jachères. Ces commentaires et plusieurs autres ont ce tort commun de troubler la concordance qui paraît devoir nécessairement exister entre les témoignages de César et ceux de Tacite. Les deux historiens observent le même objet; Tacite a sous les yeux ou dans sa mémoire les assertions de César, duquel il dit quelque part qu’on ne saurait suivre un guide plus sûr, un plus véridique témoin. Il est donc probable que sa narration s’accorde avec celle de son prédécesseur, ou bien, s’il y a des différences, elles auront été sans doute marquées en traits particulièrement précis et non équivoques. Or ce qui résulte, à ne s’y pas tromper, de l’assentiment des deux auteurs, c’est que les anciens Germains pratiquaient la communauté des terres et ignoraient l’usage privé de la propriété foncière. César, dans les deux passages que nous venons de citer, le déclare aussi clairement que possible. Le territoire appartient à la tribu, qui, chaque année, par ses chefs, appelle aux travaux indispensables de culture les divers groupes qui la constituent. Chacun de ces groupes est composé non pas seulement d’une famille dans le sens restreint du mot, mais de plusieurs ménages ou individus rapprochés par les divers liens de la parenté, de sorte que le lot de terre n’est pas même confié temporairement à un seul père de famille, mais à plusieurs, et qu’il n’y a réellement, selon César, nul vestige de propriété foncière privée. Plus d’un trait dans la Germanie de Tacite confirme cette interprétation. Dans le curieux chapitre où il dit comment se constitue d’ordinaire le double apport des fiancés, il se garde bien de mentionner la propriété foncière. Il n’en est pas non plus question parmi les présens que le chef distribue entre ses compagnons de guerre à titre de récompense, ni quand il s’agit de conclure des arrangemens en forme de wehrgeld. Suivant le texte de plusieurs coutumes écrites de l’Allemagne du moyen âge, le bien-fonds ne peut être saisi en justice, vestige d’un droit primitif qui ne connaissait la propriété foncière qu’avec un caractère public et inaliénable.

Qu’un tel système ait été un obstacle au développement agricole, cela est évident. Si l’on observe quels produits obtenaient les Germains, quelles céréales et quels légumes servaient à leur nourriture, on se convaincra qu’une maigre production répondait à la culture superficielle qui nous est décrite. Ainsi se perpétuaient le marécage, la lande et la bruyère, et cet aspect misérable du sol qui inspirait aux Romains et à Tacite une sorte de répugnance mêlée de crainte. Or c’est bien là l’état informe qui convient à des tribus guerrières, cherchant la conquête, à peine fixées pour des périodes incertaines et par capricieuses étapes, quelquefois même ne s’arrêtant que pour l’indispensable besoin de leur nourriture et de celle de leurs bestiaux. C’est bien la condition que dépeint César quand il dit qu’alternativement chaque année, dans chaque canton, la moitié des hommes valides se charge de porter les armes, et l’autre moitié de cultiver la terre; de pareils termes excluent formellement la propriété foncière privée. On aurait tort d’invoquer ici les argumens qu’on a si souvent fait valoir contre les théories communistes, et de prétendre, au nom de ces argumens, que l’état social désigné par César et Tacite devait être chose impraticable. L’histoire offre beaucoup d’exemples du contraire. Quand Hésiode et Virgile célèbrent le règne de Saturne et l’âge d’or, où l’on ne connaissait pas la division des champs entre plusieurs maîtres, quand Horace affirme que les Gètes et les Scythes s’abstenaient aussi de partager les terres, et que nul d’entre eux ne consentait à s’occuper de culture deux années de suite, quoi qu’il en soit de l’origine, germanique ou non, de ces peuples, il est permis de soupçonner comme premiers motifs à ces assurances des poètes les souvenirs traditionnels de quelque réalité historique. L’année jubilaire des Hébreux rendait aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers les terres aliénées pour un temps, afin d’empêcher l’accumulation de la fortune immobilière en un petit nombre de mains : c’était pratiquer en quelque mesure le système de la communauté des terres. Diodore de Sicile rapporte, au sujet d’un peuple espagnol, les Vaccéens, qu’ils cultivaient en commun : les fruits étaient répartis également; quiconque en détournait quelque portion était puni de mort. Strabon nous dit que les Dalmates partageaient à nouveau leurs terres tous les huit ans. De notre temps même, certaines parties de l’Inde ne connaissent pas la propriété privée. En plusieurs lieux du Mexique, la commune est propriétaire de tout le territoire, à l’exception de la maison d’habitation et du jardin contigu, que chaque famille se transmet héréditairement; chaque village cultive en commun une portion de la terre publique. Dans un certain nombre de communes de Russie qui ont gardé leurs anciens privilèges, les magistrats assignent à chaque famille, pour une ou plusieurs années, un lot à cultiver; on peut consulter à ce sujet l’ouvrage bien connu de M. Haxthausen. La Serbie et la Croatie ont de pareilles traditions. Enfin, sans aller chercher si loin des exemples, dans le pays de Saarlouis, voisin de l’ancienne frontière de France, toute la terre cultivable est encore aujourd’hui possédée en commun ; on en fait périodiquement le partage par la voie du sort. Une foule de termes subsistant dans la langue usuelle démontreraient l’antiquité reculée de pareilles coutumes en beaucoup de parties de l’Allemagne.

Ainsi l’histoire du passé et l’étude même du présent s’accordent pour démontrer que le système de la communauté des terres est, dans certaines conditions, parfaitement praticable. Montesquieu est un des premiers publicistes modernes qui, précisément à propos des Germains, ne s’y soient pas trompés. Ce système doit d’autant moins être confondu avec le communisme qu’il n’exclut pas, bien entendu, la propriété privée mobilière. Si les Germains de César et de Tacite n’étaient pas admis à posséder le sol, ils étaient du moins propriétaires de leur bétail (c’était leur principale richesse), ou bien de leurs esclaves, pour la plupart prisonniers de guerre. Quant aux habitations, composées de pièces de bois simplement ajustées, avec quelque maçonnerie légère, elles pouvaient s’enlever presque comme des tentes. Pline le Naturaliste rapporte qu’après le massacre des Cimbres, leurs maisons, portées sur des chariots à l’arrière de l’armée, furent longtemps encore défendues par les chiens qu’ils avaient amenés. Les formules judiciaires du moyen âge disent que les maisons furent, en certains pays, réputées longtemps propriété mobilière et non pas foncière. Si Tacite a dit, en parlant des esclaves de Germanie, qu’ils vivaient tranquilles sur un lot de terre, à la condition de payer au maître une redevance, cela peut signifier que, dans la distribution annuelle, des parcelles supplémentaires étaient assignées à toute personne possédant des esclaves, lesquels devaient cultiver, comme le maître.

D’ailleurs Tacite mentionne, au sujet de la répartition du sol, deux traits qui paraissent différer du récit de César. Il donne à entendre que les lots étaient distribués non pas seulement à des groupes, à des gentes, comme le veut l’auteur des Commentaires, mais plutôt à des particuliers, à des pères de famille. Il parle ensuite bien superficiellement, il est vrai, et comme en passant, de petits enclos, appendices de l’habitation, possessions d’abord aussi éphémères sans doute que l’habitation elle-même, suam quisque domum spatio circumdat. Or Montesquieu croit trouver dans ces enclos cette sorte de patrimoine particulier, appartenant aux mâles, qui était destiné à devenir la propriété salique. Si cette interprétation est juste, si nous rencontrons ici un embryon de propriété foncière privée, cela ne change rien cependant à ce que nous avons conclu du texte de César. Cela signifie seulement que les indications précieuses de Tacite constatent un progrès inaugurant une nouvelle époque. Combien de changemens s’étaient accomplis pendant le siècle qui sépare les deux écrivains ! Les Germains n’avaient plus à craindre les Gaulois, définitivement domptés par la conquête romaine. En fortifiant la double frontière du Rhin et du Danube, Rome avait amené les tribus naguère presque errantes des Germains à se fixer en une certaine mesure, à reconnaître des frontières, à faire trêve parfois aux guerres incessantes pour s’habituer à quelque culture assidue. On s’expliquerait que de tels changemens eussent hâté chez eux l’éclosion de la propriété foncière; nous aurions ici un important exemple de cette transformation qui s’accomplissait alors chez les Germains, et que Tacite, disions-nous, a fort bien su comprendre et traduire. Le grand mouvement de l’invasion va commencer; à peine sera-t-il apaisé, que nous verrons ces peuples barbares, établis dans l’empire, s’éprendre d’une sorte de passion pour la propriété foncière et en faire comme le fondement principal de toutes leurs institutions.

Un des périls d’un état social pareil à celui des Germains du Ier siècle, où domine l’organisation par tribus sinon nomades, du moins non encore entièrement fixées, c’est que dans ce groupe moyen de la tribu le groupe plus restreint de la famille vienne à se dissoudre. Or c’est ce dernier que la nature a chargé d’exciter, en les concentrant, tous les meilleurs sentimens de l’homme, ceux du dévoûment, de la responsabilité et de la dignité morales. Il est la pierre angulaire de cette organisation supérieure qui donne place à l’état. Les Germains, au milieu de leur essor, ont su sauvegarder ce germe d’avenir, et Tacite nous montre par des traits dignes du plus haut intérêt quelle force de cohésion la famille germanique a conservée de son temps. Le respect de la femme et la majesté du mariage en sont les plus fermes appuis. Sans doute il ne faut pas s’attendre à rencontrer chez les Germains du Ier siècle, habitués à la rudesse des mœurs, aux violences et à la colère, une délicatesse de sentimens chrétienne et moderne; toutefois ce que dit Tacite de leurs hommages presque superstitieux envers les femmes est confirmé par trop de témoignages pour pouvoir être mis en doute. Déjà nous voyons les Cimbres n’accepter de combats qu’après que leurs prêtresses ont déclaré le ciel favorable. César trouve chez les peuples suèves le même usage. Au temps de Tacite, Ganna, Velléda, les Alrunes ou prophétesses, que l’historien nous signale en fabriquant sans doute avec leur nom germanique le nom de forme latine qu’il a enregistré, Aurinia, passent aux yeux des barbares pour être les confidentes, les interprètes des dieux mêmes. Et ce n’est pas ici un pur trait de superstition. A côté de la prêtresse, il y a l’épouse, la mère, qui, par la sévérité des mœurs, l’observation de la foi conjugale, paraissent avoir mérité le suprême éloge qui leur est décerné. L’éloquente peinture des fiançailles que nous trouvons dans Tacite, si elle laisse apercevoir derrière la cérémonie des dons symboliques un souvenir de la coutume toute barbare de l’achat de la femme, montre aussi la noblesse des sentimens qui l’ont remplacée : elle se traduit par ces belles paroles qui sont probablement l’écho de quelque formule du droit national : « La femme est avertie par les auspices mêmes qui président à son hymen qu’elle entre dans le partage des travaux et des périls, que sa loi, dans la paix ou dans la guerre, sera de souffrir et d’oser autant que son époux. Mulier... admonetur venire se laborum periculorumque sociam, idem in pace, idem in prœlio passuram ausuramque : sic vivendum, sic pereundum. »

Il y a dans la Loggia de’ Lanzi, à Florence, une statue antique dont nous avons une reproduction à Paris, au jardin des Tuileries, et qui passe pour représenter Thusnelda, la femme du héros de la Germanie, Arminius. « Plus semblable par la hauteur de son âme à son mari qu’à son père, allié des Romains, lorsqu’elle fut livrée, dit Tacite, elle ne pleura pas, elle ne fit pas entendre une seule plainte, mais, les bras croisés sur sa poitrine, et regardant le sein qui portait le futur fils d’Arminius, elle marcha vers la captivité. » On la vit conduite en triomphe derrière le char de Germanicus. Rome put contempler en elle un type exalté de la femme germanique, quelque chose comme l’antique matrone romaine, avec plus de rudesse et de liberté.

Tacite a décrit le châtiment de la femme adultère : après qu’on lui a rasé les cheveux, on la dépouille de ses vêtemens, puis, en présence de ses parens, le mari la chasse de sa demeure et la poursuit à coups de verges par toute la bourgade. Or saint Boniface, au VIIIe siècle, confirme ce récit dans une de ses lettres : « Chez les anciens Saxons, dit-il, on forçait la coupable à se suspendre au gibet, et, sur le bûcher où l’on brûlait son corps, on suspendait son complice; ou bien les femmes assemblées la poursuivaient de village en village en lui déchirant ses vêtemens, en la frappant à coups de verges ou même à coups de couteau. — Bien plus, ajoute-t-il, chez l’humble tribu des Vénèdes, la veuve refusait de vivre, et celle-là était fort vantée qui montait volontairement sur le bûcher de son mari. » Certaines vieilles lois scandinaves ordonnaient d’ensevelir avec l’époux la veuve dans le même tertre; Procope raconte que, chez les Hérules, c’était le devoir d’une noble épouse de mourir par le lacet à côté du tombeau commun. — C’était ici, à la vérité, un usage oriental que l’antiquité classique avait aussi connu, mais qui ne pouvait subsister que là où le conserverait une certaine naïveté barbare peu conciliable, ce semble, avec la corruption morale. Quoi qu’il en soit, il est clair que les mœurs des Germains n’ont pas dû leur renom uniquement au contraste avec les mœurs romaines; il a bien fallu quelque réalité positive pour servir à expliquer l’insistance de Tacite et des pères de l’église, dont les témoignages se contrôlent et se fortifient mutuellement.

Restée forte en dépit des causes de dissolution que lui offrait le régime par tribus, la famille chez les Germains n’est pas fermée à l’influence des progrès sociaux qui viendront corriger ses règles exclusives pour les concilier avec les principes nécessaires de l’état futur. C’est ici que se montre par des traits facilement saisissables ce graduel développement du génie germanique dont Tacite a eu si vivement conscience. — Le père nous apparaît encore en possession, légalement du moins, de ses vieux droits excessifs. La loi lui permet toujours d’exposer ses enfans, de vendre comme esclaves, de châtier jusqu’à la mort et ses enfans et sa femme, s’ils ont commis des fautes. On trouvera réunis dans le second livre des Antiquités du droit allemand de Jacques Grimm, au chapitre II, qui a pour titre Vatergewalt, la puissance paternelle, toute une série d’exemples montrant la pratique de ce droit rigoureux pendant un long temps encore. Cependant on aperçoit des restrictions. Tacite vient de nous dire, à propos du châtiment de la femme adultère, que ses parens étaient présens quand le mari la chassait de la demeure conjugale, coram propinquis expellit domo maritus. De même les parens et les proches de la femme étaient intervenus lors de la cérémonie des fiançailles pour examiner et accepter les présens de noce, intersunt parentes et propinqui et munera probant. Ces indications de l’écrivain romain nous décèlent probablement l’existence légale d’une sorte de conseil de famille en possession de limiter ou tout au moins de contenir l’autorité du père. Si l’on ne veut pas reconnaître ici un progrès, mais plutôt une trace persistante de l’autorité de la tribu pénétrant au sein même de la famille, un pareil doute ne subsistera pas en présence de cette autre information que nous donne Tacite : « Le meurtre des nouveau-nés est un acte que l’esprit public flétrit et réprouve, et les bonnes mœurs ont là plus d’empire que n’en ont ailleurs les bonnes lois. — Quemquam ex agnatis necare flagitium hahetur; plusque ibi boni mores valent quam alibi bonœ leges. » Voilà nettement accusé ce progrès des mœurs qui va en avant des lois, et, sans rompre ouvertement ni avec ces lois ni avec la tradition ancienne, s’en sépare cependant et y substitue peu à peu des usages bientôt impérieux, puis une légalité et même une tradition moins barbares. On ne peut mieux désigner cet état de transition pendant lequel les mœurs interdisent déjà des violences que les lois n’ont pas commencé de proscrire. — Il en va de même pour le traitement des esclaves : le maître a le droit de les tuer, et cela lui arrive dans les momens de colère; mais ce sont des excès qu’on réprouve, et la condition servile, en général, n’est pas trop rigoureuse.

Récemment encore, un des plus imprescriptibles devoirs imposés à chaque membre de la famille était de poursuivre sans relâche et sans pitié la vengeance pour une injure commune. Dans une saga scandinave, une femme dont le mari vient d’être assassiné recueille soigneusement le manteau trempé de son sang; quand arrive au lieu du meurtre un des proches parens de la victime, elle lui jette ce vêtement sur les épaules et l’enveloppe, pour ainsi parler, dans son terrible devoir. Ils sont liés désormais, lui et les siens, ils ne pourront laver ce sang dont ils sont couverts qu’en versant celui des agresseurs. Telle est l’antique coutume en vigueur à l’époque de Tacite, et qui se perpétua, comme on sait, longtemps encore. C’était la cause, ou quelquefois seulement le prétexte, d’interminables guerres privées. Toutefois nous voyons déjà paraître un adoucissement à ces prescriptions cruelles. La composition, ce que les lois barbares appellent le wehrgeld, se substitue à la vengeance, même pour le meurtre, luitur etiam homicidium certo armentorum ac pecorum numero. Bien plus, lors de certaines fêtes religieuses, quand la divinité descend sur la terre et visite les bommes, quand la déesse Nerthus par exemple, montée sur son char que traînent les génisses, sort du bois sacré et parcourt, suivie du prêtre, tout le pays à l’entour, ou bien lorsque sont célébrés les sacrifices en l’honneur de Mercure, de Mars, d’Hercule et d’Isis, c’est-à-dire du grand dieu Odin, de Tyr ou Zio, de Thor et de Freya, toute guerre doit s’interrompre, tout procès doit être suspendu. À ces époques solennelles aussi bien sans doute que pendant les sessions du thing, c’est-à-dire de l’assemblée publique, comme nous le voyons plus tard dans le nord, une paix particulière est proclamée qui protège les routes conduisant au lieu de réunion, l’assemblée elle-même et tous ceux qui s’y rendent. Celui-là seul est exclu de cette protection générale qui, condamné, est devenu l’outlaw, l’exilé hors la loi. Les monumens de la littérature norrène, lois et chroniques de familles, offrent en grand nombre les belles formules, empreintes de la poésie du droit primitif, qui servaient à proclamer ces trêves bienfaisantes. Bien que ces monumens se rapportent à des temps postérieurs, les analogies sont telles que nous pouvons sans doute les invoquer. Voici par exemple la formule que nous a conservée la Grettis saga :


« Nous proclamons, la main dans la main, qu’il y aura paix ici pour tout le monde, amis et alliés, hommes et femmes, esclaves et servantes. Que maudit soit celui qui violera cette paix solennelle; qu’il soit exilé sur la terre, partout où l’homme écarte de sa demeure les bêtes fauves, partout où le feu brûle et où la terre verdoie, partout où la mère enfante le fils et où l’enfant qui commence à parler appelle sa mère; partout où l’homme allume un foyer, où le bouclier luit, où le soleil brille, où la neige s’étend au loin; partout où croît le sapin, où le faucon vole (que le vent propice enfle ses ailes!); partout où la terre est cultivée, où les eaux descendent vers la mer, où le laboureur sème le grain. — Et nous, soyons réconciliés et partout unis, sur montagne ou rivage, sur terre ou glacier. Joignons nos mains, observons la foi jurée. »


Nul doute que nous n’ayons, dans cette page d’une des sagas islandaises, de laquelle nous pourrions rapprocher plusieurs morceaux analogues, une élaboration en prose de quelque formule très ancienne composée probablement d’abord en vers pour aider au travail de la mémoire. Nul doute que nous ne rencontrions ici les origines païennes de la paix ou de la trêve de Dieu, devenue plus tard si fréquente et si utile pendant le désordre du moyen âge. Alors, comme au Ier ou au IIe siècle chez les Germains, c’était le progrès des mœurs qui, s’autorisant du respect religieux, invitait la loi à combattre des traditions de violence inconciliables avec un établissement régulier.

Outre ce mouvement intérieur d’une société encore confuse qui cherche ses destinées. Tacite fait clairement comprendre, dans la partie ethnographique de son livre, à quelle instabilité ces tribus barbares sont en proie, combien de déplacemens, de migrations, de vicissitudes imprévues et diverses viennent modifier incessamment, sous ses yeux mêmes, l’aspect de la Germanie. Nous pouvons en réunir beaucoup de preuves, si nous comparons ensemble la carte du monde barbare telle que nous l’offrent successivement César, Strabon, Pline l’Ancien, Tacite, Ptolémée. A chacune des époques, peu distantes entre elles, que les noms de ces écrivains représentent, on voit les mêmes peuples habiter des lieux quelquefois très différens. Il est évident que rien ne demeure longtemps fixé dans cette barbarie. Tacite fait suffisamment apercevoir ce trouble incessant, qui correspond si bien à l’effort moral de ces peuples, quand il rappelle, dans son trente-troisième chapitre par exemple, qu’une tribu presque entière, celle des Bructères, vient naguère de disparaître, 60,000 hommes à la fois, vaincus, dispersés, tués dans une guerre intestine, et par les mains d’autres barbares. C’est en cette occasion qu’il pousse ce cri où se révèlent toutes les craintes de son patriotisme : « Puissent ces nations, à défaut d’amour envers Rome, persévérer dans ces haines contre elles-mêmes, puisque, au point où en sont les destinées de l’empire, la fortune ne peut plus rien pour nous que de perpétuer les discordes de l’ennemi ! » C’est ce qu’il faut lire dans son admirable et intraduisible langage : Maneat, quœso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando, urgentibus imperii fatis, nil jam prœstare fortuna majus potest, quam hostium discordiam.

Tel est le remarquable caractère du livre de Tacite, et ce qui en fait une œuvre de tant de prix. Non-seulement il a su, ne partageant pas le dédain de ses compatriotes pour ceux qu’ils appelaient les peuples barbares, distinguer les principaux traits du génie de toute une race qui lui était étrangère, mais il a compris encore que ce génie se transformait au moment même où il l’observait, et, par quelques traits concis, mais non équivoques, il a su placer sous les yeux mêmes du lecteur le tableau mouvant de cette transformation. Déjà en rapprochant ses témoignages de ceux de César, nous avions pu saisir certains progrès accomplis par les Germains, pour la constitution de la propriété par exemple; mais n’eussions-nous pas César, le seul tableau de la famille germanique dans Tacite, peinture à la fois pénétrante et délicate d’un intéressant essor, nous instruisait d’un progrès actuel et continu. C’est le suprême mérite auquel puisse aspirer l’historien, d’entrer en si pleine intelligence de la réalité vivante que, non content d’avoir évoqué le passé pour montrer ce qui en subsiste, et d’avoir signalé à temps les aspirations nouvelles, il pénètre pour ainsi dire dans les conseils de la Providence, et esquisse à l’avance le plan de l’avenir. Tacite n’a pas fait moins que cela pour les destinées d’une des races les plus actives et les plus influentes dans l’histoire générale de la civilisation.


II.

Quelles vues particulières s’ajoutaient dans le livre de Tacite à la vue d’ensemble que nous venons d’exposer? En d’autres termes, quelles institutions un tel état social comportait-il? Quelles aptitudes l’historien pouvait-il y découvrir recelant en germe quelques-unes des institutions de l’Europe moderne?

On a fait souvent honneur aux Germains d’un vif sentiment d’indépendance personnelle. « Ce qu’ils ont surtout apporté dans le monde romain, dit M. Guizot, c’est l’esprit de liberté individuelle, le besoin, la passion de l’indépendance, de l’individualité... L’esprit de l’égalité, d’association régulière, nous est venu du monde romain, des municipalités et des lois romaines. C’est au christianisme, à la société religieuse, que nous devons l’esprit d’une loi morale. Les Germains nous ont donné l’esprit de liberté, de la liberté telle que nous la concevons et la connaissons aujourd’hui. » En regard de ces lignes, on se rappelle le mot de Montesquieu : « Si l’on veut lire l’admirable ouvrage de Tacite sur les mœurs des Germains, on verra que c’est d’eux que les Anglais ont tiré l’idée de leur gouvernement politique. Ce beau système a été trouvé dans les bois. » Les formules très générales risquent d’être voisines de l’inexactitude; M. Guizot lui-même, à propos du passage que nous venons de citer, en fait la remarque, et, usant de restriction quand il faut conclure, il est d’avis que la société formée après la conquête a eu son origine bien plutôt dans les nouveaux rapports issus de cette conquête même et dans la nouvelle situation faite aux vainqueurs et aux vaincus que dans les anciennes coutumes germaniques. C’est là une observation d’une extrême justesse, et qui restreindra le champ de nos propres recherches. Quant au sentiment de l’indépendance personnelle, n’a-t-il pas été, à vrai dire, le privilège ordinaire dans notre Occident de tout peuple jeune entrant dans la carrière active? Apparemment les Grecs du temps d’Homère, les Romains du temps des rois, abstraction faite de l’esclavage, que les Germains ne pratiquaient pas moins qu’eux, élisaient eux-mêmes leurs chefs, prenaient des résolutions communes dans les assemblées composées des pères de famille, et se gardaient d’accepter, sauf en guerre, le despotisme d’un chef absolu. Il est vrai cependant qu’à considérer certains traits de la vie privée et de la vie publique des Germains, signalés dans Tacite, ces peuples paraissent avoir été particulièrement attentifs à sauvegarder la liberté des individus. Rome avait édifié au-dessus de l’indépendance des citoyens l’autorité de l’état; la Grèce n’avait imposé à cette indépendance d’autres limites que celles de l’étroite cité ; la Germanie l’enferma seulement dans le cercle peu étendu de la tribu ou dans celui plus resserré encore de la famille. Tacite nous a conservé plusieurs témoignages très curieux de cette humeur ennemie de toute contrainte, soit quand il nous représente ces barbares arrivant le plus tard possible aux assemblées communes, afin qu’on ne les soupçonne pas de quelque asservissement à une règle imposée, soit lorsqu’il nous montre la liberté reconnue au jeune Germain. Une fois parvenu à l’âge viril, loin d’appartenir comme une chose ou un esclave à son père, ainsi que cela se faisait à Rome, où trois ventes consécutives rendaient seules effectif l’affranchissement du fils, il se voyait publiquement émancipé par l’assemblée nationale; revêtu des droits de citoyen, il n’appartenait plus qu’à sa tribu et à lui-même. À ces chefs improvisés, qui, avec une troupe d’enfans perdus, compagnons dévoués et fidèles, entreprenaient quelque expédition aventureuse et lointaine, à ces pirates qui s’en allaient sur un tronc d’arbre creusé en barque piller les mers et les rivages, il fallait, cela est sûr, une singulière confiance dans leur propre force. De là un soin jaloux de leur indépendance personnelle. Dans l’intérieur de leur pays, nous dit Tacite, les Germains ne pouvaient souffrir les villes, « vraies prisons d’esclaves, » ou, comme parle Ammien Marcellin, « bûchers entourés de filets pareils aux pièges qu’on dresse aux bêtes fauves. » Ils ne voulaient pas même de maisons contiguës, plus difficiles d’ailleurs à construire. Ils préféraient les habitations éparses, suivant que les invitaient la lisière d’un bois, le bord d’un lac, le voisinage d’une source. Il importe peu ici de savoir jusqu’à quel point Tacite a eu raison d’affirmer l’absence des villes au-delà du Rhin et du Danube. Qu’était-ce cependant que ces séries entières d’étapes que Ptolémée désigne dans le centre et l’est de la Germanie, et qu’il appelle des villes, πόλεις, entrepôts ou marchés tout au moins d’un commerce actif de pelleteries et d’ambre avec la mer Baltique ou la Mer-Noire ? Le témoignage de Tacite est en tout cas si formel qu’il faut bien y voir un trait spécial au génie des barbares, précieux indice et d’une vue particulière de la nature et d’un tempérament politique nouveau, destiné à marquer sa trace.

Par suite peut-être de ce sentiment inné d’individualisme, l’esprit germanique n’a jamais su réaliser fortement l’union politique et civile. On sait quel confus édifice était au moyen âge le saint-empire romain ; la confédération allemande, que notre siècle a vue naître et mourir, n’a sans doute donné cinquante ans de tranquillité à l’Allemagne et à l’Europe que parce qu’elle se trouvait, par le peu de rigueur de ses ressorts et de ses cadres, d’accord avec l’humeur nationale. Les Germains toutefois étaient capables d’une certaine discipline, qui paraît avoir dû introduire parmi eux dès les premiers temps quelque organisation. Il est facile de distinguer dans les récits de César et de Tacite l’existence de petits groupes d’autant mieux constitués que les cercles en sont plus étroits, et qu’on se rapproche davantage du groupe le plus simple et le moins nombreux, celui de la famille. César et Tacite désignent trois sortes de circonscriptions par des termes difficiles à bien entendre et par conséquent à bien traduire : ce sont les vici, les pagi et les civitates. Par ces trois mots, ils interprètent évidemment des qualifications barbares dont ils peuvent n’avoir pas eux-mêmes saisi le vrai sens. Pour essayer de le retrouver, nous devons, comme nous l’avons fait au sujet des dieux barbares, invoquer les analogies conservées au moyen âge par les peuples germaniques. Chez diverses tribus allemandes, chez les Francs après la conquête, ou bien chez les Anglo-Saxons et les Scandinaves, nous voyons subsister des divisions sociales qui se perpétuent dès l’origine, et dont les noms, si nous savons les comprendre, disent le sens primitif. La famille naturelle, composée du père, de la mère et des enfans, n’étant pas assez forte pour être assurée d’une existence indépendante, il a bien fallu qu’elle s’unît étroitement aux groupes pareils désignés par le double lien de la parenté et du voisinage. C’était indispensable pour doubler, dans un état de société incomplète, les ressources et les profits de l’activité humaine, pour garantir la sûreté, la dignité, le respect des droits, et les revendications personnelles. Dix feux ou ménages, réunis par le voisinage et la consanguinité, constituèrent donc primitivement la famille au sens large du mot, la gens. Ce premier groupe, cette première association servit de point de départ, d’unité organique. Dix de ces groupes, dont chacun comptait dix familles, formèrent ensuite la dizaine, tithing en anglo-saxon, decuria, decania, decima, dans le latin du moyen âge, dénominations auxquelles celle de vicus, employée par César et Tacite, et le nom français de bourgade ou village correspondent très imparfaitement sans doute. La dizaine était représentée par cent pères de famille. Qu’après cela dix de ces groupes (on sait que les peuples primitifs affectent volontiers dans le détail de leurs institutions l’adoption constante de certains chiffres) se rapprochassent et se réunissent, on obtenait un autre degré d’association, représentée cette fois par mille pères de famille, et nommée dans les diverses langues germaniques hundred, hundari, etc., c’est-à-dire la centaine, la réunion de dix groupes de cent feux ou de cent groupes de dix. Or c’est là précisément ce que César et Tacite appellent pagus, la réunion des centeni, ce que nous appelons, nous, peut-être du mot latin centum, le canton. La constitution anglo-saxonne nous offre une pareille organisation persistante à travers le moyen âge. Le fridborg ou tenmann tale y correspond à la gens réunissant, primitivement au moins, dix foyers. Dix de ces groupes forment la dizaine, tithing, et cent le hundred, que représentent mille pères de famille. Le texte des lois d’Edouard le Confesseur le dit expressément. De même, selon l’antique coutume des premiers Romains, dix maisons forment une gens, dix gentes ou cent maisons forment une curie, etc.

Il est bien entendu qu’une telle application de certains nombres, habituelle dans les civilisations tout à fait primitives, n’était déjà plus qu’une tradition et qu’un souvenir chez les Germains de César et de Tacite. Ce dernier nous en avertit formellement. Il remarque, à propos des membres de la centaine (centeni), que ce mot, jadis simple expression d’un rapport de nombre, était devenu un qualificatif, bien plus, un nom et un titre d’honneur. On pouvait donc dire : un membre de la centaine, dix, vingt, cent, trois cents membres de la centaine, comme on aurait dit au moyen âge dix, vingt, cent, cent cinquante centeniers, comme on dirait chez nous dix ou vingt, ou cent cinquante cent-suisses ou cent-gardes, sans qu’il fût absolument nécessaire que le corps des cent-suisses ou des cent-gardes comptât actuellement encore un nombre exact de cent hommes, et sans que la centaine ou le hundred antique, après avoir été réellement dans l’origine la réunion de cent pères de famille, fût tel encore rigoureusement. Ainsi peut-être le mot de milicien, miles, désignait primitivement un fantassin fourni par une des mille maisons qui composaient la cité, réunion de dix curies. Cette observation nous met à l’aise pour expliquer certains textes de César et de Tacite. Quand ils nous disent que tel peuple de la Germanie a cent cantons, centum pagos hahent, nous pouvons sans doute l’interpréter en ce sens que ce peuple connaît et pratique la division traditionnelle par hundreds. Nous serions tentés même de lire centum pagos en un seul mot, composé à la manière de tant d’autres mots, décemvirs, centumvirs, etc.; mais comment interpréter les données si différentes des deux auteurs sur le nombre des hommes armés que fournissait annuellement chacune de ces divisions? César, bien qu’il ne soit pas là réellement clair, paraît demeurer le plus fidèle aux anciens chiffres quand il avance que chacun des cent cantons donnait par année mille combattans ; un poète du IXe siècle décrit de même, sans doute en se rappelant ces partages traditionnels, les Souabes s’avançant au passage du Rhin par troupes de mille que composent les hommes des centaines, comme s’il avait dit par chiliades sorties des hundreds.

Quant au groupe supérieur, que les historiens romains appellent civitas, c’est la tribu. Il est clair que cette désignation est appliquée très diversement. Pour César par exemple, la population celtique des Helvètes, considérée dans son ensemble, et la réunion des peuples belges tout aussi bien que le pays de Beauvais ou celui des Nerviens, aujourd’hui le Hainaut, forment autant de civitates. De même l’auteur de la Germanie désigne également la civitas des Suèves ou des Lombards, peuples considérables, et celle des Ubiens ou des Chérusques. Il nomme celle des Cimbres, sans distinguer nettement, il est vrai, entre cette partie de la nation qui avait jadis envahi, de concert avec les Teutons, le territoire de la république romaine, et cette autre partie qui formait encore à la fin du Ier siècle de l’ère chrétienne un groupe chétif sur les bords de la Baltique. Il s’agit donc ici de peuples particuliers ou de tribus. Le lien commun n’est plus la parenté seule : c’est le rapport d’origine, c’est la communauté de souvenirs mythiques, de séjours primitifs, de migrations ultérieures. La tribu forme un tout indépendant; jusque-là seulement les Germains ont su réaliser l’idée de l’état. Quelquefois on voit plusieurs de ces tribus réunies sous les ordres d’un seul chef pour une expédition militaire; mais bien rarement peut-on signaler entre elles les traces d’une association durable. L’unité nationale ne subsiste que par la langue, la religion et les traditions communes.

Il n’y a nulle contradiction à montrer la permanence de ces différens groupes chez des barbares dont nous avons décrit l’état social comme à peine fixé, entre les limites indécises de l’immense Germanie, au-delà desquelles un mouvement non interrompu continuait de les entraîner comme à leur insu. En effet ces divisions, loin de tenir au sol, étaient l’expression d’une solidarité issue, nous l’avons dit, de la parenté et du voisinage temporaire. Nées sans nul doute même avant l’établissement des Germains entre le Rhin et le Danube, c’étaient des cadres flexibles et mobiles se déplaçant avec le peuple ou la tribu, se prêtant aux vicissitudes d’accroissement ou de perte, se modifiant en une certaine mesure selon les migrations ou les dissensions intestines. Aussi lisons-nous dans César et ailleurs des expressions telles que celles-ci, que les cent cantons des Suèves sont en marche et s’apprêtent à passer le Rhin. Précisément c’est peut-être quand ces barbares sont en marche qu’apparaissent le mieux, dans leur relief et leur utilité pratique, ces groupemens héréditaires. Il en a été ainsi de tous les peuples, particulièrement dans l’antiquité : ils n’ont fait qu’appliquer, au lendemain de leurs établissemens nouveaux, des coutumes immémoriales.

S’ils n’ont pas su s’élever aux conditions de l’unité politique, les Germains n’ont pas manqué du moins d’organiser par certaines institutions régulières le gouvernement de chacun des groupes que nous venons de nommer. Les témoignages sont ici encore incomplets et peu clairs; mais, si l’on invoque, pour les interpréter, les analogies que présentent les constitutions allemandes du moyen âge, on distingue certains traits communs à tous les peuples. On voit par exemple, au centre de chacune de ces divisions de l’ancienne société germanique, des chefs élus et une assemblée des hommes libres délibérant ensemble et décidant de leurs intérêts. Une phrase obscure de Tacite sur les magistrats qui rendaient la justice, dit-il, avec l’assistance des membres du hundred, désigne sans nul doute l’assemblée particulière à cette circonscription : un grand nombre d’indices épars étendent et confirment cette conjecture; mais c’est surtout au chef-lieu de la tribu que se trouvait une assemblée supérieure chargée des affaires générales, de la guerre, de la paix, des alliances. Tacite paraît indiquer deux de ces assemblées par an : l’une toute préparatoire, à laquelle n’assiste pas le gros des hommes libres, l’autre plus autorisée et plus solennelle, où se rendent et votent tous les citoyens, car il n’y a nulle trace de délégation ni de gouvernement représentatif. C’est la même institution qui se retrouvera, profondément transformée, chez les Francs du temps de Charlemagne. En tout cas, l’importance de cette réunion générale des hommes libres est extrême : c’est en elle que la constitution de l’ancienne Germanie concentre réellement toute la vie politique et sociale.

Tacite nous a donné de la grande assemblée qui représente la tribu une vive peinture, à laquelle, en suivant les destinées de la même institution chez les divers peuples germaniques pendant le moyen âge, nous pouvons ajouter plus d’un trait certainement authentique. Il y a, dit-il, des sessions ordinaires, à jours fixes, et des sessions extraordinaires quand les circonstances l’exigent. On prend pour date de ces réunions la nouvelle ou bien la pleine lune, deux phénomènes qui passent pour être d’un heureux présage. Les hommes libres, chacun à son heure, y viennent bien moins remplir un devoir qu’exercer un droit. Dès qu’on se trouve assez nombreux, on ouvre la séance, tout en armes. D’abord le prêtre commande le silence, à lui seul appartient pendant la session le droit de réprimer et de punir; puis on discute les propositions de l’assemblée préparatoire. Un des principaux ou des chefs prend la parole; il recommande ou blâme les mesures mises en délibération : la résolution définitive appartient à l’assistance, qui approuve en faisant retentir l’air du choc de ses armes, et qui blâme ou refuse par ses murmures. C’est dans cette grande assemblée nationale que le jeune Germain reçoit publiquement le bouclier et la framée; à partir de ce jour, il fait partie de la cité et non plus seulement de la famille: il peut suivre un chef illustre dans quelque expédition guerrière, et se préparer ainsi aux droits comme aux devoirs du citoyen. C’est là aussi que sont nommés par la réunion des hommes libres ceux d’entre eux qui seront chargés de présider au gouvernement civil du hundred, et de rendre la justice pour les affaires courantes soit dans le hundred, soit dans le tithing. Du reste la grande assemblée de la tribu peut devenir, elle aussi, un tribunal pour les affaires les plus importantes, pour les crimes politiques, pour les infractions aux lois militaires et les actions infamantes; certains délits moins graves y sont également punis par le wehrgeld. C’est elle enfin qui résout les expéditions, car elle est tour à tour assemblée politique, cour civile, tribunal et conseil militaire. Peut-être en cette dernière qualité voit-elle se célébrer ces jeux guerriers dont parle Tacite, des exercices d’équitation, une danse parmi les épées nues. Voilà ce que nous apprend Tacite; mais, si nous consultons les documens du moyen âge, nous les trouvons moins sobres de détails. Il nous offrent, au sujet de cette même assemblée principale qui subsiste à travers les âges, mille traits de date fort ancienne, quelques-uns non-seulement contemporains de Tacite et de César, mais antérieurs à leur temps, et sans doute aussi vieux que les Germains eux-mêmes. Ce qui autorise à en juger ainsi, c’est que ces mêmes traits se retrouvent identiques chez tous les peuples germaniques et non pas chez deux ou trois seulement. Qu’on examine ensemble le mâl des Francs, le gemot des Anglo-Saxons, le warf des Frisons, le thing des Scandinaves, on les verra constitués de même, grâce évidemment à de très antiques traditions léguées à ces peuples par le temps où ils se trouvaient encore réunis. Les sagas islandaises surtout nous ont conservé un tableau complet de l’althing, car cette institution est restée pendant plusieurs siècles la clé de voûte de l’état républicain fondé en Islande par les émigrans de Norvège qui, fuyant l’invasion du christianisme, conservaient avec un soin jaloux leurs antiques coutumes, conformes au germanisme primitif. Qu’on joigne à leurs récits ce que nous révèlent les lois barbares, les plus anciennes chroniques, les découvertes de l’archéologie, et l’on peut restituer une page importante de la plus ancienne civilisation germanique.

Les assemblées se tenaient près des lieux sanctifiés, dans le voisinage soit d’une forêt consacrée, soit d’un temple célèbre, car l’acte politique qu’on venait y accomplir, se confondant presque avec un acte religieux, ne se passait ni des sacrifices ni des prêtres. La scène était particulièrement grandiose en Islande. L’althing, nom qui désigne encore aujourd’hui dans cette île la représentation nationale, tenait ses séances dans la plaine de Thingvalla, sur un bloc de lave isolé, portant le nom de Montagne de la loi. Près de là étaient un autel, un lac où l’on puisait l’eau pour laver le sang des victimes, un roc d’où l’on précipitait certains criminels. Les sacrifices étaient suivis de banquets solennels, et peut-être est-ce de pareils repas que Tacite veut parler quand il dit que les Germains discutaient à table des questions qu’ils résolvaient seulement le lendemain. En même temps qu’ils inauguraient ainsi l’assemblée, les prêtres proclamaient la trêve sainte, c’est-à-dire une paix particulière qui devait, à partir de ce jour et pour toute la durée de la diète, suspendre les guerres privées et protéger tout le pays. Toute infraction à cette paix était une offense envers les dieux, qu’il appartenait aux prêtres de châtier. La présidence et la conduite de l’assemblée variaient suivant que les tribus reconnaissaient un chef suprême ou seulement divers magistrats. C’était un droit partout revendiqué de venir en armes au thing. Tacite a exprimé dans ses Histoires le sentiment d’humiliation des Tenctères, obligés de tenir leur assemblée sans boucliers ni glaives, et sous les regards d’un délégué romain. Il dit qu’on marquait son approbation par le bruit des armes entre-choquées. C’est là un trait si authentique que nous le retrouvons à travers toute la première moitié du moyen âge. La sanction donnée de la sorte, c’est-à-dire par le vapnatak, a, dans les lois islandaises, un caractère plus respecté que les autres modes d’acceptation, et celui qui la viole est puni d’une double amende. L’usage en est si familier aux Anglo-Saxons que le mot de wapentake, dans les lois d’Edouard le Confesseur, désigne un certain district autour du lieu où s’accomplit cette sorte de démonstration. L’assemblée connaissait d’abord de toutes les affaires d’une nature générale; mais on y voit aussi traiter, après la conquête, à la fois les questions concernant le gouvernement du pays, et les ventes de terres, les mariages importans, les affranchissemens des serfs. Bien plus, l’époque de l’assemblée étant solennelle, c’est, pour tous les habitans, le signal d’une réunion qui, en des temps et en des pays de communications difficiles, devient très intéressante pour le commerce et les échanges de la vie sociale. C’est à l’althing que l’Islandais puissant et riche, tout en exerçant son droit politique, fait montre de sa nombreuse escorte et augmente son crédit. C’est à l’althing que se rencontrent les chefs des divers districts et les voyageurs revenus de l’étranger. Il devait en être de même chez les Germains de Tacite. Le mal était sans doute déjà pour eux ce que nous voyons qu’il fut pour la plupart des peuples barbares au lendemain de leur établissement, le principal organe du gouvernement et de la civilisation. Que les hommes libres deviennent très nombreux, que le progrès de la vie publique et de la vie privée multiplie les relations et les devoirs, il deviendra impossible aux chefs de famille de se rendre, comme autrefois, aux diètes solennelles, et de l’absolue nécessité sortira le germe du gouvernement représentatif.

A côté de l’assemblée publique, l’armée, car telle est la double expression de la tribu germanique, selon qu’on la considère se gouvernant elle-même, ou déployant ses forces pour l’attaque et la défense. Dans l’une et l’autre fonction, aussi bien que dans la vie civile en pleine paix, son organisation est la même. Le peuple romain, réuni au Champ de Mars dans ses comices, s’appelait exercitus, parce qu’il s’y rendait en armes, et en observant dans le double exercice de ses devoirs politiques et militaires la même distribution de ses différens groupes. Il en était sans nul doute ainsi chez les Germains. On voit dans Tacite le princeps, c’est-à-dire le chef du hundred, jouer en certains cas un rôle dans l’assemblée, évidemment au nom des membres de ce groupe qui assistent. Dans les sagas islandaises, on distingue fort clairement que les hommes de chaque canton se rendent et siègent ensemble à l’althing. Pour ce qui est de l’armée. César et Tacite, on l’a vu, signalent des corps de cent et de mille hommes, qui répondent assurément aux circonscriptions civiles desquelles nous avons dit que, primitivement au moins, elles se composaient de cent ou de mille pères de famille. Le groupe du hundred, qui est l’unité principale dans la constitution civile, l’est aussi dans la constitution militaire : herr er hundred, dit Snorre Sturleson, le chroniqueur islandais, c’est-à-dire l’armée est le hundred, ou réciproquement le hundred est l’armée. Peut-être le mot herr, seigneur, est-il d’abord synonyme du latin centenarius, chef du hundred. Tacite nous dit d’ailleurs expressément que les combattans étaient répartis par familles et gentes ; les femmes suivaient avec les enfans, prêtes à examiner et à panser les blessures pendant la bataille, et à combattre elles-mêmes, si le courage de leurs maris et de leurs fils faiblissait malgré leurs excitations. Il est donc clair que l’armée était la tribu entière en armes, toute disposée, en cas de victoire, à s’établir immédiatement sur les terres nouvellement conquises, ou bien, en cas de revers, à faire retraite dans quelque lointaine vallée.

Les chefs naturels et ordinaires de l’armée sont précisément les mêmes, disions-nous, qui président comme magistrats civils au gouvernement du hundred. Tacite nous les a montrés, sous le titre de principes, élus chaque année par l’assemblée, et rendant la justice; mais il les suit également jusqu’au milieu de la bataille, où il les voit entourés de compagnons hardis et dévoués. Ne fallait-il pas cependant un chef commun tant qu’une guerre ne serait pas arrivée à sa fin? Ce chef, représentant non plus seulement d’un hundred particulier, mais de la tribu en armes, c’est celui que les auteurs latins appellent dux; il était élu probablement dans une assemblée extraordinaire au commencement de l’expédition. On le choisissait d’après son mérite, soit parmi les chefs de hundreds signalés dans quelque combat, soit parmi les hommes libres que désignaient leur bravoure et leur énergie. Autour de ce général aussi bien que des chefs locaux, se rangent les comités ou compagnons. Ce sont en général des jeunes gens qui ambitionnent de combattre auprès d’un chef respecté, auquel ils se dévouent. A celui-ci de les conduire à la victoire; ils n’auront, eux, d’autre pensée que d’exécuter ses ordres et de le suivre fidèlement. Ils lui serviront au besoin d’otages, ils mourront, s’il le faut, avec lui ou pour lui; ou plutôt ils reviendront ensemble vainqueurs, et il leur offrira en récompense une part du butin ennemi, une framée sanglante, un beau cheval de bataille ou bien de riches banquets. La guerre terminée, ce sera un grand honneur pour un chef militaire de rester entouré d’un comitat nombreux et renommé, jusqu’à ce qu’une expédition nouvelle, quelquefois entreprise pour leur compte et sans le concours des précédens chefs, les entraîne vers d’autres aventures.

Ces élémens d’une organisation civile, politique et militaire, à laquelle la famille sert d’inébranlable base, cette élection de chefs respectés, ces assemblées où chaque homme libre vient exercer ses droits, ce sont des traits authentiques de self-government et par conséquent de démocratie. Cependant ces mêmes barbares, ennemis d’une forte unité qui eût coûté à leur instinct d’indépendance, acceptaient une noblesse héréditaire, quelquefois même une royauté. Un grand peuple issu d’eux a su conserver à travers toutes les vicissitudes et concilier, sans compromettre finalement la liberté, des institutions si diverses.

Le régime oriental des castes était inconnu des Germains, mais non pas un système de classes dont les cadres n’étaient pas infranchissables. Un des poèmes de l’Edda raconte que Heimdal, l’un des Ases, visita la terre et voyagea, sous le nom de Rig. Il arriva près d’une maison entr’ ouverte. Aï et Edda, vêtus à l’antique, les cheveux blanchis au travail, étaient assis près du foyer. Rig partagea leur grossier repas, puis il dormit entre les deux pauvres époux, et Edda mit ensuite au jour un fils nommé Træl, au noir visage, aux longs pieds, au des courbé, aux doigts épais. Il employa ses forces à tresser des écorces, à porter chaque jour des fagots au logis. Ses fils et ses filles fumèrent les champs, élevèrent les porcs, firent paître les chèvres et exploitèrent la tourbe. C’est l’origine de la race des esclaves. — Rig entra dans une maison entr’ouverte. Afe et Amma, l’homme et la femme, étaient près du foyer; le mari préparait le bois pour l’ourdissoir et le tissage; sa femme faisait tourner le rouet et réparait les vêtemens. Rig dormit entre eux, et Amma donna le jour à un fils nommé Karl, qui apprit à dompter les animaux, à construire des granges et à labourer. On lui amena sa fiancée : ils se marièrent et eurent des fils et des filles d’où descendit la race des hommes. — Rig entra dans une salle au plancher parsemé de sable. Fader et Moder y étaient assis : le père fabriquait l’arc et taillait les flèches; la mère, aux longs habits et au sein blanc, disposait le linge. Elle couvrit la table et y posa des gâteaux de froment, du vin, des viandes et du fruit. Rig dormit entre eux, et Moder donna le jour à un fils nommé Jarl, aux cheveux blonds, aux yeux brillans. Il grandit au logis, il monta à cheval, il lança le javelot, il mania le glaive; de plus, il apprit les runes. Il épousa la blanche Erna, et leurs enfans furent les premiers des nobles.

Voilà par quels principaux traits le mythe scandinave représente l’origine des esclaves, celle des hommes libres, celle des nobles. On voit que Træl, Karl et Jarl, les trois ancêtres, sont également fils d’un dieu. Le mythe est d’accord sans doute avec la réalité historique en montrant l’esclavage soumis chez les Germains, dès l’antiquité la plus lointaine que nous puissions atteindre, à des conditions moins dures que dans le monde classique. Assurément, chez les barbares aussi, on vendait ses esclaves comme un bétail, on les égorgeait pour les sacrifices, on les brûlait sur le bûcher de leur maître, ou bien on les ensevelissait dans le même tumulus. Ce sont là des faits d’une antiquité primitive que les Eddas et les Nibelungen nous rappellent. Toutefois Tacite nous est témoin d’un sérieux progrès. « Le maître tue quelquefois ses esclaves, dit-il, mais seulement en général dans un mouvement de colère, comme on tue un ennemi, à cela près que c’est impunément; » de sorte que, sauf la punition ou le wehrgeld, la vie de l’esclave est en somme presque autant sauvegardée chez ces barbares que celle de l’homme libre. Tacite remarque que les esclaves germains ne sont pas, comme ceux de Rome, attachés à la personne du maître, à son service honteux et corrupteur, mais plutôt à la glèbe, avec condition d’une redevance en blé, en bétail, en vêtemens; nous avons vu la tradition eddique décrire le travail servile presque sous les mêmes couleurs que celui de l’homme libre, plus pénible et plus grossier seulement. L’esclavage conserve sans doute chez les Germains ses sources particulières : le jeu et les dettes font perdre à beaucoup, dit Tacite, leur liberté; les enfans nés de mariages entre hommes libres et esclaves sont esclaves eux-mêmes. Cependant la source principale, c’est la guerre; ce sont les vaincus qu’on réserve, ce semble, soit pour les sacrifices aux dieux, soit pour la servitude. Germanicus ramena plus d’une fois des convois de soldats romains pris par les barbares et par eux réduits en esclavage. Quand sa flotte fut dispersée à l’embouchure de l’Ems par ce terrible orage que Tacite a si admirablement décrit, beaucoup d’entre eux, échoués sur les côtes septentrionales, éprouvèrent le même sort; il fallut les aller racheter en Germanie. Les sagas islandaises montrent, à côté de l’esclavage proprement dit, le travail libre protégé par la loi, et les langues germaniques ont encore au commencement du moyen âge toute une série d’expressions qui dénotent plusieurs degrés entre les dernières classes. Celle de lite ou lète, par exemple (lezisto, letzte, le dernier, le plus paresseux), avant de s’appliquer au barbare qui, en échange de terres concédées, s’est engagé envers l’empire au service militaire et à une redevance, paraît avoir désigné tout d’abord une condition d’asservissement modéré. Il en était de même sans nul doute de la condition représentée par le mot meier ou meiger : c’était le serviteur surveillant ou intendant, le villicus romain, le majordome et plus tard le maire. Tacite nous dit, en parlant des Suèves, que les esclaves germains se distinguaient des hommes libres en ce qu’ils n’avaient pas la permission de porter les cheveux longs; probablement il y avait aussi des différences de vêtemens que nous ne pouvons reconnaître aujourd’hui. Quant à l’affranchissement, les nombreuses cérémonies et formules, dont Grimm a recueilli les traces ultérieures, prouvent qu’il était très fréquent en Germanie avant même que l’influence chrétienne vînt le multiplier.

Il n’y avait pas sans doute d’aristocratie sacerdotale. César remarque déjà qu’on ne trouvait pas au-delà du Rhin un sacerdoce comparable à celui du druidisme celtique, la religion des barbares n’exigeant sans doute ni un si grand appareil ni les soins exclusifs d’hommes engagés par des liens spéciaux. Tacite, de son côté, ne désigne nulle part un clergé germanique; mais il mentionne plusieurs fois des fonctions, religieuses ou simplement civiles, qui sont remplies par des prêtres, en vertu, ce semble, d’une délégation publique et peut-être uniquement à titre temporaire. Il parle quelque part du prêtre de la tribu ou de la cité. Un curieux morceau d’Eunape représente les Goths traversant le Danube pour entrer dans l’empire, et la petite troupe de chaque district emportant ses objets sacrés que le prêtre accompagne. Dans chacun de ces exemples, le prêtre est sans doute une sorte de magistrat, revêtu d’un caractère sacré pendant ses fonctions seulement. Il inaugure, avons-nous dit avec Tacite, les délibérations de l’assemblée nationale par des sacrifices, par la proclamation de la trêve sacrée, par l’injonction du silence. Pendant la session, il réprime seul et punit les infractions à ces ordres; mais il peut être remplacé, du moins pour certains actes d’un caractère civil, par un autre magistrat ou par un simple père de famille.

S’ils n’admettaient pas un clergé proprement dit, les Germains de César et de Tacite connaissaient une véritable noblesse. On n’en saurait douter à voir le soin que met ce dernier à distinguer le noble non pas seulement de l’homme libre, de l’affranchi et de l’esclave, mais encore de l’homme qui a conquis simplement une illustration personnelle. Une noblesse s’appuie d’ordinaire sur des privilèges héréditaires. Si celle-ci ne pouvait se fonder sur la propriété foncière, qui n’existait pas, peut-être jouissait-elle d’un double wehrgeld; c’était dans ses rangs du moins qu’on choisissait volontiers les magistrats, et que, pour certaines tribus, se comptaient les titulaires de la royauté. La plus grande puissance de cette aristocratie avait dû être contemporaine des plus anciens temps de la Germanie ; la lutte contre Rome et les troubles de l’invasion en hâtèrent la chute, et, chez les peuples immédiatement mêlés à ces agitations, les familles nobles de sang royal survécurent seules, ou peu s’en faut.

La royauté germanique, elle aussi, dut être une institution fort ancienne, destinée en tout cas à demeurer très vivace. Les Cimbres et les Teutons la pratiquaient déjà. César ne la connaît pas : suivant lui, les peuples barbares n’avaient pas de chef commun pendant la paix; mais César n’a guère connu en Germanie que les Suèves et les tribus voisines, situées non loin de la région rhénane, tandis qu’au contraire. Tacite nous le dit, c’étaient surtout les peuples orientaux de la Germanie, exempts de tous rapports avec les Romains, qui avaient conservé ou adopté des rois. Puisque nous lisons souvent dans les textes que d’anciennes familles avaient été longtemps en possession de donner des rois à ces peuples, il est clair que, par le fait et conséquemment par une sorte de droit issu de la coutume, cette suprême dignité était devenue, ou à peu près, héréditaire. Cela n’exclut pas un certain droit d’élection, tout au moins d’approbation populaire, pouvant choisir entre les divers membres de ces familles, ou même leur préférer par intervalles quelque chef sans aïeux devenu tout d’un coup illustre. Toutefois l’empire d’une sorte de tradition rendait nécessairement ces exceptions assez rares. Suivant Tacite, les Goths étaient plus soumis que les autres peuples germains à la royauté, mais sans que leur liberté eût beaucoup à en souffrir. C’est dire qu’en général la liberté germanique et l’institution royale n’étaient pas inconciliables, que celle-ci n’était pas de nature à prévaloir sur celle-là. On se rappelle Childéric expulsé par ses sujets et remplacé par Syagrius, on connaît l’histoire du vase de Soissons sous Clovis; elle prouve que, si le roi des Francs était tout-puissant pendant la guerre, il ne l’était plus après la victoire remportée en commun. Nombre de traits de l’histoire du nord seraient à citer dans le même sens. Le roi de Suède Olaf Skötkonung, pendant le thing de 1021, refusait de conclure avec le roi de Norvège une paix désirée par ses sujets. Comme il venait, en présence de tout le peuple, d’exprimer impérieusement son refus, il se fit un grand silence, puis le lagman Thorgny se leva, et l’assistance presque entière avec lui. « Il paraît, dit-il, que les rois des Svear sont aujourd’hui d’autre humeur qu’autrefois. Mon grand père m’a souvent parlé du roi d’Upsal Éric Emundsson, qui, chaque année victorieux, n’en écoutait pas moins de bonne grâce tout ce que ses sujets avaient à lui dire. Mon père a vécu longtemps à côté du roi Biörn, dont il connaissait bien le caractère : le royaume était fort et florissant, et cependant le roi Biörn était d’un facile accueil; mais le roi que nous avons aujourd’hui ne consent à rien entendre que ce qui lui plaît. Hé bien! nous voulons, nous, roi Olaf, que tu fasses la paix avec le roi de Norvège, et que tu lui donnes ta fille Ingegerd en mariage. À cette condition, nous te suivrons tous pour aller reprendre les états que tes aïeux ont jadis possédés. Sinon, nous t’attaquerons et nous te tuerons, afin de ne souffrir de toi ni guerre ni injustice. Ainsi firent nos pères lorsque, au thing de Mula, ils précipitèrent dans un marais, comme tu le sais fort bien, cinq rois orgueilleux comme toi. Parle donc, et dis à l’instant quelles conditions tu acceptes. « Ces paroles à peine prononcées, l’assemblée les approuva en frappant de l’épée, et le roi déclara qu’il ferait ce qu’on lui demandait, puisque les rois ses prédécesseurs avaient toujours admis leurs sujets dans leurs conseils. — Ces exemples, qu’on pourrait multiplier, montrent une des principales différences entre le monde germanique et les Celtes, chez qui, suivant le témoignage de César, le peuple, privé de toute initiative et de tout crédit, se voyait traité à peu près comme les esclaves.

En résumé, les institutions que le livre de Tacite nous laisse apercevoir chez les Germains du Ier siècle après l’ère chrétienne sont encore indécises, mais n’en traduisent pas moins clairement ce qu’était ce génie barbare. Si elles n’admettaient pas universellement la royauté, toutes les tribus y inclinaient cependant, voyant en elle une dignité plus militaire que religieuse, une fonction d’intérêt commun déléguée par la confiance des peuples, fortifiée ensuite et en partie consacrée par leur dévoûment, toujours conditionnelle néanmoins et révocable. Conception bien différente de celle du monde romain, suivant laquelle tout magistrat passait pour recevoir comme inaliénable pendant un temps le dépôt de l’intégrité du pouvoir, sans parler de la théorie du césarisme, qui supposait l’accumulation de toutes les puissances et l’aliénation de toutes les volontés entre les mains et au profit d’un seul. Si l’existence d’une aristocratie était chez les Germains un fait plus général que celle de la royauté, encore faut-il remarquer qu’elle avait sa raison d’être, elle aussi, dans la reconnaissance nationale pour des services permanens et héréditaires, plutôt que dans la seule vertu de la tradition. Ces barbares n’aliénaient pas leur indépendance : égaux entre eux sous des chefs élus par eux-mêmes, ils traitaient leurs affaires en commun dans leurs assemblées partielles ou générales.

C’est ce qui empêche d’être absolument vaine la question, si souvent agitée, — et qu’on n’est d’ailleurs tenu qu’à entrevoir quand on se place, comme nous, au temps de Tacite, — à savoir quelles institutions germaniques ont continué de se développer après l’invasion au milieu du travail de la société nouvelle. Sans doute il ne se pouvait pas que l’instinct de la liberté civile et politique, dont les Germains avaient fait preuve, demeurât stérile. Toutefois le problème est des plus complexes, et, en dehors de quelques traits tout généraux et un peu vagues qu’on aperçoit d’abord, il ne peut s’aborder sérieusement que par un attentif et patient examen des textes du moyen âge. Même au lendemain de la conquête, comment distinguer les pures traces germaniques, alors que s’exercent avec tant de puissance les influences romaine et chrétienne? La savante organisation de l’empire n’avait-elle pas prévu et pratiqué presque toutes les formes? ne connaissait-elle pas les concessions territoriales en échange du service militaire ou des redevances, les bénéfices, les emphytéoses, la condition des lètes? Il est vrai toutefois que la constitution féodale du moyen âge trahit des tendances et admet des principes qui paraissent avoir été réellement inaugurés par le génie germanique. Rien n’est plus éloigné à coup sûr des habitudes de la centralisation romaine que ce fractionnement de la société en groupes rattachés entre eux, non par une loi commune, émanant d’une autorité unique s’imposant à tous, mais par le double lien d’une protection et d’un dévoûment réciproques. Le roi n’est plus ici que le premier des suzerains : à ses droits suprêmes correspondent de suprêmes devoirs. En vain la tradition romaine, appelant à son aide la consécration de l’église, essaiera-t-elle de lui rendre l’autorité des anciens césars : le germe du self-government a été déposé au sein du monde moderne, et ne sera plus étouffé. Avec les assemblées représentatives pour organes, se fondera un gouvernement d’une forme nouvelle, inconnue de l’antiquité, et d’un cadre assez flexible ou assez large pour donner place au rôle nécessaire de classes nombreuses de citoyens jusqu’alors non comptées dans l’état.

Cette transformation considérable résume à peu près à elle seule tout le changement apporté par le germanisme dans l’ordre des idées politiques et sociales. Il nous reste à considérer quelles modifications morales et intellectuelles devaient s’accomplir en même temps, et à rechercher ce qu’allait devenir le génie classique aux prises avec la première influence du génie barbare et avec l’aspect d’un monde nouveau.


A. GEFFROY.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Die Deutschen und die Nachbarstämme (les Peuples allemands et les branches voisines), Munich 1837.