Les Origines de la crise irlandaise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 589-633).
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LES ORIGINES
DE LA
CRISE IRLANDAISE

II.[1]
O’CONNELL ET L’ÉMANCIPATION DES CATHOLIQUES.

I. Lord Stanhope, the Life of William Pitt. — II. The Life and Times of Henry Grattan, by hbis son. — III. Memoirs and Correspondence of viscount Castlereagh. — IV. Pellew, the Life of lord Sidmouth. — V. Diary of James Harris, first earl of Malmesbury. — VI. Stapleton, the Life of Canning. — VII. Poetry of the Anti- Jacobin, by George Canning, the earl of Carlisle, marquis Wellesley, William Pitt, and others. — VIII. The Life and Speeches of Daniel O’Connell, by his son. — IX. Spencer Walpole, History of England from the conclusion of the Great War, in 1815. — X. Duke of Buckingham and Chandos, Court and Cabinets of George III, — of the Regency, — of George IV. — XI. Lord Holland, Memoirs of the whig party. — XII. Lord Campbell, the Lives of the Lord high Chancellors of England, etc.

Dans la pensée de Pitt, l’union législative de l’Angleterre et de l’Irlande devait avoir pour conséquence l’émancipation des catholiques. C’était une compensation qu’il n’avait pas formellement promise aux catholiques d’Irlande, mais qu’il leur avait fait espérer et qu’il désirait sincèrement leur accorder. Déjà, en 1792 et en 1793, un premier soulagement avait été apporté à leur situation. Depuis cette époque, ils pouvaient entrer au barreau, faire élever leurs enfans dans des écoles catholiques, acquérir des terres, occuper les emplois inférieurs dans l’administration ou dans l’armée. Enfin ils étaient électeurs. C’était l’émancipation partielle : ce n’était pas l’émancipation complète. Ils restaient exclus de tous les postes importans dans l’armée, dans la marine, dans l’administration et dans la magistrature. Ils ne pouvaient siéger dans les deux chambres. C’étaient ces incapacités qu’il fallait faire disparaître, non-seulement en Irlande, mais en Angleterre, si l’on voulait mettre enfin les catholiques sur le pied de l’égalité avec les protestans et faire disparaître de la législation les dernières traces des discordes religieuses du XVIe et du XVIIe siècles.

Pitt ne pouvait se dissimuler la difficulté qu’il aurait à faire accepter par le roi une réforme de cette nature. George III était un singulier mélange des qualités morales les plus hautes et des faiblesses intellectuelles les plus regrettables. Tandis que d’autres connaissent leur devoir et ne le font pas, George III était homme à faire héroïquement le sien. Malheureusement il le voyait souvent là où il n’était pas. Il avait juré à son couronnement de défendre la foi protestante : il se mit en tête que ce serment lui interdisait d’adoucir les rigueurs d’une législation injuste et tyrannique. A ses yeux, l’intolérance était un devoir : plus qu’un devoir, un point d’honneur. On essaya de lui prouver qu’il pouvait rester un fidèle défenseur de la foi protestante tout en améliorant la condition de ses sujets catholiques : on ne réussit pas à le convaincre. Très probablement il regrettait les premières réformes accomplies en 1792 et 1793. En tout cas, il était décidé à ne pas aller plus loin. Il aurait cru commettre un parjure. Un jour, il lut à sa famille le serment du couronnement, et il ajouta : « Si je viole ce serment, je perds tous mes droits à la couronne ; ils passent à la maison de Savoie. » En parlant ainsi, les larmes lui venaient aux yeux. C’était à la fois absurde et touchant.

Voilà l’homme que Pitt devait convertir à la cause des catholiques. L’entreprise n’était pas aisée, et il semble que le premier ministre aurait dû la préparer de longue main. Tout au contraire, il attendit la dernière heure pour poser la question. Reculait-il devant la nécessité de faire à son souverain une communication désagréable ? Espérait-il lui faire accepter plus facilement la mesure en n’ayant pas l’air d’y attacher trop d’importance ? Ou bien encore était-il complètement absorbé par les soucis de la guerre contre la France ? On ne pourra jamais faire que des conjectures sur les motifs de la conduite de Pitt dans cette circonstance, puisqu’il n’a laissé, pour les expliquer, ni mémoires ni papiers secrets. Les contemporains ont cru que, regardant la paix comme nécessaire et ne voulant pas la signer lui-même, il n’avait cherché, dans la question catholique, qu’un prétexte honorable pour quitter le pouvoir. Cette supposition ne peut plus être admise aujourd’hui que nous connaissons les efforts faits par Pitt pour empêcher la formation d’un nouveau ministère et pour retirer sa démission. Mais ne devançons pas les événemens.


I

Nous sommes dans l’automne de 1800. Les chambres sont en vacances. Avant de se séparer, elles ont voté l’acte d’union, qui a été sanctionné le 2 juillet par le roi. La mesure est donc définitive, et le premier parlement du royaume-uni va se réunir au commencement de 1801. Le moment est venu pour Pitt de réaliser la seconde partie de son plan pour la pacification de l’Irlande. Les catholiques, ou du moins un certain nombre d’entre eux, ont donné leur appui à l’acte d’union. En échange, ils attendent les lois réparatrices qui leur ont été refusées jusqu’alors, mais que le premier ministre, le vice-roi, lord Cornwallis, et le secrétaire principal pour l’Irlande, lord Castlereagh, leur ont fait espérer. La question ne peut plus s’ajourner, elle se pose d’elle-même.

Il ne serait pas juste de dire que le cabinet avait attendu jusque-là pour commencer à s’occuper de l’émancipation des catholiques. Dans l’automne de 1799, au moment où le vote de l’acte d’union paraissait encore douteux, on avait parlé à diverses reprises de la nécessité d’assurer le concours des catholiques à la mesure projetée. Castlereagh, venu en Angleterre pour donner des renseignemens sur la situation de l’Irlande, avait assisté à plusieurs conseils de cabinet et avait naturellement soutenu les idées de Pitt, auxquelles les siennes étaient d’ailleurs parfaitement conformes. Aucune proposition précise n’avait été faite, mais tous les ministres avaient paru d’accord sur le fond de la question, et Castlereagh, esprit très froid et très pratique, peu enclin aux illusions, avait emporté de ces délibérations une excellente impression. Il ignorait, comme tout le monde, qu’un des membres les plus importans du cabinet s’était déjà engagé dans une voie opposée à celle du premier ministre par une démarche extrêmement imprudente, pour ne rien dire de plus.

On n’a pas oublié qu’en 1795 Grattan avait présenté au parlement irlandais un bill pour l’émancipation des catholiques. George III craignit, bien à tort, que son ministère ne soutînt la proposition, et il se préoccupa de la conduite qu’il aurait à tenir en pareil cas. Il consulta deux magistrats intègres et honorables, mais fort attachés à la suprématie de l’église protestante, le maître des rôles, lord Kenyon, et le procureur-général, sir John Scott., plus tard lord Eldon. Il leur demanda si son serment lui permettait de donner son assentiment à une mesure semblable. Connaissant les idées de ces deux personnages en politique et en religion, il s’attendait à une réponse négative. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque tous deux lui dirent qu’ils n’approuvaient pas la réforme proposée, qu’ils la croyaient très fâcheuse, mais qu’ils ne la considéraient pas comme constituant une violation du serment prêté par sa majesté ! Peu satisfait de la réponse de ses deux conseillers, le roi s’adressa au chancelier, lord Loughborough, dont le caractère lui inspirait moins de confiance, mais chez lequel il espérait trouver plus de complaisance pour ses idées. En cela il ne se trompait point.

Alexandre Wedderburn, lord Loughborough, le premier Écossais qui se soit élevé à la dignité de grand-chancelier d’Angleterre, était un homme d’une intelligence supérieure, mais d’un caractère médiocrement honorable. Sa vie n’avait été qu’une longue suite de palinodies politiques et religieuses. Dans sa jeunesse, il s’était lié, à l’Université d’Edimbourg, avec David Hume, Adam Smith et Robertson, et il avait créé avec leur concours une première Revue d’Edimbourg qui n’eut que deux numéros, mais qui servit de modèle à celle que fondèrent plus tard Jeffrey et Sidney Smith. À cette époque, il ne se posait pas en défenseur ardent de la foi, et dans l’assemblée générale de l’église d’Ecosse, il lui arriva de plaider la cause de son ami Hume, accusé d’irréligion. En politique, on le vit tour à tour tory avec lord Bute, qui l’avait fait entrer dans la chambre des communes, whig avec lord Chatham, démagogue avec Wilkes ; ami de la cour quand elle lui donnait des places, ami du peuple quand il trouvait la cour trop lente à reconnaître et à récompenser son mérite. Avec cela, certaines qualités qui lui faisaient pardonner ses faiblesses par bien des gens, une grande aménité dans les relations privées, une libéralité rare chez un parvenu : ouvrant sa bourse promptement et largement pour soulager les infortunes, homme de goût, lettré et protecteur des lettrés. Après avoir longtemps visé au poste de grand-chancelier, il avait fini par l’atteindre au moment où il n’y comptait plus. On était aux premiers jours de 1793 ; les whigs modérés, effrayés des excès de la révolution française, songeaient à se rapprocher du gouvernement. Wedderburn, par bonheur pour lui, était redevenu whig depuis quelques années : il pouvait donc se rallier. Pitt voulait quelque chose de plus et demandait qu’il amenât avec lui un certain nombre des membres importans du parti. Wedderburn s’y employa activement ; mais les choses ne marchaient pas vite. Le duc de Portland, lord Fitzwilliam, d’autres encore, hésitaient à se séparer de leur vieil ami Fox quand un tragique événement vint précipiter la rupture. La convention nationale prononça la condamnation de Louis XVI. Du même coup, elle brisa le parti libéral en Angleterre et s’enleva toute chance de paix avec le gouvernement britannique. Le duc de Portland et ses amis passèrent avec armes et bagages au camp ministériel, et Wedderburn fut chancelier le 28 janvier, juste huit jours après la mort du roi. Les grands événemens ont parfois de petites conséquences.

Devenu gardien de la conscience royale (car c’est là une des fonctions du grand-chancelier), l’ancien défenseur de David Hume se crut obligé de montrer un zèle intempérant en matière religieuse, et quand George III lui soumit le cas de conscience qu’il venait de poser à lord Kenyon et à sir John Scott, lord Loughborough se prononça sans hésiter pour l’interprétation du serment royal dans le sens le plus rigoureux. Il remit au roi une note résumant les argumens en faveur de son opinion, le tout en secret, sans avertir ses collègues, sans rien dire à Pitt, qui l’avait fait entrer dans le ministère deux ans auparavant et qui devait s’attendre à de tout autres procédés de sa part.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis lors, et rien n’avait transpiré de la démarche du roi auprès du chancelier et de la réponse de ce dernier, lorsque la question catholique se posa de nouveau. George III était allé passer quelques semaines, au bord de la mer, à Weymouth et il avait justement auprès de lui le chancelier. Les autres ministres étaient restés à Londres : Pitt et Grenville, sur lesquels reposait le triple fardeau des finances, de la guerre et des négociations, n’avaient pas pu s’éloigner. Le chef du cabinet, plein de confiance dans lord Loughborough, entretenait avec lui une correspondance suivie. Pendant ce temps, le grand-chancelier continuait secrètement sa campagne contre les idées libérales de Pitt en matière religieuse. Il trouva de précieux auxiliaires dans les prélats anglicans, notamment dans l’archevêque de Cantorbéry, primat d’Angleterre, et dans le primat d’Irlande. Il en trouva un dans lord Auckland, membre influent de l’administration, quoiqu’il ne fît point partie du cabinet. Enfin, le 30 septembre, étant revenu à Londres pour un conseil de cabinet où devait être spécialement traitée la question catholique, il se crut assez fort pour démasquer ses batteries et il attaqua ouvertement le projet de Pitt. Ce dernier temporisa encore : il ajourna la solution de la question et chargea Castlereagh d’avertir le vice-roi d’Irlande des difficultés qu’il rencontrait. Loughborough, encouragé par ce demi-succès, mit à profit le temps qui lui était laissé. En décembre, il présenta au roi un mémoire détaillé qui fortifia George III dans ses répugnances contre le projet. Le moment décisif approchait. La question ne pouvait plus être indéfiniment ajournée. Le parlement du royaume-uni, le parlement impérial allait se réunir pour la première fois en janvier 1801. Lord Cornwallis renvoya en Angleterre Castlereagh pour réclamer une décision devenue nécessaire. Pitt posa nettement la question devant le cabinet. Il se vit abandonné non-seulement par lord Loughborough, mais par le duc de Portland, par lord Westmoreland et par son propre frère, lord Chatham. Cependant il avait encore pour lui la majorité du ministère : il n’abandonna pas son projet.

Bien qu’il n’eût été fait encore aucune communication officielle à George III, le roi était très exactement renseigné par lord Loughborough sur ce qui se passait dans le cabinet. Il n’attendit pas que Pitt lui parlât de la question. Le 28 janvier, à une réception officielle, ayant aperçu Dundas, un des membres les plus influens du ministère, il le questionna sur les intentions de ses collègues, et dès que son interlocuteur lui eut avoué qu’il était question d’émanciper les catholiques, il se prononça en termes très vifs contre ce projet. Le ministre ayant essayé de combattre par le raisonnement ses scrupules et ses répugnances : « Assez, lui dit-il, monsieur Dundas ; assez de votre casuistique écossaise. » Dès le lendemain, il chercha les moyens d’éviter la proposition dont il était menacé. Il ne voulait à aucun prix de l’émancipation des catholiques, mais il craignait la retraite de Pitt, qui occupait depuis dix-sept ans le poste de premier ministre et qui lui avait rendu d’immenses services. Il se flatta de lui faire abandonner son projet en lui dépêchant un de ses amis intimes, Addington, alors président de la chambre des communes. Cette démarche, au lieu de prévenir la crise, la précipita. Pitt, sentant grandir l’opposition qu’il rencontrait chez le roi et dans son propre entourage, résolut de brusquer les choses. Il fit parvenir à George III une lettre très respectueuse, mais très ferme, dans laquelle il demandait l’autorisation de présenter aux chambres un projet pour l’émancipation des catholiques, ajoutant que, dans le cas où cette autorisation lui serait refusée, il serait obligé de demander à sa majesté la permission de se retirer. Plusieurs lettres furent échangées entre le souverain et son ministre. Des deux côtés on était décidé à ne pas céder. Le 3 février, la démission de Pitt devenait définitive ; le 5, elle était acceptée par le roi. Selon l’usage anglais, le premier ministre démissionnaire avait à désigner le personnage politique qu’il considérait comme le plus propre à prendre sa succession. Pitt indiqua le président de la chambre des communes. Il pensait avec raison que ce choix serait agréable à George III. Il croyait en outre trouver dans Addington un ami sûr, qui continuerait sa politique sur tous les points, sauf sur la question spéciale qui avait nécessité sa retraite.

Henry Addington était fils d’un médecin de talent qui avait donné des soins à lord Chatham et à sa famille. Il s’était fait recevoir avocat et il était entré à la chambre des communes. Là il fut très heureux de rencontrer la bienveillance de Pitt, qui le fit arriver au poste fort envié de speaker ou président de la chambre des communes. Il est rare, en Angleterre, que le président de la chambre devienne ministre. Cependant le prédécesseur d’Addington, Grenville, était entré dans le cabinet de Pitt, d’abord comme secrétaire d’état de l’intérieur, puis comme ministre des affaires étrangères. Si Grenville n’était pas un homme de premier ordre, Addington était plus médiocre encore. Aussi son arrivée au ministère provoqua-t-elle une surprise générale. Le hasard avait voulu qu’il fût président de la chambre au moment de la crise ministérielle et qu’il fût mêlé aux incidens de cette crise. L’amitié de Pitt avait fait le reste.

Le bruit de la démission du ministère se répandit immédiatement dans les cercles politiques et dans la Cité. L’émotion fut très vive. Les fonds publics baissèrent brusquement de 5 pour 100, pour se relever ensuite, mais sans cependant reprendre leur ancien niveau. Cette crise ministérielle, survenant d’une manière si imprévue, était l’objet de toute sorte de commentaires. On ne voit pas souvent un premier ministre, à la tête d’une majorité incontestée et en pleine possession de la faveur de la couronne, abandonner volontairement le pouvoir. Pitt voulut mettre un terme aux interprétations diverses que l’on donnait de sa conduite. Dans la séance du 16 février, il fit connaître lui-même à la chambre des communes le motif si honorable de sa retraite. Il ne parvint pas à convaincre tout le monde. Aujourd’hui, après quatre-vingts ans écoulés, en présence des mémoires de tous les hommes d’état contemporains, en présence de la correspondance échangée entre George III et son premier ministre, l’histoire doit rendre à Pitt la justice qui lui est due et reconnaître que la vraie, l’unique cause de sa démission fut l’absurde résistance opposée par le roi à l’émancipation des catholiques.

Un incident pénible retarda de quelques semaines la formation du nouveau cabinet. La faible tête de George III ne résista pas à l’ébranlement que lui avait causé la crise ministérielle. Une attaque de folie se déclara le 21 février. Heureusement elle fut beaucoup moins longue que celle de 1788, qui avait failli nécessiter l’établissement d’une régence. Dès les premiers jours de mars, George III rentra en possession de ses très médiocres facultés intellectuelles. En retrouvant la mémoire, il se plaignit amèrement de Pitt, qu’il accusa d’avoir été la cause de son accès de démence. L’accusation était fort injuste ; cependant elle fit impression sur le ministre démissionnaire. Pour calmer l’agitation du roi et probablement aussi pour ne pas se fermer à tout jamais l’entrée du pouvoir, Pitt eut la faiblesse de promettre à George III que jamais, pendant son règne, il ne soulèverait de nouveau la question catholique. Dès lors il n’y avait plus de dissentiment entre le roi et le ministre. Puisque Pitt devait en fin de compte se résigner à cette regrettable concession, que ne la faisait-il un mois plus tôt ! Il n’aurait pas amené la chute de son ministère et la désorganisation de sa majorité.

Au fond, il ne quittait pas le pouvoir sans regret, et il fit quelques démarches pour y rentrer, ce qui prouve bien qu’il ne répugnait pas à signer la paix avec la France. En présence des nouvelles dispositions de Pitt, Addington aurait dû s’effacer devant l’homme éminent auquel il devait en grande partie sa situation politique. Des amis communs lui suggérèrent cette idée. Malheureusement, il commençait, lui aussi, à prendre goût au pouvoir ; il était très avancé dans les négociations pour la formation de son ministère ; il lui en aurait coûté beaucoup d’annoncer à ses amis, à ses futurs collègues, qu’il résignait le mandat dont le roi l’avait chargé. George III, de son côté, malgré le dévoûment et les services de Pitt, ne regrettait plus qu’à moitié le départ d’un ministre qui était presque un maître. Pitt connaissait trop bien les hommes pour ne pas deviner ce qui se passait dans l’esprit d’Addington et du roi. Il était fier ; il avait le droit de l’être. Il défendit à ses amis de poursuivre leurs démarches, et le 14 mars il prenait définitivement congé de son souverain. Le nouveau ministère était prêt. Addington était à la fois premier lord de la trésorerie et chancelier de l’échiquier, comme Pitt. Il gardait plusieurs membres de l’ancien cabinet, choisis parmi ceux qui s’étaient prononcés contre l’émancipation des catholiques. Cependant lord Loughborough n’obtint pas la récompense de ses intrigues. Il dut même quitter le poste de chancelier, qui fut donné à sir John Scott, élevé à la pairie sous le nom de lord Eldon. Loughborough fut nommé comte de Rosslyn. Il trouva la compensation insuffisante.

Cette crise ministérielle amena des modifications importantes dans l’état des partis. Au moment où elle éclata, il existait dans le parlement et dans le pays une majorité nombreuse et compacte dont Pitt était le chef incontesté. A la suite de la formation du cabinet Addington, la situation changea. L’ancienne majorité se divisa en trois groupes, dont les chefs furent Addington, Pitt et enfin Grenville, le ministre des affaires étrangères du cabinet démissionnaire. Quant au parti libéral, réduit depuis plusieurs années à une infime minorité, il restait groupé autour de Fox. Il y eut donc quatre partis : les partisans d’Addington, qu’on appelait les amis du roi, les pittites, les grenvillites et les foxites. Sur les deux grandes questions du jour, la paix et l’émancipation des catholiques, voici quelle était l’attitude de chacun de ces partis : les amis du roi étaient pour la paix et contre l’émancipation ; les pittiies étaient pour la paix et pour l’ajournement de l’émancipation ; les grenvillites étaient contre la paix et pour l’émancipation ; les foxites étaient pour la paix et pour l’émancipation.

La nouvelle classification des partis ne se fit pas en un jour. Pendant les premiers temps, on put croire que l’ancienne majorité se grouperait tout entière autour d’Addington. Pitt lui-même encourageait ses amis à entrer dans cette voie. Pour le moment, il était disposé à se contenter du rôle de protecteur du ministère. On lui témoignait de la déférence, on le consultait sur les questions les plus importantes, on le tenait au courant des négociations avec la France. Tout marcha bien jusqu’à la signature du traité d’Amiens. À ce moment, les grenvillites se prononcèrent contre la paix. C’était à prévoir. Grenville, Wyndham et tous les hommes importans de ce groupe avaient toujours été les plus ardens adversaires de la France : Fox et ses amis votèrent, au contraire, pour la paix ; mais c’était le seul point sur lequel ils fussent en accord avec le ministère ; et du moment que la question se trouvait réglée, ils pouvaient parfaitement s’allier aux grenvillites, dont rien ne les séparait plus. Addington voulut prévenir cette coalition. Il avait encore une majorité très suffisante, à la condition de conserver le concours de Pitt ; mais évidemment il songeait à s’affranchir de ce protectorat, qu’il trouvait un peu humiliant. Il essaya donc de détacher de l’opposition une partie des libéraux. Il fit des avances, non pas à Fox, mais à Sheridan et à Tierney, qu’il croyait ou moins désintéressés ou moins scrupuleux. Sheridan, en effet, était besogneux ; Tierney était ambitieux : on pouvait croire que la séduction du pouvoir agirait sur eux. Cependant ils ne se montrèrent pas désireux, pour le moment du moins, d’entrer aux affaires. Ils se contentèrent d’appuyer le ministère de leur parole et de leur vote. Le parti libéral ne les suivit pas dans cette évolution. Ni l’un ni l’autre n’avait une autorité morale suffisante pour lutter contre celle de Fox. D’un autre côté, Pitt fut extrêmement blessé de voir Addington chercher des amis de ce côté. Fox n’était pour lui qu’un adversaire politique. Sheridan et Tierney étaient presque des ennemis personnels, Tierney surtout, avec lequel il s’était battu en duel quelques années auparavant. Son mécontentement bien naturel fut entretenu et envenimé par plusieurs de ses amis, notamment par un homme sur lequel nous devons maintenant donner quelques détails, car il est destiné à tenir une place importante dans la suite de ce récit.

George Canning, bien qu’il n’eût encore que trente-deux ans, avait pris depuis plusieurs années déjà une place importante dans la majorité conservatrice de Pitt. A la différence de Castlereagh, dont il fut tour à tour le collègue et l’adversaire, il n’avait ni naissance ni fortune. Son père mourut quand il était encore en bas âge et sa mère demanda au théâtre des moyens d’existence. Un oncle, Stratford Canning, riche négociant de la Cité, s’intéressa à l’enfant et le fit élever comme un fils de lord à Eton et à Oxford. Là il étonna ses maîtres et charma ses condisciples par la vivacité de son esprit, par la séduction de son extérieur et surtout par le don, naturel chez lui, d’écrire et de parler. A Eton, il fut le rédacteur principal d’une petite revue, le Microcosm, dont un camarade plus riche faisait les fonds. On peut lire aujourd’hui encore avec agrément quelques-uns des morceaux de ce recueil, œuvres d’un écolier de seize ans. Quand il sortit de l’université, les deux grands partis politiques qui divisaient l’Angleterre se disputèrent ce jeune homme d’un si grand avenir. Fox et Sheridan avaient déjà entamé des démarches auprès de lui. Pitt leur enleva littéralement Canning. Il n’était pas comme certains ministres qui par jalousie ou simplement par indifférence laissent les hommes de valeur s’engager dans l’opposition et ne s’entourent que de subalternes sans valeur et de courtisans sans caractère. Canning, livré à lui-même, se serait peut-être tourné du côté du parti libéral, vers lequel l’attiraient quelques-unes de ses idées. Pitt s’empara de lui et l’entoura de toutes les séductions de la toute-puissance et du génie. Plus tard, Canning rappelait en termes émus, dans un de ses discours, l’influence que le grand ministre avait exercée sur ses débuts : « Dans son tombeau, disait-il, est ensevelie mon allégeance politique. »

Par l’appui de Pitt, Canning entra à la chambre des communes. Sous son influence, il rédigea avec quelques autres jeunes membres du parti, un journal satirique en prose et en vers, l’Anti-Jacobin, qui poursuivit de ses railleries, non-seulement les révolutionnaires français, mais les hommes politiques qui, en Angleterre, les justifiaient ou les excusaient. Au bout de peu d’années, il était devenu un des plus brillans orateurs de la majorité ; il avait déjà occupé quelques-uns de ces emplois de second ordre qui sont considérés en Angleterre comme des postes de début pour les hommes d’avenir. Il pouvait donc se flatter d’entrer bientôt dans le cabinet, lorsque la question catholique amena la démission de Pitt et la dislocation de la majorité. Sa carrière, jusque-là si rapide et si heureuse, se trouva brusquement arrêtée. Il crut d’abord que Pitt ne tarderait pas à rentrer au pouvoir. Quand il vit les semaines et les mois se succéder sans amener une nouvelle révolution ministérielle, il perdit patience et commença contre Addington une guerre acharnée. Il serait injuste d’attribuer sa conduite uniquement à des motifs intéressés. Canning sans doute avait de l’ambition et même une ambition un peu intempérante : cependant il faut dire à son honneur qu’il était sincère dans son dévoûment pour Pitt aussi bien que dans son hostilité contre Addington. Ce fin lettré, ce scholar accompli, ne pouvait avoir la moindre sympathie pour le médiocre et lourd avocat qui occupait alors le poste de premier ministre du royaume-uni. Il le cribla d’épigrammes. Il le surnomma le docteur, en souvenir de la profession, fort honorable cependant, de son père. Il remua ciel et terre pour décider Pitt et ses amis à prendre la tête de l’opposition. Addington, de son côté, commettait fautes sur fautes. Le Times, son organe officieux, attaquait personnellement Pitt, qui jusque-là pourtant avait toujours donné son appui au cabinet.

La rupture allait éclater lorsque, des difficultés graves s’étant élevées entre la France et l’Angleterre, Addington, en présence de la menace d’une crise extérieure, fit un effort pour se rapprocher de Pitt. Un des vieux amis de ce dernier, Dundas, récemment promu à la pairie sous le nom de lord Melville, fut chargé de la négociation. Il échoua complètement. Addington avait imaginé une combinaison singulière : Pitt et lui auraient été secrétaires d’état, le poste de premier ministre étant attribué à un troisième personnage politique. Ce n’était pas sérieux. Pitt pouvait rester en dehors du ministère ; mais dès qu’il y rentrait, aucun autre que lui n’en pouvait être le chef. C’est ce que comprenaient les amis les plus intelligens d’Addington. Par leur entremise une nouvelle négociation fut ouverte sur les bases suivantes : Pitt, premier ministre, se concertant avec Addington sur la politique à suivre et lui faisant, pour lui et pour ses amis, une part importante dans la composition du cabinet. La négociation marcha bien jusqu’au jour où les deux principaux intéressés furent mis en présence. On vit alors que leurs prétentions étaient inconciliables : Addington ne se résignait pas à servir sous Pitt, et ce dernier ne voulait pas être sur le pied de l’égalité avec Addington. Les pourparlers furent rompus. Cette fois la scission était définitive.

La situation extérieure s’aggravait de jour en jour. Une nouvelle guerre entre la France et l’Angleterre était imminente. Le faible ministère Addington n’était pas en état de la conduire. Sa chute était inévitable. Il ne s’agissait plus de savoir qui lui succéderait. Fox, sans aspirer encore au pouvoir, profitait des divisions de l’ancienne majorité conservatrice pour relever l’influence du parti libéral. Il avait noué des relations avec les grenvillites. Dans les débats parlementaires, il cherchait les occasions de se montrer courtois envers Pitt. En mai 1803, au moment de la rupture de la paix d’Amiens, il y eut une belle discussion, dans la chambre des communes, sur la question de paix ou de guerre. Pitt prit la parole, rompant à cette occasion un silence de plus d’une année. L’effet de son discours fut immense. On venait d’avoir des élections générales, et beaucoup de membres nouveaux de la chambre des communes n’avaient jamais entendu l’ancien chef du gouvernement. Quand il se rassit au milieu des applaudissemens, Fox, prenant à son tour la parole, rendit un hommage éclatant à son ancien adversaire : « Nous venons d’entendre, dit-il, un discours que Démosthène eût admiré et que peut-être il eût envié. » Quoique le discours fût remarquable, l’éloge était excessif. Le Démosthène de l’Angleterre n’était pas Pitt : c’était Fox.

Grenville faisait de grands efforts pour amener un rapprochement entre Pitt et Fox. Après avoir longtemps combattu ce dernier, il s’était trouvé avec lui depuis deux ans dans les rangs de l’opposition, et il avait été séduit, comme tous ceux qui l’approchaient, par la loyauté de son caractère et la sûreté de son commerce. Pitt hésitait à entrer dans la coalition qui lui était proposée, non point par prévention personnelle contre Fox, dont il appréciait autant qu’homme du monde les généreuses qualités, mais par le sentiment des difficultés qu’il rencontrerait pour s’entendre sur un programme politique avec son ancien adversaire. Il craignait surtout que Fox n’exigeât une solution immédiate de la question catholique. Il refusa donc de conclure une alliance formelle ; mais de plus en plus irrité contre Addington, qui venait de nommer Tierney trésorier de la marine et qui faisait des ouvertures à Erskine et à Sheridan, il rompit ouvertement avec le ministère, persuadé qu’il serait nécessairement soutenu par Grenville et par Fox. Le 15 mars 1804, il ouvrait le feu par une motion sur l’état de la marine. Combattu par Sheridan et par Tierney, il se trouva en minorité de 70 voix. Après les vacances de Pâques, nouvelle attaque de Pitt contre le ministère, à propos d’un projet de loi sur l’organisation de la milice. Cette fois Addington n’a plus que 21 voix de majorité. Il sent peu à peu le terrain manquer sous ses pieds. Dans la chambre des communes, il lui faut tenir tête aux debaters les plus redoutables, à Pitt, à Fox, à Canning. Erskine et Sheridan, sur le conseil du prince de Galles, ont refusé d’entrer dans son ministère. Cependant il continue encore la lutte pendant quelques jours. Enfin le 26 avril, à la suite d’un nouveau vote dans lequel il n’a eu qu’une majorité de 24 voix, il donne sa démission.

Le roi s’attendait à ce dénoûment, et depuis quelques jours déjà il avait fait faire secrètement des ouvertures à Pitt par le chancelier, lord Eldon. Lorsqu’il eut reçu la démission d’Addington, ce fut encore lord Eldon qu’il envoya chez Pitt pour lui offrir formellement le ministère. Pitt adressa au roi ses propositions par écrit. Il voulait faire entrer dans le ministère Grenville et Fox. Il prévoyait que ce dernier nom serait difficile à faire accepter. En effet, George III entra dans une violente colère et déclara qu’il accepterait bien les amis de M. Fox, mais non pas M. Fox lui-même. Avec de la fermeté, Pitt aurait eu certainement raison de la résistance du roi. Ce qui le prouve, c’est que deux ans plus tard, après la mort de Pitt, George III subit parfaitement Fox comme ministre des affaires étrangères. Malheureusement, Pitt n’était pas en disposition de lutter énergiquement contre la volonté royale. Il se reprochait toujours sa rupture avec George III, en 1801, à propos de l’émancipation des catholiques. Il craignait de provoquer chez le souverain un nouvel accès de folie. Il céda sur le nom de Fox ; il ne prit même pas avantage de cette concession pour obtenir du roi quelque chose en faveur des catholiques. Bref, il subit la loi sur tous les points. L’irritation fut grande parmi les amis de Grenville et de Fox quand on apprit le résultat de cette négociation. Fox seul, avec sa générosité habituelle, se déclara prêt à se sacrifier et pressa ses amis d’entrer dans le ministère. Il lui fut répondu par un refus unanime. Pitt, brouillé avec Addington, qu’il venait de renverser, brouillé avec les grenvillites et les foxites par suite de son excessive condescendance envers le roi, fut réduit à former un ministère extrêmement faible. Il conserva une partie des collègues d’Addington ; peu de temps après, il se réconcilia avec Addington, qu’il éleva à la pairie sous le nom de vicomte Sidmouth et qu’il nomma président du conseil privé. Ses meilleurs amis déplorèrent ces arrangemens, qui livraient le pouvoir au vieux parti protestant. De fait, il était impossible de discerner une différence sérieuse entre le cabinet Addington et le nouveau cabinet, sauf que celui-ci avait à sa tête un homme de premier ordre. Quant au programme politique, il était exactement le même, et l’un des principaux points de ce programme était la résistance aux réclamations des catholiques.

La reprise des hostilités entre la France et l’Angleterre avait naturellement fait renaître chez un certain nombre d’Irlandais le désir et l’espoir de l’indépendance. Il en résulta, sous le ministère Addington, un commencement d’insurrection dont nous devons dire quelques mots. Un jeune homme de vingt-quatre ans, Robert Emmett, frère de ce Thomas Emmett qui avait joué un rôle dans le complot des Irlandais-Unis, se flatta de renouveler avec plus de succès la tentative de 1798. Les moyens d’action dont il disposait. étaient extrêmement limités. Il n’avait pas entre les mains la puissante organisation des Irlandais-Unis, détruite après la grande insurrection. Il n’avait pour complices que des gens d’une médiocre situation sociale, Dowdall, un ancien employé subalterne de la chambre des communes de Dublin, Allen, un fabricant de laines ruiné, Redmund, un petit commerçant, Quitley, un mécanicien, Russel, un ancien militaire. Quelle différence entre ce complot et celui qui avait eu à sa tête des hommes comme lord Edouard Fitzgerald, Arthur O’Connor, Wolfe Tone !

Si l’audace pouvait suppléer à la faiblesse des ressources, les chefs de la nouvelle conspiration n’en manquaient pas. Le malheureux Robert Emmett surtout ne doutait de rien. Avec quelques centaines d’hommes dont il disposait, avec un petit dépôt d’armes qu’il avait établi dans une maison de Dublin et qui avait échappé aux recherches de la police, il se crut en état de tenter un coup de main contre la garnison anglaise. Il espérait s’emparer par surprise de la ville et du château, aimer la population et former à Dublin le centre d’un gouvernement insurrectionnel autour duquel toute l’île ne tarderait pas à se grouper. Il ne réussit qu’à faire couler un peu de sang et à rendre encore plus dure la condition de l’Irlande. Sa folle tentative eut lieu le 23 juillet. Par un incroyable bonheur, son secret, qui était entre les mains de près de cent personnes, n’avait point été trahi. Il put, sans rencontrer de résistance, distribuer des armes à ses partisans et les lancer à travers les rues les plus populeuses de la ville. L’autorité ne se doutait de rien. Quand elle fut avertie, elle manqua de sang-froid et de décision. Il aurait pu lui en coûter cher si elle s’était trouvée en présence d’une insurrection sérieuse. Emmett et ses partisans étaient si peu nombreux, si mal organisés, ils furent si peu soutenus par la population que quelques bas officiers, avec une poignée de soldats et d’agens de police, suffirent pour arrêter le mouvement. On pénétra dans le dépôt d’armes d’Emmett. On y trouva des proclamations préparées pour l’impression avec un plan de gouvernement. Tout cela était plus enfantin que dangereux. Malheureusement le sang avait coulé. Un colonel Browne avait été tué. Le président de la cour des common pleas) lord Kilwarden, magistrat estimé de tous, rentrant à Dublin avec sa famille, avait été déchiqueté à coups de piques, ainsi que son neveu, M. Yorke. Il était bien difficile de ne pas sévir. Robert Emmett, découvert quelques jours après l’échec de l’insurrection, fut condamné et exécuté. Il mourut avec beaucoup de courage, après s’être déclaré membre de l’église anglicane et avoir accepté les secours d’un clergyman. Pendant longtemps il n’y eut plus en Irlande de nouvelle tentative de ce genre. Déjà, depuis quelques années, un homme commençait à se faire connaître qui avait entrepris de substituer l’agitation légale à l’insurrection et qui devait réussir à entraîner dans cette voie nouvelle l’Irlande presque tout entière.

II

Il existait, dans le comté de Kerry, une famille catholique qui avait son principal établissement à Darrynane. L’un des membres de cette famille, Daniel O’Connell, né en 1742, s’était engagé dans un régiment irlandais au service de la France. Il fit une brillante carrière, devint colonel du régiment de Salm-Salm et inspecteur-général. Ayant refusé de servir la république, il émigra, entra dans l’armée des princes, puis revint en Angleterre, où il organisa une brigade irlandaise, qu’on envoya au Canada et dans les Indes. Sous la restauration, il servit de nouveau la France et fut fait maréchal de camp.

Un de ses neveux, qui s’appelait Daniel comme lui, était destiné à jeter un plus grand éclat sur sa famille. Né en 1775, il fut adopté par un oncle célibataire qui lui légua plus tard la terre patrimoniale de Darrynane. Il fut élevé d’abord dans une école clandestine, la liberté d’enseignement n’existant pas à cette époque en Irlande. En 1791, il fut envoyé sur le continent pour achever ses études au collège catholique de Saint-Omer avec l’un de ses frères. Une année s’était à peine écoulée, que la révolution dispersait les ordres religieux. Le collège de Saint-Omer fut fermé. Daniel O’Connell et son frère, n’ayant pas pu, pour une raison quelconque, s’embarquer immédiatement, se rendirent à Paris, où ils passèrent quelques mois. Là ils assistèrent à quelques-unes des plus terribles scènes de la révolution. Ils quittèrent enfin Paris le jour même de l’exécution du malheureux Louis XVI et allèrent s’embarquer à Calais. Il était temps pour les deux jeunes gens de partir. Peu de jours après, la guerre était déclarée entre la France et l’Angleterre.

Daniel O’Connell, sur lequel sa famille fondait de brillantes espérances, justifiées par son intelligence précoce, se destinait à la profession d’avocat. Il se fit inscrire au barreau de Dublin en 1798, l’année même où éclatait la formidable insurrection des Irlandais-Unis. Son séjour en France et le spectacle des désordres de 1792 et de 1793 lui avaient inspiré une profonde horreur pour l’emploi des procédés violens et des moyens révolutionnaires. Il désapprouva hautement la prise d’armes de 1798. Son patriotisme n’en était pas pour cela moins ardent ni son opposition à l’Angleterre moins passionnée. Dès que le projet d’union fut connu, il le combattit avec énergie. En 1799, dans une réunion de catholiques, il prononça contre cette mesure un grand discours qui commença sa réputation oratoire. L’année suivante, toujours pour protester contre l’union, il organise un grand meeting catholique, qui se tient le 13 janvier à la Bourse de Dublin. Quoique bien jeune encore, c’est lui qui dirige cette réunion, qui prononce le discours le plus important, qui propose les résolutions. Préoccupé dès cette époque de l’idée de créer une organisation permanente, non pas en vue d’un mouvement insurrectionnel, mais en vue d’une agitation légale, il fonde le Bureau catholique, qui est dissous en 1804 après le complot de Robert Emmett. Privé de cette arme, il cherche d’autres moyens d’action. Par son conseil, une pétition est adressée à Pitt pour lui rappeler les espérances données aux catholiques à l’époque du vote de l’acte d’union. Pitt venait de rentrer au pouvoir, et l’on n’ignorait pas que le roi lui avait fait promettre de ne plus soulever cette question, sa vie durant. Le premier ministre était donc dans une situation extrêmement fausse. Lorsque la pétition lui fut présentée par les lords Fingall, Shrewsbury, Kenmare, Trimleston, par sir Edward Bellew, par MM. Scully et Ryan, il ne put répondre que par des paroles évasives. Naturellement on ne s’en tint pas là. On porta la question devant le parlement. Grenville, dans la chambre haute, Fox dans la chambre des communes, soutinrent les réclamations des catholiques. Pitt n’eut pas le dessus dans la discussion ; il n’en obtint pas moins une majorité considérable. Le moment n’était pas favorable pour les plaintes des Irlandais. Le roi était contre eux, les chambres étaient contre eux. On était en pleine guerre contre la France. Pitt était considéré comme le ministre nécessaire. Il y aurait eu folie à essayer de le renverser.

Cependant ce ministère n’était pas destiné à une longue durée. Pitt était épuisé par le travail, par les veilles, par les préoccupations. La nouvelle de la bataille d’Austerlitz lui porta le dernier coup. Il mourut dans les premiers jours de 1806 en répétant, dans son délire : O mon pays ! Privé d’un pareil chef, le cabinet n’avait plus d’âme et plus de vie. Les pittites quittèrent le pouvoir. Les grenvillites, les foxites et les amis de lord Sidmouth formèrent ce ministère que ses partisans appelèrent orgueilleusement le cabinet de tous les talens. Grenville était premier ministre, Fox secrétaire d’état des affaires étrangères et leader de la chambre des communes. Erskine devenait grand-chancelier. Deux jeunes gens sur lesquels le parti whig fondait de grandes espérances, lord Henry Petty, plus tard marquis de Lansdowne, et lord Howick, plus tard lord Grey, entrèrent dans le cabinet, le premier comme ministre des finances, le second comme chef de l’amirauté. Les autres postes furent occupés par lord Sidmouth, lord Spencer, lord Fitzwilliam, lord Moira, lord Ellenborough, et enfin par Wyndham qui, comme ministre de la guerre, montra des aptitudes remarquables. Cette fois les catholiques se trouvaient en présence d’un ministère sympathique à leur cause. Ils n’avaient que deux adversaires dans le cabinet : Sidmouth et Ellenborough. Ils s’empressèrent d’envoyer une nouvelle députation à Londres pour exposer leurs griefs et faire connaître leurs vœux. Le ministère leur répondit avec raison que sa situation était difficile, qu’on ne pouvait pas douter de ses bonnes dispositions, mais qu’il fallait lui laisser le temps de s’affermir avant de l’obliger à soulever une question qui pouvait compromettre son existence. Cette crainte n’était que trop fondée, comme l’événement le prouva bientôt. Le cabinet, affaibli déjà par la mort de Fox, voulut cependant, en mars 1807, faire quelque chose pour les catholiques. Il proposa seulement de les admettre à tous les emplois militaires. Cette modeste réforme révolta George III. Qu’aurait-il dit si on lui avait proposé une mesure plus large ? Le cabinet donna sa démission. Pour la deuxième fois, la question catholique avait provoqué une crise ministérielle.

Le cabinet qui venait de tomber était un cabinet de coalition. Lord Sidmouth y représentait les amis du roi ; les autres ministres étaient des grenvillites ou des foxites. Un seul parti en avait été exclu, le parti pittite. Ce fut naturellement ce dernier qui revint au pouvoir. L’administration que forma le duc de Portland en mars 1807 ne comprenait que d’anciens collègues ou des élèves de Pitt. Canning fut ministre des affaires étrangères ; Castlereagh redevint secrétaire d’état de la guerre et des colonies ; Spencer Perceval, attorney-general sous le dernier ministère de Pitt, prit le poste de chancelier de l’échiquier, c’est-à-dire de ministre des finances, et fut en même temps chargé du rôle très envié de leader de la chambre des communes. Perceval, né en 1762, était le deuxième fils du comte d’Egmont. Après avoir débuté au barreau sans grand éclat, il entra en 1796 au parlement et vota avec la majorité de Pitt. Solicitor-general sous le ministère Addington, il fut bientôt promu au poste d’attorney-general, qu’il conserva après la rentrée de Pitt aux affaires. Inférieur à Castlereagh pour le jugement, à Canning pour le talent, il leur fut cependant préféré pour la leadership des communes. Il avait un grand mérite aux yeux du vieux parti tory : il était passionnément hostile aux revendications des catholiques. La bigoterie protestante s’incarnait en lui dans la chambre basse, comme elle s’incarnait en lord Eldon dans la chambre haute. Avec de pareilles opinions il ne pouvait manquer d’avoir la faveur du roi, de la cour, de la chambre des lords et de l’épiscopat anglican. Le chef du ministère lui-même, le duc de Portland, ne jouissait pas d’autant de crédit auprès du parti protestant. Dans sa jeunesse, il avait été libéral ; en 1793, en se ralliant à Pitt, il avait demandé et obtenu quelques concessions en faveur des catholiques d’Irlande. C’étaient autant de taches qui n’avaient été que bien imparfaitement effacées par sa conduite ultérieure.

Ce ministère ne dura que deux ans. Constamment travaillé par la rivalité de Castlereagh et de Canning, il s’effondra en 1809. Le duc de Portland était mourant. Castlereagh et Canning, à la suite de longs démêlés inutiles à raconter ici, donnèrent leur démission pour vider leur querelle sur le terrain. Castlereagh reçut une balle dans la cuisse. On avait vu en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe siècle, bien des duels politiques. On avait vu Pitt, premier ministre et chef d’une coalition européenne, risquer sa vie dans une rencontre avec Tierney, leader de l’opposition. On avait vu Grattan, à cinquante ans passés, échanger deux balles avec Isaac Corry à l’issue d’un débat dans la chambre des communes d’Irlande. On n’avait jamais vu deux collègues, deux membres importans d’un même cabinet compromettre dans une aventure de ce genre leur avenir politique, celui de leur parti et l’existence du gouvernement dans lequel ils tenaient une place considérable. Cette incroyable légèreté eut les conséquences qu’elle devait avoir. Le cabinet tout entier donna sa démission. Le duc de Portland, déjà gravement malade, ne survécut que peu de jours à la démission de son ministère.

George III avait pu apprécier depuis deux ans la fermeté des convictions protestantes de Perceval. Il avait trouvé là le premier ministre qu’il rêvait. Pitt n’était ni intolérant ni dévot. Addington était intolérant sans être dévot. Perceval était à la fois intolérant et dévot. Ce fut lui que le roi chargea de former un ministère, Malheureusement il fallait lui trouver des collègues. On avait bien lord Eldon pour le grand sceau ; mais on ne pouvait pas réunir entre les mains de Perceval tous les autres ministères. Au surplus, George III n’élevait d’objections personnelles, en ce moment, que contre Castlereagh et Canning, qui après leur esclandre, ne pouvaient évidemment pas rentrer de sitôt dans le ministère. Il était disposé à prendre pour ministres même des whigs, à condition que les whigs, en entrant au pouvoir, consentissent à suivre une politique tory. Par exemple, il ne voulait entendre parler à aucun prix de l’émancipation des catholiques ; mais il fit faire des ouvertures à lord Grenville et à lord Grey, qui étaient absolument engagés avec les catholiques. C’est ce qu’il appelait former un ministère large et conciliant. Grenville et Grey refusèrent naturellement de se prêter à cette bizarre combinaison. On se rabattit alors sur lord Sidmouth (Henry Addington). Sidmouth n’avait rien à objecter aux principes politiques de Perceval et de lord Eldon ; mais il était prudent, il ne croyait guère à la durée du nouveau cabinet, et peut-être était-il un peu humilié de la pensée de servir sous son ancien attorney-general. Il refusa.

Perceval ne se découragea pas. Il réunit entre ses mains la trésorerie et l’échiquier, comme l’avaient fait Pitt et Addington. Il remplaça Castlereagh au ministère de la guerre et des colonies par le ministre de l’intérieur, lord Hawkesbury. Enfin, pour fortifier un peu ce faible cabinet, il y fit entrer comme ministre des affaires étrangères un homme de grande valeur, mais dont la réputation s’était faite principalement en dehors des débats parlementaires, lord Wellesley, récemment revenu de l’Inde, où il avait rempli avec éclat les fonctions de gouverneur-général. Lord Wellesley était l’aîné de cinq frères dont quatre firent une brillante carrière. Le troisième, qu’on appelait alors sir Arthur Wellesley, fut plus tard le célèbre duc de Wellington. Les Wellesley descendaient d’une famille anglo-irlandaise dont le nom patronymique était Cowley ; ils avaient hérité des biens de la famille Wesley, à laquelle ils étaient alliés, et, depuis cette époque, ils s’étaient appelés Cowley-Wesley. Le grand-père de lord Wellesley et du duc de Wellington devint pair d’Irlande sous le nom de Mornington ; son fils fut fait comte de Mornington. Enfin son petit-fils, Richard Cowley-Wesley, celui dont nous nous occupons en ce moment, devint marquis de Wellesley, en récompense de ses services dans l’Inde. Dès sa première jeunesse, il avait annoncé les plus brillantes dispositions. Il fut un des scholars les plus distingués d’Eton et d’Oxford. Ses vers latins, comme ceux de Canning, sont restés célèbres parmi les amateurs de ce genre de littérature. Après avoir rempli dans l’administration plusieurs emplois secondaires, il fut nommé à trente-huit ans gouverneur-général de l’Inde. C’était le poste qui convenait à ses aptitudes et à son caractère. Né pour commander, incapable de partager le pouvoir ou de s’astreindre à des concessions, il se considéra comme souverain temporaire, mais absolu de l’empire anglo-indien. Pendant sept ans, la compagnie des Indes et le ministère n’existèrent pas pour lui. Il entreprit, poursuivit et termina de grandes guerres sans en avoir même averti le gouvernement dont il était le mandataire. De temps en temps, on apprenait qu’il avait réuni aux possessions anglaises un pays plus grand que la France et plus peuplé que l’Irlande ; puis on restait pendant un an sans nouvelles. Après cinq ans de ce système, Wellesley avait doublé l’étendue de l’empire anglo-indien. Il avait rendu un autre service à son pays. Il avait donné à son jeune frère, Arthur Wellesley, un avancement qu’on trouva scandaleux. Grâce à ce passe-droit, le jeune officier révéla ses hautes qualités militaires, gagna la bataille d’Assaye et se prépara à ses campagnes contre Napoléon.

De tout ce qui précède, on conclura sans peine que Wellesley était plus fait pour gouverner despotiquement une nation de l’Orient que pour débattre des questions dans un parlement avec les représentans d’un pays libre. Aussi ne réussit-il jamais dans les ministères dont il fit partie. Ses habitudes d’autocratie lui enlevèrent même l’autorité que son talent et sa situation auraient dû lui assurer. Il ne brilla ni comme orateur, ni comme secrétaire d’état des affaires étrangères. Il échoua misérablement comme vice-roi d’Irlande. Il ne parvint pas à former un cabinet. Son frère, Wellington, après la conclusion de la paix, réussit mieux que lui dans la vie parlementaire.

La reconstitution du ministère sous la présidence de Perceval exaspéra les catholiques irlandais. C’était un défi jeté à leurs réclamations. On ne leur demandait pas de prendre patience, comme on l’avait fait à plusieurs reprises : on leur signifiait nettement qu’ils n’avaient plus rien à espérer. On reculait bien en arrière de la politique de Pitt : on revenait aux beaux jours de Guillaume III et de la reine Anne. O’Connell releva le gant. Il forma, sous le nom de comité catholique, une nouvelle association, analogue à celle qui avait été dissoute en 1804. Il rechercha l’alliance de l’opposition protestante. Celle-ci était moins passionnée pour l’émancipation des catholiques que pour le rappel de l’union. O’Connell, qui voulait tout à la fois l’émancipation et le rappel, trouva de bonne politique, vu les circonstances, d’insister surtout sur la seconde de ces deux questions. Le conseil municipal de Dublin, élu par une corporation exclusivement protestante, s’étant prononcé en faveur du rappel, un grand meeting se tint dans la salle de la Bourse. O’Connell s’y rendit. Il appuya énergiquement les résolutions proposées et prononça un grand discours dans lequel il alla jusqu’à dire : « Je foule aux pieds les réclamations des catholiques si elles doivent retarder d’un jour le rappel de l’union. »

Cette alliance ne tarda pas à porter ses fruits. Une agitation sérieuse s’organisa. La coalition tenait des meetings ; elle avait un organe, le Freeman’s Journal. Elle commençait à remuer l’opinion publique. Fidèle au système préconisé par O’Connell, on s’efforçait de ne pas sortir de la légalité. Le gouvernement se trouvait fort. embarrassé en présence de cette forme d’opposition. Après avoir longtemps hésité, il se décida cependant à intenter des poursuites contre les orateurs des meetings. La plupart furent acquittés : un seul fut l’objet d’un verdict de culpabilité. En présence de ce résultat misérable, le gouvernement n’osa pas réclamer l’application de la peine. Depuis la formation du cabinet Perceval, il s’était produit un événement fâcheux pour le vieux parti protestant. En octobre 1810, George III avait été frappé d’une troisième attaque de folie infiniment plus grave que les deux premières. Cette fois, on jugea nécessaire d’établir une régence. Toutefois les pouvoirs du prince de Galles, proclamé régent, étaient soumis à certaines restrictions qui devaient disparaître le 1er février 1812, si à cette époque sa majesté n’était pas rétablie. En fait, George III ne recouvra jamais la raison. Sous le nom de régence, ce fut donc un règne nouveau qui commença. Si l’événement s’était produit dix ans plus tôt, il est très probable que le prince-régent aurait immédiatement constitué un cabinet libéral : à cette époque, il était complètement sous l’influence de Fox et de Sheridan. Depuis, Fox était mort ; Sheridan s’était maintenu dans l’intimité du prince, mais son crédit commençait à baisser, et lui-même d’ailleurs avait fait quelques infidélités au parti libéral. En arrivant au pouvoir, le prince-régent trouva d’abord commode de ne faire aucun changement. Puis, étant constamment en rapport avec des ministres tories, il adopta insensiblement leurs idées. Il ne se passionna pas pour le torysme : il ne se passionnait pour rien. Les opinions que son père avait embrassées avec conviction et soutenues avec passion, il les accepta, lui, moitié par indifférence et moitié par intérêt personnel. Perceval et lord Eldon n’étaient pas seulement des adversaires ardens de la liberté religieuse, c’étaient en même temps des défenseurs zélés de la prérogative royale. Par ce côté, ils convenaient à merveille au régent. Cependant il ne voulut pas rompre complètement avec les whigs, dont il pouvait un jour avoir besoin. Il déclara qu’il conservait le cabinet « par déférence pour son père. » Cette déclaration, consignée dans une lettre qu’il adressa au premier ministre, dut faire sourire ceux qui savaient à quel point le prince de Galles avait depuis longtemps foulé aux pieds tous les devoirs de famille. Mauvais fils, mari détestable, il avait empoisonné la vie de son père par ses désordres et ses prodigalités, il avait compromis à tout jamais le repos et la dignité de son ménage par les tristes exemples qu’il avait donnés à sa femme et par le dédain qu’il lui avait témoigné dès le lendemain de ses noces. Père égoïste et indifférent, il ne s’était jamais intéressé à l’éducation de sa fille, la gracieuse princesse Charlotte, et il la laissa entre les mains de subalternes jusqu’au jour où, songeant à la marier, il fut obligé de la placer dans une situation plus digne de l’héritière du trône d’Angleterre.

Le parti protestant ne se senti qu’à moitié rassuré par le maintien du cabinet Perceval. On considérait toujours le régent comme attaché au parti libéral, avec lequel il avait été en relations pendant sa jeunesse. D’un autre côté, connaissant sa nature égoïste et indifférente, l’on doutait qu’il fût capable, comme son père, de défendre avec acharnement ses idées. Aussi se demandait-on quelle attitude il prendrait le jour où expireraient les restrictions apportées à son pouvoir. Le cabinet avait la majorité dans les deux chambres ; mais à cette époque l’influence de la couronne était telle encore qu’on avait vu deux fois la volonté personnelle de George III renverser un ministère en pleine possession de la confiance du parlement. Le cabinet Perceval était d’ailleurs travaillé par des dissensions intérieures. Wellesley, peu satisfait du rôle effacé qu’il jouait comme secrétaire d’état des affaires étrangères, avait annoncé, dès le mois de janvier 1812, l’intention de se retirer. Il aspirait en secret à de plus hautes destinées et rêvait de devenir le chef d’un nouveau cabinet. Sa démission précipita la crise. Le prince-régent se décida à faire des ouvertures aux whigs. Le 13 lévrier, le lendemain du jour où expiraient les restrictions apportées à son pouvoir, il adressa, au duc d’York, l’un de ses bières, une lettre destinée à être communiquée aux lords Grenville et Grey. Cette démarche était-elle sincère ? Grenville et Grey ne le crurent pas, et après s’être concertés avec leurs amis, ils déclinèrent les ouvertures qui leur étaient faites. Il est certain qu’on ne leur donnait aucune garantie sur la question catholique. La situation était donc la même qu’avec George III. Le régent affecta une grande irritation contre les whigs et ordonna à Perceval de reconstituer le cabinet. Wellesley maintint sa démission. Perceval en profita pour faire rentrer Castlereagh comme ministre des affaires étrangères. Lord Sidmouth accepta le poste de président du conseil privé. Ces deux nominations fortifiaient incontestablement le cabinet. Castlereagh, avait une réelle valeur personnelle. Sidmouth apportait l’appui d’un groupe peu nombreux, mais compact et discipliné.

La crise ministérielle venait à peine de se terminer lorsqu’elle fut rouverte par un incident douloureux. Le premier ministre, en entrant dans la chambre des communes, fut tué d’un coup de pistolet tiré presque à bout portant. L’assassin fut arrêté, jugé et exécuté. C’était un nommé Bellingham, ancien employé de l’administration des finances, qui croyait avoir à se plaindre personnellement de Perceval. Le parti protestant jouait de malheur. Deux événemens absolument accidentels venaient de lui faire perdre ses deux plus puissans appuis. George III était fou ; Perceval était mort. Après diverses tentatives pour faire entrer dans le ministère Wellesley et Canning, puis pour former un cabinet sous la présidence de Wellesley avec le concours de Grenville et de Grey, on se décida à reconstituer purement et simplement le ministère Perceval sous la présidence de lord Hawkesbury, devenu, par la mort de son père, comte de Liverpool et membre de la chambre des lords. Ce personnage politique, sans grand talent, mais servi par les circonstances, s’était élevé lassez rapidement aux postes les plus importans. Membre du bureau de l’Inde, sous Pitt, puis directeur de la Monnaie, il était devenu secrétaire d’état des affaires étrangères sous Addington et avait signé en cette qualité la paix d’Amiens. Dans le cabinet Perceval, il occupait le poste de ministre de l’intérieur, qu’il céda à lord Sidmouth lorsqu’il prit la direction du gouvernement et le titre de premier lord de la trésorerie. Sauf quelques remaniemens peu importans, le ministère resta composé à peu près comme il l’était au moment de la mort du malheureux Perceval. Les quatre membres les plus importans du cabinet étaient lord Liverpool, lord Eldon, et lord Sidmouth, dans la chambre haute, lord Castlereagh dans la chambre des communes. Et pourtant ce ministère, si peu modifié dans sa composition, n’était plus le même ministère. Un changement s’était produit dans son programme, changement peu considérable en apparence, mais dont les conséquences ne devaient pas tarder à se faire sentir. Il avait été décidé que la question catholique ne serait pas une question de cabinet, qu’elle resterait ouverte, comme on dit en Angleterre, c’est-à-dire que chacun des membres de l’administration conserverait sur ce sujet la liberté de sa parole et de son vote. Cet arrangement bizarre avait été nécessité par la situation particulière de plusieurs membres du ministère, notamment de Castlereagh, qui non-seulement gardait le portefeuille des affaires étrangères, mais qui devenait leader de la chambre des communes. Nos lecteurs savent que Castlereagh était d’origine irlandaise. A son entrée dans la vie politique, il avait pris devant les électeurs du comté de Down l’engagement d’appuyer les réclamations des catholiques. Plus tard, à l’époque où fut votée l’union de l’Irlande et de l’Angleterre, il dut renouveler cette promesse. On lui a souvent reproché de n’avoir pas montré beaucoup d’ardeur pour l’exécution de ses engagemens en faveur de la liberté religieuse. O’Connell, qui ne brillait point par la modération du langage, l’accusa un jour de trahison envers les catholiques et lui appliqua, dans une véhémente philippique, le terrible hémistiche de Virgile : Vendidit hic auro patriam. La vérité nous oblige à dire que, si Castlereagh resta fidèle à la lettre de ses engagemens, il en oublia peut-être un peu l’esprit. Toutes les fois que la question catholique fut portée devant la chambre des communes, il vota scrupuleusement en faveur de la liberté religieuse ; mais là se bornèrent ses efforts en faveur d’une cause qui était celle de son pays natal. Il fut presque sans interruption membre du cabinet depuis le vote de l’acte d’union jusqu’à sa mort, qui arriva en 1822. Dans le cabinet de lord Liverpool, il fut ministre des affaires étrangères et leader de la chambre des communes, c’est-à-dire presque aussi puissant que le premier ministre. En 1814 et en 1815, il représenta l’Angleterre au congrès de Vienne, et le rôle qu’il joua dans cette réunion de diplomates et de souverains lui donna dans son pays une situation sans précédent. Si, à cette époque, il avait employé en faveur des catholiques une partie seulement de l’énorme influence dont il disposait, nul doute, qu’il n’eût avancé de dix ans le triomphe de la liberté religieuse. Malheureusement Castlereagh était peu capable de se dévouer avec désintéressement à une grande idée. Il était perspicace, avisé, persévérant. La hauteur des vues et la générosité du cœur lui faisaient défaut.

Son ancien collègue Canning était un tout autre homme. Avec moins de jugement que Castlereagh, moins de suite dans les idées, moins d’habileté à conduire sa vie, il était plus capable d’élans généreux. Depuis longtemps il avait pris nettement parti pour les catholiques. Petit-fils d’un Irlandais, il n’oubliait pas son origine. Surtout il n’oubliait pas que la résistance du vieux parti tory à la liberté religieuse avait arrêté sa carrière en brisant le ministère de Pitt. La froideur même que Castlereagh montrait à l’égard des catholiques ne faisait qu’exciter le zèle de Canning en leur faveur. Il détestait ce rival, dont les talens étaient moins brillans que les siens, mais dont la carrière avait été plus heureuse, cet ancien collègue avec lequel il s’était battu en duel, cet homme qu’il était destiné à rencontrer toujours sur son chemin et qui pendant près de vingt ans barra le passage à son ambition et à son génie. Tout se réunissait donc pour le jeter du côté des catholiques : ses bons et ses mauvais sentimens, ses convictions et ses passions, ses amitiés- et ses haines.

Canning avait refusé de rentrer aux affaires après la mort de Perceval, parce que lord Liverpool ne voulait pas faire de l’émancipation des catholiques une question de cabinet. Il ne s’en tint pas là. Dans le cours de la session, il saisit la chambre de la question. Son discours produisit un grand effet. Une majorité de plus de cent voix se prononça en faveur de sa proposition. Dans la chambre des lords, elle ne fut repoussée qu’à une voix de majorité. Les catholiques semblaient donc à la veille du triomphe. Malheureusement pour eux, les élections générales qui eurent lieu à la fin de l’année renforcèrent le parti protestant dans la chambre. On était au plus fort de la lutte contre Napoléon. Le ministère Liverpool bénéficiait des succès remportés en Espagne par sir Arthur Wellesley. Il bénéficia encore de la retraite de Russie, de la bataille de Leipzig et de la campagne de France. L’opposition, qui n’avait cessé de prédire des échecs, était réduite à l’impuissance par ces succès inespérés. La cause du cabinet se confondait avec celle du patriotisme. Les catholiques, qui avaient toujours eu pour défenseurs les adversaires de la guerre, étaient frappés de la même réprobation que ces derniers. L’opposition était qualifiée de parti anti-national, départi français. O’Connell, dans les meetings catholiques, était obligé de protester contre cette dangereuse accusation. En pareil cas, les protestations font peu d’effet. Quand le courant de l’opinion a pris une direction, ce ne sont pas des paroles qui peuvent la modifier. Les événemens seuls ont ce privilège. Le sentiment public était de plus en plus avec lord Liverpool et ses collègues. Chaque victoire des armées alliées affermissait le ministère, chaque défaite de Napoléon affaiblissait l’opposition et enlevait des chances aux revendications des partisans de la liberté religieuse.

Sous l’influence de ces dispositions, une nouvelle proposition en faveur des catholiques, présentée par Grattan et soutenue par Canning, ne fut plus votée que par une majorité de 40 voix. C’étaient 60 voix de moins que l’année précédente. Il se produisit d’ailleurs, après la deuxième lecture du bill, un incident qui déconcerta complètement les défenseurs de la liberté religieuse. La chambre s’était formée en comité pour examiner les détails du bill. Le speaker, M. Abbott, avait cédé sa place au président des comités. Il pouvait donc prendre part à la discussion. Il présenta un amendement portant que les catholiques auraient tous les droits, sauf celui de siéger et de voter dans le parlement. C’était détruire de fond en comble la proposition de Grattan. Telle était l’influence personnelle de M. Abbott que la chambre, se déjugeant, vota l’amendement à une faible majorité (251 voix contre 247). L’intervention du speaker dans cette occasion fut blâmée par bien des gens. Le bill n’en était pas moins perdu. Grattan et ses amis l’abandonnèrent. Ils n’avaient pas même eu le bonheur de voir leur proposition approuvée par ceux en faveur de qui elle était faite. Dans leur désir de faire passer le bill, ils avaient multiplié les précautions pour rassurer les protestans. Pour remplacer l’ancien serment qu’un catholique ne pouvait prêter sans abjurer sa foi, ils avaient imaginé une nouvelle formule qu’ils croyaient acceptable et qui pouvait paraître telle en effet à des hommes politiques. Malheureusement les prélats catholiques d’Irlande n’en jugèrent pas ainsi. Le comité catholique de Dublin, dirigé par O’Connell, se prononça dans le même sens que les prélats. La cour de Rome était disposée à se montrer plus conciliante, mais elle dut s’incliner devant des scrupules assurément très respectables. Les prélats déclarèrent que la nouvelle formule de serment contenait des déclarations incompatibles avec la discipline de l’église catholique et qu’on ne pouvait y adhérer sans devenir schismatique. Si donc le bill avait été voté, il est extrêmement probable que la question n’aurait pas été résolue, puisque les catholiques ne se seraient pas crus en droit de prêter le nouveau serment.

La protestation des évêques contre le bill de Grattan donna au parti protestant un prétexte pour affirmer que les catholiques avaient des exigences déraisonnables et qu’il ne fallait plus songer à les satisfaire. La cause de la liberté religieuse perdit donc encore du terrain. En 1814, on n’osa même pas porter la question devant la chambre. En 1815, on risqua une nouvelle tentative. On se trouva en minorité de 80 voix. Il n’y avait plus rien à faire tant que durerait cette chambre. Elle fut enfin dissoute en 1818, après six ans d’existence, et l’on put espérer que des jours meilleurs allaient se lever. La paix générale était rétablie depuis trois ans. L’Angleterre, délivrée du cauchemar d’une invasion étrangère, revenait peu à peu aux idées libérales. La politique de compression à outrance, pratiquée par lord Liverpool et par lord Eldon, fatiguait même les jeunes membres du parti tory, comme lord Palmerston, alors secrétaire de la guerre. Grattan, vieilli, fatigué, mais non découragé, recommença la lutte. Il avait d’autant plus de mérite à persévérer dans cette voie, qu’il venait d’éprouver un cruel déboire. Aux élections générales, certains catholiques intolérans, qui ne lui pardonnaient pas son malheureux bill de 1813, avaient ameuté contre lui la populace de Dublin. Il avait été hué, insulté, il avait failli être assommé. Il répondit à ces indignités de la manière la plus noble, en présentant dès la première session du nouveau parlement une nouvelle proposition en faveur des catholiques. Il fut appuyé par Canning, qui venait de rentrer aux affaires comme président du Bureau de contrôle (ministre de l’Inde) et par deux autres membres du gouvernement, Castlereagh et Croker. 241 voix se prononcèrent pour sa proposition et 243 contre. N’être en minorité que de deux voix, c’était un succès relatif, après les échecs des années précédentes.

Le parlement de 1818 n’était pas destiné à une longue existence. George III étant mort au commencement de 1820, il fallut procéder à de nouvelles élections. Grattan fut réélu sans difficulté à Dublin, mais l’état de sa santé ne lui permit pas de paraître sur les hustings. Dans le courant de l’automne précédent, il avait pris un refroidissement en visitant la région des lacs dans le comté de Wicklow, et depuis cette époque il avait la poitrine assez sérieusement atteinte. Son âge (il avait près de soixante-quinze ans), augmentait les inquiétudes que causait cette maladie, et les médecins lui conseillèrent de ne pas se rendre à Londres pour l’ouverture du parlement. Il crut que la force morale suppléerait chez lui à la vigueur physique et qu’il pourrait encore une fois prendre la parole dans la chambre des communes en faveur de la grande cause à laquelle il s’était voué depuis de longues années : « Je mourrai à mon poste, » dit-il. Le 20 mai, malgré les supplications de sa famille, il s’embarquait à Dublin, après avoir reçu une députation de catholiques dont O’Connell faisait partie et après avoir annoncé qu’à son arrivée à Londres il soulèverait de nouveau la question catholique dans le parlement. Les fatigues du voyage aggravèrent son état. Les médecins de Londres, comme ceux de Dublin, lui défendirent de paraître à la chambre des communes. Lui-même sentait ses forces s’affaiblir rapidement, et il comprit qu’il n’avait plus qu’à se préparer à la mort. Il passa ses derniers jours au milieu de sa famille et de ses amis politiques, donnant à ces derniers les instructions qu’il croyait les plus propres à assurer le triomphe de la liberté religieuse, parlant de sa mort prochaine avec une rare fermeté et réglant la question de ses funérailles, avec autant de liberté d’esprit que s’il se fût agi d’un autre que de lui-même. Il avait d’abord demandé d’être enterré à Moyanna, en Irlande, où il possédait une propriété achetée et offerte en 1782, moyennant la somme de 50,000 livres sterling, par le parlement irlandais. Sur ces entrefaites, le duc de Sussex, l’un des frères du roi, dont les opinions étaient celle du parti libéral, lui fit dire que ses amis politiques avaient l’intention de demander que ses funérailles fussent faites à Westminster. Il accepta cette offre, puis il recommença à parler de l’émancipation des catholiques, remit à ses amis un écrit contenant ses dernières instructions politiques, en recommandant de le faire lire dans la chambre des communes par Plunkett. Tout étant ainsi réglé, il s’éteignit le 4 juin à six heures après une courte agonie. Il fut enterré à Westminster, près de Fox, dont il avait partagé les opinions. Le duc de Sussex, le duc de Wellington, le marquis de Wellesley, le duc de Norfolk, le chef de la plus grande maison catholique d’Angleterre, assistèrent à ses funérailles. Les catholiques d’Irlande y envoyèrent une députation.


III

En choisissant Plunkett pour lire son testament politique dans la chambre des communes, Grattan l’avait en quelque sorte désigné comme son successeur. William Plunkett, né à Enniscorthy, en 1765, était fils d’un ministre protestant de la secte unitaire. Inscrit au barreau de Dublin, il y avait conquis sans contestation possible la première place. En politique, il appartenait au petit groupe des amis de lord Grenville, qui l’avait nommé attorney-général d’Irlande lorsqu’il forma le ministère de tous les talens. A la chute de Grenville et à l’avènement du duc de Portland, il abandonna ses fonctions, mais dans l’intervalle il était entré à la chambre des communes, où il siégea sans interruption pendant vingt ans, jusqu’à son élévation à la pairie sous le ministère de Canning. Son appui était d’autant plus précieux pour les catholiques, qu’il n’était pas un whig pur, comme Grattan. Sur certaines questions il était d’accord avec le ministère Liverpool. Comme tout le groupe des grenvillites, il avait appuyé le cabinet dans sa politique répressive après 1815. On le considérait comme un des hommes que le gouvernement voudrait probablement s’adjoindre à la première occasion favorable.

Le 28 février 1821, Plunkett proposait à la chambre de se former en comité pour examiner les réclamations des catholiques. La discussion fut courte. Elle tint presque tout entière dans deux grands discours, l’un de Plunkett en faveur de sa proposition, l’autre de Robert Peel pour la combattre. La chambre, par 227 contre 221 voix, décida qu’elle se formerait en comité. C’était un premier succès. Il fallait maintenant présenter à la chambre, réunie en comité, une série de résolutions, puis, après avoir fait voter ces résolutions ; les transformer en un ou plusieurs bills. La proposition de Plunkett traversa victorieusement cette série d’épreuves. Moins éloquent que Grattan, mais plus avisé, Plunkett conduisit toute cette discussion avec une habileté consommée. Les deux bills qu’il présenta dans la séance du 3 mars étaient infiniment mieux conçus que celui de Grattan en 1813. Le premier, le Relief-Bill, déclarait les catholiques aptes à remplir tous les emplois publics, sauf celui de grand chancelier d’Angleterre et celui de lord lieutenant d’Irlande. Le second donnait à la couronne un droit de veto sur la nomination des évêques par la cour de Rome et imposait aux prêtres catholiques un serment politique qui ne pouvait faire naître chez eux aucun scrupule de conscience.

La deuxième lecture du Relief-Bill avait été fixée au 7 mars. Elle donna lieu à un grand débat dans lequel les orateurs les plus considérables de la chambre prirent la parole. Canning prononça un de ses plus beaux discours en faveur de la proposition. Il rappela les mesures d’émancipation partielle votées en faveur des catholiques sous le ministère de Pitt et demanda s’il était logique de s’arrêter à mi-chemin : « Vous avez donné aux catholiques le droit électoral, et vous leur refusez l’éligibilité ; vous appelez à vous les classes inférieures, tandis que vous repoussez les classes supérieures. Croyez-vous que ce soit un bon moyen d’inspirer à l’Irlande des sentimens d’attachement pour l’empire britannique ? Quel motif vous empêche de rendre l’union plus étroite et plus complète ? .. Vous avez déjà diminué la distance qui sépare l’Irlande de l’Angleterre. Les Irlandais ont des places dans la représentation de l’empire britannique, et vous leur refusez le droit de faire occuper ces places par des catholiques ! Nos pères, il y a bientôt trois siècles, ont élevé une digue entre les deux pays, non pour seconder l’œuvre de la nature, mais pour la combattre et la violenter. Pendant longtemps cette digue a défié les efforts de tous ceux qui tentaient de l’ébranler, mais enfin elle a cédé. Elle ne forme plus aujourd’hui qu’un isthme peu élevé, qui sépare deux mers amies. Les eaux se rapprochent de jour en jour et cherchent à se réunir. Voulons-nous relever cette digue aujourd’hui presque en ruines ? Voulons-nous la laisser s’effondrer par l’action du temps ou par un accident, événement qui arrivera tôt ou tard, mais qui ne nous vaudra pas la moindre gratitude ? Ou bien voulons-nous, quand il en est temps encore, percer l’isthme, ouvrir un libre passage aux deux mers et faire flotter, sur leurs eaux désormais confondues, l’arche d’alliance de notre commune constitution ? »

La chambre éclata en applaudissemens. La deuxième lecture fut votée par 254 voix contre 243, la troisième par 216 voix contre 197. Les partisans de l’émancipation gagnaient donc du terrain à chaque discussion. La majorité, qui n’était que de 6 voix au début, avait fini par atteindre le chiffre de 19 voix. Cependant la partie n’était pas gagnée. La chambre des lords restait hostile à l’émancipation des catholiques. Peut-être aurait-elle cédé si le ministère avait pris en main la cause de la liberté religieuse. Malheureusement les ministres qui faisaient partie de la chambre haute, lord Liverpool, lord El don, lord Sidmouth, partageaient à cet égard les préjugés qui dominaient dans la pairie. Plus malheureusement encore l’un des frères du roi, le duc d’York, devenu l’héritier présomptif du trône depuis la mort de la princesse Charlotte, en 1817, vint apporter au parti protestant l’appui de son influence, de son vote et de sa parole : « Je suis profondément convaincu, dit-il dans le discours qu’il prononça à cette occasion, des dangers que présente la mesure proposée ; mon hostilité contre elle se fonde sur des principes que j’ai embrassés depuis le jour où j’ai été en état de penser par moi-même, et auxquels j’espère rester attaché jusqu’au dernier jour de ma vie. » Une déclaration si vigoureuse raffermit le courage des partisans de l’intolérance. Le Relief-Bill fut rejeté par 159 voix contre 120.

Ce vote mémorable, qui ajourna de sept années le triomphe des partisans de la liberté religieuse, fut suivi d’un remaniement important dans le cabinet et dans l’administration. Le ministère de lord Liverpool comptait déjà dix ans d’existence. Il disposait encore de la majorité dans les deux chambres. Cette majorité toutefois avait été affaiblie par les élections générales de 1818 et de 1820. Le parti whig, dirigé par lord Grey dans la chambre haute, et par lord Althorp dans la chambre basse, formait un bataillon compact, qu’il était impossible de songer à entamer et qui avait des chances de grossir à chaque élection générale. Le parti tory, au contraire, était divisé en un certain nombre de groupes dont quelques-uns, dans diverses circonstances, avaient fait alliance avec l’opposition. En dehors de ces groupes ; certaines personnalités isolées gardaient une attitude expectante qui pouvait, à un moment donné, se changer en une hostilité déclarée. De ce nombre étaient Canning et Robert Peel ; Canning, qui avait précédemment accepté la présidence du bureau de l’Inde, mais qui en 1820 avait abandonné ce poste pour ne point partager la responsabilité du scandaleux procès intenté par le gouvernement à la reine Caroline ; Robert Peel, qui après avoir rempli pendant quelques années les fonctions de secrétaire en chef pour l’Irlande, s’était séparé d’un ministère qui ne se pressait pas de lui faire une situation en rapport avec son talent grandissant et sa précoce expérience. Lord Liverpool attachait un grand intérêt à faire rentrer dans l’administration deux hommes de cette valeur, dont le concours aurait fortifié le ministère dans les débats de la chambre des communes et soulagé Castlereagh d’une partie du fardeau écrasant qui pesait sur lui. Le roi malheureusement ne voulait pas de Canning comme ministre ; il lui gardait rancune de son attitude dans le procès de la reine. Canning de son côté n’était peut-être pas très soucieux de servir de nouveau sous Castlereagh. Il accepta le poste de gouverneur-général des Indes. C’était un magnifique exil. Peel, auquel on avait proposé la présidence du bureau de l’Inde, ne trouva pas cette situation suffisante pour lui. Il fallut que lord Sidmouth lui cédât sa place de secrétaire d’état de l’intérieur et se contentât de rester dans le cabinet sans portefeuille.

Lord Liverpool tenait en outre à s’assurer l’appui du groupe des grenvillites, qui oscillait sans cesse entre le ministère et l’oppositions Il n’y serait peut-être pas parvenu s’il avait eu à traiter avec lord Grenville, que ses idées et ses sympathies attiraient du côté des whigs. Mais lord Grenville, vieilli, fatigué, découragé, avait à peu près renoncé à la politique, et la direction de son groupe venait de passer aux mains de son neveu le marquis de Buckingham. Ce dernier vendit sans vergogne l’appui de ses amis et le sien. Il ne stipula rien pour ses opinions, uniquement occupé de réclamer des satisfactions d’influence, d’intérêt ou de vanité. Pour lui-même le titre de duc, pour un de ses cousins, Charles Wynn, la présidence du bureau de l’Inde, pour un autre Wynn, le poste de chargé d’affaires en Suisse, pour ses amis Freemantle et Phillimore des places secondaires dans l’administration, telles furent les conditions de ce trafic, qui révolta même les gens les moins scrupuleux en pareille matière. Si c’était un marché cynique du côté de lord Buckingham, c’était un marché de dupe du côté du premier ministre. Jamais on n’avait payé si cher le concours d’un groupe si peu nombreux. « Lord Buckingham, disait quelqu’un, pourrait compter tous ses partisans sur ses dix doigts. — Tout est à bas prix en ce moment, écrivait lord Holland, excepté l’appui des grenvillites. »

Liverpool était-il satisfait ? Non, il lui fallait encore le concours du marquis de Wellesley, l’ancien gouverneur-général des Indes, l’ancien ministre des affaires étrangères du cabinet Perceval. Wellesley, dix ans auparavant, avait essayé de s’allier aux whigs et de former avec eux un ministère. C’était donc un homme à ménager. Wellesley fut nommé vice-roi d’Irlande. Plunkett, encore un membre du groupe des grenvillites, fut envoyé dans le même pays comme attorney-général. Le premier ministre par ces deux choix croyait calmer l’Irlande. Il ne faisait que renouveler la faute commise par Pitt en 1794 lorsqu’il envoya lord Fitzwilliam à Dublin en qualité de vice-roi. Wellesley et Plunkett étaient notoirement favorables aux réclamations des catholiques. Et on les envoyait en Irlande pour représenter un gouvernement qui refusait aux catholiques l’égalité politique ! Et on laissait à côté d’eux Manners et Goulburn, l’un chancelier d’Irlande, l’autre secrétaire en chef, tous deux attachés aux doctrines les plus exclusives et les plus intolérantes du vieux parti protestant ! C’était établir l’antagonisme le plus dangereux dans la haute administration irlandaise. Et à quel moment commettait-on cette imprudence ? Au moment où la population était plus agitée que jamais, au moment où les catholiques étaient exaspérés par le rejet du Relief-Bill, au moment où les protestans étaient épouvantés par une explosion subite de mauvaises passions, par un débordement inattendu de crimes contre leurs personnes et leurs propriétés.

Depuis l’insurrection des Irlandais-Unis, en 1798, aucune prise d’armes générale n’avait eu lieu en Irlande. Depuis le complot de Robert Emmett, en 1803, aucune tentative n’avait été faite contre la domination anglaise. Les circonstances n’étaient pas favorables à des entreprises de ce genre. Les hommes importans, à la suite d’O’Connell, étaient entrés dans la voie de l’agitation légale et n’auraient pas prêté leur concours à une révolte à main armée. L’esprit insurrectionnel cependant n’était pas éteint dans les classes inférieures, mais il avait pris une nouvelle direction. Les hommes qui dans un autre temps se seraient enrôlés parmi les Irlandais-Unis étaient entrés dans une association mystérieuse connue sous le nom d’Enfans-Blancs (Whiteboys)[2]. La lutte politique avait fait place à la guerre sociale. Les Whiteboys ne cherchaient pas à s’emparer de Dublin, à mettre la main sur les forts, les arsenaux, les dépôts d’armes, et à établir en Irlande un gouvernement républicain. Ils n’en auraient pas eu les moyens, s’ils en avaient eu l’idée. Toute leur ambition se bornait à faire la guerre aux propriétaires protestans, surtout à ceux qui avaient la réputation, méritée ou non, d’user rigoureusement de leurs droits à l’égard des fermiers et des paysans. Un propriétaire était-il signalé comme ayant commis un abus de pouvoir ou un acte d’inhumanité, un matin, en sortant de chez lui, il trouvait devant sa porte un cercueil. C’était la manière de lui signifier l’arrêt de mort prononcé contre lui par la terrible association. Peu de jours après il tombait sous les coups d’une bande de Whiteboys. La population était complice des assassins. Parfois le crime avait eu lieu en plein jour, devant des centaines de personnes. Et cependant la justice ne trouvait jamais un témoin pour constater l’identité des coupables. Près de Limerick, un nommé Torrance et sa femme furent attaqués un dimanche, sur une grande route, à coups de bâtons et de pierres. La femme mourut sur place ; le mari survécut à ses blessures. Le chef de la police de Limerick fut assassiné en plein jour, et sa mort fut immédiatement annoncée à vingt lieues à la ronde par des feux de joie allumés de village en village. Des crimes encore plus horribles furent commis. Près de Tipperary, la maison d’un nommé Shea fut cernée la nuit par une bande qui y mit le feu. Le propriétaire, sa femme, ses sept enfans, trois servantes et cinq garçons de ferme, en tout dix-sept personnes, étaient à l’intérieur. Ces malheureux se précipitèrent au dehors pour échapper à l’incendie. On les repoussa au milieu des flammes. Ils furent brûlés vifs jusqu’au dernier, sous les yeux de leurs bourreaux, qui prenaient un féroce plaisir à contempler leurs contorsions. Une jeune fille de seize ans, presque une enfant, fut enlevée de la maison de son frère, retenue en captivité pendant trois semaines, et ne fut enfin remise en liberté qu’après avoir subi les plus odieux outrages.

A la nouvelle de ces atrocités, dignes des Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord, un cri d’indignation s’éleva en Angleterre. Pour arrêter ce débordement de crimes, des mesures exceptionnelles furent jugées nécessaires. Le parlement, à la demande du ministère, suspendit en Irlande l’habeas-corpus et vota une loi sur l’insurrection (Insurrection-Act) pour autoriser le lord-lieutenant à déclarer en état de troubles tout comté ou toute partie de comté et à y faire juger sommairement par des magistrats, sans l’assistance du jury, toute personne accusée d’avoir troublé l’ordre. Ces deux mesures n’étaient votées que pour six mois, mais on fut obligé par la suite de prolonger d’un an les effets de la loi sur l’insurrection. Une autre loi, votée pour sept ans, apportait des restrictions à la fabrication et à la vente des armes à feu. Armé de ces pouvoirs extraordinaires, Wellesley réprima énergiquement les désordres. Près de quatre cents personnes furent traduites devant une commission spéciale instituée à Cork. Vingt-cinq condamnations à mort furent prononcées. Plusieurs exécutions eurent lieu. L’ordre se rétablit peu à peu. Les crimes contre les personnes et les propriétés, sans cesser complètement, devinrent plus rares. Cependant d’autres calamités étaient à la veille d’atteindre l’Irlande. Les désordres provoqués par l’association des Whiteboys avaient apporté sur plusieurs points des obstacles aux travaux agricoles et réduit dans une certaine proportion la surface des terres cultivées. Pour comble de malheur, l’automne de 1821 fut exceptionnellement humide, et dans beaucoup de parties de l’Irlande la pomme de terre pourrit au lieu de mûrir. Il en résulta que, dans les premiers mois de 1822, le prix de cette denrée, qui forme la base de la nourriture des Irlandais de la classe inférieure, s’éleva dans la proportion de un à quatre. Les paysans mouraient littéralement de faim. Les classes moyennes étaient atteintes par le non-paiement des fermages. Les deux tiers de la population dans les villes, les cinq sixièmes dans les campagnes, étaient réduits à la mendicité. Cette épouvantable misère engendra d’épouvantables maladies. La population fut décimée par le typhus. Tous les maux s’abattaient à la fois sur ce malheureux pays.

L’Angleterre s’émut au spectacle de tant de détresse. Les souffrances de 1822 firent oublier les crimes de 1821. On cessa de penser aux Whiteboys et à leurs attentats ; on ne songea plus qu’à secourir les malheureux qui mouraient sans asile, sans vêtemens et sans pain. La première manifestation de ce sentiment de charité, cependant, ne fut pas heureuse. L’aristocratie de Londres organisa au profit des Irlandais un bal qui produisit, tout compte fait, 3,500 livres sterling. Danser pour secourir les affamés, dépenser 1 ou 2 millions en toilettes pour distribuer en aumônes une centaine de mille francs, c’était une idée maladroite qui aboutissait à un résultat dérisoire. Le bal avait donné lieu d’ailleurs, comme il n’arrive que trop souvent, à de regrettables démêlés entre les dames patronnesses. Heureusement on eut recours à des moyens d’action plus sérieux et plus efficaces. Une souscription publique, rapidement couverte, produisit 6,250,000 francs. Une somme égale, votée par les chambres, fut mise à la disposition du vice-roi pour être consacrée à des travaux publics. Les bras inoccupés furent employés ; les bouches vides furent nourries. Le ciel à son tour se montra plus clément. La récolte fut passable, et la pomme de terre revint à son prix normal. Si les troubles matériels avaient cessé en Irlande, l’agitation morale y renaissait a chaque occasion. Depuis la fin du XVIIIe siècle, les protestans de Dublin avaient pris l’habitude de célébrer tous les ans l’anniversaire de la fameuse bataille de la Boyne, qui avait rendu définitive la conquête de l’Irlande par l’Angleterre et la prédominance de la religion protestante sur le catholicisme. Le 4 novembre de chaque année, ils se rendaient processionnellement auprès de la statue de Guillaume III, à College-Green, ils la décoraient de rubans couleur orange et prononçaient des discours qui ne pouvaient que surexciter leurs propres passions et celles de leurs adversaires. Wellesley pensait avec raison que des manifestations de ce genre présentaient plus d’inconvéniens que d’avantages. Il décida le lord-maire de Dublin à interdire la fête du 4 novembre. Le parti protestant fut indigné. Il prit sa revanche en faisant émettre par la corporation de Dublin, c’est-à-dire par les électeurs municipaux, un vote de blâme contre le lord-maire. Il est bon de noter qu’en vertu des lois existantes la corporation de Dublin, comme celles de toutes les autres villes du royaume-uni, était exclusivement composée de protestans. Quelques jours après cet incident, Wellesley fut l’objet d’une autre manifestation dirigée personnellement contre lui. C’était le 14 décembre. Il était au théâtre, dans sa loge. La grande majorité des spectateurs appartenait au parti protestant. Le vice-roi fut sifflé. Une bouteille fut lancée dans sa loge. La représentation fut interrompue. La police fut obligée de pénétrer dans la salle et d’arrêter un certain nombre de perturbateurs. Welleslley n’était pas d’un caractère endurant. Il avait gouverné l’Inde en souverain absolu. L’opposition l’irritait et les offenses l’exaspéraient. Dans cette circonstance, il perdit toute mesure. Au lieu de réclamer contre les perturbateurs une légère condamnation que tout le monde aurait approuvée, il les fit traduire devant le jury sous l’inculpation d’attentat contre sa vie. Plunkett soutint l’accusation avec son habileté ordinaire. La défense, de son côté, composée de quinze avocats choisis parmi les sommités du barreau, lutta avec acharnement. L’audition des témoins et les débats du procès se poursuivirent pendant cinq jours au milieu d’une affluence énorme de spectateurs, L’excitation était à son comble. Protestans et cathodiques étaient là en face les uns des autres, comme sur un champ de bataille. Enfin le cinquième jour, à quatre heures du soir, les jurés entrèrent dans la salle des délibérations. A neuf heures, ils déclaraient qu’ils n’avaient pas pu se mettre d’accord. Le lendemain, à dix heures du matin, la situation n’avait pas changé ; à trois heures de l’après-midi, on en était encore au même point. Plunkett comprit que la partie était perdue et qu’il n’obtiendrait jamais un verdict de culpabilité. Il abandonna l’accusation. C’était un fâcheux échec pour le vice-roi. Ses amis eux-mêmes blâmèrent son imprudence. Canning, l’un des plus terribles railleurs de ce temps, se moqua de ce qu’il appelait le complot de la bouteille. Le mot fit fortune. Il fut répété dans les cercles de Londres, reproduit par les journaux. Le conquérant de l’Inde, le vainqueur de Tippoo-Saïb, ne fut plus connu d’un bout à l’autre du royaume-uni que comme le héros ridicule du complot de la bouteille.

Pendant que l’Irlande se débattait sous la triple étreinte de la famine, de l’épidémie et des discordes civiles, Canning, dans le parlement anglais, faisait une nouvelle tentative en faveur des catholiques. Cette fois, il n’aborda pas la question dans son ensemble. Il se contenta de plaider la cause des pairs catholiques, qui, depuis le vote de l’acte du test sous Charles II, ne pouvaient plus siéger dans la chambre des lords sans se parjurer et qui, par conséquent, se trouvaient implicitement déchus de leur dignité. Parmi ces pairs se trouvaient les chefs de quelques-unes des premières familles du royaume. Il espérait que leur situation toucherait la chambre des lords et qu’elle ne refuserait pas de leur rouvrir ses portes. Il pensait d’ailleurs avec raison que cette concession, une fois obtenue, en entraînerait d’autres et que, les catholiques étant admis dans la chambre des lords, il ne serait pas possible de les exclure longtemps de la chambre des communes. Cette conséquence, qui était évidente, devait frapper tout le monde et par conséquent faire échouer le plan de Canning. Son bill fut rejeté dans la chambre des lords par une majorité de 42 voix. Dans la chambre des communes, il n’obtint qu’une majorité de quelques voix. Et pourtant le grand orateur déploya toutes les séductions de son éloquence. Il commença par faire un tableau saisissant des circonstances dans lesquelles avait été votée la loi qui excluait de la chambre des lords les pairs catholiques. Il rappela les luttes religieuses de cette époque, les craintes qu’éprouvait l’Angleterre protestante à la pensée de voir un prince catholique succéder à Charles II, la terreur produite par l’annonce d’un complot reconnu plus tard imaginaire, la procédure dirigée contre lord Stafford et solennellement annulée depuis par le parlement. Il fit remarquer que les lois rigoureuses de cette époque avaient été partiellement abrogées en 1791, puisque le parlement avait restitué aux pairs catholiques le droit de se présenter devant le roi et d’être reçus par lui, en leur qualité de conseillers héréditaires de la couronne, sous la seule condition de déclarer qu’ils ne reconnaissaient pas au pape une juridiction temporelle ou civile en Angleterre : « Ainsi, dit Canning, un pair catholique peut se rendre à Saint-James et demander à être admis en présence du roi. Les mots cabalistiques de juridiction temporelle ou civile suffisent pour lui ouvrir les portes du palais. Si maintenant, en sortant de Saint-James, il fait tourner sa voiture du côté de Westminster et se présente pour réclamer sa place dans la chambres des lords, le talisman a perdu toute son efficacité. Les mots de juridiction temporelle ou civile n’ont plus de vertu. Il faut qu’il tienne un langage différent ; il faut qu’il refuse au pape la juridiction ecclésiastique et spirituelle. Quelle contradiction ! quel manque de logique ! Et cependant ce n’est ni la seule ni la plus étrange anomalie que je rencontre dans la situation des pairs catholiques. Nous avons assisté, il n’y a pas bien longtemps, au couronnement du souverain. Qui a marché en tête des barons du royaume ? Lord Clifford, un pair catholique. Qui a rendu hommage à sa majesté au nom des membres les plus élevés de la pairie ? Le duc de Norfolk, un pair catholique. Qui a été désigné par le roi pour remercier cette brillante réunion du toast qui avait été porté à sa majesté ? Encore le duc de Norfolk. Vous figurez-vous les ambassadeurs des puissances étrangères transmettant à leurs gouvernemens les détails de cette cérémonie ? Peut-il leur entrer dans l’esprit que le duc de Norfolk, lord Clifford, d’autres encore, qui représentent comme ces deux personnages une longue et illustre série d’ancêtres, vont être mis de côté le lendemain de la cérémonie en même temps que les bannières qui ont orné la salle et les lustres qui l’ont éclairée ? Peut-il leur entrer dans l’esprit que le premier duc d’Angleterre n’a d’autre rôle et d’autre utilité que de figurer dans une cérémonie, et qu’après avoir marché aujourd’hui à la tête des pairs du royaume, il n’a pas le droit demain de prendre place au milieu d’eux comme leur égal ? » En prononçant ce discours, Canning croyait faire ses adieux à la chambre des communes. Il devait quitter l’Angleterre, après la clôture de la session, pour aller prendre possession du gouvernement général de l’Inde. La carrière du parlement avait été pleine pour lui de triomphes oratoires, mais aussi d’échecs politiques et de déboires personnels. Il était donc très sérieusement décidé à donner une autre direction à sa vie Peut- il leur entrer dans l’esprit que le premier duc d’Angleterre n’a d’autre rôle et d’autre utilité que de figurer dans une cérémonie, et qu’après avoir marché aujourd’hui à la tête des pairs du royaume, il n’a pas le droit demain de prendre place au milieu d’eux comme leur égal ? »

En prononçant ce discours, Canning croyait faire ses adieux à la chambre des communes. Il devait quitter l’Angleterre, après la clôture de la session, pour aller prendre possession du gouvernement général de l’Inde. La carrière du parlement avait été pleine pour lui de triomphes oratoires, mais aussi d’échecs politiques et de déboires personnels. Il était donc très sérieusement décidé à donner une autre direction à sa vie et un autre cours à son ambition. L’Inde offrait un vaste champ à l’activité d’un homme de cette valeur. Il n’y avait plus de grandes conquêtes à faire ; mais tout était à créer ou à renouveler, au point de vue matériel et moral, dans le vaste empire fondé par Clive, Hastings et Wellesley. Canning était admirablement propre à cette tâche. Les questions économiques et financières, qu’il avait étudiées avec son ami Huskisson, lui étaient aussi familières que les questions de politique intérieure ou étrangère. Pendant qu’il se passionnait pour l’œuvre nouvelle qui lui était confiée et qu’il espérait trouver enfin dans l’Inde le grand rôle vainement poursuivi en Angleterre, un événement imprévu vint bouleverser tous ses projets. Au commencement du mois d’août, peu de jours après la clôture de la session, une tragique nouvelle, se répandait dans les cercles de Londres. Castlereagh s’était coupé la gorge dans un accès de fièvre chaude. Sa famille, son médecin, ses amis avaient cependant veillé sur lui avec la dernière sollicitude. Ils avaient éloigné de sa main les armes à feu, les couteaux, les rasoirs. Un canif, un misérable canif oublié sur une table et quelques instans d’isolement : il n’en avait pas fallu davantage pour terminer la vie du plus heureux homme d’état de l’Angleterre, du tout-puissant ministre qui, au congrès de Vienne, avait traité presque d’égal à égal avec le tsar de toutes les Russies.

On a souvent parlé du grain de sable de Cromwell. Le canif de Castlereagh n’a guère eu moins d’influence sur la marche des événemens. D’ordinaire le décor de l’histoire change insensiblement : cette fois il était brusquement renouvelé par un véritable changement à vue. Castlereagh personnifiait à l’intérieur la réaction politique et religieuse, au dehors l’entente avec les gouvernemens despotiques. Il était l’âme, la vie, la politique du cabinet Liverpool. Sa perte était irréparable pour le vieux parti tory. Robert Peel était trop jeune et n’avait pas encore assez d’autorité pour devenir leader de la chambre des communes. Un seul homme était qualifié pour occuper cette situation, et cet homme, bien qu’officiellement considéré comme un tory, ne partageait sur aucune des grandes questions du jour les idées de lord Liverpool, de lord Eldon et de lord Sidmouth. Fallait-il donc subir la dure nécessité de s’adresser à Canning ? Son talent hors de pair le désignait. L’opinion publique en dehors du parlement le réclamait. Lord Liverpool eut le bon sens de l’accepter. Canning cependant n’avait point derrière lui un grand parti dans les Chambres : à peine un petit groupe d’amis dévoués. Il était en butte à de nombreuses et puissantes inimitiés qu’il s’était attirées par son ambition intempérante, par son talent dangereux pour la raillerie, et enfin, car il faut tout dire, par sa supériorité même, qui offusquait le troupeau des médiocrités parlementaires. Le roi l’avait en horreur, et quelques mois auparavant il avait déclaré qu’il ne l’accepterait jamais comme ministre. Le mot jamais devrait être exclu de la langue politique. George III, en 1804, se flattait de ne jamais laisser Fox reparaître dans le cabinet : deux ans après, Fox était son ministre des affaires étrangères. George IV n’avait pas à beaucoup près l’énergique volonté de son père. Il ne fallut pas un mois pour triompher de ses résistances. Canning fut ministre des affaires étrangères et leader de la chambre des communes. A peine entré dans le cabinet, il y prit le ton d’un maître. Ce fut la destinée de lord Liverpool d’être quinze ans premier ministre sans jamais diriger la politique du gouvernement. Pendant les dix premières années, il fut le prête-nom de Castlereagh ; pendant les cinq dernières, il fut le prête-nom de Canning.

Nous n’avons pas à raconter en détail ces cinq années de ministère qui ont renouvelé, au dedans comme au dehors, la politique de l’Angleterre. Ce récit a été fait ici même par M. Blerzy dans un remarquable travail que nos lecteurs n’ont certainement pas oublié. La sainte-alliance battue en brèche, le Portugal sauvé de la réaction et de l’absolutisme, la Grèce et les colonies espagnoles de l’Amérique du Sud favorisées dans leurs efforts pour conquérir l’indépendance, les réformes commerciales inaugurées par Huskisson, la vieille législation pénale de l’Angleterre, reste d’un âge de barbarie, réformée, améliorée, mise en rapport avec l’adoucissement des mœurs, tels furent les principaux résultats d’une politique qui donna enfin à Canning la popularité, l’influence et la gloire depuis si longtemps rêvées par lui. L’ancien rédacteur de l’Anti-Jacobin, l’élève de Pitt, le collègue de Castlereagh, était devenu l’espoir des libéraux et des réformateurs, non-seulement en Angleterre, mais en Europe, non-seulement en Europe, mais dans le monde entier. Son nom était répété avec sympathie, avec respect, avec admiration sur les rives de l’Orénoque comme à l’embouchure du Tage, aux pieds de la Cordillère des Andes comme au fond du golfe d’Athènes, partout enfin où une nation, un parti, un groupe d’hommes luttait pour l’indépendance politique ou pour la liberté religieuse.

Nul doute que l’émancipation des catholiques ne fît partie du programme dont Canning se proposait la réalisation. Les circonstances malheureusement n’étaient pas favorables à la réalisation d’un tel projet. Ministre des affaires étrangères, Canning était engagé au dehors dans de grandes entreprises auxquelles il s’était attaché avec passion. Ces entreprises, qui auraient besoin de plusieurs années pour être conduites à leur terme, il craignait à chaque instant de les voir entravées ou compromises par le mauvais vouloir du gouvernement ou du parti gouvernemental. Une majorité hostile dans la chambre des lords, douteuse dans la chambre des communes, un ministère divisé, un roi mécontent, tels étaient les écueils au milieu desquels Canning devait naviguer. Il ne triomphait de ces difficultés qu’en remuant, en passionnant l’opinion publique, en prononçant discours sur discours, en consumant ses forces, en usant son tempérament, en abrégeant sa vie. Par son éloquence il dominait la chambre des communes ; par la chambre des communes il dominait le gouvernement. Sa politique extérieure, d’abord contestée, était devenue trop populaire et avait trop brillamment réussi pour qu’on essayât sérieusement de la battre en brèche. Presque inattaquable de ce côté, il évita de s’engager sur le terrain dangereux de la question religieuse. Il n’osa pas faire de l’émancipation catholique une question de cabinet. Il craignait de compromettre l’existence du cabinet et de fournir à ses ennemis l’occasion, toujours cherchée par eux, de se débarrasser de lui.

Il se contenta donc d’appuyer personnellement, en 1825, une motion de sir Francis Burdett en faveur des catholiques, motion qui, comme d’habitude, fut votée par la chambre des communes et rejetée par la chambre des lords. Il se flattait de l’espoir que, sa situation se fortifiant et les circonstances devenant plus favorables, il pourrait un jour mettre au service de la liberté religieuse le poids de l’influence gouvernementale. Les événemens semblèrent donner raison à ses prévisions. Le duc d’York, un des adversaires les plus acharnés de l’émancipation des catholiques, mourut au commencement de 1827. Après lui, l’héritier présomptif du trône se trouvait être le duc de Clarence, qui n’avait point de parti-pris dans la question. C’était un obstacle de moins. Peu après, lord Liverpool, malade et se sentant mortellement atteint, donna sa démission, Canning devint nominalement le chef du ministère qu’il dirigeait effectivement depuis cinq ans. Les chefs du vieux parti tory, Wellington, lord Eldon, Robert Peel, quittèrent le cabinet. Canning aurait voulu garder Robert Peel, dont il appréciait le talent et dont il estimait le caractère. Peel refusa de rester quand il apprit, de la bouche du premier ministre lui-même, que le moment lui paraissait venu de résoudre la question catholique.

La résolution de Canning, cette fois, était prise. Pouvait-il l’exécuter immédiatement ? On lui a reproché de n’avoir pas procédé de la sorte. Il aurait couru au-devant d’un échec, il ne dissimulait pas les difficultés qu’il allait rencontrer : la résistance de George IV, l’hostilité de la chambre des lords. Pour triompher de ces obstacles, il commença par fortifier son ministère. Il y fit entrer, non-seulement des amis personnels, comme Palmerston et Huskisson, mais des tories ralliés à sa politique, comme lord Lyndhurst, et des whigs disposés à faire alliance avec lui, comme lord Lansdowne et Tierney. Décidé à modifier la politique gouvernementale, il lui fallait déplacer l’axe de la majorité dans la chambre des communes et regagner d’un côté ce qu’il perdait de l’autre. Tous ces arrangemens, qui ne se firent pas sans beaucoup de tiraillemens, le conduisirent jusqu’à la prorogation du parlement, qui eut lieu le 2 juillet. Canning était malade depuis le commencement de la session. Il lui avait fallu de suprêmes efforts de volonté pour diriger jusqu’au dernier jour les débats de la chambre des communes. Le chef d’une des grandes familles du parti whig, le duc de Devonshire, lui offrit de venir prendre quelques jours de repos dans sa résidence de Chiswick-House. « N’y allez pas, lui disait lady Holland, cette maison vous portera malheur : c’est là qu’est mort M. Fox. » Presque en arrivant, Canning dut se mettre au lit. Peu de jours après, à la suite d’une longue et douloureuse agonie, il rendait le dernier soupir dans la chambre où Fox était mort vingt ans auparavant.

Son œuvre restait inachevée. Ses collègues, sans lui, étaient hors d’état de la mener à bonne fin. Ils essayèrent cependant de se maintenir au pouvoir, sous la présidence du faible lord Goderich. Au bout de quelques mois, il leur fallut céder la place aux tories, qui rentrèrent triomphalement au pouvoir, avec Wellington comme premier ministre et Robert Peel comme leader de la chambre des communes. Le petit groupe des amis personnels de Canning, Palmerston en tête, se fondit définitivement dans le parti libéral. Du haut en bas de l’administration, l’esprit protestant redevint tout-puissant. Lord Wellesley fut remplacé comme vice-roi d’Irlande par un des compagnons d’armes de Wellington, le marquis d’Anglesey. Tout le monde croyait et devait croire que les catholiques n’avaient plus rien à espérer. Ils étaient à la veille du triomphe. C’est ainsi que les événemens parfois déjouent tous les calculs et démentent toutes les prévisions. Canning était arrivé au pouvoir à l’heure même où, cédant au découragement, il allait partir pour l’Inde. Les catholiques allaient obtenir d’un ministère entièrement tory ce qui leur avait été refusé sous une administration semi-libérale. Comment s’opéra ce revirement ? C’est ce que nous allons expliquer ; mais pour cela il faut reprendre les choses d’un peu plus haut et remonter à quelques années en arrière.

En 1823, l’infatigable O’Connell avait fondé l’association catholique pour remplacer le bureau catholique et le comité catholique précédemment dissous par l’autorité. Pour ne pas tomber sous le coup des lois qui avaient été édictées contre les précédentes associations et notamment contre la fameuse société des Irlandais-Unis, O’Connell, dans cette organisation nouvelle, avait évité tout ce qui ressemblait à une élection. Le comité directeur était permanent. Sous cette forme, l’association vécut pendant deux ans et fit d’immenses progrès. Les protestans, de leur côté, avaient établi des loges orangistes, constituées de manière à éluder les dispositions de la loi. Toute la population de l’île se groupa bientôt auteur de ces deux organisations rivales. Cinq millions de catholiques obéissaient à l’association dirigée par O’Connell : 800,000 protestans recevaient le mot d’ordre des loges orangistes. Il y avait donc deux gouvernemens en Irlande, sans compter le troisième, le gouvernement légal, qui n’avait personne autour de lui. En 1825, on essaya de mettre un terme à cette situation. Une loi plus sévère et plus précise fut votée contre les associations irlandaises. On trouva moyen de l’éluder comme les précédentes. Les loges orangistes ne disparurent pas. L’association catholique, après s’être dissoute pour la forme, se reconstitua sous couleur de s’occuper uniquement d’œuvres de charité.

Les loges orangistes n’étaient qu’un embarras pour le gouvernement ; l’association catholique pouvait devenir un danger fort sérieux. Elle disposait de fonds considérables, recueillis par voie de souscription volontaire ; elle avait des journaux, des orateurs ; elle publiait des manifestes, organisait des meetings. Enfin elle s’incarnait dans un homme qui était arrivé à exercer sur les catholiques d’Irlande un empire presque absolu. O’Connell était un adversaire d’autant plus redoutable pour le gouvernement anglais qu’il unissait à une rare audace dans les desseins une remarquable prudence dans l’exécution. Avocat consommé, procureur subtil et délié, il se cantonnait soigneusement sur le terrain légal, et rien au monde ne l’en aurait fait sortir. Orateur entraînant, il dominait les masses populaires et savait à son gré les surexciter, les calmer, les enflammer de nouveau, puis les apaiser encore. En 1826, il voulut faire l’essai de son influence dans une élection. Il choisit pour champ de bataille le collège de Waterford, qui passait pour un fief électoral de la famille des Beresford.

Le corps électoral était relativement plus nombreux en Irlande qu’en Angleterre. Dans les deux pays, le droit de suffrage appartenait à tout individu qui possédait en pleine propriété un morceau de terre donnant un revenu d’au moins 40 shillings (50 fr.) Cette législation identique avait produit des résultats différens. En Angleterre, pays de droit d’aînesse et de grande propriété, les petites parcelles de terre ne s’étaient pas multipliées. En Irlande au contraire, à part les grandes familles d’origine anglaise, l’ensemble de la population pratiquait le système de l’égalité des partages. De là une infinie division de la propriété et la constitution d’une véritable démocratie rurale. Pendant longtemps cette démocratie ne se douta pas de sa force ou n’essaya pas d’en user. Les malheureux ne pouvaient pas vivre avec leurs 50 francs de revenu. En même temps qu’ils cultivaient leur petit lopin de terre, il leur fallait se mettre au service du landlord, comme fermiers ou comme ouvriers agricoles. C’est par là qu’on les tenait. Aussi les électeurs à 40 shillings, comme on les appelait, furent-ils pendant longtemps le corps électoral le plus docile que l’on pût trouver. C’étaient les classes moyennes qui luttaient contre le landlord. Les classes inférieures suivaient docilement le mot d’ordre venu du château.

O’Connell changea tout cela. Il révéla leur force aux électeurs à 40 shillings. Par les agens de l’association catholique, par les prêtres surtout, si influens en Irlande, il donna aux petits propriétaires le courage de se révolter contre les landlords. L’élection de Waterford fut le premier essai de son pouvoir. Les classes inférieures votèrent en masse pour un candidat protestant, mais recommandé par l’association catholique et acquis à la cause de la liberté religieuse. Lord George Beresford, qui se regardait comme député par droit de naissance, cessa de représenter Waterford.

Enhardi par ce succès, O’Connell osa davantage. En 1828, un Anglo-Irlandais, Vesey Fitzgerald, ayant accepté dans le cabinet de Wellington le poste de président du bureau de commerce, en remplacement d’Huskisson, se trouva soumis à la réélection dans le comté de Clare. O’Connell résolut de faire nommer contre lui un catholique. L’élection serait annulée. Peu importait à O’Connell. Ce qu’il cherchait, c’était un grand effet moral, une manifestation retentissante en faveur de la liberté religieuse. La tentative pouvait paraître téméraire. Le comté de Clare était un de ceux où les protestans étaient en nombre ; Fitzgerald était considéré et même populaire ; on le savait personnellement favorable aux réclamations des catholiques. Il avait donc bien des chances pour lui. Un seul homme pouvait battre Fitzgerald : c’était O’Connell lui-même. Il posa sa candidature. Ce n’étaient plus seulement deux hommes qui se trouvaient en présence : c’était le gouvernement anglais dans la personne de ses membres et l’association catholique représentée par son chef. Personne ne se méprenait sur l’importance de la partie engagée. La lutte fut chaude. À cette époque, le vote était public. Il en résultait une grande animation dans les opérations électorales. Pendant cinq jours, on vit les électeurs à 40 shillings se rendre à Ennis, chef-lieu du comté, enrégimentés par paroisses, avec leurs curés en tête ; pendant cinq jours, on vit s’aligner en colonnes serrées, sur le poll-book, les votes favorables à O’Connell. A la fin du cinquième jour, Fitzgerald abandonnait la partie.

Le gouvernement était battu, et la défaite était décisive. Ce que n’avaient pu obtenir ni l’autorité de Pitt, ni la persévérance de Grattan, ni l’éloquence de Canning, les électeurs à 40 shillings l’avaient enlevé de haute lutte et emporté d’assaut. Désormais il dépendait d’O’Connell, dans une élection générale, de faire nommer quarante catholiques ou de se faire nommer quarante fois lui-même. Un gouvernement sensé ne s’expose pas sans une absolue nécessité à des manifestations de ce genre. Robert Peel le comprit, et dès lors son parti fut pris. Jusqu’à l’ouverture de la session de 1829, il ne s’occupa que de préparer ses collègues et le roi lui-même à une concession devenue indispensable. Le vieux parti protestant se refusa tout d’abord à croire que Peel l’orangiste, Peel l’ancien secrétaire en chef pour l’Irlande, Peel qui s’était séparé de Canning en 1827 à propos de la question catholique, Peel enfin, l’espoir de la réaction politique et religieuse, reniât à ce point son passé. Quand le doute ne fut plus possible, la colère éclata : elle fut sans bornes. Peel fut traité d’apostat. On déclara que le pape lui devait une place dans le calendrier et qu’on allait bientôt apprendre la canonisation de saint Peel. Des manifestations protestantes s’organisèrent. Le cri de : A bas le papisme ! retentit dans les rues, comme au temps de Charles II et de la reine Aune. Des pamphlets furent répandus à profusion pour exciter les passions populaires contre les catholiques, en rappelant les massacres de la Saint-Barthélémy et les horreurs de l’inquisition. Peel, imperturbable et froid, ne se laissa pas ébranler par cette agitation. Il avait rallié le gouvernement à son opinion, il avait obtenu, non sans peine, l’assentiment du roi ; il était assuré de la majorité dans les chambres : la moitié du parti tory le suivait dans son évolution, et le parti libéral ne pouvait lui refuser son concours dans cette occasion. Dès l’ouverture de la session, il proposa la grande mesure qui mettait enfin les catholiques sur le pied de l’égalité avec les protestans et transformait l’émancipation partielle, commencée par Grattan et Pitt, en une émancipation complète. Les catholiques, moyennant la prestation d’un serment qui ne pouvait à aucun degré alarmer leur conscience, avaient désormais le libre accès à tous les emplois militaires ou civils, à l’exception de la vice-royauté d’Irlande et des deux postes de chancelier d’Angleterre et de chancelier d’Irlande. Peel profita de cette grande réforme pour obtenir deux mesures qu’il jugeait nécessaires : l’association catholique fut nominativement et formellement dissoute ; les électeurs à 40 shillings furent supprimés en Irlande et le cens électoral porté à dix livres (250 francs). Le parti libéral vota ces deux propositions en silence. C’était la rançon de l’émancipation des catholiques. Personne ne se permit de la marchander ; on aurait trop craint de compromettre le grand résultat qu’on allait obtenir.

Ainsi se terminait enfin, par le triomphe du droit et de la liberté, une des luttes politiques les plus longues et les plus acharnées dont l’histoire fasse mention. Quarante ans s’étaient écoulés depuis que Burke avait réclamer l’émancipation des catholiques ; depuis que Pitt avait ambitionné l’honneur d’attacher son nom à cette grande réforme. Pendant ces quarante ans, la face du monde avait été renouvelée. la première république française avait eu le temps de naître et de mourir. Napoléon avait eu le temps de parcourir le cycle entier de sa prodigieuse destinée, depuis Toulon jusqu’à Sainte-Hélène. La Pologne avait disparu ; le saint-empire romain germanique s’était dissous ; les républiques de Venise et de Gênes avaient péri. Cornwallis et Wellesley avaient terminé la conquête de l’Inde, commencée par Clive et par Hastings. Pitt avait posé en Australie les fondemens d’un nouvel empire colonial destiné à remplacer un jour celui que l’Angleterre avait perdu dans l’Amérique du Nord. Canning avait décrété l’indépendance des colonies espagnoles du Nouveau-Monde et préparé l’affranchissement de la Grèce. Au milieu de ces guerres, de ces révolutions, de ces remaniemens de territoire, la question catholique était restée posée dans les mêmes termes que le premier jour, parce qu’elle était de celles qui, relevant de l’ordre moral, ne changent pas au gré des événemens, ne se plient pas aux combinaisons passagères de la politique et ne peuvent se résoudre que par le triomphe d’un grand principe. Elle avait été agitée, discutée, élucidée par une génération d’orateurs et d’hommes d’état telle que le monde n’en avait jamais vu et telle qu’il n’en reverra peut-être jamais une pareille. Burke, Pitt, Fox, Sheridan, Castlereagh, Grattan, Canning, Grey, O’Connell, Robert Peel, Wellington, vingt autres, qui auraient été les premiers en un temps ordinaire, mais qui dans cette époque exceptionnelle devaient se contenter du deuxième ou du troisième rang, tous à des titres divers, avec plus ou moins de talent, plus ou moins d’éclat, plus ou moins de bonheur, avaient joué un rôle dans ce grand drame politique qui commence en 1789 pour finir en 1829, avaient figuré dans ce long conflit entre la vieille théorie de la religion d’état et le principe nouveau de la liberté de la foi.

L’historien n’a pas toujours la bonne fortune de rencontrer sur sa route des questions d’un ordre aussi élevé. Dans la vie quotidienne des nations, les intérêts matériels tiennent naturellement une grande place. Ils ont leur importance, ces intérêts ; ils ont même leur grandeur, pour qui cherche dans leur étude et dans leur développement le secret de diminuer les souffrances de l’humanité et d’assurer au plus grand nombre la plus grande somme de bien-être compatible avec l’infirmité de notre nature. Combien cependant ces intérêts sont inférieurs à ceux de l’ordre moral ! combien les passions qu’ils soulèvent sont moins nobles ! combien les débats qu’ils provoquent sont moins émouvans ! combien les dévoûmens qu’ils inspirent sont moins touchans ! Jusqu’à l’émancipation partielle des catholiques par Grattan et Pitt, des millions d’êtres, plutôt que de renier leur foi, ont souffert dans leur tranquillité, dans leur fortune, dans leurs affections, ils se sont résignés à ne point acquérir de terres, ils se sont condamnés à faire élever leurs enfans à l’étranger. Jusqu’à la grande mesure de 1829, les chefs de quelques-unes des plus illustres familles de la pairie anglaise, les Norfolk, les Clifford, les Petre, ont laissé vides les places qui leur étaient toujours réservées dans la chambre des lords et se sont privés d’exercer le pouvoir que leur assuraient la naissance, la tradition et la loi, plutôt que de prononcer quelques paroles qui, dans leur bouche, auraient été une apostasie ou un parjure. Leurs adversaires de leur côté, sauf l’égoïste George IV, obéissaient à des mobiles du même ordre, à des mobiles désintéressés et honnêtes. Quand George III repoussait avec acharnement l’émancipation des catholiques, il ne cédait pas à des préoccupations vulgaires, à des motifs personnels et bas. Il s’inspirait d’une idée fausse, mais d’un sentiment respectable. Lui aussi se croyait lié par la religion ; lui aussi voulait se garder de ce qu’il considérait comme un parjure ; lui aussi obéissait à sa conscience.

L’émancipation des catholiques marque une date dans l’histoire de l’Angleterre. Elle ouvre la série des grandes réformes qui, en un demi-siècle, ont transformé la constitution politique, sociale et religieuse de nos voisins. A partir de 1829, le mouvement libéral se poursuit presque sans interruption par la réforme électorale, par l’abolition de l’esclavage, par l’émancipation des colonies, par le renouvellement de tout le système économique, commercial et financier de l’empire britannique. Si importantes que soient ces réformes, si indispensables qu’elles aient paru aux hommes d’état de la Grande-Bretagne, aucune d’elles n’est plus pure de tout alliage, plus indiscutable dans son principe, plus inattaquable dans ses conséquences que la grande mesure d’apaisement de 1829. Les systèmes politiques, les systèmes économiques prêtent toujours aux discussions ; ils n’ont pas un caractère de généralité absolue et d’infaillible certitude qui leur permette de s’appliquer à toutes les nations et de se prêter à tous les états sociaux. La liberté de la foi, au contraire, est une nécessité d’ordre supérieur à laquelle il n’est plus permis de se soustraire. On ne doit pas à tous les peuples la même somme de droits politiques ; on leur doit, à tous, au même titre, au même degré, avec le même caractère d’impérieuse obligation, ce bien suprême, aujourd’hui universellement réclamé par la conscience du genre humain : la paix religieuse.


EDOUARD HERVE.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Les Whiteboys étaient ainsi nommés parce que, dans leurs expéditions, ils se cachaient la figure avec un morceau d’étoffe blanche. Quelquefois ils mettaient tout simplement leur chemise sur leur tête.