Les Origines de la crise irlandaise
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 147-174).
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LES ORIGINES
DE LA
CRISE IRLANDAISE

I.
WILLIAM PITT ET L’ACTE D’UNION

I. Lord Stanhope. The Life of William Pitt. — II. Charles Ross. Correspondence of Charles, first marquis of Cornwallis. — III. The Life and Times of Henry Grattan. — IV. Memoirs of Thomas Moore. — V. The Life and Death of lord Edward Fitzgerald, by Thomas Moore. — VI. Memoirs and Correspondence of viscount Castlereagh. — VII. Personal Sketches of his own times, by sir Jonah Barrington, etc.

Pour la cinquième fois depuis un siècle, la situation critique de l’Irlande est l’objet des préoccupations les plus sérieuses élu gouvernement et du public anglais. Le moment paraît donc opportun pour tracer rapidement le tableau des événement qui ont précédé et préparé la crise actuelle.

Trois grandes questions, pendant les cent dernières années, ont tour à tour ou simultanément agité l’Irlande : la question de l’autonomie législative, celle de la liberté religieuse et enfin la question agraire.

La première de ces trois questions ne pourra jamais être tranchée dans un sens conforme aux : réclamations des Irlandais. L’Angleterre compromettrait d’une manière trop grave son unité politique, constituée au prix de tant d’efforts.

La deuxième question, celle de la liberté religieuse, est aujourd’hui résolue dans les conditions les plus larges par l’émancipation des catholiques et par le disestablishment de l’église anglicane d’Irlande. La troisième question est toujours pendante. Les efforts faits pour la résoudre, notamment par M. Gladstone, n’ont pas réussi, jusqu’à présent, à calmer les passions opposées ou à satisfaire les intérêts rivaux.

Ce sont ces trois questions dont nous allons étudier la naissance et le développement dans les pages qui suivent.


I

Au moment où éclata la révolution française, il y avait trente-neuf ans que George III régnait en Angleterre : il y en avait six que William Pitt était premier ministre. Cet homme extraordinaire, investi, dès l’âge de vingt-quatre ans, dans un pays libre, d’un pouvoir égal à celui dont avaient joui un Ximenès et un Richelieu dans des monarchies absolues, n’en avait usé jusqu’alors que pour pratiquer une sage politique et réaliser d’utiles réformes. Il avait défendu la prérogative royale sans sacrifier les privilèges du parlement et les droits du pays ; il avait rétabli l’équilibre financier sans rendre trop lourd pour les contribuables le poids des impôts ; il avait donné à l’empire anglo-indien une charte nouvelle qui conciliait dans une juste mesure l’autorité légitime de l’état et les intérêts respectables de l’antique compagnie des Indes. Supprimez la révolution française ou retardez-la de vingt ans : Pitt serait mort avec la réputation d’un ministre pacifique et réformateur, respectueux des libertés publiques, économe de l’or et du sang de ses concitoyens. Tant il est vrai que, si les hommes d’état dirigent souvent les événemens, parfois aussi les événemens les dominent et les emportent loin de leur but !

Parmi les réformes que Pitt semblait destiné à réaliser, il y en avait une qui faisait en quelque sorte partie du patrimoine politique de sa famille. Lord Chatham, à plusieurs reprises, avait appelé l’attention du parlement sur les vices du système électoral de l’Angleterre. La réforme que le père avait souhaitée et réclamée, le fils, à son entrée dans la vie politique, eut l’ambition de l’accomplir. Deux fois il présenta à la chambre des communes un bill pour améliorer la représentation du royaume. Répartition plus équitable des sièges parlementaires, diminution du nombre des bourgs-pourris, répression plus sévère de la fraude et de la corruption, telles étaient les bases de cette proposition. Elle fut repoussée par la chambre des communes dans deux sessions consécutives. Pitt la renouvela quand il fut arrivé au pouvoir : il échoua encore. La plupart de ses amis politiques votèrent contre lui dans cette circonstance. Cependant il avait un tel empire sur eux qu’il aurait peut-être fini par triompher de leurs répugnances contre toute extension du droit de suffrage, si la révolution française n’était venue brusquement modifier le cours de ses propres idées en même temps que la marche de l’esprit public.

En voyant les excès auxquels pouvait se laisser entraîner une démocratie sans contre-poids, les Anglais devinrent plus indulgens pour leur vieux système électoral, qui avait sans doute de grands défauts, mais qui leur assurait cependant une somme d’ordre, de liberté, de prospérité, bien supérieure à celle dont jouissaient alors les nations les plus favorisées du continent. La cause de la réforme électorale vit dès lors diminuer sa popularité en même temps qu’elle dut renoncer à obtenir l’appui des hommes d’état qui auraient pu la faire triompher. Pitt ne cessa pas seulement de la soutenir : il la combattit résolument. Pendant près de quarante ans, elle n’eut plus pour défenseurs qu’un petit nombre de libéraux persévérans. Une autre réforme, d’un ordre différent, allait prendre la première place dans les préoccupations du public et du gouvernement.

Depuis longtemps les catholiques des trois royaumes, et particulièrement ceux de l’Irlande, étaient soumis à une législation aussi humiliante que vexatoire. Non-seulement ils étaient exclus du parlement, des tribunaux, de la plupart des emplois civils et militaires, non-seulement ils étaient frappés d’incapacité électorale, mais, ce qu’on aura peine à croire, quand ils voulaient donner à leurs enfans une éducation conforme à leur foi religieuse, ils étaient obligés de les envoyer à l’étranger, dans des couvens ou dans des collèges établis sur le continent. L’instruction publique, dans un pays où la très grande majorité de la population était catholique, avait un caractère exclusivement protestant, à ce point que nul ne pouvait ouvrir une école sans l’autorisation de l’évêque anglican.

Cette législation tyrannique avait pu paraître nécessaire aux hommes d’état de la Grande-Bretagne au lendemain de la lutte entre Jacques II et Guillaume III, après la bataille de la Boyne, lorsque les populations catholiques, encore frémissantes, n’attendaient qu’une occasion de se soulever contre celui qu’elles regardaient comme un usurpateur. Elle n’avait plus d’excuse à une époque où la dynastie protestante de Hanovre semblait à l’abri de tout danger et où les derniers descendans des Stuarts s’éteignaient obscurément dans l’exil. Un semblable régime était contraire aux principes de tolérance que le xvur3 siècle avait proclamés. Il était en opposition avec les intérêts mêmes de l’Angleterre, puisqu’il perpétuait des passions qu’une sage politique devait chercher à éteindre. Enfin, n’y avait-il pas une étrange inconséquence à persécuter les catholiques irlandais au moment même où l’on accordait asile et protection aux membres du clergé français chassés de leur pays par la révolution ?

Personnellement, Pitt n’avait aucun goût pour l’intolérance religieuse. Il avait été élevé dans la religion anglicane ; il avait eu pour précepteur un ecclésiastique, et ses fonctions officielles rappelaient à nommer des archevêques et des évêques. Néanmoins il apportait dans les questions religieuses un esprit tellement libre que ses ennemis l’accusaient de n’être pas seulement tolérant, mais indifférent. S’il n’avait eu à compter qu’avec ses propres idées, l’émancipation des catholiques n’aurait pas souffert de difficultés sérieuses. Malheureusement il était le premier ministre d’un roi qui poussait la dévotion protestante jusqu’à la bigoterie et qui considérait de bonne foi l’intolérance religieuse comme un devoir. Il était le chef d’un parti dont la plupart des membres étaient des défenseurs convaincus et passionnés des privilèges de l’église officielle. Il risquait donc de perdre tout à la fois son crédit auprès de George III et son autorité sur ses amis politiques s’il soulevait prématurément et sans d’infinis ménagemens cette grave question de l’émancipation des catholiques.

L’organisation même de l’Irlande n’était pas faite pour faciliter la réforme qu’il s’agissait d’accomplir. Par une singulière contradiction, ce pays, tenu dans une si étroite servitude religieuse, jouissait en même temps d’une assez large indépendance politique. Non-seulement le parlement de Dublin n’avait pas été supprimé, mais ses prérogatives avaient été étendues en 1782 au point de lui conférer une véritable autonomie législative. Pas une réforme, petite ou grande, ne pouvait s’accomplir sans l’assentiment des deux chambres irlandaises, qui représentaient la caste privilégiée et la religion officielle. Il est vrai de dire qu’un certain nombre de protestans libéraux commençaient à se montrer favorables aux réclamations des catholiques ; mais ils ne formaient encore qu’une faible minorité. La grande masse de leurs coreligionnaires, dans les chambres comme dans le pays, était restée fidèle aux idées d’intolérance religieuse qui dominaient du temps de Cromwell et de Guillaume III. Or le malheur voulait que ces protestans à l’esprit étroit et tyrannique fussent précisément les plus fermes défenseurs du gouvernement dirigé par Pitt. Si donc on entrait dans la voie de la liberté religieuse, on risquait de perdre des amis éprouvés, sans être certain de les remplacer par de nouveaux alliés.

Tel était l’état des esprits, lorsque la révolution française vint soulever dans les trois royaumes des sentimens très divers. Accueillie en Angleterre et en Écosse, d’abord avec froideur, puis avec aversion, elle provoqua l’enthousiasme en Irlande, du moins parmi les catholiques et leurs alliés. Non-seulement les principes de liberté politique et religieuse proclamés au début de la révolution étaient faits pour plaire à tous les mécontens d’Irlande, c’est-à-dire à la grande masse de la population ; mais la guerre qui éclata bientôt entre la France et l’Angleterre était une circonstance singulièrement favorable pour eux, soit qu’ils voulussent seulement profiter des embarras du gouvernement anglais pour lui arracher les réformes qu’il leur refusait, soit qu’ils eussent la pensée plus hardie et plus dangereuse de détacher complètement leur pays de la couronne d’Angleterre.

Dès le premier jour ces deux tendances opposées se manifestèrent chez les chefs du mouvement. Tandis que les uns visaient simplement, à obtenir pour les catholiques l’égalité politique et la liberté religieuse, les autres ne reculaient pas devant la pensée d’une insurrection ayant pour but la constitution de l’Irlande en république indépendante. Les premiers formèrent à Dublin un comité qui devait poursuivre des réformes législatives par les voies régulières et légales ; les autres créèrent, sous le titre de société des Irlandais-Unis, une vaste association qui, sous l’influence de quelques-uns de ses membres, ne tarda pas à devenir le cadre d’une armée insurrectionnelle.

Le comité de Dublin reçut de nombreuses adhésions. La plus importante fut celle d’Edmond Burke. Ce personnage illustre était né à Dublin en 1730 ; il avait quitté sa ville natale à vingt-trois ans pour venir à Londres se jeter dans la vie littéraire et politique ; mais il avait gardé une vive et sincère affection pour son pays ; et sous les ministères libéraux dont il avait été le collaborateur ou le conseiller, il avait puissamment contribué aux mesures prises en faveur de l’Irlande. Son concours était précieux à plus d’un titre. Burke était l’un des trois premiers orateurs de l’Angleterre ; il en était, sans comparaison, le premier écrivain politique. Personne ne possédait, au même degré que lui, le don d’intéresser le public à une question. Il se passionna pour les réclamations des catholiques irlandais, comme il s’était passionné pour les souffrances des populations de l’Inde anglaise, opprimées par les agens de la compagnie, comme il allait se passionner pour les malheurs de la famille royale et de la noblesse de France, décimées par l’échafaud révolutionnaire. Il écrivit, en 1792, à un membre du parlement irlandais, sir Hercule Langrishe, une lettre qui fut reproduite par tous les journaux et qui fit plus pour la cause des catholiques d’Irlande que de longs discours ou de volumineux ouvrages. Il envoya à Dublin, pour servir de secrétaire au comité, son fils unique, Richard, sur lequel il fondait de grandes espérances, bientôt déçues par une mort prématurée. Burke s’étant déjà prononcé avec éclat contre les principes de la révolution, son nom était une réponse à ceux qui auraient été disposés à considérer la cause des catholiques irlandais comme solidaire de celle des révolutionnaires français.

Encouragé par une adhésion si importante, sir Hercule Langrishe présenta au parlement irlandais, dans le cours de cette même année 1792, un bill en faveur des catholiques. La réforme proposée était bien modeste. Elle n’accordait pas aux catholiques le droit électoral ; elle le maintenait seulement aux protestans qui épousaient des catholiques, à la condition que le mariage fût célébré par un ministre anglican. Elle permettait d’ouvrir des écoles sans l’autorisation de l’évêque. Elle abolissait, en outre, quelques dispositions législatives véritablement exorbitantes. Si timide que fût cette proposition, elle rencontra des adversaires, et elle n’aurait peut-être pas passé sans l’appui que lui donna le gouvernement. Le lord-lieutenant ou vice-roi d’Irlande, lord Westmoreland, était complètement acquis aux vieilles maximes d’intolérance, ainsi que l’un de ses deux principaux collaborateurs, le chancelier John Fitzgibbon. Le secrétaire principal pour l’Irlande, M. Hobart, avait heureusement des idées plus larges. D’ailleurs les instructions de Pitt étaient formelles. M. Hobart, au nom du gouvernement, se prononça en faveur du bill.

L’année suivante, ce fut le gouvernement qui prit l’initiative d’une nouvelle réforme. M. Hobart présenta au parlement irlandais un bill beaucoup plus important que celui de sir Hercule Langrishe. La proposition Hobart établissait la liberté d’enseignement, si précieuse pour les catholiques ; elle les faisait électeurs, mais non pas encore éligibles ; enfin elle les admettait à un certain nombre d’emplois civils et militaires, les moins importans, il est vrai. Ce n’était pas tout ce qu’on réclamait ; toutefois c’était déjà un sérieux progrès. Aussi la résistance du parti protestant fut-elle extrêmement vive. Fitzgibbon protesta énergiquement auprès du gouvernement central. On ne tint pas compte de ses réclamations, et il fut obligé, comme chancelier, d’apposer sûr la nouvelle loi le sceau de la couronne d’Irlande.

Les catholiques venaient donc d’obtenir, coup sur coup, deux succès qui auraient dû les encourager à persévérer dans la voie légale. Malheureusement les nouvelles qui arrivaient de France, en surexcitant leurs espérances, leur enlevaient la sagesse qui leur aurait été si nécessaire. Déjà la direction du comité de Dublin échappait aux modérés pour passer aux mains des violens. Richard Burke, découragé, donna sa démission des fonctions de secrétaire et revint en Angleterre.

L’impatience des catholiques était d’autant plus regrettable qu’à ce moment même il se produisait en Angleterre une circonstance heureuse pour eux. Burke n’était pas le seul homme considérable du parti whig sur lequel les excès de la révolution française eussent produit une profonde impression. Dans le courant de 1793, une fraction importante de ce parti, ayant à sa tête le duc de Portland, se sépara de Fox et se rallia franchement au gouvernement. Le duc de Portland descendait de Bentinck, ce page de Guillaume d’Orange qui suivit son maître en Angleterre, où il fut pendant de longues années son confident le plus discret et son ami le plus sûr. C’était un homme d’une médiocre intelligence, mais d’un caractère extrêmement honorable. Sa grande fortune et ses puissantes relations lui avaient fait dans son parti une situation assez considérable pour qu’on eût cru devoir lui donner la présidence nominale du ministère de coalition qui avait précédé celui de Pitt, et dans lequel figuraient des hommes aussi importans que Fox et lord North. Il n’en consentit pas moins à accepter, sous son jeune successeur, le poste de secrétaire d’état de l’intérieur. Plusieurs de ses amis entrèrent avec lui aux affaires.

Pitt pensa qu’un des membres de ce groupe politique serait bien placé pour représenter et faire triompher en Irlande une politique de conciliation. Il songea à lord Fitzwilliam, personnage de grande naissance, auquel ses amis prêtaient beaucoup de mérite. Il le nomma lord-lieutenant en remplacement de lord Westmoreland. Il pensait avec raison que ce choix serait agréable aux catholiques. Il espérait, en outre, qu’un vice-roi appartenant à l’une des grandes familles du parti whig pourrait mieux que tout autre rallier au gouvernement une partie des libéraux irlandais. Pour lui faciliter sa tâche, il entra lui-même en relations avec Henry Grattan, le chef le plus modéré et le plus honorable de l’opposition protestante en Irlande.

Grattan, qui a laissé parmi ses concitoyens un nom populaire et respecté, ’était à cette époque l’homme le plus considérable de l’Irlande. Né à Dublin en 1746, il avait été élevé au collège de cette ville, à côté de John Fitzgibbon, qu’il devait retrouver plus tard comme adversaire sur les bancs du parlement. Après avoir fait son droit à Londres, il revint exercer la profession d’avocat dans son pays natal. Ses succès au barreau le conduisirent à la vie politique. Il était protestant, par conséquent éligible. En 1775, il entrait au parlement irlandais, grâce à l’appui d’un grand seigneur libéral, le comte de Charlemont. Peu de temps après, la guerre éclata entre la France et l’Angleterre, à l’occasion de l’insurrection des colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Ce fut une circonstance heureuse pour l’Irlande. La France, sous Louis XVI, avait une belle marine : elle pouvait tenter un débarquement avec certaines chances de succès. En Angleterre, on était fort inquiet. Grattan comprit que, pour tirer parti de cette situation, il fallait avant tout rassurer le gouvernement anglais sur la fidélité de l’Irlande. Il fut l’un des promoteurs d’une vaste organisation de volontaires irlandais destinée à lutter, s’il y avait lieu, contre une invasion française. Cette attitude, de la part de Grattan, n’était pas simplement le résultat d’une tactique. Il était sincèrement convaincu que l’Irlande n’avait aucun intérêt à se séparer de l’Angleterre. Il ne désirait pour son pays que la liberté politique et l’égalité religieuse, Ses efforts ne furent pas complètement stériles. Un bill voté sur sa proposition apporta un premier adoucissement au sort des catholiques. Il remporta un autre succès moins durable et peut-être moins utile. Il obtint, en 1782, sous le ministère libéral de lord Rockingham, l’indépendance législative du parlement irlandais.

En 1794, Grattan avait près de cinquante ans. Il occupait encore la première place dans le parlement de Dublin, aussi bien par l’éclat de son talent que par le souvenir de ses anciens services. Toutefois sa modération ne plaisait pas à la fraction la plus ardente du parti libéral, qui avait pris pour chef George Ponsonby. Elle déplaisait bien davantage encore aux meneurs de l’association des Irlandais-Unis, qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour une insurrection générale.

Pitt, qui venait de rallier à sa politique une partie des whigs anglais, aurait voulu arriver en Irlande à un résultat analogue. Il attachait surtout une grande importance à l’appui de Grattan. Il se fit mettre en rapport’ avec le grand orateur irlandais. Le duc de Portland donna un dîner où le premier ministre et le chef de l’opposition irlandaise se rencontrèrent. Peu de jours après, Grattan reçut un billet fort courtois de Pitt, qui l’invitait à venir causer avec lui des affaires d’Irlande. Ces pourparlers n’aboutirent pas. Grattan ne trouvait pas suffisant le remplacement du lord-lieutenant : il demandait le rappel du chancelier Fitzgibbon. Il voulait en outre être assuré de l’appui du gouvernement pour les nouvelles mesures qu’il comptait proposer en faveur des catholiques ; Pitt ne crut pas pouvoir aller aussi loin. Il craignait de s’aliéner quelques-uns de ses plus anciens amis ; il craignait surtout de mécontenter le roi George III, dont il connaissait les idées étroites et intolérantes. Aussi ne montra-t-il pas dans cette affaire la décision qui lui était habituelle. Il fallait choisir résolument entre la politique de concessions et la politique de résistance, entre les hommes qui voulaient l’apaisement et ceux qui ne comprenaient que la lutte. Puisqu’on rappelait lord Westmoreland en lui donnant une compensation, on pouvait agir de même envers Fitzgibbon sans être taxé d’ingratitude. Bien au contraire n’était plus dangereux que d’envoyer en Irlande un nouveau vice-roi, en laissant auprès de lui, comme principal collaborateur, un homme dont les vues étaient absolument opposées aux siennes.

Lord Fitzwilliam n’avait qu’un moyen de se tirer de la situation difficile qui lui était faite. Il fallait attendre que le chancelier et les autres fonctionnaires imbus des mêmes idées eussent commis des imprudences ou se fussent donné des torts envers lui. Alors il aurait pu obtenir leur rappel et imprimer à l’administration de l’Irlande l’unité de vues et de direction dont elle avait besoin. Malheureusement le nouveau vice-roi, arrivant au milieu d’une population extrêmement surexcitée, se laissa gagner par la fièvre générale, et ce fut lui qui commit des fautes, au lieu d’attendre celles de ses adversaires. Sans consulter le gouvernement central, il mit à la retraite deux fonctionnaires importans, MM. Beresford et Cooke, qui avaient beaucoup d’amis en Angleterre et qui soulevèrent contre lui un véritable orage. Sans consulter le gouvernement central, il consentit à recevoir les pétitions en faveur de l’émancipation des catholiques. Aussitôt elle se couvrirent de noms et arrivèrent de tous les points de l’Irlande. En quelques jours, cinq cent mille signatures furent recueillies. Le mouvement prenait des proportions telles que ni lord Fitzwilliam ni Grattan n’étaient plus en mesure de l’arrêter. Par la force des choses ou plutôt par la faute des hommes, la question catholique se posait avant l’heure où elle aurait pu être pacifiquement résolue.

Grattan ne pouvait pas avoir d’illusion sur le résultat de la lutte, mais son parti était pris. Il n’avait pas, comme lord Fitzwilliam, la responsabilité du pouvoir. Il pouvait donc se préoccuper de l’avenir plus que du présent. Le 12 février 1795, il présentait un bill pour l’émancipation complète des catholiques. C’est à peine si une proposition semblable aurait pu passer dans le parlement irlandais avec l’appui du gouvernement. Or cet appui, Grattan, on s’en souvient, n’avait pas pu l’obtenir, malgré ses instances auprès de Pitt. Le premier ministre avait craint, non sans raison, l’opposition du roi. En effet, dès que George III entendit parler du bill de Grattan, il consulta sur la question, non pas le premier ministre, mais le lord-chancelier et deux magistrats connus pour leur opposition aux réclamations des catholiques. Il réunit tous les argumens contre le bill et les résuma dans une note de sa main qu’il remit à Pitt. Ce dernier commençait à éprouver de sérieuses inquiétudes en voyant la tournure que prenaient les affaires d’Irlande. Il avait manqué de prévoyance en ne se rendant pas compte que la nomination de lord Fitzwilliam à la vice-royauté d’Irlande allait donner une impulsion presque irrésistible au mouvement en faveur de l’émancipation des catholiques ; mais, d’un autre côté, il estimait avec raison que le nouveau vice-roi avait singulièrement aggravé la situation par ses imprudences. Il le lui fit sentir dans une lettre assez sévère. Le malheureux lord Fitzwilliam était un politique médiocre, mais un fort galant homme, et il avait à un haut degré le souci de sa dignité. Il ne supporta pas le désaveu dont il était frappé. Il envoya sa démission le 25 février. Un mois plus tard, le 25 mars, il s’embarquait pour l’Angleterre. Le jour de son départ fut un jour de deuil pour la population de Dublin. Les boutiques furent fermées, les affaires suspendues. On essaya de s’opposer à son embarquement. Ce premier essai de gouvernement libéral et conciliant avait duré à peine trois mois.

L’arrivée du nouveau vice-roi, lord Camden, fut accueillie par des troubles. La rupture entre le gouvernement irlandais et la grande masse de la population était accomplie. Quelles que fussent les intentions personnelles de lord Camden, il ne pouvait plus être que l’instrument d’une politique de résistance. Il se mit absolument entre les mains de Fitzgibbon. Le chancelier d’Irlande était un esprit étroit et intolérant, mais un caractère énergique et résolu. Sous son impulsion, le gouvernement irlandais se prépara à la lutte. Que devenait, pendant ce temps, le malheureux bill de Grattan ? Il avait subi sans discussion, le 12 février, l’épreuve de la première lecture, considérée comme insignifiante ; mais le 4 mai arrivait la deuxième lecture. Les partisans et les adversaires de la proposition s’étaient donné rendez-vous pour cette épreuve décisive. Le vote ne fut pas un instant douteux : 84 voix seulement se prononcèrent en faveur de la réforme proposée par Grattan, 155 voix la repoussèrent.

Une seule mesure fut prise dans cette session en faveur des catholiques d’Irlande. Elle était d’ailleurs aussi indispensable qu’urgente. Jusqu’alors, les jeunes gens qui se disposaient à entrer dans le clergé catholique étaient obligés de faire leurs études sur le continent. En général, ils choisissaient les collèges ecclésiastiques de Douai et de Saint-Omer. La révolution française ayant fermé ces deux établissemens, le clergé catholique, depuis plus d’un an, demandait la création d’un séminaire en Irlande. La réclamation était plus que juste : nous devons dire qu’elle fut accueillie sans trop de difficulté. Pitt, cette fois, n’hésita pas à mettre le poids du gouvernement dans la balance. Un bill fut présenté au parlement irlandais pour la fondation et l’entretien d’un séminaire à Maynooth. On refusait aux catholiques les droits politiques, on ne prétendait pas du moins leur refuser les moyens de recruter les ministres de leur culte.

Toutefois c’était une concession bien insuffisante pour calmer les passions surexcitées. La situation s’aggravait de jour en jour. Les partis se préparaient non plus seulement à la lutte légale, mais à la guerre civile, que tout le monde prévoyait et que tout le monde contribuait à rendre inévitable. Des deux côtés, on était organisé et armé. En face de l’association des Irlandais-Unis, dissoute par l’autorité en 1794, mais reconstituée secrètement et d’une manière plus dangereuse, les partisans du gouvernement anglais avaient créé l’association orangiste, dont le nom significatif rappelait l’époque où Guillaume d’Orange avait battu et réduit à l’impuissance les partisans de Jacques II. Dès 1795, une première collision avait eu lieu près d’Armagh. La moindre étincelle pouvait allumer un incendie général. Le gouvernement, regardant la lutte comme inévitable, prit les devans et jeta résolument le gant à ses adversaires. Au commencement de 1796, le procureur-général d’Irlande, sir Arthur Wolfe, proposa au parlement une série de mesures exceptionnelles qui furent toutes votées à une forte majorité, malgré les efforts répétés de Grattan. Au mois d’octobre de la même année, on fit un nouveau pas dans cette voie : on demanda la suspension de l’habeas corpus. Grattan se leva une dernière fois pour protester contre cette atteinte portée à la liberté individuelle : « Je ne sais pas où vous nous conduisez, dit-il ; je vois devant moi un abîme épouvantable. » Son énergique résistance fut inutile. Au vote, il ne fut soutenu que par sept membres de la chambré des communes. Attristé et découragé, sentant venir une crise dans laquelle la voix de la modération ne réussirait pas à se faire entendre, il prit la résolution de quitter la vie publique. Aux élections générales qui eurent lieu quelques mois après, il pria ses amis de ne plus porter leurs voix sur son nom. Il se démit également de son grade d’officier dans un corps de propriétaires ruraux formé pour maintenir l’ordre. Il resta donc complètement étranger aux douloureux événemens qu’il avait prévus et que nous avons maintenant à raconter.


II

Nous avons déjà parlé de l’association des Irlandais-Unis. Nous avons dit que sous l’influence de quelques-uns de ses membres les plus importans, elle ne tarda pas à devenir le cadre d’une armée insurrectionnelle. Pendant quelques années, elle s’était contentée de faire de l’agitation légale, comme les autres sociétés du même genre établies en Irlande. Ses réunions jusqu’alors étaient publiques ; mais le gouvernement les ayant interdites en 1794,cette mesure eut un résultat tout opposé à celui qu’on en attendait. L’association, au lieu de se dissoudre, se changea en une société secrète et, sous cette forme, elle ne devint que plus dangereuse. Le principal auteur de cette transformation fut un avocat du barreau de Dublin, Wolfe Tone, homme énergique, actif et doué d’un remarquable esprit d’organisation. Les affiliés furent distribués en petits groupes de douze personnes, qui n’avaient point de relations directes les uns avec les autres, mais qui obéissaient à des comités locaux, tandis que ces derniers à leur tour recevaient le mot d’ordre d’un comité supérieur.

Cette organisation était établie depuis deux ans et commençait à étendre son réseau sur toute l’Irlande lorsque le rappel de lord Fitzwilliam vint détruire les espérances de conciliation que sa nomination avait fait naître. A dater de ce moment, l’idée de l’insurrection germa dans les esprits et fit de rapides progrès. L’exemple de l’Amérique, celui de la France, étaient faits pour tenter une population malheureuse et mécontente. La révolution française surtout, plus récente en même temps que plus bruyante et plus théâtrale, avait frappé les imaginations irlandaises, toujours faciles à séduire. Déjà, le 14 juillet 1792, dans la populeuse cité de Belfast, l’anniversaire de la prise de la Bastille avait été célébré en grande pompe. La Grande-Bretagne n’étant pas encore en guerre avec la France, la fête ne rencontra aucune opposition de la part de l’autorité ; mais elle n’en eut pas moins le caractère d’une menace évidente contre la domination anglaise. Détail significatif : aux quatre angles de la salle du festin se trouvaient, à côté du drapeau de l’Irlande, ceux de la France, de la Pologne et des États-Unis d’Amérique. Seul, le drapeau anglais brillait par son absence.

Quand le gouvernement révolutionnaire de France se trouva en guerre avec la Grande-Bretagne, il chercha naturellement à exploiter à son profit l’état des esprits en Irlande. Dès 1793, il faisait partir pour ce pays un agent secret chargé de se mettre en rapport avec les patriotes les plus ardens. L’année suivante, envoi d’un nouvel agent. Si ces deux missions n’eurent pas un résultat immédiat, elles contribuèrent probablement à faire naître dans certains esprits l’idée d’un recours à l’insurrection avec l’appui éventuel de la France. Une entente avec un gouvernement étranger paraissait toute naturelle à des hommes qui ne se considéraient pas comme Anglais, mais comme purement Irlandais » Les colonies américaines d’ailleurs n’avaient-elles pas accepté, sollicité le concours de la France sous Louis XVI ? Et les émigrés français, à leur tour, n’avaient-ils pas accepté, sollicité le concours des puissances coalisées contre la république ? Les idées du temps en cette matière, il faut bien le dire, étaient moins sévères que celle de notre époque. En 1794, les Irlandais Unis envoyèrent un agent secret à Paris pour s’entendre avec le gouvernement français. Ce personnage, nommé Jackson, avait été ministre anglican. À son retour du continent, il fut dénoncé par un de ses amis. On lui fît son procès. Il avala du poison avant de se rendre à l’audience, et il rendit le dernier soupir devant les juges et le public, ; au moment où l’on prononçait sa sentence de mort. Wolfe Tone, compromis dans cette affaire, parvint à s’échapper. Il passa en Amérique : et de là en France, ou il ourdit avec une infatigable activité de nouvelles trames contre le gouvernement anglais.

Jusqu’alors, les Irlandais-Unis avaient eu à leur tête des hommes de parole plutôt que des hommes d’action : des avocats, des journalistes, des orateurs. Dans la voie nouvelle où ils allaient entrer, il leur fallait des chefs militaires. Ils en trouvèrent un dans la personne de lord Édouard Fitzgerald, qui fût introduit à cette époque dans l’association.

Le nouvel affilié tenait à ce qu’il y avait de plus considérable en Angleterre et en Irlande. Par sa mère, fille du duc de Richmond, il descendait des Stuarts ; par son père, le feu duc de Leinster, il appartenait à cette branche de la grande famille des Géraldine, qui, après avoir quitté Florence au moyen âge pour venir s’établir en Irlande, changea son nom en celui de Fitzgerald. Après la mort du duc de Leinster, la duchesse se remaria à un Écossais nommé M. Ogilvie, et alla passer plusieurs années en France. C’est là que ses enfans, et notamment Édouard, son cinquième fils, firent connaissance avec la langue et les mœurs françaises. Comme beaucoup de cadets de nobles maisons, Édouard fut destiné à l’état militaire. À l’âge de dix-sept ans, on le pourvut d’une lieutenance, et il alla faire ses premières armes en Amérique contre ces républicains dont il devait plus tard embrasser les principes. Blessé dans une affaire, il fut soigné avec un dévoûment touchant par un pauvre nègre qu’il attacha depuis cette époque à sa personne et qu’il traita toujours moins comme un serviteur que comme un membre de sa famille. Il est à remarquer que, dans le cours de sa vie agitée, lord Édouard Fitzgerald inspira toujours la sympathie, ; souvent le dévoûment. Après Son rétablissement, il revint en Angleterre et fut reçu à bras ouverts par le monde aristocratique où xa naissance lui donnait droit de cité. A cette époque de sa vie, lord Edouard était moins occupé d’affaires politiques que d’affaires de cœur. Il avait tout ce qu’il faut pour faire un héros de roman : l’extérieur le plus séduisant, le courage le plus chevaleresque, une âme tendre et passionnée avec un caractère énergique et aventureux. Rien d’étonnant que les femmes aient joué un grand rôle dans son existence. Il avait déjà eu plusieurs aventures romanesques lorsqu’il rencontra une personne célèbre alors pour sa beauté, par son talent musical et par le nom de son mari. Elisabeth Limley avait paru à seize ans sur le théâtre et avait éclipsé du premier coup toutes les cantatrices de son temps. Sa carrière dramatique ne fut pas longue : en pleine jeunesse et en plein succès, elle quitta la scène pour épouser un homme de lettres pauvre et peu connu encore, auquel elle sacrifia vingt soupirans plus riches et plus haut placés. Il est vrai que l’adorateur préféré s’appelait Sheridan et qu’il plaidait la cause de son amour avec cette éloquence entraînante dont la chambre des communes devait subir, quelques années plus tard, l’irrésistible impression.

Ce mariage d’amour fut longtemps un mariage heureux. Mais un jour lord Edouard Fitzgerald fit la connaissance de Sheridan, probablement par Fox, leur ami commun et un peu le parent du jeune lord. Il vit Mme Sheridan et l’aima. Elle partagea sa passion et mourut, dit-on, de remords et de honte d’y avoir succombé. Tel est du moins le récit que fait dans ses Mémoires Mme de Genlis, qui se trouvait en Angleterre à l’époque de ces événemens et qui voyait fréquemment Fox, Sheridan et les autres chefs du parti whig. La gouvernante des enfans du duc d’Orléans était arrivée à Londres en 1791, amenant avec elle une jeune fille de dix-sept ans, qu’elle avait affublée du nom bizarre de Paméla, mais qui s’appelait en Réalité Nancy Syms. Thomas Moore, dans sa Vie de lord Edouard Fitzgerald, fait de Nancy Syms une fille naturelle de Mme de Genlis. D’après cette dernière, c’était tout simplement une petite Anglaise, choisie à l’âge de quatre ou cinq ans, à cause de sa gentillesse, pour parler l’anglais avec les enfans du duc d’Orléans. Quoi qu’il en soit, Mme de Genlis l’aimait comme une fille et nous verrons plus tard qu’elle la dota.

Paméla eut beaucoup de succès à Londres dans la société anglaise. Elle était jolie, elle avait un charmant caractère et, chose curieuse, elle ressemblait d’une manière étonnante à la pauvre Mme Sheridan, que regrettaient alors tous ses amis, et que pleuraient à la fois son mari et son amant. Sheridan, tout le premier, fut frappé de cette ressemblance et demanda la main de la jeune fille. Mme de Genlis eut le bon sens de la lui refuser ; non-seulement la disproportion d’âge était assez considérable, puisque Sheridan avait près de quarante ans, mais le mauvais état de ses affaires et ses incurables habitudes de dépense en faisaient un mari très peu souhaitable. Un autre prétendant d’ailleurs allait se mettre sur les rangs, s’il n’y était déjà. Mme de Genlis raconte, en effet, que lord Edouard Fitzgerald avait vu Paméla pendant ce voyage et qu’il s’en était épris tout de suite. D’après Thomas Moore, au contraire, il l’aurait aperçue pour la première fois, l’année suivante, dans un voyage qu’il fit à Paris. Le récit de Mme de Genlis est bien plus vraisemblable. Comment admettre, en effet, que Paméla et sa mère adoptive, fréquentant à Londres la même société que lord Edouard, ne se soient pas rencontrées avec lui ? Il est plus que probable que, s’il se rendit à Paris, c’est parce qu’il l’aimait déjà et voulait se rapprocher d’elle. Ce voyage, comme on va le voir, eut une influence décisive, non-seulement sur sa vie privée, mais sur ses opinions.

Quoique membre de la chambre des communes d’Irlande par la protection de son frère aîné, lord Edouard, jusqu’à cette époque, s’était fort peu occupé de politique. Par tradition de famille, il était whig et votait avec les whigs ; toutefois il n’allait pas au-delà du libéralisme sage et prudent de lord Charlemont et de Grattan. Son séjour à Paris change brusquement le cours de ses idées. Il se grise du vin capiteux de la révolution. Les grands mots de fraternité et d’égalité, tant prodigués par les hommes de l’époque, séduisent cette nature ardente et généreuse. Sa correspondance avec sa mère, au milieu des effusions d’un amour filial aussi sincère que touchant, porte à chaque ligne les traces de l’enthousiasme que lui inspirent les idées du jour : « Dans les cafés, écrit-il, dans les lieux publics, on se traite mutuellement de camarades, de frères, et quand un étranger arrive, on lui dit immédiatement : Oh ! nous sommes tous frères ; nos victoires sont pour vous, pour tout le monde. »

Cet enthousiasme, qui peut faire sourire aujourd’hui, était sincère chez Edouard Fitzgerald comme chez beaucoup d’hommes de sa génération. Le jeune lord s’était intimement lié avec Thomas Paine, le célèbre démocrate anglais, alors réfugié en France. Les deux amis logeaient et dînaient ensemble. Ils assistèrent tous deux à un banquet donné par un certain nombre d’Anglais résidant à Paris pour célébrer les victoires de la France républicaine et la retraite des armées coalisées. Là un grand nombre de toasts furent portés, dont un à l’abolition des distinctions héréditaires. Edouard Fitzgerald, prêchant d’exemple, déclara aussitôt renoncer à son titre de lord, qui n’était d’ailleurs qu’un titre de courtoisie, comme on dit en Angleterre. À partir de ce moment, il se fait adresser ses lettres avec la suscription suivante : Le citoyen Edouard Fitzgerald, hôtel de White, passage des Petit-Pères, près le Palais-Royal.

Au milieu de son exaltation politique, le jeune homme ne perdait pas de vue l’objet principal de son voyage. Logé à deux pas du Palais-Royal, il voyait constamment Mme de Genlis et sa fille adoptive, pour laquelle son amour ne faisait que grandir. Il obtint enfin la main de Paméla, à la condition que sa mère acquiescerait au mariage. L’excellente femme, qui adorait son fils, ne voulut pas mettre obstacle à son bonheur. Le mariage eut lieu quelque temps après, à Tournai. Mme de Genlis constitua en dot 6,000 francs de rente à sa fille adoptive. Le duc d’Orléans et son fils le duc de Chartres, plus tard roi des Français, signèrent à l’acte de mariage comme témoins. Paméla fut le modèle des femmes, et elle sut fixer le cœur jusque-là un peu inconstant de son mari, qui, dans ses lettres, parle sans cesse, en termes émus et délicats, de son bonheur conjugal et plus tard de son bonheur paternel. Au point de vue purement privé, il avait donc fait un excellent choix. Malheureusement, ce mariage acheva de le brouiller avec le gouvernement anglais. On avait déjà vu de fort mauvais œil son voyage en France : ce fut bien pis quand on apprit qu’il épousait une fille adoptive de Mme de Genlis, une protégée du duc d’Orléans. On le raya d’office des cadres de l’armée.

Il arriva à Londres avec sa jeune femme au commencement de 1793, quelques jours seulement avant la déclaration de guerre entre l’Angleterre et la France. A partir de cette époque, il prit une part plus active aux débats du parlement irlandais. Il n’était pas orateur et ne le devint pas ; il se signala seulement par quelques-unes de ces protestations énergiques pour lesquelles l’éloquence n’est pas nécessaire. Une fois entre autres, après un discours de Grattan qu’il trouvait trop modéré, il s’écria que les chefs du gouvernement irlandais étaient les pires ennemis du roi. Invité, là-dessus, à faire ses excuses à la chambre des communes, il se borna à quelques mots d’explication, dont on se contenta, parce que son caractère loyal et sa nature sympathique désarmaient ses adversaires politiques. A la même époque, il consentit à mettre en rapport avec les chefs des Irlandais-Unis un des agens secrets envoyés par le gouvernement français. Bref, il se compromit à tel point qu’on n’hésita pas à lui proposer d’entrer dans l’association et que même on le dispensa, comme son ami Arthur O’Connor, de prêter le serment d’usage. Et, pour le dire en passant, la formule seule de ce serment, qui venait d’être modifiée, suffisait pour indiquer les tendances nouvelles de l’association. Le serment primitif était ainsi conçu : « Je jure de consacrer tous mes efforts à obtenir, dans le parlement, une équitable et complète représentation de tout le peuple irlandais. » Depuis quelque temps, les mots : dans le parlement, avaient été supprimés. Il était impossible de dire plus clairement qu’on ne se croyait pas tenu de se renfermer dans les limites de l’agitation légale et qu’on irait, s’il le fallait, jusqu’à l’insurrection.

À peine entré dans l’association, Édouard Fitzgerald y prend un rôle prépondérant. Les autres chefs, comme Olivier Bond, les deux Emmett, Mac-Nevin, quoique plus anciens, s’effacent devant lui. Cela se comprend : il était militaire et passait même pour un officier distingué, puisque le gouvernement anglais, à l’époque où il ne s’occupait pas encore de politique, lui avait offert le commandement d’une expédition contre Cadix. Si l’on tient compte, en outre, de sa grande naissance, de la popularité que lui donnait son attitude dans le parlement et de la séduction que sa personne exerçait sur tous ceux qui l’approchaient, on comprendra que lui seul pouvait être le chef de l’insurrection qui se préparait. On trouva plus tard dans ses papiers un relevé des forces dont pouvait disposer l’association des Irlandais-Unis. D’après ce travail, le chiffre des affiliés s’élevait à deux cent soixante-dix-neuf mille. Les armes ne manquaient pas ; il en existait des dépôts assez considérables, malgré les perquisitions actives de la police. Ce qui faisait défaut, c’était l’argent. Aussi essaya-t-on plusieurs fois de négocier un emprunt.

Au surplus, il était évident qu’une insurrection irlandaise, livrée à ses propres forces, finirait par être écrasée. Il fallait donc, quelque dure que fui cette extrémité, recourir à l’appui de la France. Les chefs des Irlandais-Unis s’y résignèrent. En 1796, Édouard Fitzgerald et Arthur O’Connor furent chargés de se rendre en France et d’entamer les négociations avec le directoire. Les deux amis, pour arriver à leur destination, durent faire un long détour. Ils s’embarquèrent d’abord pour Hambourg, où ils se mirent en rapport avec Reinhard, ministre-résident de la république française dans cette ville. De là ils se dirigèrent vers Bâle, où ils virent Barthélémy, le futur directeur, alors ministre plénipotentiaire près de la confédération suisse. Au moment où ils allaient pénétrer sur le sol français, un ordre du directoire en interdit l’accès à Fitzgerald, suspect aux républicains à cause de ses relations avec la famille d’Orléans. O’Connor continua seul le voyage. Il vit le général Hoche, qui l’écouta avec intérêt, mais qui ne lui donna que des espérances vagues. Le gouvernement français, cependant, était décidé, dès cette époque, à tenter quelque chose en Irlande. Il était déjà en relations avec Wolfe Tone, qui, compromis dans l’affaire de Jackson, en 1794, avait été obligé de passer en Amérique pour échapper aux recherches de la police anglaise. Ce personnage, entreprenant et actif était arrivé récemment à Paris. Il s’était fait présenter à Carnot, alors membre du directoire, et à Clarke, ministre de la guerre. Ce dernier, qui était d’origine irlandaise, se prit de goût pour Wolfe Tone et se laissa gagner par lui à l’idée d’une expédition en Irlande. Les préparatifs de l’entreprise furent conduits avec secret et avec activité. Hoche fut placé à la tête du corps de débarquement, et le commandement de l’escadre fut confié à l’un des meilleurs marins de ce temps, le contre-amiral Bouvet.

Le 15 décembre 1796, l’expédition partait de Brest. Elle n’arriva même pas en vue des côtes d’Irlande : elle rencontra sur sa route une tempête qui la dispersa. Tandis que le gros de l’escadre rentrait à Brest, le bâtiment qui portait le général en chef fut forcé de se réfugier à la Rochelle. Cette mésaventure suffit pour décourager le gouvernement français. Notre marine étant trop faible pour lutter contre celle de l’Angleterre, l’expédition projetée n’aurait pu réussir qu’à la faveur d’une surprise, sur laquelle il n’y avait plus à compter. Le corps de débarquement fut dissous, les troupes qui le composaient expédiées sur différens points, et Hoche envoyé à l’armée de Sambre-et-Meuse. Dix-huit mois après, Bonaparte, qui venait de terminer la campagne d’Italie et de signer le traité de Campo-Formio, caressa un instant, à son tour, la pensée d’un débarquement en Irlande. Il décida le directoire à former une armée d’Angleterre, dont le commandement lui fut confié. Cependant, soit que ce projet n’eût jamais été bien sérieux, soit que Bonaparte en eût reconnu ultérieurement les difficultés, il ne tarda pas à l’abandonner. L’armée d’Angleterre devint l’armée d’Égypte.

L’expédition avortée du général Hoche n’avait fait qu’aggraver la situation de l’Irlande, en effrayant le gouvernement anglais, en surexcitant les espérances des Irlandais-Unis et en achevant de décourager les libéraux modérés tels que Grattan. Dans de pareilles conditions, le résultat des élections qui eurent lieu quelques mois après ne pouvait être douteux. Nommés au milieu de l’agitation des esprits par un corps électoral où dominait l’influence des propriétaires protestans, les députés envoyés en 1797 à la chambre des communes d’Irlande appartenaient en immense majorité au parti gouvernemental. Les bancs de l’opposition étaient presque vides. Ponsonby et son petit groupe d’amis n’avaient pas quitté la vie politique comme Grattan, mais ils paraissaient rarement aux séances du parlement et ne prenaient aucune part aux discussions. La majorité gouvernementale, sans contre-poids et sans contrôle, pouvait donc se livrer à ses tendances naturelles. Le chef réel du gouvernement de l’Irlande, pendant cette période de compression à outrance, était le chancelier Fitzgibbon, récemment nommé comte de Clare, auquel le faible lord Camden ne savait pas résister. Le secrétaire du gouvernement, Pelham, avait des tendances plus modérées ; malheureusement son crédit ne pouvait lutter avec celui de lord Clare ; bientôt d’ailleurs il tomba malade, et ses fonctions furent remplies, d’abord à titre intérimaire et plus tard d’une manière définitive, par le jeune lord Castlereagh, qui devint un des collaborateurs les plus énergiques du chancelier. Ce dernier était persuadé qu’une lutte à main armée ne pouvait être évitée. Il s’y prépara ; on peut même dire qu’il la provoqua ou du moins qu’il la précipita par ses mesures violentes. Il multiplia les poursuites judiciaires. Il fit envahir et saccager par la force armée l’imprimerie du journal l’Étoile du matin. Il fit placer sous le régime militaire toute la partie septentrionale de l’Irlande, où commandait le général Lake.

Les Irlandais-Unis, de leur côté, ne restaient pas inactifs. Ils avaient formé un directoire composé de cinq membres : Fitzgerald, O’Connor, Olivier Bond, Emmett et le docteur Mac-Nevin. Toute l’année 1797 fut employée à préparer une insurrection générale. On envoya successivement en France un nommé Lewines, puis Fitzgerald, puis Mac-Nevin, pour demander des armes et de l’argent. Mac-Nevin insista vivement auprès du gouvernement français. Il affirma que dans l’UIster seulement cent cinquante mille hommes étaient prêts à se lever. On lui promit des armes ; quant à de l’argent, c’était ce qui manquait le plus à la république française, réduite depuis longtemps au régime des assignats. On prépara une nouvelle expédition pour donner la main à l’insurrection future. Malheureusement la désorganisation de la marine française rendait bien chanceuse une tentative de débarquement. Les Irlandais-Unis n’en persistèrent pas moins dans leurs projets. Un état-major fut formé. Les affiliés furent secrètement divisés en régimens. Un plan général d’insurrection fut dressé. Toutes les instructions militaires furent écrites de la main de Fitzgerald. Le but du soulèvement était l’établissement d’une république irlandaise, gouvernée par un directoire, à l’imitation de la république française.

Le gouvernement était depuis longtemps tenu en éveil par les fréquens voyages de lord Edouard Fitzgerald et de ses amis sur le continent ; il avait en outre reçu, dans le courant d’avril 1797, des dénonciations qui lui avaient révélé l’existence d’un vaste complot ; toutefois il était loin détenir tous les fils de la conspiration, lorsque le 25 février 1798, un nommé Thomas Reynolds, dont le nom est resté en horreur à tous les patriotes irlandais, vint s’offrir pour faire d’importantes révélations. Ce personnage, qui avait été désigné pour commander un régiment d’Irlandais-Unis, avait assisté, le 19 février, à un conseil tenu par les principaux chefs de la future insurrection dans la maison d’Olivier Bond. Un nouveau conseil devait se tenir au même endroit, le 12 mars. Sur les indications du délateur, on fit cerner la maison par des agens de police, et l’on prit d’un seul coup de filet quatorze des principaux chefs, parmi lesquels Olivier Bond lui-même. Quelques jours auparavant Arthur O’Connor avait été arrêté à Margate, près de Londres, au moment où il allait s’embarquer pour le continent.

Cependant Fitzgerald, Emmett et Mac-Nevin avaient échappé aux recherches de la police. Les deux derniers furent pris peu de jours après. Seul des cinq membres du directoire, Fitzgerald, grâce à des amis dévoués, resta caché pendant près d’un mois dans une maison des environs de Dublin. Il aurait pu s’enfuir sur le continent : on dit que le gouvernement était disposé à fermer les yeux sur son départ. Il resta par point d’honneur. Il se contenta de changer de retraite. Cette précaution lui fut fatale. Son nouvel asile fut dénoncé. Surpris dans son lit, il se défendit comme un lion, tua deux agens et fut lui-même grièvement blessé. La nouvelle de son arrestation produisit une émotion générale. Son courage, ses brillantes qualités, la triste situation de sa jeune femme, tout se réunissait pour appeler sur lui l’intérêt. Malheureusement l’issue de son procès ne pouvait être douteuse. Les preuves de sa participation au complot étaient manifestes et sa condamnation certaine. Il n’était pas destiné cependant à mourir sur le gibet. Il succomba en prison aux suites de sa blessure. Olivier Bond mourut aussi dans sa prison, après avoir eu, dit-on, la faiblesse de faire des révélations. Emmett et Mac-Nevin furent détenus deux ans au fort Saint-George et ensuite bannis. O’Connor comparut à Maidstone devant un jury anglais : plus heureux que ses amis, il fut acquitté.

La terreur régnait en Irlande. La police, sachant qu’il y avait un grand nombre de dépôts d’armes et de munitions, se livrait à des perquisitions rigoureuses. On recherchait partout des conspirateurs, jusque dans l’université de Dublin, dont les élèves furent interrogés par le chancelier en personne. Il est certain que la plupart de ces jeunes gens, séduits par le courage de Fitzgerald et par l’éloquence d’Emmett, étaient de cœur avec les Irlandais-Unis. Là s’était borné leur crime. L’un d’eux, Thomas Moore, célèbre plus tard comme poète et comme historien, a peint dans ses Mémoires en termes saisissans la situation de l’Irlande à cette époque. La, délation était à l’ordre du jour. Un officier de la milice irlandaise, nommé Armstrong, se fit admettre parmi les Irlandais-Unis, afin de surprendre les secrets de l’association. Il découvrit que le projet d’insurrection n’était pas abandonné et que de nouveaux chefs avaient été choisis pour remplacer ceux qui étaient tombés entre les mains de la police. Le complot devait être mis à exécution dans la nuit du 23 mai, à Dublin en même temps que dans les provinces. On espérait se saisir par surprise du château de Dublin, résidence du lord-lieutenant. Cette partie du plan avorta complètement, le gouvernement ayant pris des précautions et ayant fait arrêter, le 19 mai, les chefs qui lui avaient été dénoncés par Armstrong. Dans les provinces, au contraire, l’insurrection éclata au jour désigné et s’étendit comme une traînée de poudre. En un clin d’œil le Leinster, le Munster et l’Ulster furent en feu. Le Connaught seul resta calme. Le premier élan de l’insurrection fut irrésistible. Les Irlandais-Unis s’avancèrent jusqu’à 16 milles de Dublin. Là se fit sentir l’absence d’un chef militaire expérimenté. Les insurgés ne surent pas profiter de leurs premiers succès. Les troupes royales reprirent vigoureusement l’offensive. Battus à Naas, repoussés des hauteurs de Kilcalan, les Irlandais-Unis durent renoncer à toute nouvelle tentative contre Dublin. Ils échouèrent également contre Carlow. Ils n’avaient donc pas réussi à s’assurer, dans le Munster, la possession d’une seule ville importante. Dans l’Ulster et dans le Leinster ils furent plus heureux. Dans l’Ulster surtout, on put croire qu’ils arriveraient à établir un centre de résistance et une sorte de gouvernement. A la suite d’un succès remporté sur un régiment de milice, ils occupèrent la petite ville d’Enniscorthy et peu après celle de Wexford, capitale du comté du même nom. Bientôt maîtres du comté tout entier, rayonnant de là dans toutes les directions, ils commencèrent à causer de sérieuses inquiétudes au gouvernement central.

Devant la gravité de la situation, Pitt jugea nécessaire de concentrer dans une seule main l’autorité civile et l’autorité militaire. Lord Cornwallis fut envoyé en Irlande, avec pleins pouvoirs, pour remplacer tout à la fois le vice-roi, lord Camden, et le commandant en chef, sir Ralph Abercromby. C’était un militaire estimé, malgré ses malheurs dans la guerre d’Amérique. Aussi n’accepta-t-il qu’à regret une tâche dont il ne se dissimulait pas les côtés répugnans. Les événemens ne justifièrent que trop ses craintes. Il arriva en Irlande pour assister à des scènes d’horreur qu’il ne fut pas en son pouvoir d’empêcher. Le meurtre, le viol, l’incendie, marchaient à la suite, non pas seulement des bandes indisciplinées de l’insurrection, mais des troupes royales et des régimens de milice restés fidèles à la cause anglaise. A Enniscorthy, quatre-vingts prisonniers furent brûlés vifs par les Anglais ; à Scullabogue, cet horrible supplice fut infligé par les Irlandais-Unis à quatre-vingts protestans. Après avoir repris Wexford, le général Lake, sans attendre les instructions de l’autorité supérieure, fit pendre les quatre personnages les plus importans qui étaient tombés dans ses mains, entre autres le capitaine Keogh, qui avait été gouverneur de la ville pour le compte de l’insurrection. Il ordonna ensuite de couper leurs têtes, qui furent exposées pendant plusieurs jours, sur des pieux, devant la porte du palais de justice de Wexford.

Lord Cornwallis, que ces cruautés révoltaient, fit de louables efforts en faveur de l’humanité. Malheureusement il rencontrait une résistance très vive parmi les propriétaires protestans qui, effrayés du développement de l’insurrection et sachant la haine dont ils étaient l’objet de la part de leurs tenanciers catholiques, réclamaient une répression impitoyable. Il parvint cependant à faire triompher ses idées dans une certaine mesure. Lord Clare lui-même reconnut qu’il y avait quelque chose à faire pour apaiser les esprits. Castlereagh, devenu définitivement secrétaire du gouvernement irlandais par suite de la mort de Pelham, opina plus énergiquement dans le même sens. On promit la vie sauve aux insurgés qui se soumettraient dans le délai de quinze jours. On présenta ensuite aux chambres irlandaises un bill d’amnistie qui mettait à l’abri de poursuites ultérieures, non pas les chefs de l’insurrection, mais du moins ses soldats obscurs. La répression, au surplus, était déjà bien avancée. Le comté de Wexford avait été réoccupé tout entier par les troupes royales, non sans des luttes sanglantes. Ce malheureux pays n’offrait plus à la vue que champs dévastés, maisons saccagées, villes en ruines. Dans le Leinster, l’ordre se rétablissait peu à peu. Là aussi des cruautés injustifiables avaient été commises. Des hommes qui sympathisaient peut-être de cœur avec l’insurrection, mais qui ne s’y étaient point effectivement associés, avaient été exécutés sommairement.

Le gouvernement français, cependant, faisait des préparatifs pour venir au secours des insurgés. Il arriva trop tard et surtout il n’arriva qu’avec des forces insuffisantes. Le 22 août, trois frégates et quelques bâtimens de transport, portant un corps de débarquement de onze cents hommes seulement, vinrent atterrir à Killala, dans le comté de Mayo. Le général Lake se porta immédiatement vers la côte avec quelques bataillons de milice qu’il avait sous la main. Il rencontra à Castlebar le général Humbert, qui commandait les troupes françaises et qui le mit en déroute. Heureusement pour lui, lord Cornwallis, en personne, arrivait avec des troupes régulières. Cette fois Humbert fut accablé par des forces supérieures. Après avoir perdu deux ou trois cents hommes, il fut fait prisonnier à Ballynamuck avec le reste de sa petite troupe. Quelques mois après, nouvelle expédition française, un peu plus importante, mais encore insuffisante. Un vaisseau de 74, le Hoche, partit de Brest avec huit frégates et trois mille hommes de débarquement, sous le commandement du général Hardy. Wolfe Tone était à bord. L’escadre arriva le 11 octobre dans la baie de Killala. Elle fut attaquée immédiatement par le commodore Warren. Ce fut un désastre pour la marine française. Deux frégates seulement parvinrent à s’échapper. Tout le reste fut pris. Wolfe Tone, reconnu, fut conduit en prison. Voulant éviter l’humiliation de mourir sur le gibet, il demanda instamment la faveur d’être passé par les armes. On la lui refusa. Il parvint à se procurer un petit canif, et avec une incroyable énergie il se coupa la gorge dans sa prison. Après ce dernier échec, la France renonça à toute idée d’expédition en Irlande. L’insurrection d’ailleurs était écrasée, ses chefs morts ou en fuite, ses soldats découragés et terrifiés.


III

Le danger que la domination anglaise venait de courir en Irlande décida Pitt à s’occuper des affaires de ce pays d’une manière plus sérieuse et plus suivie qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Deux grandes mesures se présentèrent à son esprit comme faites pour prévenir de nouvelles tentatives d’insurrection ou du moins pour les rendre moins périlleuses. Tout d’abord il lui parut nécessaire, non-seulement d’enlever à l’Irlande l’autonomie législative que Grattan lui avait fait accorder en 1782, mais même de supprimer le parlement irlandais, ou plus exactement de le fondre dans le parlement anglais. En second lieu, il se proposait de reprendre et de mener à bonne fin la grosse question de l’émancipation des catholiques. Lord Cornwallis lui conseilla de résoudre en même temps les deux questions, de manière que l’émancipation des catholiques aurait été la compensation et en quelque sorte l’indemnité accordée à l’Irlande pour la suppression de son parlement local. Lord Clare, toujours peu favorable aux réformes libérales, combattit vivement cette idée. Pitt l’écarta, parce qu’il croyait plus facile de résoudre cette question dans le futur parlement-uni que dans le parlement irlandais, et peut être aussi parce qu’il craignait de se heurter aux résistances du roi.

Il fut donc décidé que l’on commencerait par s’occuper exclusivement de l’union législative entre l’Angleterre et l’Irlande. Cette seule question ne laissait pas de soulever d’assez grosses difficultés. Aussi fallut-il près de deux ans pour la résoudre. La réforme projetée blessait l’amour-propre national des Irlandais ; elle portait atteinte aux intérêts d’un certain nombre de grands propriétaires qui jouissaient d’une influence prépondérante dans le parlement de Dublin ; elle rencontrait des résistances chez certains amis du gouvernement, chez certains fonctionnaires importans, comme par exemple sir John Parnell, chancelier de l’échiquier, c’est-à-dire ministre des finances en Irlande ; enfin elle avait contre elle tout le parti libéral. Il fallait se préparer à surmonter toutes ces difficultés. On se mit à l’œuvre dès le lendemain de la défaite définitive de l’insurrection. En novembre 1798, lord Cornwallis fut mandé à Londres, et là, le duc de Portland, secrétaire d’état pour l’Irlande, lui fit connaître les bases du plan adopté par le cabinet pour l’union des deux pays et en discuta avec lui les détails et les moyens d’exécution.

A la première nouvelle du projet d’union entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, il y eut dans ce dernier pays une explosion de fureur. Le speaker ou président de la chambre des communes de Dublin, John Foster, se prononça contre le projet. Le chancelier de l’échiquier se fit destituer plutôt que de prêter son appui au projet gouvernemental : il fut remplacé par Isaac Corry. La session du parlement irlandais s’ouvrit le 22 janvier au milieu d’une vive agitation. Le discours de la couronne annonçait la mesure projetée. Il fallait qu’elle fût votée par le parlement anglais tout aussi bien que par le parlement irlandais, c’est-à-dire par les deux chambres des lords et les deux chambres des communes. Rien ne montre mieux combien était compliqué le système qu’il s’agissait d’abolir. Heureusement pour Pitt, le vote du parlement anglais n’était pas douteux. La discussion cependant fut très vive. Dans la chambre des communes, le premier ministre, secondé par son vieil ami Dundas et par un de ses jeunes lieutenans, George Canning, eut à lutter contre les plus vigoureux orateurs de l’opposition, à l’exception de Fox, qui ne venait plus aux séances. La majorité en faveur de la mesure projetée fut énorme. Un amendement présenté par Sheridan ne réunit que quinze voix. A la chambre des lords pareil succès. Il ne fut même pas nécessaire de passer au vote. La majorité n’était pas douteuse. Dans le parlement irlandais, les choses ne marchèrent pas aussi bien. A la chambre des lords on eut une faible majorité. A la chambre des communes, après un orageux débat qui ne dura pas moins de vingt et une heures, depuis quatre heures de l’après-midi jusqu’au lendemain une heure, le vote eut lieu au milieu d’une profonde anxiété. L’amendement proposé contre la mesure réunit 105 voix contre 106. La proclamation de ce résultat fut accueillie par des applaudissement sur les bancs de l’opposition. Il était impossible en effet au gouvernement de se contenter d’une majorité d’une voix pour une réforme de cette importance. Le bill fut retiré. Pitt cependant ne renonçait pas à son projet. Il se donnait seulement du temps pour l’étudier de nouveau, le modifier et surtout désarmer les hostilités qu’il rencontrait.

Dans cette circonstance, le secrétaire en chef pour l’Irlande, lord Castlereagh, sut se rendre fort utile. Ce fut lui qui servit d’intermédiaire entre lord Cornwallis et le gouvernement anglais, toutes les fois qu’une difficulté grave se présentant, il fallait aller traiter directement l’affaire à Londres, Ce fut encore lui qui fut chargé de la délicate mission de rallier aux idées du gouvernement un certain nombre de pairs ou de députés récalcitrans. Aussi cette question fut-elle le premier échelon de sa grande fortune politique. Castlereagh était le fils d’un riche Irlandais nommé Stewart, qui épousa en secondes noces une sœur de lord Camden et qui fut élevé à la pairie irlandaise sous les titres de comte Londonderry et de vicomte Castlereagh. Selon l’usage, le second de ces deux titres fut attribué par courtoisie à son fils aîné, Robert Stewart. Le jeune lord Castlereagh entra dans la vie politique d’abord comme député à la chambre des communes d’Irlande et ensuite comme secrétaire particulier de lord Camden. Plus tard il suppléa Pelham comme secrétaire en chef pour l’Irlande. Dans ce poste, qu’il conserva définitivement à la mort de Pelham, il montra vite ses qualités et ses défauts : point d’élévation dans le talent ni dans le caractère, mais une parole ferme et précise, un esprit avisé, une volonté énergique. Presque aussi dur que lord Clare et encore moins scrupuleux, il était plus habile. Il ne recourait à la violence que quand il n’avait pas pu réussir par la corruption.

Lorsque le projet d’union eut échoué dans le parlement irlandais, Castlereagh, qui commençait à jouir d’un grand crédit auprès de lord Cornwallis et même de Pitt, eut une idée merveilleuse. Il proposa de désintéresser à prix d’argent les personnages qui se trouvaient lésés par cette réforme. Tel lord irlandais était en possession, par lui-même ou par l’un des membres de sa famille, d’une grasse sinécure qui allait être abolie. Tel autre disposait des élections dans un ou plusieurs bourgs dont la représentation allait être supprimée. Au fond, il y avait quelque chose de juste dans l’idée de Castlereagh, à condition de l’appliquer honnêtement. Certaines sinécures, par exemple, destinées à récompenser d’anciens services, équivalaient à de véritables pensions, et il n’était pas équitable de les supprimer sans compensation aucune. Malheureusement il entrait beaucoup d’arbitraire dans le choix des personnes à indemniser et dans la fixation du chiffre des indemnités. C’est ce que voulait Castlereagh, qui voyait là un moyen détourné d’acheter des voix, dans les deux chambres du parlement irlandais, en faveur de la mesure projetée. Un million de livres sterling y passa. Quelques-uns des personnages les plus considérables de l’Irlande mirent leur vote et leur influence aux enchères. Castlereagh se chargea de débattre les conditions de ces tristes marchés. Il le fit avec un imperturbable sang-froid. Lord Cornwallis, bien plus vieux que lui cependant, était moins blasé. « Ce honteux marchandage me soulève le cœur, écrivait-il à un de ses amis. »

Ce travail préparatoire était terminé lorsque s’ouvrit la session de 1800. Pitt tenait d’autant plus à son projet d’union que le coup d’état du 18 brumaire venait d’avoir lieu en France et que le premier consul pouvait reprendre, avec plus de chances de succès que le directoire, le projet d’une descente en Irlande. Il fallait donc à tout prix enchaîner étroitement ce malheureux pays à l’Angleterre. Dès le premier jour de la session, les partisans et les adversaires de l’union voulurent se compter, à propos de la discussion de l’adresse. Pour cette lutte suprême, Grattan était sorti de sa retraite et s’était fait élire député du bourg de Wicklow. C’était son œuvre qu’on allait détruire : il la défendit avec la dernière énergie. Le chancelier de l’échiquier, Isaac Corry, lui répondit. L’éloquence de l’orateur du gouvernement n’aurait peut-être pas suffi pour enlever le vote, mais les argumens plus persuasifs de Castlereagh avaient produit leur effet. Un amendement blâmant le projet d’union fut repoussé par 138 voix contre 96.

Sûr désormais de la majorité, le gouvernement ne perdit pas de temps pour convertir en loi son projet. Dès le 5 février, Castlereagh, le véritable triomphateur du jour, soumit à la chambre des communes d’Irlande une série de résolutions contenant les bases du futur acte d’union. Cent députés étaient attribués à l’Irlande dans le futur parlement du royaume-uni. Quant à la pairie irlandaise, elle devait être représentée dans la chambre des lords par quatre pairs ecclésiastiques et vingt-huit pairs laïques. Les pairs ecclésiastiques étaient désignés par un système de rotation calculé de telle manière qu’il y eût toujours dans la chambre des lords un archevêque et trois évêques irlandais. Quant aux pairs laïques, ils étaient élus à vie par leurs collègues. La couronne conservait le droit de créer de nouvelles pairies irlandaises, à raison d’une par trois extinctions. Le parlement irlandais étant supprimé, ces pairies ne constituaient plus que des distinctions purement honorifiques. Quelle serait donc la situation des pairs d’Irlande qui ne seraient pas délégués par leurs collègues dans le parlement du royaume-uni ? Seraient-ils exclus tout à la fois de la chambre des lords et de la chambre des communes ? C’est la situation dans laquelle se trouvent les pairs écossais depuis l’acte d’union de 1707. Ceux qui ne sont pas choisis par leurs collègues pour les représenter dans la chambre des lords se trouvent bannis de la vie politique, à moins que la couronne ne crée en leur faveur une pairie anglaise, ce qui ne peut se faire que dans des cas tout à fait exceptionnels. La pratique ayant montré les inconvéniens et l’injustice de ce système, on établit que les pairs irlandais auraient le droit de se faire élire députés, mais en Angleterre seulement. C’est grâce à cette disposition que lord Palmerston, pair d’Irlande, a pu siéger dans la chambre des communes.

L’opposition irlandaise, malgré la certitude de sa défaite finale, disputa pied à pied le terrain au gouvernement. Grattan et Ponsonby, dans cette occasion, marchaient complètement d’accord. Jamais débat ne passionna davantage le parlement irlandais, à la veille de disparaître. A la suite d’une séance plus orageuse que les autres, Grattan et Corry allèrent sur le terrain et échangèrent deux balles. Enfin, après une lutte acharnée, qui ne dura pas moins de quinze jours, les résolutions proposées par le gouvernement furent votées. Il ne restait plus qu’à les faire accepter par le parlement anglais. Là on était encore plus sûr de la majorité. L’opposition, depuis plusieurs années, était presque réduite à néant. Fox, attristé et découragé, ne parut même pas à la chambre des communes pour protester contre la mesure. Sheridan, Tierney, Grey, prirent la parole. Au vote ils ne réunirent que trente adhérens. Dans la chambre des lords trois voix seulement se prononcèrent contre le gouvernement. La question était tranchée. Les résolutions votées par les deux parlemens furent transformées en un bill, auquel la couronne donna son assentiment le 2 juillet. L’acte d’union était devenu une loi de l’état. Le parlement anglais et le parlement irlandais avaient vécu. Le parlement du royaume-uni allait s’assembler pour la première fois au commencement de 1801.

Ainsi disparut le dernier vestige d’indépendance de la malheureuse Irlande. L’historien, l’homme politique, ne peuvent assurément blâmer la suppression du parlement de Dublin. Le système de l’union personnelle et de la séparation législative entre deux états présente de tels inconvéniens qu’il est à peine nécessaire de les faire ressortir. La réforme entreprise par Pitt était donc sage. Il faut seulement regretter qu’elle ait été accomplie par des moyens auxquels la morale ne saurait donner sa complète approbation. Ajoutons qu’il a rarement existé une assemblée politique moins respectable que le parlement irlandais. La corruption et la violence présidaient aux élections. L’entrée de Castjereagh dans la chambre des communes coûta, dit-on, à son père, 30,000 livres sterling. Grattan lui-même, l’honnête et loyal Grattan, pour reparaître dans le parlement et combattre l’acte d’union, dut acheter à prix d’argent le bourg de Wicklow. Cette assemblée, ainsi élue, était travaillée par toute sorte de brigues et de corruptions. Le parlement anglais était depuis longtemps à peu près complètement à l’abri du trafic des votes lorsque la moitié des pairs et des députés de Dublin débattaient avec Castlereagh le tarif de leur conscience politique.

Les patriotes irlandais, est-il besoin de le dire ? ne pouvaient envisager la question du même œil que nous. Pour eux, en dépit de ses vices, de sa servilité envers le pouvoir, de son intolérance à l’égard des catholiques, le parlement de Dublin restait le symbole de la patrie vaincue. Sa suppression fut considérée comme une suprême défaite et une suprême humiliation. Depuis cette époque, tout homme politique, tout agitateur qui s’est donné pour but le rétablissement de l’autonomie législative de l’Irlande, le rappel de l’acte d’union, a trouvé pour le suivre un parti plus ou moins nombreux, mais ardent et convaincu. Sous O’Connell, le mot d’ordre de ce parti était le repeal ; aujourd’hui c’est le home rule. L’étiquette seule est changée ; la cause est la même. Pourtant, sous l’empire de l’acte d’union, la condition matérielle et morale de l’Irlande s’est améliorée. Les catholiques ont été émancipés ; les fermiers ont été protégés contre les abus de pouvoir de certains propriétaires. Des Irlandais illustres ont siégé dans les chambres anglaises, ont dirigé les conseils de la couronne. Il n’importe : le peuple irlandais conserve toujours le souvenir de son parlement national ; il entend toujours l’écho des voix généreuses qui honorèrent, à certains jours, cette triste assemblée. Il semble qu’on lui ait volé ses orateurs en les faisant entrer dans le parlement du royaume-uni, comme il semble qu’on lui ait volé les cendres de Grattan en les ensevelissant à Westminster.


EDOUARD HERVE.