Les Origines du capitalisme moderne/Introduction

Armand Collin (p. 5-8).



INTRODUCTION


En un pareil sujet, il importe avant tout de définir exactement ce que l’on doit entendre par l’expression : capitalisme moderne. Certains écrivains prétendent que le capitalisme est né dès que s’est développée la richesse mobilière. À ce compte, il n’est pas douteux que le capitalisme aurait existé déjà dans le monde antique, non seulement chez les Romains et chez les Grecs, mais dans des sociétés plus anciennes, qui ont pratiqué d’actives tractations commerciales[1].

Mais il s’agit en ce cas, si capitalisme il y a, d’un capitalisme purement commercial et financier. Dans le monde antique, le capitalisme ne s’est jamais appliqué à l’industrie ; chez les Grecs et même chez les Romains, on ne trouve que de petits métiers, travaillant pour des marchés locaux, et surtout une main-d’œuvre servile, qui a pour fonction de subvenir aux besoins de la familia, comme c’est le cas sur les latifundia romains.

Dans les premiers siècles du Moyen âge, tout au moins depuis l’époque carolingienne, l’économie a un caractère presque uniquement rural ; les villes ne sont plus guère que des refuges et des forteresses : il n’y a plus trace de capitalisme. Puis, les croisades, en étendant les relations des pays avec l’Orient, en provoquant un grand mouvement commercial, ont permis aux Génois, aux Pisans et surtout aux Vénitiens d’accumuler de grands capitaux ; ainsi s’expliquent les premières manifestations du capitalisme dans les républiques italiennes[2]. Mais on ne saurait, en aucune façon, parler de régime capitaliste, au sens moderne du mot.

Quels sont, en effet, les caractères essentiels de la société capitaliste, telle que nous la connaissons aujourd’hui ? C’est, non seulement l’expansion du grand commerce international, mais aussi l’épanouissement de la grande industrie, le triomphe du machinisme, la prépondérance de plus en plus marquée des grandes puissances financières. En un mot, c’est l’union de tous ces phénomènes qui constitue véritablement le capitalisme moderne.

Aussi les origines lointaines de ce régime ne remontent-elles pas plus haut que l’époque, où, dans les régions économiquement les plus actives, comme l’Italie et les Pays-Bas, le capitalisme commence à exercer son emprise sur l’industrie : nous voulons dire le XIIIe siècle. Il s’agit encore surtout, et presque uniquement, d’un capitalisme commercial, mais qui commence à « contrôler » l’activité industrielle. Ce n’est encore, on le verra, qu’un humble début. Cependant, il y a là, quelque chose de nouveau, l’aurore d’un mouvement qui finira par bouleverser tout le monde économique.

En fin de compte, pour éviter toute confusion, il faut prendre le soin de distinguer nettement le capital et le capitalisme. Nous plaçant au point de vue strictement historique, nous n’avons pas, comme les économistes, à prendre dans toute son étendue le sens du mot capital. Sans doute, la terre, les instruments de production sont, comme les valeurs mobilières, des capitaux, producteurs de richesses. Mais c’est comme valeur mobilière que le capital a joué le grand rôle dont nous essaierons de déterminer l’évolution.

Dans la pratique, le mot capital est né assez tard et il a uniquement désigné la somme destinée à être placée (invested, comme disent les Anglais) et à rapporter un intérêt[3]. C’est sans doute par extension que les économistes ont donné au mot le sens qui a prévalu dans la science économique.

En réalité, le capital est né du jour où la richesse mobilière s’est développée, principalement sous la forme d’espèces monnayées. L’accumulation des capitaux a été une condition nécessaire de la genèse du capitalisme, et elle s’est accentuée de plus en plus, à partir du XVIe siècle, mais elle n’a pas suffi pour achever la formation de la société capitaliste. Ce sont les formes du capitalisme commercial et du capitalisme financier qui se sont dessinées les premières. Mais, pour que l’évolution fût achevée, il a fallu une transformation de toute l’organisation du travail, des relations entre employeurs et employés, laquelle a eu pour effet d’exercer sur les classes sociales l’action la plus profonde qu’on ait jamais pu observer jusqu’alors. Aussi le triomphe de l’organisation capitaliste n’est-il pas antérieur au XIXe siècle, et même, presque partout, à la seconde moitié de ce siècle.


  1. Telle est la thèse, par exemple, de Lujo Brentano, Die Anfaenge des modernen Kapitalismus, Munich, 1916.
  2. Voy. L. Brentano, op. cit., Exkurs II.
  3. En France, le mot « capital » n’a d’abord été qu’un adjectif. Le sens de capital s’exprimait, au XVIIe siècle, par le mot principal, ou encore par le mot intérêt : on dit, par exemple, « prendre un intérêt de 5000 l. dans une affaire ». C’est seulement au cours du XVIIIe siècle que le mot capital commence vraiment à prendre le sens actuel. Quant au profit, dans la commandite commerciale, on l’exprime par le mot bénéfice et non par le mot intérêt. Celui-ci, au sens moderne, n’apparaît que très tardivement, précisément à l’époque où se développent les sociétés par actions. Voy. H. Sée, L’évolution du sens des mots intérêt et capital (Revue d’histoire économique, an. 1924). En Angleterre, on s’est d’abord servi du t stock, puis du terme capital stock ; Voy. E. Cannan, Histoire de la production et de la distribution des richesses dans l’économie politique anglaise de 1776 à 1848, trad. fr., 1910.