Les Origines de la Question d’Orient/02

Les Origines de la Question d’Orient
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 709-739).


II.

LA SOCIÉTÉ OCCIDENTALE APRÈS LES CROISADES.
— BAUDOIN COMTE DE FLANDRE ET GILION DE TRASIGNYES.


Je ne puis pas me défendre, en étudiant la question d’Orient au moyen âge[1], de remarquer en passant les singuliers changemens d’idées, de sentimens, de mœurs, que les croisades ont introduits en Occident, et combien les destinées particulières des hommes ont été troublées et diversifiées à cette époque par la marche des événemens. Les événemens ont, selon les temps, des formes et des caractères différens, et cette différence de formes et de caractères a une grande influence sur les destinées particulières des hommes. Qui pourrait prétendre que la destinée des hommes du XVIIIe siècle ressemble à celle des hommes du XIXe, et que même dans le XIXe siècle la destinée de ceux qui ont vécu pendant les vingt premières années toutes militaires du siècle ait quelque conformité avec celle des hommes qui ont vécu pendant les trente suivantes ? Hommes de guerre de l’empire, orateurs et ministres de la monarchie constitutionnelle, hardis spéculateurs de nos jours, vous n’avez pas eu assurément le même genre de destinées ! Je ne cherche pas quelles ont été les plus belles ; mais elles ne sont différentes que parce que les événemens ont eu eux-mêmes des formes et des caractères différens.

Ces différences entre les destinées particulières selon les temps n’ont-elles pas leur intérêt ? Est-ce bien connaître un siècle que de savoir les guerres qu’il a faites, les rois qu’il a eus, les révolutions politiques qui l’ont agité, et de ne pas savoir comment les hommes ont commencé à penser, à vivre, à se conduire d’une manière différente de celle de leurs pères, comment ils ont eu des destinées toutes nouvelles, comment les aventures de leur vie privée n’ont plus ressemblé aux aventures de leurs devanciers ?

Ne croyons pas cependant que la différence des destinées particulières tienne seulement à la différence des événemens de l’histoire. Les caractères et les sentimens des hommes influent sur leur destinée autant pour le moins que les événemens de l’histoire. La difficulté ou plutôt l’impossibilité est de distinguer la part qu’ont dans la destinée de l’homme les événemens d’un côté, les caractères de l’autre. Il y a là une confusion qui résiste à tous les efforts de l’analyse. Les caractères prennent assurément l’empreinte des événemens ; mais les événemens eux-mêmes reçoivent l’influence des caractères, de telle sorte que les deux élémens principaux de la destinée humaine sont tour à tour cause et effet. Otez aux caractères l’aide et l’aiguillon des événemens, ils ne seront que peu de chose ; ôtez aux événemens l’appui et l’impulsion des caractères, ils ne seront que la moitié de ce qu’ils auraient pu être. Faire de l’homme le serviteur aveugle des choses, ou faire des choses les servantes dociles de l’homme, égale erreur. Robespierre aurait pu n’être qu’un honnête avocat déclamateur à Arras ; Marat, un mauvais médecin des écuries du comte d’Artois, comme il l’était en 1788 ; Napoléon lui-même aurait pu n’être qu’un bon colonel d’artillerie : les événemens ont fait que ces hommes ont été autre chose en mal et en bien. On me dit qu’il y a en ce moment dans les sciences une théorie fort accréditée, celle des germes partout répandus qui attendent pour naître telle ou telle température. Il en est de même des caractères, qui attendent aussi pour paraître l’aide de tels ou tels événemens. Prenez l’autre côté de la question. Il est possible qu’il y eût au temps de la fronde autant de caractères révolutionnaires qu’en 1792. Les événemens ont résisté aux hommes. Dans la destinée des peuples, c’est-à-dire dans l’histoire, dans la destinée des individus, c’est-à-dire dans la biographie, bien hardi sera celui qui dira en parlant de tel homme ou de tel événement : Voilà l’homme qui a fait par son caractère la destinée de son siècle et de son pays ; voilà l’événement qui a décidé de la destinée de cet homme. — Bien téméraire aussi sera celui qui dira le contraire. En pareille matière, rien n’est tout à fait vrai et rien n’est tout à fait faux.

Que résulte-t-il de ces réflexions ? Qu’il faut décrire les choses et les hommes sans vouloir systématiser leur histoire. Depuis les rapports nouveaux introduits par les croisades entre l’Orient et l’Occident, l’histoire des peuples et la biographie des individus prennent une nouvelle allure et une nouvelle physionomie. Pourquoi ne pas noter cette couleur orientale qui se répand sur l’Occident ? Mais les personnages de l’Orient et de l’Occident qui entrent sur cette scène changée et agrandie gardent pourtant chacun leur caractère national et même leur caractère individuel. Pourquoi ne pas signaler aussi ces traits distinctifs qui brillent à part dans le tableau général du temps ? Je voudrais prendre dans les historiens, dans les chroniqueurs et dans les romanciers du XIIIe et du XIVe siècle quelques-unes de ces destinées singulières qui représentent ce changement ; je voudrais, à l’aide de quelques récits historiques ou romanesques, montrer la nouvelle allure que prennent la vie gérérale des peuples et la vie particulière des individus.


I.

Les croisades, qui semblaient pour l’empire grec une sorte de secours inattendu, étaient devenues pour les césars de Byzance un embarras et un danger plus redouté que tous les autres. La différence de race, de mœurs et de langues l’avait emporté sur la conformité de religion ; c’est à peine même si les Grecs et les Latins se croyaient de la même religion, n’étant pas de la même église. Il y avait, dès la première croisade, des inimitiés plus ou moins manifestes entre les Grecs et les Latins, et ces divisions n’avaient fait qu’augmenter pendant le XIIe siècle. Les croisés, voulant s’en prendre à quelqu’un de leurs revers, s’en prenaient volontiers aux Grecs, qui ne les avaient pas secourus, disaient-ils, qui les avaient trahis, et les Grecs à leur tour se plaignaient de ces rudes guerriers d’Occident qui ne savaient que se battre, incapables de rien comprendre à la politique orientale, indociles aux conseils que leur donnait l’expérience des Grecs, et qui avaient divisé leurs conquêtes en petites principautés féodales, ne se souvenant pas que tout ce qu’ils avaient conquis en Orient avait autrefois appartenu et devait revenir à l’empire romain. Les Grecs voulaient avoir dans les croisés des soldats qui sauraient mourir pour eux ; les croisés voulaient avoir dans les Grecs des alliés qui s’épuiseraient à faire réussir les croisades, à reconquérir le tombeau de Jésus-Christ. Voyant les Grecs rester indifférens à la perte du saint tombeau (1187), ils se demandaient en quoi les Grecs étaient moins mécréans que les mahométans. Ils les détestaient même un peu plus, et le nom de Saladin, d’un adversaire vaillant et généreux, était plus aimé et plus respecté en Europe que le nom des empereurs de Byzance.

Tel était l’état des esprits en Orient et en Occident, quand en 1202 les croisés de la quatrième croisade s’assemblaient à Venise pour passer en Orient. Comme ils n’avaient pas d’argent, la république leur offrit d’aller faire pour elle en Dalmatie le siège de la ville de Zara. C’était la manière de payer leur passage. Le pape Innocent III se plaignait de ce retard et de ce détour, contraires au but de la croisade. Il eut bientôt de plus grands sujets de plainte. L’empereur de Constantinople, Isaac l’Ange, avait été détrôné par son frère Alexis. Un des fils de l’empereur détrôné vint trouver les croisés en Dalmatie et leur demanda de rendre le trône à son père. Un empire à restaurer, c’est-à-dire presque à posséder pendant quelque temps, de grands trésors promis, une garantie à acquérir contre la perfidie des Grecs, et pour les Vénitiens, qui étaient les directeurs et les conducteurs de la croisade, une prépondérance décisive à obtenir en Orient pour leur commerce, tout cela décida les croisés à tenter l’aventure. Ils arrivèrent à Constantinople, s’en emparèrent, restaurèrent Isaac l’Ange sur le trône ; bientôt ils irritèrent les Grecs par leur insolence, par leur cupidité, et ceux-ci, qui n’avaient pas su se défendre, se révoltèrent. Un usurpateur, Mursuphle, s’empara du trône, et mit à mort l’empereur restauré par les croisés. Chassés de la ville, les croisés rentrèrent bientôt en vainqueurs et en maîtres, tuèrent Mursuphle et fondèrent l’empire latin. Baudoin, comte de Flandre, fut élu empereur ; les Vénitiens eurent le quart de l’empire et toutes les villes maritimes. Les autres chefs croisés eurent de grandes principautés féodales en Orient : Boniface de Montferrat fut roi de Thessalonique ; Villehardouin, l’historien de la croisade, eut le fief d’Achaïe. Il y eut des ducs d’Athènes et des sires de Thèbes. Les Grecs se réfugièrent en Asie-Mineure et fondèrent deux empires grecs, l’un à Nicée, l’autre à Trébizonde.

La prise de Constantinople par les Latins fut une grande joie dans tout l’Occident. Le pape Innocent III et les fervens sectateurs des croisades avaient beau se plaindre que Jérusalem fût oubliée pour Constantinople ; tout le monde répondait que les croisés avaient bien fait de prendre Constantinople : d’abord c’était sur les Grecs, c’est-à-dire sur des schismatiques, sur des alliés perfides qui avaient toujours travaillé à faire échouer les croisades. En outre la prise de Constantinople était le plus sûr moyen de prendre Jérusalem et de la garder. Ce qui avait jusque-là manqué aux croisés, c’était une place forte en Orient, une position redoutable qui leur servît d’abri et de défense. Ils auraient maintenant un empire pour place forte. Constantinople, mal défendue par la lâcheté des Grecs, serait tombée tôt ou tard aux mains des Sarrasins ou des Turcs. Occupée maintenant par les Latins, Constantinople devenait inexpugnable, et l’empire latin serait le boulevard de la chrétienté. C’étaient les Grecs par leur mollesse, c’était le schisme par son esprit de haine contre Rome, qui faisaient la faiblesse de l’Orient contre le mahométisme ; maintenant plus de schisme, plus de cause d’affaiblissement : tous les chrétiens, unis sous le pape, allaient lutter contre l’islamisme avec toutes les forces de l’Occident et toutes les ressources de l’Orient chrétien. Quelles conquêtes à faire en Orient pour tous les aventuriers de l’Occident, une fois qu’ils partiraient du Bosphore même, comme de leur patrie, au lieu d’arriver du fond de l’Europe ! L’esprit de conquête et d’aventure était déjà très familier aux croisés, même avant la prise de Constantinople, et Lebeau raconte, dans son Histoire du Bas-Empire qu’un des chevaliers de cette quatrième croisade, que quelques amis voulaient retenir à Venise, s’échappant de leurs mains et montant sur les vaisseaux, s’écriait : « Je vous laisse tout ! Je vais conquérir des royaumes ! » Ce mot était le mot d’ordre des chevaliers de l’Occident, surtout depuis la conquête de Constantinople, qui semblait accomplir les plus grandes et les plus ambitieuses espérances de l’esprit de conquête.

Qu’arriva-t-il de cette conquête ? Tout le contraire de ce que l’Occident en attendait. L’Orient chrétien devint plus divisé et plus faible que jamais. Les Grecs, qui étaient des alliés perfides, furent des ennemis acharnés et retrouvèrent contre les Latins la force qu’ils n’avaient pas eue contre les Turcs. Ils parvinrent même en 1261 à reprendre Constantinople aux Latins, qui ne l’occupèrent que pendant cinquante-sept ans. Époque curieuse où les événemens trompent plus que jamais les espérances et les craintes des uns et des autres ! Les Latins croyaient qu’une fois maîtres de Constantinople, ils allaient aisément conquérir et dominer l’Orient. Les Grecs croyaient aussi, en commençant leur exil, qu’en perdant Constantinople ils perdaient leur dernière force et leur dernier prestige. Ce fut le contraire des deux côtés. L’empire latin de Constantinople fut une chute au lieu d’une décadence ; l’empire grec de Nicée et de Trébizonde fut une sorte de restauration temporaire de la puissance des Grecs en Orient. Malheureusement cette reprise de force ne dura pas, et, rentré à Constantinople, l’empire grec y continua la faiblesse des Latins, au lieu d’y continuer l’énergie que les revers lui avaient rendue.

Je viens d’indiquer cette lutte entre les Latins et les Grecs, qui remplit presque tout le XIIIe et le XIVe siècle, et qui eut pour dénoûment l’anéantissement de la chrétienté orientale devant l’islamisme. Voyons maintenant quelques-uns des personnages qui ont figuré dans cette lutte, qui en ont représenté devant le public les divers événemens et les principales scènes, à qui même l’imagination populaire, inspirée par les singularités de leur fortune, a prêté des aventures plus singulières encore que celles qu’ils ont eues.


II.

Le premier de ces personnages est Baudoin, comte de Flandre et le premier empereur latin de Constantinople. Jeune, beau, vaillant et fort, Baudoin, comme le disent les historiens et les romanciers du temps, était riche de quatorze comtés ; c’était le premier, en Occident, des princes qui n’étaient pas rois, et il y avait des rois même qui étaient moins puissans que lui. Il partit pour la quatrième croisade plein d’enthousiasme pour la délivrance du saint tombeau, mais plein de goût aussi pour les aventures. Les aventures abondèrent dans cette quatrième croisade : Baudoin y gagna un empire. Et quel empire ! l’empire de Constantinople, c’est-à-dire l’empire romain lui-même. Orgueilleux de sa nature, Baudoin devait le devenir encore plus par sa destinée. Ses revers devinrent bientôt aussi grands que sa fortune, et il acquit sur l’imagination des peuples ce dernier ascendant que donnent les grandes adversités venant après les grandes prospérités. Baudoin, en défendant son empire assailli de tous côtés par de nombreux ennemis, disparut dans une bataille contre les Bulgares, sans qu’on ait pu jamais savoir ce qu’était devenu ce premier empereur des Latins, s’il était mort ou s’il avait été emmené comme un captif ignoré. Ce mystère acheva de faire de Baudoin un personnage de légende ou de roman, et dans le Roman de Baudoin, qui épousa le diable, vinrent s’entasser, avec plus ou moins de confusion, toutes les aventures qu’un prince et un croisé pouvaient rencontrer dans ces temps d’aventures. Comme le merveilleux fait plus que la vérité pour perpétuer les noms, et que le plus sûr moyen de vivre dans la mémoire des peuples est de vivre dans leur imagination, le souvenir de Baudoin, comte de Flandre, qui épousa le diable, a été plus durable encore que celui de Baudoin Ier, empereur latin de Constantinople.

Je voudrais raconter brièvement cet étrange roman de Baudoin et en noter çà et là les ressemblances avec l’histoire, ressemblances générales et non particulières, qui s’évanouissent dès qu’on veut faire une comparaison précise, qui reparaissent dès qu’on se contente d’un rapprochement général. Quelqu’un qui, sachant bien l’histoire du temps, voudrait étudier avec attention le roman de Baudoin serait étonné et choqué de tout ce qu’il y trouverait d’étranger et même de contraire à l’histoire ; mais si vous faites lire ce roman par quelqu’un qui ait seulement une connaissance générale du temps des croisades, il y reconnaîtra à l’instant même le caractère et les aventures d’un homme de ce temps.

Quand Baudoin succéda à son père (1184) et qu’il se vit maître de quatorze comtés, il fut tenté par l’orgueil. Il alla à la cour du roi de France, Philippe-Auguste, prêter hommage pour dix de ces beaux comtés ; il tenait les quatre autres du roi d’Allemagne. Quand il eut prêté son hommage, le roi se mit à raisonner doucement avec lui, et lui dit : « Baudoin, il serait temps de vous marier, mais il vous faut femme de haute lignée. — Sire, dit Baudoin, ce n’est pas là ce que je désire, car certainement je ne prendrai pour femme que celle qui aura autant de terres, d’argent et d’avoir que j’en ai. » Le duc de Bourgogne, qui était présent à cet entretien, dit ensuite à Baudoin : « Vous aurez sans doute à chercher femme longtemps, car vous ne trouverez pas sous le ciel de femme aussi riche que vous ; mais vous pourrez vous marier avec aussi noble que vous. Le roi a une fille qui est belle et jeune, et si vous la voulez, nous en parlerons au roi. » Baudoin répondit orgueilleusement : « Par ma foi, je ne vous en prie point, et je ne la veux pas avoir, nonobstant qu’elle vaille mieux qu’à moi n’appartient. » Le roi Philippe-Auguste fut très irrité quand il apprit cette réponse ; mais il n’en montra nul semblant. En ce temps vint l’empereur de Constantinople à Paris, où il fut bien festoyé[2]. Après que l’empereur eut été honorablement reçu par le roi de France, il lui dit : « J’ai beaucoup à redouter les fils du soudan défunt[3], et, comme je suis à marier, je suis venu vous demander votre fille Béatrix, que j’épouserais de grande volonté, si c’était votre plaisir ; je la ferais impératrice et maîtresse de tout mon empire, et je vous prie, sire, de n’être point fâché de ma demande. » Le roi lui répondit : « Sire, vous me faites un grand plaisir, et je vous l’accorde. » Ainsi l’empereur de Constantinople, Henri, épousa Béatrix, et la fête dura un mois. Le comte Baudoin de Flandre y assista, et il était très mécontent de n’avoir pas pris pour femme la fille du roi ; mais il était tard pour le désirer. L’empereur partit avec sa femme et retourna à Constantinople, où il vécut pendant douze ans avec elle ; ils n’eurent pas d’enfans, ce qui les affligeait fort.

Triste et dépité contre lui-même, Baudoin quitta la cour de France et s’en alla avec ses barons en sa ville de Noyon où il séjourna trois jours. Le quatrième jour, il voulut aller chasser dans la forêt de Noyon ; il prit ses veneurs, ses officiers de chasse, ses chiens, et il tenait à la main un grand et fort épieu. Une fois en forêt, ils trouvèrent un sanglier qui était très grand, très fort et noir comme un Maure. Il se fit chasser longtemps par les chiens et les veneurs, puis, se retournant, il occit quatre des meilleurs chiens de la meute, ce qui courrouça si fort le comte qu’il jura qu’il ne quitterait point la chasse avant d’avoir tué ce sanglier. Il le suivit donc avec acharnement, et, comme il avait un fort bon cheval, il arriva longtemps avant tous ses veneurs dans un fourré épais où le sanglier s’était retiré. Il prit alors son épieu à deux mains et dit au sanglier :


                Porc, vous tournerez par-deça ;
Car au comte de Flandre jouster vous conviendra.


Le sanglier, furieux et la gueule écumante, se jeta sur le comte, qui de son épieu le frappa si rudement dans l’échine du dos qu’il le renversa par terre, l’assomma et s’assit dessus, demeurant tout pensif et tout ébahi de ce que ses gens ne venaient pas le trouver. Comme il était assis sur le sanglier, il vit venir vers lui une pucelle qui chevauchait toute seule sur un palefroi noir qui allait l’amble. Personne ne l’accompagnait. Et tantôt se leva le comte, alla au-devant d’elle, la saisit par le frein et lui dit : « Dame, de par Dieu, soyez la très bien venue ! » La dame le salua très doucement, et le comte de Flandre lui demanda : « Pourquoi, dame, allez-vous ainsi seule et sans compagnie ? » Elle lui répondit gracieusement : « Sire, ainsi le veut Dieu le père tout-puissant. Je suis fille d’un roi d’Orient qui me voulait marier sans mon octroi ; mais je jurai et à Dieu fis serment que je n’épouserais jamais mari, si je n’avais le plus riche comte.de la chrétienté. Ainsi je me séparai de mon père par mécontentement et j’avais avec moi grande compagnie ; mais je me suis échappée d’eux, car je craignais qu’ils ne me voulussent ramener à mon père, et j’ai promis à Dieu que jamais je ne retournerais vers mon père jusqu’à ce que j’aie trouvé le comte de Flandre, que l’on m’a tant loué. » Alors le comte regarda la pucelle et il pensa longuement à ce qu’elle disait ; il se plaisait à voir la contenance de la dame ; il se sentait ardemment épris d’elle, et il lui dit : « Belle, je suis le comte de Flandre que vous querez, et je suis le plus riche sous le ciel : j’ai quatorze comtés à mon commandement ; Puisque vous m’avez ainsi cherché, si c’est votre plaisir, je vous prendrai pour femme. » La pucelle, qui de cela eut grande joie, le lui octroya, à condition qu’il fût tel qu’il se disait. Le comte lui dit : « Dame, ne soyez en nul doute que je ne sois le comte de Flandre. » Il était cependant très fâché que ses gens ne vinssent pas le trouver. Il demanda à la femme quel nom elle avait, comment se nommait son père, et quel royaume il avait. La dame lui répondit d’un air de mauvaise humeur que le nom qu’elle avait reçu en baptême était Hélius ; « mais, dit-elle, vous ne saurez point le nom de mon père tant que j’aie commandement de Dieu. N’insistez donc pas, car autrement ne peut être. » Alors, voyant que la pucelle doutait encore de sa qualité, le comte de Flandre mit son cor à sa bouche et se mit à corner très hautement pour avoir ses gens. Premièrement vint à lui le sire de Valenciennes, Gauthier de Saint-Omer, et beaucoup d’autres gens, et Henri de Valenciennes lui demanda s’il avait rien pris. « Oui, dit le comte de Flandre, le plus beau sanglier du monde, et aussi Dieu m’a fait présent de cette belle damoiselle que voyez ci, laquelle je veux prendre pour femme, puisqu’elle y consent. » Le comte de Valenciennes regarda la pucelle, qui était vêtue très honorablement et était montée sur un palefroi le plus beau qu’on pût voir. Cependant le comte de Valenciennes blâma fort le comte de Flandre, qui voulait prendre pour femme cette damoiselle, et lui dit : « Monseigneur, savez-vous ce qu’elle est ? C’est par aventure quelque jeune fille qui court le monde. Sire, vous pouvez bien la tenir à votre commandement tant qu’il vous plaira, puis vous lui donnerez congé, car un seigneur aussi puissant que vous ne doit rien faire que sagement. Maudit soit votre orgueil, car il n’y a pas encore longtemps que vous avez refusé la fille du noble roi de France. » Alors le comte de Flandre dit au comte de Valenciennes : « Parlez plus sagement ; mon cœur s’est attaché à la prendre pour femme, et n’en parlez plus, car je vous le défends. » Les hommes du comte de Flandre furent très fâchés de cette résolution.

De Noyon, Baudoin alla à Cambrai, emportant avec lui la tête du sanglier et emmenant la dame de la forêt, qu’il épousa. Il eut d’elle deux filles, Jeanne et Marguerite. Pendant quatorze ans que cette dame régna en Flandre avec Baudoin, elle fit beaucoup de méchancetés, et le pays souffrit beaucoup de maux dont Baudoin fut très blâmé. Cette dame allait volontiers à l’église, et elle entendait le service jusqu’au sacrement ; mais jamais elle n’attendait l’élévation, et elle quittait l’église auparavant, « ce qui faisait tenir beaucoup de discours aux gens du pays, qui s’étonnaient de cette conduite. »

Je ne me dissimule pas que cet étrange récit ne touche guère à la question d’Orient et n’en fait guère comprendre les complications au XIIIe siècle, quoiqu’elle en peigne un des principaux acteurs. Nous verrons, il est vrai, tout à l’heure en continuant le roman que ce mariage extraordinaire de Baudoin contribue à lui faire prendre la croix et le mène à Constantinople ; mais qu’on n’oublie pas que je cherche surtout dans cette étude à montrer les changemens que les croisades ont introduits dans la destinée particulière des hommes de l’Occident qui y prennent part. C’est donc à la vie privée que je m’attache, et je suis plus curieux en ce moment de biographie que d’histoire. Or il est bon d’examiner la manière dont la légende, quand elle emprunte un personnage à l’histoire, compose la biographie qu’elle lui fait. La légende semble s’être fait une loi et une règle de ne pas s’en tenir aux événemens de l’histoire. Le personnage public ne lui suffit pas ; il lui faut aussi le personnage privé. Elle sait que l’histoire ne montre ordinairement que la moitié des hommes qu’elle met en scène, et que cette moitié de peinture ne crée pas un intérêt capable d’attirer et de retenir l’imagination populaire. Elle cherche donc l’autre moitié de l’homme, celle qui paraît dans la vie privée et qui est la plus curieuse ; mais comme cette seconde moitié ne satisfait pas toujours aux goûts et aux conditions de ce genre de littérature, la légende crée à son héros une biographie tout extraordinaire et qui répond à l’idée qu’il faut donner du héros qu’elle a choisi. Chose singulière, si le personnage n’avait pas paru dans l’histoire avec beaucoup d’éclat et de relief, l’attention de la légende ne se serait jamais tournée vers lui : si Baudoin n’avait pas pris Constantinople, fondé l’empire latin, disparu dans une bataille contre les Bulgares, jamais il n’y aurait eu un roman de Baudoin comte de Flandre mais comme Baudoin a laissé une grande trace dans la mémoire de ses contemporains par les événemens de son histoire, la légende a pensé que c’était là un héros comme il lui en faut, et elle l’a pris dans l’histoire. Elle l’en a, il est vrai, séparé du même coup, lui ôtant la plupart des événemens de son histoire ou les transformant à sa guise, et lui refaisant une vie privée toute merveilleuse, conforme en cela aux singularités de sa destinée, quoiqu’elle y soit souvent contraire.

Dans cette légende de la vie privée de Baudoin, on voit très clairement le procédé que suit dans son travail l’imagination populaire. La légende aurait une poétique déterminée qu’elle n’en suivrait pas plus exactement les règles qu’elle ne le fait. Point de caprices ni de fantaisies dans la composition de son personnage. Elle prend un des traits du caractère de Baudoin, son orgueil par exemple, et elle tire de cet orgueil toute l’histoire privée de Baudoin, à peu près comme Molière tire du caractère de ses héros les événemens du drame où il les fait figurer. C’est par orgueil qu’il refuse la fille du roi de France, et par orgueil qu’il épouse le diable. Comment Baudoin ne céderait-il pas à l’ascendant de cette belle damoiselle qui, fille d’un roi d’Orient, s’est mise en course pour venir épouser le prince le plus riche et le plus puissant de l’Occident, c’est-à-dire le comte de Flandre ? Ce soin qu’a la légende d’approprier l’histoire de ses héros à leur caractère méritait qu’on le remarquât ; mais ce que je veux surtout remarquer, c’est la prépondérance que la légende donne volontiers à la biographie sur l’histoire. La grande affaire de la légende est de nous intéresser à ses personnages ; or on ne s’intéresse véritablement aux personnages qu’à la condition de connaître leur vie privée. Nous pouvons bien nous souvenir d’eux à cause de leur vie publique : ils font partie alors des événemens auxquels ils ont été mêlés, leurs noms sont des faits de l’histoire ; mais si vous voulez nous y intéresser tout à fait et en faire des objets de notre affection ou de notre culte, il faut nous raconter leur vie privée. Les saints des légendes pieuses nous touchent par les bonnes actions de leur vie privée ; les héros des légendes profanes nous touchent par leurs aventures et leurs passions particulières. L’homme n’entre que par le récit de sa vie privée dans le roman et dans le drame, c’est-à-dire dans la littérature, qui a pour but de plaire et d’émouvoir. J’oserais même dire que l’histoire n’est vraiment complète, quand elle parle d’un personnage important, que si elle ajoute au récit de sa vie publique quelques traits de sa vie privée. Voyez, par exemple, ce que ces traits donnent de relief à la figure historique de Henri IV. Otez le Béarnais, le fondateur de la moderne monarchie française n’est pas moins grand, mais il plaît moins. C’est le diminuer que de n’en plus faire qu’un roi ; il faut y laisser l’homme.

Je ne crains même pas à ce propos de prendre dans l’histoire de notre temps deux exemples qui m’ont toujours beaucoup frappé. Je ne sais pas comment nos neveux écriront l’histoire de notre temps ; mais je sais qu’ils se priveront d’une grande cause d’intérêt, si à la vie publique de deux princes qui ont régné sur la France, le roi Louis-Philippe et l’empereur Napoléon III, ils n’ajoutent pas quelques récits et quelques traits de leur vie privée. Le destin de notre siècle semble avoir voulu que les princes appelés à régner sur la France aient traversé plus ou moins longtemps la vie privée avant de monter sur le trône. L’histoire aurait grand tort de négliger ce trait caractéristique de notre siècle. Et comment le mettre en relief, si on ne fait pas quelques récits de la vie privée du roi Louis-Philippe avant 1830, de ses voyages en Europe et en Amérique, de son séjour en Angleterre, de sa conduite prudente et sincère au Palais-Royal pendant la restauration, de son caractère enfin, de ses dépenses, même dont la prodigalité se cachait sous une régularité de comptabilité qu’on avait fini, la calomnie aidant, par prendre pour de l’avarice ? Même curiosité et même intérêt, si on raconte aussi quelques traits de la vie privée de l’empereur Napoléon III avant 1848. Quelle lumière ces digressions biographiques ne jetteront-elles pas sur l’histoire de notre temps ! Quel intérêt ne donneront-elles pas à nos annales ! Je ne voudrais même pas qu’on oubliât entièrement la vie privée de nos princes de la branche aînée pendant leur émigration de près de vingt-cinq ans. La biographie a droit dans notre siècle plus que dans tout autre d’entrer hardiment dans l’histoire.

Revenons au roman de Baudoin, où la biographie, comme nous l’avons vu, a une si large part. Voyons comment se rompt le mariage diabolique du comte de Flandre, et comment, pour en expier la faute, il va à Rome et part pour la croisade. C’est là que le roman rejoint l’histoire, sans pourtant s’y attacher fidèlement.

« C’était un jour de Pâques, et le comte de Flandre avait assemblé tous ses barons. Quand ce fut l’heure du dîner, le baron s’assit à table avec son baronage. À ce moment vint devant lui un vieil ermite qui s’appuyait sur un bâton et avait bien cent ans d’âge. Il requit le comte, au nom de Notre-Seigneur, de vouloir bien lui donner son repas de ce jour. Le comte le lui octroya volontiers, et il ordonna à un de ses écuyers de prendre soin de l’ermite. L’écuyer le fit asseoir à une table à part, devant le comte. Cependant la comtesse de Flandre n’était pas encore entrée et assise ; on l’alla quérir, et elle vint s’asseoir auprès du comte. Quand l’ermite vit la dame, il eut grand’peur, commença à trembler, fit souvent le signe de la croix, et ne pouvait ni boire ni manger. Quand la dame, de son côté, aperçut l’ermite, il ne lui plut point, car elle se douta bien qu’il allait lui causer un grand dommage. Elle pria donc le comte de renvoyer cet ermite, et lui dit : « Sire, il sait plus de malice que les autres gens, et il est entré ici pour méchanceté. Je ne puis pas le voir, et je vous prie de le faire partir. — Dame, dit le comte, l’aumône est bonne à donner à celui qui la demande. Le péché est à qui la prend, s’il n’en a nécessité. Je veux qu’au nom de Notre-Seigneur l’ermite soit servi, et qu’il ait ici aujourd’hui son repas. » En parlant ainsi, le comte regardait l’ermite, qui était assis à table tout pensif, et ne buvait ni ne mangeait. Le comte lui demanda : « Prud’homme, pourquoi ne mangez-vous pas ? Ne me le cachez point, et si vous voulez autre chose de moi, demandez-moi-le ; vous l’aurez. » Alors l’ermite se leva, se tint debout, et dit au comte et aux barons que pour Dieu ils laissassent le boire et le manger, car ils étaient en grand péril. « Ne vous ébahissez point de ce qui va arriver ; chacun aura grand’peur, mais ayez confiance en Dieu, qui vous préservera de tout mal. » Tout le monde resta étonné et immobile, personne ne songeant plus à boire et à manger. Alors l’ermite conjura la comtesse de Flandre au nom du Dieu tout-puissant, et lui dit : « Démon qui es dans le corps de cette femme, je te conjure, par le Dieu qui pour nous souffrit la mort sur la croix, et qui t’a chassé de son saint paradis avec tous les mauvais anges,… je te conjure que tu partes de cette compagnie, et qu’avant de partir tu reconnaisses devant tous les barons comment tu as surpris le comte de Flandre, afin que tous le puissent comprendre ! Et ainsi va-t’en d’où tu viens, sans grever quelque chose qui soit en ce pays ! »

« Quand la dame s’entendit ainsi conjurer, sans pouvoir se soustraire à la parole de Dieu, sentant bien qu’elle ne pouvait plus demeurer avec le comte ni en Flandre, pour tourmenter le comte et le pays, mais qu’il fallait qu’elle s’en allât, elle commença à parler, et dit tout haut qu’elle ne pouvait plus se cacher, ni enfreindre le commandement du Dieu tout-puissant, au nom duquel elle était conjurée. « Nous devons, dit-elle, redouter Dieu autant que font les hommes, car nous avons encore espérance de trouver merci devant lui quand il viendra juger tout le monde. Je fus un ange que Dieu a rejeté de son paradis, et nous avons tous de notre expulsion une douleur que personne ne peut imaginer. Nous voudrions que les autres fussent attirés à notre sort, afin qu’à nous et à tout le monde ensemble Dieu voulût pardonner nos péchés. Si pour cela nous querons aide et secours, nul ne nous doit blâmer. Le comte qui est ici présent ne sut pas se bien garder de notre alliance quand il se laissa envahir du péché d’orgueil en ne daignant pas épouser la fille du roi de France. Dieu me permit alors d’entrer au corps de la fille d’un roi d’Orient qui était morte, et qui était la plus belle fille qu’on pût trouver. J’entrai en son corps la nuit et la fis se relever. Elle était en vie et savait agir selon que je dirigeais son corps, car elle n’avait d’autre esprit que moi. Quant à son âme, elle était allée là où elle devait aller. Elle était sarrasine et je l’amenai au comte, et il ne put refuser de l’épouser. Je lui ai fait mal employer sa vie pendant treize ans, et j’ai fait dans le pays de Flandre bien des maux que le comte aura bien de la peine à racheter. J’espérais toujours attraper le comte dans quelque occasion ; mais il ne s’oublia jamais jusqu’à ne point se souvenir de son Créateur, et il faisait toujours le signe de la croix à son lever et à son coucher. De cette façon, il était bien armé contre moi. Il m’a de même enlevé les deux filles qu’il a eues de moi, parce qu’il les a fait baptiser. Maintenant je n’ai plus rien à dire, je m’en revais en Orient porter ce corps à qui je l’ai pris, afin qu’il repose sous sa tombe. » En disant ces mots, le démon partit sans faire mal à personne, excepté qu’il emporta un petit pilier des fenêtres de la salle. Tout le monde se leva émerveillé ; le comte s’inclina devant le vieil ermite et le pria de lui conseiller ce qu’il devait faire. Le bon ermite lui conseilla d’aller trouver le pape, pour se faire absoudre de son péché, et prit congé de lui.

« Le comte Baudoin séjourna trois jours en son palais tout pensif, et le quatrième jour il s’en alla à Bruges ; mais quand il y fut, il fut raillé et moqué. On le montrait au doigt dans les rues, et les enfans disaient : « Fuyons-nous-en, car voici le comte qui épousa le diable ! » Le comte fut très affligé des paroles qu’on disait de lui, mais il n’en fit nul semblant, et le lendemain il s’en alla à Gand. S’il avait été à Bruges bien moqué, encore le fut-il plus à Gand. De là il s’en alla à Arras, où il fut aussi moqué comme ailleurs. Quand il se vit ainsi moqué, il jura Dieu qu’il emmènerait tout son baronage et s’en irait outre mer conquérir Jérusalem. »

On pourrait croire que Baudoin une fois décidé à la croisade, le roman va retrouver l’histoire et s’y attacher : la légende ne procède pas de cette manière. Elle a beau se rapprocher de l’histoire par les événemens, elle reste toujours à part et fait ses récits à sa guise. Les historiens ne s’occuperaient que de la croisade qui prit Constantinople ; l’auteur du roman ou de la légende veut établir une sorte de suite entre les aventures de son héros. La légende a un penchant décidé pour l’unité d’intérêt, et elle ne veut pas que la vie d’un seul des personnages qui ont été mêlés à la destinée de Baudoin reste sans avoir son dénoûment. À Rome, le pape, qui entend Baudoin en confession, lui ordonne d’aller délivrer Constantinople qu’assiège Aquilan, le soudan des Sarrasins, et lui ordonne aussi, s’il est vainqueur, d’épouser l’impératrice et de se faire empereur. Un combat singulier entre Baudoin et le soudan, et dans lequel Aquilan est tué, décide la délivrance de Constantinople. Baudoin rentre victorieux dans la ville et demande la main de l’impératrice. L’entretien entre Baudoin et cette princesse, qu’il avait autrefois refusée, est spirituel et gracieux, de la part de l’impératrice surtout. « Par le Dieu de paradis, dame, dit Baudoin, ce voyage a été entrepris pour l’amour de vous, car le pape me le commanda au partir de Rome. J’avais d’abord entrepris mon voyage pour aller au saint sépulcre ; mais le pape me dit que, si je pouvais garantir de l’ennemi votre personne et votre pays, je vous prisse pour femme, si c’était votre plaisir. » Quand la dame l’entendit, elle se prit à rire et dit à Baudoin : « Je vous fus autrefois présentée par le roi de France, mon père ; mais alors le marché ne fut pas parfait, et puisque nous sommes encore nous deux à marier, j’en dirai mon avis dans mon conseil, et en attendant, de ce que vous me dites, je vous remercie, et je remercie aussi le pape, qui s’y est entremis. » La noble dame prit donc conseil des principaux de sa cour, qui dirent qu’il fallait qu’elle épousât Baudoin, qui fut de cette manière empereur de Constantinople et toujours seigneur de ses quatorze comtés ; mais il ne voulut pas rester oisif à Constantinople, et, poussé par l’inquiétude que lui laissait son vieux péché, il partit pour Jérusalem. À peine avait-il passé la mer qu’il apprit la mort de l’impératrice. Il n’était pas au bout de ses malheurs ou de ses expiations : il fut trahi et livré au soudan des Sarrasins par le comte de Blois. Le traître, il est vrai, fut puni. Saladin, qui était le fils du soudan des Sarrasins, et qui commençait déjà dans le monde et dans les romans la grande réputation chevaleresque qu’il acquit en Occident, Saladin dit à son père : « Sire, on ne doit point traiter grandement un traître, car il nous trahirait une autre fois, comme il a fait à son seigneur. » Le soudan livra le traître à son fils, qui lui fit aussitôt couper la tête ; mais il retint en prison le comte de Flandre, qui y resta vingt-cinq ans, et n’en sortit que lorsque Saladin monta sur le trône. Cette délivrance ne changea pas la malheureuse destinée de Baudoin, qui revint dans son pays, ne put pas s’y faire reconnaître, et finit par être pendu à Lille, comme imposteur, par l’ordre de sa fille Jeanne ; c’était une des filles qu’il avait eues du diable.


III.

Avant de raconter avec le roman cette dernière calamité de Baudoin et de la comparer un instant avec l’histoire, nous ne pouvons pas ne point remarquer que Baudoin a eu ce nouveau trait de conformité avec les hommes qui ont vivement saisi l’imagination de leurs contemporains, qu’on n’a point voulu croire à sa mort. Il y a eu de faux Baudoins en Flandre comme il y a eu en Angleterre, à la fin du XVe siècle, de faux enfans d’Édouard IV, et en Russie, en 1773, un faux Pierre III, comme il y a eu en France, dans les vingt-cinq premières années de ce siècle, de faux Louis XVII. Les grands malheurs inspirent volontiers ces croyances singulières. Il faut, il est vrai, dans les malheurs même, quelques circonstances mystérieuses ; ces circonstances se trouvaient dans les aventures de Baudoin. On sait qu’il disparut dans une bataille qu’il perdit contre les Bulgares. Comme on ne put pas retrouver son corps, on supposa qu’il n’était pas mort, mais qu’il avait été emmené captif sans vouloir se faire reconnaître. S’il avait été emmené captif, il pouvait revenir. Il y eut donc des imposteurs que tenta cette aventure. Beaucoup de gens de conditions et de caractères divers avaient été entraînés en Orient par les croisades et avaient couru le monde, beaucoup avaient entendu parler de Baudoin, qui était le personnage principal de la quatrième croisade, de ce comte de Flandre devenu empereur d’Orient, que l’imagination populaire faisait grand par ses adversités, ne pouvant pas le faire grand par ses prospérités. Comme il y a en même temps une conformité naturelle entre la morale et l’imagination populaire, et qu’il déplaît aux hommes de voir des malheurs qui ne soient pas mérités de quelque côté, la légende expliquait les infortunes de Baudoin en racontant qu’il avait épousé le diable.

Un des modernes historiens de la Flandre, M. Kervyn de Lettenhove, a traité avec beaucoup d’intérêt cette histoire du faux Baudoin. Les aventures des croisés se prêtaient à ces impostures ; comme il y avait des absences inexpliquées, il était naturel qu’on crût à des retours merveilleux. Ordinairement, c’était de quelque ermitage caché au fond des forêts que sortaient ces singuliers imposteurs. On ne savait pas toujours d’où venaient les ermites ; il ne leur était donc pas difficile de faire croire qu’ils revenaient de loin et qu’ils avaient eu toute sorte d’aventures. Pourquoi n’auraient-ils pas été empereurs, puis esclaves, puis ermites ? Le faux Baudoin habitait la forêt de Glançon, entre Valenciennes et Tournay. Le bruit commençait à se répandre que cet ermite était le comte de Flandre. Plusieurs chevaliers, ennemis, il est vrai, de la comtesse de Flandre régnante, l’avaient déjà reconnu. Le solitaire persistait toujours à répondre : « Ne m’appelez ni roi ni duc, je ne suis qu’un chrétien, et c’est pour expier mes péchés que je suis ici. » On ne voulait point le croire. Les habitans de Valenciennes avaient quitté leurs foyers pour le saluer, et à sa vue ils s’étaient écriés comme les chevaliers : « Vous êtes notre comte, vous êtes notre seigneur ! — Quoi ! répliquait l’ermite, êtes-vous donc comme les Bretons qui attendent toujours leur roi Arthur ? » Tandis qu’il cherchait encore à cacher son nom, la multitude l’entraînait déjà vers Valenciennes, et ce fut là que tout à coup il éleva la voix et dit : « Je l’avoue, je suis le comte de Flandre ; vous verrez bientôt Matthieu de Valincourt et Renier de Trye venir de l’Orient me rejoindre[4]. » Alors il raconta l’histoire de sa captivité. Prisonnier du roi des Bulgares Joannice, il s’était fait aimer d’une princesse bulgare qui l’avait délivré ; mais il avait deux fois péché, d’abord en cédant à la passion de la Bulgare et ensuite en l’abandonnant ; de là il était tombé entre les mains d’autres barbares, et il avait été vendu sept fois comme esclave. Un jour enfin, il avait rencontré des marchands allemands qui avaient consenti à le racheter, et il était revenu dans sa patrie ; mais il s’était caché dans un ermitage pour expier ses péchés, voulant renoncer à toutes les grandeurs humaines, qui l’avaient rendu si malheureux.

Une fois qu’il eut cédé à l’enthousiasme de ses partisans, l’ermite ne fut plus maître de lui. De Valenciennes, il alla à Tournay, à Lille, puis à Courtrai, à Bruges, à Gand, partout reçu comme le comte de Flandre et comme l’empereur de Constantinople. Il armait des chevaliers, il recevait des ambassadeurs des ducs de Brabant et de Limbourg, des lettres du roi d’Angleterre Henri III, qui lui proposait une alliance contre la France. Il fut même reçu à Péronne par Louis VIII, roi de France, qui le fit asseoir en face de lui, comme étant l’empereur des Latins. C’était là cependant que sa fortune devait échouer. La comtesse de Flandre s’était entendue avec Louis VIII, qui, dès le lendemain de cette réception impériale, fit interroger l’ermite en son conseil comme un vil imposteur, et le convainquit, dit-on, de fraude. Effrayé, le faux Baudoin s’enfuit la nuit suivante. Que devint-il enfin ? Il disparut de l’histoire comme Baudoin lui-même avait disparu autrefois. Cependant un seigneur de Bourgogne, ayant rencontré dans une foire un ménestrel qui avait servi la duchesse d’Athènes, trouva que ce ménestrel ressemblait au faux Baudoin qu’il avait vu à Péronne. Il le fit arrêter et le céda pour 400 marcs d’argent à la comtesse de Flandre, qui le fit pendre aux halles de Lille. Le ménestrel était-il l’ermite ? Était-ce l’ermite qui fut pendu ? Le gibet décida la question et fit parler le supplicié, qui déclara à ceux qui étaient chargés de l’entendre « qu’il était un pauvre homme qui ne devait être ni comte, ni roi, ni duc, ni empereur ; ce que je faisais, dit-il, je le faisais par le conseil des chevaliers, des dames et des bourgeois de ce pays[5]. »

Voilà le récit de l’historien ; il est dur et impitoyable ; il croit qu’il y a eu une intrigue et une imposture, et il en raconte sans scrupule le misérable et juste dénoûment. Le roman s’arrange mieux pour nous émouvoir ; il croit au faux Baudoin. « Quand Saladin devint soudan, il délivra tous les prisonniers chrétiens que son père avait tenus en prison, et aussi Baudoin fut délivré. Saladin le fit vêtir honorablement et lui donna un vaisseau bien appareillé pour passer la mer ; » mais ce vaisseau qui portait Baudoin et sa mauvaise fortune ne devait point arriver au port : « il fit naufrage, et tout le monde périt, excepté Baudoin, à qui c’eût été miséricorde qu’il se noyât avec les autres, car sa fille plus tard le fit pendre cruellement en la ville de Lille. » Baudoin donc, après son naufrage, trouva un marchand qui s’en allait à Marseille ; il le supplia qu’il voulût bien l’y mener pour l’amour de Dieu, car il ne pouvait pas payer son passage. À Marseille, le marchand débarqua Baudoin et lui donna dix sous par aumône ; puis Baudoin tant chemina en demandant sa vie, qu’il arriva à Tournay, en Flandre : c’était en l’an 1209, environ le jour de l’Ascension. Il n’était vêtu que d’une pauvre cotte par-dessus son pourpoint ; il portait un bourdon en sa main et cachait son visage sous son chaperon, afin de ne pouvoir pas être reconnu. Baudoin rencontra un homme de la ville et lui demanda qui en était prévôt. « On lui dit que c’était Richard Duparc et on lui montra sa maison. Baudoin y alla tout droit et dit au prévôt : « Aussi vrai que je crois en Dieu, je n’ai ni or, ni argent ; donne-moi un repas, car il y a deux jours que je n’ai pas mangé la moitié de ma suffisance. — Eh bien ! vous mangerez chez moi assez et largement, pour l’amour de Dieu d’abord, et ensuite parce que vous ressemblez beaucoup à un homme qui m’a fait beaucoup de bien dans ma jeunesse et qui s’appelait le comte Baudoin. — Par ma foi, dit Baudoin, c’est moi. » Alors le prévôt fit manger Baudoin devant lui, sur une petite table, le regardant bien attentivement et causant avec lui. Après qu’il eut bu et mangé, comme Baudoin voulait s’en aller, le prévôt lui dit de ne pas se hâter, et qu’il voulait lui parler dans une chambre où personne ne les entendrait. Quand ils y furent : « Prud’homme, dit le prévôt, je te conjure par le nom de Dieu et de la vierge Marie que tu me dises ton nom et le pays d’où tu viens et d’où tu es. — Par ma foi, dit Baudoin, vous en savez le vrai. Je suis le comte Baudoin de Flandre. Autrefois je partis pour Jérusalem et j’allai à Rome pour avoir l’absolution de mes péchés, puis à Constantinople, où je vainquis le sultan Aquilan et où j’épousai l’impératrice, qui ne vécut guère, et Dieu lui fasse miséricorde ! Devant Jérusalem, je fus trahi par le comte de Blois. Le soudan Saladin lui fit couper la tête pour la trahison qu’il avait faite, et moi je fus tenu en prison pendant quinze ans[6]. »

Baudoin alors conta toute son affaire au prévôt. Il lui demanda aussi ce que faisaient ses deux filles et comment il pourrait ravoir sa seigneurie. Lorsque le prévôt eut entendu le récit du comte, il se mit à pleurer, et, se jetant à ses pieds, il lui dit que c’était Jeanne sa fille qui était comtesse de Flandre, et qu’elle avait épousé le comte Ferrand. Comme il y avait lieu de craindre que les filles du comte ne voulussent pas lui rendre sa seigneurie, il fut convenu avec le prévôt de Tournay que le comte Baudoin attendrait qu’à la Saint-Jean d’été Ferrand, le mari de la comtesse Jeanne, assemblât à Lille sa baronie. C’était là que Baudoin se présenterait pour revendiquer sa seigneurie, et jusque-là l’existence de Baudoin serait tenue en grand secret. « Mais il y eut une jeune fille de dix ans en l’hôtel qui était couchée sur un lit qui entendit tout ce que Baudoin et son père avaient dit. Elle vint à sa mère et lui dit : « Madame, cet homme qui est venu aujourd’hui céans a été jadis comte de Flandre. Il se nomme Baudoin, dit qu’il vient d’outre-mer, où il a été emprisonné quinze ans, et il dit qu’il r’aura sa terre s’il peut. — Beau sire Dieu, dit la mère, soyez-en béni ! C’est le bon comte qui aimait tant mon mari ! » Elle ne se put tenir qu’elle ne le dît à ses commères, et ainsi de l’une à l’autre le fait se répandit, et c’était le bruit commun de toute la ville de Tournay. »

« En ce temps-là, la comtesse Jeanne était à Lille en Flandre ; la chose lui fut contée. Alors, très dolente et très courroucée, elle envoya un messager au prévôt de Tournay, en le priant de venir la trouver, disant qu’elle avait beaucoup à faire avec lui. Le prévôt vint, et la comtesse Jeanne lui dit : « Prévôt, je vous aime très loyalement, et si je vis longuement, je ferai de vous un des plus riches hommes de ce pays. Je vous ai envoyé quérir, parce que l’on m’a dit que vous aviez chez vous mon père, qui, il y a longtemps, est allé combattre les Sarrasins, et je veux, prévôt, que sur cela vous me disiez la vérité. — Madame, dit le prévôt, je ne sais rien, sinon que j’ai en mon hôtel un prud’homme qui vient d’outre-mer, sans or ni argent, et je l’ai beaucoup questionné sur votre père ; mais il m’a juré qu’il n’en savait rien. — Prévôt, dit la dame, vous avez tort, et ne me cachez rien. Je sais en vérité que c’est mon père, et je vous promets qu’il r’aura sa terre ; mais comme le comte Ferrand est en ce moment chez les Frisons, je veux parler à mon père avant le retour de mon mari. Je vous prie donc de me l’amener promptement, en le faisant changer de nom et lui faisant prendre celui de Bertrand de Rays, afin qu’il ne soit pas connu, car Ferrand est tellement aimé des grands et des petits que l’on pourrait bien tuer mon père pour l’amour de Ferrand. » — La dame disait tout cela par trahison, pour que le prévôt fût disposé à lui amener son père. Le prévôt retourna chez lui et persuada à Baudoin de venir à Lille sous le nom de Bertrand de Rays. Ils partirent le lendemain avec dix hommes seulement. Quand Jeanne la comtesse sut leur venue, elle vint au-devant d’eux, et, s’avançant vers son père, lui dit : « Beau prud’homme, quel est votre nom ? — Dame, répondit-il, je me nomme Bertrand de Rays, et je suis venu ici par votre commandement. — Prud’homme, dit Jeanne, vous êtes le bienvenu, mais allez en votre hôtel, et vous viendrez quand je vous manderai. »

« La comtesse s’avisa alors d’une grande trahison : elle prit vingt hommes armés qu’elle mit en embuscade contre Baudoin pour le prendre quand il viendrait vers elle, et leur dit que le pape lui avait mandé qu’un homme nommé Bertrand de Rays avait trahi Rome, que partout où il serait trouvé il fallait qu’il fût pris et pendu, et elle dit que son père était ce Bertrand. Quand donc les hommes d’armes le virent, ils le saisirent et l’entraînèrent. Le prévôt de Tournay leur disait : « Messeigneurs, que vous a fait cet homme ? Menez-le vers la comtesse, s’il a failli, et s’il ne sait pas répondre, faites-en à votre volonté. » Mais les hommes d’armes ne voulaient point écouter le prévôt. « Par Dieu ! leur dit-il alors, vous vous méprenez grandement, car vous ne savez pas quel est celui que vous traitez si mal, et puisque vous ne voulez pas vous départir de vos mauvais traitemens, je vous notifie que cet homme est Baudoin, comte de Flandre, le père de la comtesse, qui est allé combattre les Sarrasins, a été en captivité pendant quinze ans, et par la grâce de Dieu est revenu en sa terre. Ne lui faites donc plus de déplaisir, car il est notre légitime seigneur. — Certes, lui dirent-ils, prévôt, vous mentez, car cet homme est Bertrand de Rays, un méchant qui a trahi le pape et Rome, et le pape a mandé que, quelque part qu’il fût trouvé, il soit pris et mis à mort. — Non, non, dit le prévôt, c’est le bon comte Baudoin. » Mais malgré les prières et les menaces du prévôt ils entraînèrent l’homme dans la halle de Lille chassèrent le prévôt et ses gens, et fermèrent les portes. Alors le prévôt dans sa colère cria : « Ah ! bonnes gens de Lille, venez secourir votre bon comte Baudoin, qui est en péril de mort. » Les gens de la commune de Lille coururent donc aux portes de la halle et criaient que pour Dieu on ne fît point mal au comte Baudoin ; mais les méchans qui le tenaient ne voulurent rien écouter et le pendirent à une des poutres du bout de la halle, et s’ils ne l’eussent pas fait, la comtesse Jeanne les aurait fait mourir. Aussitôt que le comte fut pendu, un sergent parut à la fenêtre et cria : « Ecoutez, écoutez, de par monseigneur le comte Ferrand et de par Mme la comtesse, nous faisons savoir à tout le peuple, petits et grands, que l’homme que nous avons pris et pendu est Bertrand de Rays, le méchant qui avait trahi le pape et les Romains. Ainsi donc, on vous commande que vous vous en alliez dans vos maisons, sans plus tenir compte de la chose. » Les gens de la commune de Lille s’en allèrent chacun chez eux, redoutant la colère de la comtesse Jeanne. Cependant quelques bourgeois de la ville allèrent raconter à la comtesse ce qui s’était passé ; mais elle leur répondit : « Beaux amis, ne vous souciez pas et ne vous troublez de rien, car certainement ce n’était pas le comte Baudoin mon père, mais un méchant nommé Bertrand de Rays qui avait trahi le pape, et voilà pourquoi je l’ai fait mourir. Ainsi taisez-vous et ne m’en parlez plus. » L’abbé de Looz, qui avait fait enterrer Baudoin dans son abbaye, vint aussi avec deux de ses moines trouver la comtesse et lui dit : « Madame, je prends sur mon âme que l’homme que vous avez attaché au gibet était votre père, le bon comte Baudoin, et c’est perfidement que vous l’avez fait mourir. — Je n’en sais rien, répondit la comtesse ; il m’a dit lui-même qu’il s’appelait Bertrand de Rays, et comme c’était l’homme que le pape m’avait annoncé, c’est pour cela que je l’ai fait mourir. » La comtesse cependant fit venir des charpentiers et maçons, fit bâtir un hôpital de Saint-Pierre et de Saint-Nicolas et y établit des prêtres pour prier pour l’âme de son père. »

Je me suis laissé aller, en résumant ces citations, à la curiosité que m’inspirait l’histoire de Baudoin, non pas que je prétende qu’on y trouve partout la couleur orientale : elle n’a pas le merveilleux des contes de l’Orient, elle n’a que le merveilleux de l’Occident et du moyen âge, celui de la croyance au diable ; mais je ne cherche pas ici les influences que le merveilleux oriental a eues depuis les croisades sur la littérature européenne : je ne m’occupe que du caractère nouveau des aventures humaines. Quiconque a lu Grégoire de Tours ou M. Augustin Thierry pour les siècles mérovingiens ou les romans carlovingiens pour les IXe et Xe siècles a dû être frappé de la différence qu’il y a dans les destinées et les aventures humaines de l’homme pris sous les barbares, sous les successeurs de Charlemagne ou après les croisades. Comme l’horizon de la vie humaine s’est agrandi ! Quelles circonstances nouvelles et par conséquent quelles pensées nouvelles aussi s’y sont introduites ! L’homme, au temps des Mérovingiens, a auprès de lui toutes ses causes de calamités et d’aventures. Il est malheureux sur place. La féodalité dans ses premiers temps ne change guère sa condition de ce côté. Les guerres qu’il fait pour le compte de ses seigneurs sont des guerres toutes locales. Ses aventures les plus belliqueuses ne l’éloignent pas de sa province natale. Il souffre ou il fait souffrir, il est vaincu ou il est vainqueur dans le cercle étroit où il a vécu. Sa destinée et ses pensées sont également bornées. La féodalité a pour caractère essentiel de mettre près de l’homme tous ses buts en bien et en mal, toutes ses causes de bonheur et de malheur ; elle cantonne les destinées humaines comme elle cantonne la souveraineté nationale. Quand viennent les croisades, tout est changé et bouleversé. Il ne s’agit plus d’aller faire la guerre à quelques lieues, châteaux contre châteaux, villages contre villages ; il s’agit d’aller à Jérusalem. Les premiers croisés dans leur voyage, lorsqu’ils demandaient naïvement à chaque ville si ce n’était pas là Jérusalem, ne témoignaient pas seulement de leur ignorance géographique ; ils témoignaient du cercle étroit dans lequel leurs destinées et leurs pensées étaient restées enfermées jusque-là. C’est d’eux qu’il était vrai de dire


Qu’ils prenaient l’horizon pour les bornes du monde.


Au contraire, en allant à la croisade, ils voyaient chaque jour un nouvel horizon s’ouvrir devant eux. Quelles aventures imprévues ! quelles idées inattendues ! quelle secousse donnée à ces imaginations inertes ! Quels rapports nouveaux s’ouvraient entre eux et le reste du monde ! Les biens et les maux ne leur venaient plus du château ou du couvent de leur voisinage ; ils leur venaient des Sarrasins, des Turcs, des Grecs, tous peuples inconnus hier. Je ne puis mieux comparer le mouvement qui se fit alors dans la vie et dans l’esprit des populations d’Occident qu’au mouvement qu’ont produit en Europe nos grandes guerres de la république et de l’empire. J’ajoute qu’avant la république et l’empire l’usage des guerres lointaines était déjà très fréquent en Europe. Combien d’Espagnols avaient été en Amérique, combien de Portugais aux Indes, combien de Français au Canada et dans la Louisiane, combien d’Anglais et de Hollandais partout ! Il y avait sous Louis XIV et sous Louis XV des paysans de la Champagne et de la Picardie qui avaient vu l’Allemagne et l’Italie. L’éruption de la France révolutionnaire et impériale pousse plus loin encore ces aventuriers héroïques et involontaires qui s’appellent des soldats. Où n’avons-nous pas été ? Quel village assez caché de nos provinces qui n’ait quelque glorieux pèlerin de nos armées ? Quand nos enfans apprennent le matin, dans nos écoles, qu’il y a une Égypte avec son Nil et une Russie avec son Moscou, il y a le soir dans nos familles des grands-pères qui peuvent dire aux enfans : Oui, j’ai vu le Nil, et je suis entré à Moscou. De même que nous avons été partout en Europe, les armes à la main, l’Europe est venue chez nous, les armes à la main aussi, des coins les plus éloignés. La Sibérie nous a envoyé ses touristes sauvages pour répondre à la visite que nos badauds de Paris avaient faite au Kremlin. Depuis la paix, le mouvement ne s’est point arrêté. Le commerce a mêlé les hommes encore plus que ne l’avait fait la guerre. La guerre elle-même, ayant à venger les injures du commerce, a poussé nos soldats jusqu’aux extrémités de l’Asie. Quelque lointaines pourtant que soient nos expéditions et quelque effet qu’elles produisent sur l’imagination de nos jeunes conscrits, je doute qu’elles égalent les premières croisades et la secousse qu’elles donnèrent à la vie et à la pensée des populations occidentales.

C’est le contre-coup de cette secousse que j’ai cherché dans le roman de Baudoin. Ces soudans de l’Égypte inconnus à l’histoire, ces Craquedent et ces Aquilan qui viennent attaquer le pape et détruire Rome, ce Saladin dont la loyauté punit la trahison qui profite à sa cause, cet empereur de Constantinople qui vient épouser la fille du roi de France, ce comte de Flandre qui devient empereur de Byzance et qui épouse alors celle qu’il avait refusée à Paris, les malheurs qui sont le châtiment de son orgueil, ce retour inattendu dans ses états qui irrite ses héritiers et qui pousse sa fille au parricide, tout cela nous offre des traits de la nouvelle destinée que les événemens ont faite aux hommes après les croisades. Dans les romans carlovingiens, ce sont des événemens locaux ou des passions particulières qui causent les aventures des personnages ; ici ce sont les plus grands faits de l’histoire, c’est la prise de Jérusalem par Saladin ou la prise de Constantinople par les croisés de 1204 qui devient l’occasion du roman. On a dit avec raison que sous la féodalité les peuples et les états n’ont plus d’histoire, parce que chaque village, chaque canton a la sienne : l’histoire n’est plus nulle part parce qu’elle est partout ; à force de se disséminer, elle finit par se perdre. Avec les croisades, l’histoire rentre dans la société européenne, et elle rentre aussi dans le roman. A chaque grand événement historique la biographie ou la légende rattache quelque aventure singulière, en témoignage du grave changement qui s’est fait dans la vie et dans la pensée des hommes, en haut et en bas, dans les grands et dans les petits. Je voudrais en trouver un exemple qui ne touchât point à l’histoire ni à la politique, et qui, renfermé dans le cercle de la famille, montrât mieux encore que l’histoire de Baudoin combien la vie privée des individus se ressentait des rapports qui s’établissaient entre l’Orient et l’Occident. Je prends cet exemple dans le roman de Gilion de Trasignyes.


IV.

Si je faisais une poétique du roman historique et si j’avais pour but d’enseigner dans quelle proportion doivent se mêler dans le roman historique la vérité et la fiction, je prendrais, je crois, pour exemple le roman de Gilion de Trasignyes. Les aventures de Gilion de Trasignyes et de ses fils se mêlent sans cesse aux événemens du XIVe siècle. C’est le temps de la résistance souvent heureuse et puissante que les rois de Chypre de la maison de Lusignan et les chevaliers de Rhodes font aux soudans d’Egypte ; aussi l’Égypte, Chypre et l’archipel sont le théâtre du roman. C’est là que Gilion et ses fils ont toutes leurs aventures, vainqueurs, vaincus, prisonniers, délivrés par de belles princesses sarrasines qui s’éprennent d’eux, qu’ils convertissent et qu’ils épousent, quoique mariés déjà en Occident. Gilion de Trasignyes, sauvé plusieurs fois de la mort par la belle Gracyenne, fille du soudan d’Égypte, combat pour son père, qu’il délivre de grands périls, et dont il devient l’ami et presque le visir. Il a pour compagnon d’armes dans ces grandes batailles le brave Hertan, un Sarrasin qu’il a converti, et c’est Hertan qui, se déguisant en Maure de Barbarie, va tirer Gilion de Trasignyes des prisons du roi de Tripoli. Il y a là deux traits caractéristiques de l’histoire du XIVe siècle : premièrement, la vieille haine entre les chevaliers chrétiens et les guerriers, j’allais presque dire aussi les chevaliers mahométans, s’est adoucie par les rapports que la guerre elle-même a introduits entre les deux races. Gillon de Trasignyes, brave chevalier du Hainaut, ne se fait pas scrupule de porter les armes pour le soudan d’Égypte, non pas, il est vrai, contre les chrétiens, mais contre d’autres mahométans. Ce que les républiques maritimes de l’Italie font par politique et par intérêt commercial, les chevaliers le font tantôt par reconnaissance, tantôt aussi par esprit d’aventure.

En second lieu, les Barbaresques commencent à devenir des ennemis redoutables pour les puissances chrétiennes. Saint Louis, dans sa dernière croisade (1270), commence la lutte avec les Maures de l’Afrique septentrionale. Cette lutte est pendant longtemps un des dangers de l’Europe ; les pirates barbaresques, qui n’ont fini leurs courses que de nos jours[7], introduisent la chance de l’esclavage dans la vie privée des Européens. Le poète Regnard a été esclave à Alger ; l’ordre de la Merci a racheté des esclaves jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le roman de Gilion de Trasignyes témoigne de cette triste chance de l’esclavage ; le fils de Gilion est esclave en Barbarie, comme son père. C’est chez les Barbaresques enfin que Raymond Lulle exerce son apostolat et subit le martyre. Les Maures de Barbarie, les Sarrasins d’Égypte, les Turcs de l’Asie-mineure, voilà quels sont au XIVe siècle les représentans redoutés du mahométisme et les adversaires de l’Occident. Parmi ces adversaires, les Turcs deviennent chaque jour les plus puissans, et ils concentrent dans leur empire toute la force du mahométisme.

Après de grandes prouesses du père et des fils, le hasard de la guerre les réunit à la cour du soudan d’Égypte ; ils se racontent leurs aventures, et Gilion de Trasignyes se sent pris d’un violent désir de revoir sa patrie. « Je ne sais pas encore comment je pourrai faire, dit-il ; j’aurais grande joie au cœur si le soudan voulait me laisser partir ; mais enfin, s’il n’y consent, je finirai par y trouver tour et manière. — Sire, dit alors la belle Gracyenne, sachez bien que vous ne partirez pas sans moi. Vous m’avez prise pour votre femme, vous m’avez épousée, et jamais, tant que j’aurai à vivre, je ne vous quitterai ; mais j’irai avec vous et je servirai votre première dame et épouse pendant le reste de ma vie. — Belle, dit alors Gilion, vous ne pouviez dire parole qui me fît plus plaisir. » Et ils s’embrassèrent en pleurant. Quand Hertan, l’ami et le compagnon d’armes de Gilion, les entendit, il leur dit qu’il partirait aussi avec eux et en leur compagnie sans que personne, fors Dieu, pût l’en empêcher.

Pendant que le père et les enfans et la belle Gracyenne faisaient si grande joie, parlant de leur retour au pays de Hainaut, le soudan survint, à qui Gilion raconta qu’il avait retrouvé ses enfans et les grandes aventures qu’ils avaient eues. Le soudan fut émerveillé et fit grand honneur aux fils de Gilion. Il donna pour eux une fête qui dura six jours. Gilion et ses enfans demeurèrent encore pendant six mois avec le soudan. Après ce temps, un jour que le soudan était appuyé aux fenêtres de son palais, Gilion vint vers lui et lui dit très humblement : « Sire, c’est la vérité qu’il n’y a aujourd’hui prince si grand au monde parmi les mahométans qui soit si hardi de vous vouloir faire la guerre. Tout votre empire, tous vos royaumes et ceux même de vos alliés sont en paix et en sûreté. Aussi je veux vous prier, profitant de cette bonne paix, que vous me laissiez partir pour mon pays de Hainaut avec mes deux enfans. Je croyais, sur de faux rapports, que ma femme était trépassée ; elle vit, et je voudrais la revoir et mon pays. Je vous ai loyalement servi et du mieux que j’ai pu. Je voudrais emmener avec moi Gracyenne ma femme et mon compagnon d’armes Hertan, en vous promettant, sur ma foi et sur la loi de Jésus-Christ, que s’il vous survient des guerres et que vous m’appeliez, je ne m’arrêterai pas un jour de plus en mon pays après votre appel, et je viendrai vous servir, comme j’ai coutume de le faire. » Quand le soudan entendit ce que lui demandait Gilion, il fut fort triste et resta longtemps sans répondre. Enfin il dit qu’il consulterait là-dessus ses barons. « Les barons du soudan furent d’avis qu’il ne pouvait pas refuser à Gilion la permission mission qu’il lui demandait, pourvu qu’il promît de revenir, en cas de guerre, sur l’appel du soudan. Gilion et le soudan se séparèrent donc, le soudan fort triste de ce départ et de voir s’éloigner de lui sa fille Gracyenne, qu’il recommanda instamment à Gilion, puisqu’elle allait être en terre étrangère, sans autre protecteur que lui. Gilion, ses deux fils, sa femme et Hertan allèrent du Caire à Jérusalem, où ils baisèrent le saint tombeau ; puis ils s’embarquèrent à Saint-Jean d’Acre sur un vaisseau génois. Ils relâchèrent six jours à Chypre, où le roi reçut avec beaucoup de joie les fils de Gilion, qui avaient pendant quelque temps combattu sous ses drapeaux. De Chypre, ils vinrent à Naples et de là à Rome, où la belle Gracyenne et Hertan furent baptisés par le pape dans l’église de Saint-Pierre. Une heure après son baptême, Hertan mourut et fut reçu au paradis. Gilion, sa femme et ses fils traversèrent l’Italie, les Alpes, la Savoie, la Bourgogne, puis Namur, et entrèrent enfin en Hainaut. Quand ils furent arrivés là, Gilion prit un de ses gentilshommes et l’envoya à Trasignyes pour annoncer sa venue à sa femme Marie. Arrivant à Trasignyes, le gentilhomme, qui était un homme sage et expérimenté, salua la dame et lui dit qu’il avait entendu dire que ses deux fils avaient retrouvé Gilion leur père, et qu’ils allaient bientôt revenir avec lui en Hainaut. Il ne voulait pas lui dire que Gilion l’avait envoyé, parce qu’il y a eu des femmes qui sont mortes de joie. La dame le remercia et lui demanda s’il savait qu’ils eussent déjà traversé la mer. « Oui, et j’ai vu un homme qui leur a parlé. » L’écuyer laissa ainsi la dame pendant plus de trois heures, pensant à la venue de son mari et de ses deux fils, puis après lui dit : « Madame, soyez certaine et sûre que demain après dîner aurez votre mari et vos deux enfans en ce château. — Ah ! mon ami, dit la dame, est-ce comme vous dites ? — C’est la vérité. » Alors, à cause de la joie qu’elle avait, la dame de Trasignyes embrassa l’écuyer. Puis elle fit tendre et parer son hôtel et envoya quérir les chevaliers et écuyers et leurs femmes et leurs filles pour l’accompagner à la venue de son mari. Le lendemain après dîner, Gilion et sa compagne arrivèrent au château de Trasignyes. La noble dame vint au-devant de son seigneur, et, le prenant dans ses bras, elle l’embrassa plusieurs fois, puis elle baisa ses deux enfans ; elle baisa aussi la belle Gracyenne. Le souper prêt, ils s’assirent à table. Gilion s’assit au milieu de ses deux femmes, et le souper fut servi par ses deux fils. Après le souper, quand ils furent levés de table, Gilion dit à sa femme Marie : « Très chère amie, quand j’étais au-delà de la mer, il me fut dit faussement par un chevalier qui se nommait Amaury que vous étiez trépassée en mal d’enfant. Dans la douleur que je souffris de cette nouvelle, je fis vœu et serment de ne jamais retourner en mon pays de Hainaut, puisque vous étiez trépassée. Je me remariai à cette noble clame que vous voyez et qui m’avait sauvé la vie. Il y a longtemps déjà que je serais mort, si elle n’avait été là. À Rome, je l’ai fait baptiser. Vous serez toujours loyalement servie par elle. Et quant à moi, jamais, tant que je vivrai, je n’aurai de commerce avec elle, à moins que vous n’alliez devant elle de vie à trépas. — Sire, dit la dame de Trasignyes, puisque vous avez épousé cette dame comme vous le dites et qu’elle vous a sauvé la vie, à Dieu ne plaise que j’aie jamais commerce et compagnie avec vous ! Mais plutôt j’irai me rendre, si vous me le permettez, dans une abbaye de nonnains, et tout le temps de ma vie je prierai Dieu pour vous et pour elle. — Madame, dit Gracyenne, à Dieu ne plaise que jamais, en aucun jour de ma vie, je vous fasse tort de votre loyal seigneur ! » Enfin les deux dames résolurent d’un commun accord de se rendre dès le lendemain à l’abbaye de l’Olive et se mirent ensemble à servir Dieu, sans jamais en sortir le reste de leur vie. Gilion de son côté partagea toutes ses terres et seigneuries entre ses deux fils, et, quittant son château de Trasignyes, s’en alla en l’abbaye de Cambron servir Notre-Seigneur. La même année moururent les deux femmes épouses de Gilion, et celui-ci fit faire trois tombes dans la chapelle d’Herlemont, deux pour ses deux épouses et la troisième pour lui. »

Gilion mourut en Égypte, où il était retourné sur l’appel du soudan, et où il rendit encore de grands services. Blessé à mort dans un combat, il pria le soudan de faire reporter son cœur à Herlemont et de le faire déposer en sa tombe, entre ses deux femmes. Le romancier dit dans son introduction qu’ayant un jour, pendant sa jeunesse, vu ces trois tombes dans la chapelle d’Herlemont, il demanda quels étaient ceux qui y gisaient, et c’est alors que le prieur de l’abbaye lui conta l’histoire de Gilion et de ses deux épouses[8]. On retrouve sous diverses formes, dans les conteurs du moyen âge, cette histoire du croisé qui se marie en Orient, croyant morte sa femme d’Occident, ou l’ayant oubliée, et qui revient plus tard la retrouver, ramenant avec lui celle qu’il a épousée pendant la croisade. L’histoire de Gilion est celle dont le dénoûment est le plus édifiant ; mais l’édification que nous en recevons n’empêche pas que nous ne comprenions quelle est la singularité de l’aventure, et quel trouble les nouveaux rapports établis par les croisades entre l’Orient et l’Occident apportaient dans la vie, dans la destinée et dans les idées de l’homme du moyen âge.

Il y a dans les récits que la légende a faits de la croisade de saint Louis un autre exemple de ces singularités de destinée : je veux parler de l’histoire de Jean Tristan, un fils de saint Louis, né dans la première croisade du roi, dérobé au berceau par une esclave et élevé dans la religion de Mahomet. Les enfans chrétiens élevés par les princes musulmans, ces renégats involontaires dont quelques-uns retrouvaient parfois leurs parens chrétiens, montrent que Voltaire n’a pas été plus romanesque que l’histoire ou le roman du moyen âge en inventant le sujet de Zaïre.

C’était à Damiette, et peu de jours avant que saint Louis livrât la fatale bataille de la Massoure. La reine était restée dans la ville ; elle fut prise du mal d’enfant, et « après quatre jours et trois nuits de douleur elle accoucha d’un beau fils, qu’elle voulut nommer Jean en mémoire de saint Jean-Baptiste. L’enfant avait sur l’épaule droite une croix vermeille, en signe qu’il était né pendant la croisade ; mais une des dames de la reine lui donna le surnom de Tristan en mémoire de la peine que sa mère avait eue à l’enfanter. Quand on dit ce surnom à la reine, elle répondit : « Par Dieu, le surnom me plaît bien, et puisse-t-il n’être pas pire que le vaillant Tristan[9] ! Et, s’il plaît à Dieu, je le nourrirai de mon lait pour l’amour de son père. » La reine nourrissait donc son enfant. Or il advint qu’une nuit les femmes qui soignaient la mère et l’enfant, voulant que la reine dormît mieux, emportèrent l’enfant dans une autre chambre, le mirent dans un berceau et l’endormirent ; puis, quand l’enfant fut endormi, elles tirèrent la porte, et, allant retrouver la reine, elles laissèrent l’enfant tout seul. Il y avait dans le palais une esclave sarrasine qui était une espionne du soudan. Elle faisait semblant d’être chrétienne : elle était venue en Europe, s’était fait admettre parmi les esclaves de la reine, à qui elle plaisait beaucoup, et l’avait accompagnée en Égypte ; mais elle faisait savoir au soudan tout ce que faisaient le roi, la reine et les barons. Cette esclave, voyant que l’enfant avait été laissé seul, s’avisa qu’elle pourrait le dérober et le livrer au soudan, qui l’en récompenserait grandement. Elle le prit donc, l’emporta, le faisant allaiter aux femmes qu’elle trouvait, et arriva au Caire. Quand les femmes eurent fait leur service de nuit auprès de la reine, l’une d’elles retourna en la chambre où elles avaient mis l’enfant, et, ne le trouvant pas, elle appela ses compagnes en s’écriant : « C’en est fait de nous ! notre enfant est perdu ! — Eh ! non, répondirent les autres, par la Vierge sainte, il n’en est pas ainsi ! C’est un des gens de l’hôtel qui l’a pris pour s’amuser de nous, et ç’a été grande folie à nous de le laisser ainsi seul. » Elles allèrent çà et là partout dans l’hôtel ; mais personne ne savait de nouvelles de l’enfant. Chacun vient et court à la noise, l’un brait et l’autre crie. » Eh ! Dieu ! dit la reine, que peut être ceci ? Je crois que nos gens sont battus et que les Sarrasins ont pris la ville. Si j’ai perdu mon seigneur, c’en est fait de toute joie pour moi ! Et aussi je suis en inquiétude pour mon enfant. Où sont mes femmes ? et pourquoi m’ont-elles laissée ainsi seule ? » Aux cris de la reine, les femmes accoururent qui lui dirent : « Hélas ! madame, pourquoi vous écriez-vous ainsi ? » Mais il y avait là une jeune fille sans expérience qui se mit à lui conter comment l’enfant était perdu. À cette nouvelle, la reine s’évanouit sur son lit, et quand elle fut revenue, elle dit : « Ah ! monseigneur saint Jean-Baptiste, vous me rendrez un jour mon enfant que j’ai baptisé de votre nom ! Je le confie jusque-là en votre garde ! » Après longues années, il arriva que la reine revit son enfant, elle en eut la joie ; mais son père ne le revit pas. »

Cette scène de l’enlèvement de l’enfant est belle et touchante. La vie de Tristan dans la légende répond à ce commencement. Élevé par le soudan comme s’il était son fils, il devient dès sa jeunesse un grand et fort guerrier. Il défait le roi de Damas qui attaquait le soudan ; c’est toujours la vieille lutte entre le Caire et Damas, entre l’Egypte et la Syrie. Puis, à la tête de cent mille Sarrasins, il débarque à Brindes et envahit le royaume des Deux-Siciles. Charles d’Anjou, frère de saint Louis, marche contre lui, et l’oncle et le neveu se livrent sans se connaître de terribles batailles. Enfin ils conviennent de décider leur querelle dans un combat singulier. Ce combat dure longtemps et est interrompu par un grand orage, pendant lequel un ange, descendant du ciel, révèle aux combattans leur parenté. Tristan, sachant qu’il est fils de saint Louis, quitte les Sarrasins et s’en va à Rome, où le pape lui donne l’absolution de ses péchés. De là Charles de Valois conduit Tristan en France, à Paris, et dit au roi de France, Philippe le Hardi, que Tristan est son frère aîné. Philippe alors veut lui céder la couronne ; mais la reine-mère et les barons s’y opposent. « Voulez-vous donc, dit la reine à Charles d’Anjou, que mon fils soit déclaré déchu du royaume ? — Par Dieu, dit Charles de Sicile, je suis bien informé de Dieu, madame. » Et il conta à la reine tout ce que l’ange lui avait dit. « Certes, dit la reine, je vous crois ; pourtant mon cœur ne sera pas assuré que Tristan est mon fils, si je n’en ai des signes plus certains et que je connais. — Madame, dit le roi de Sicile, faites en votre plaisir, car toujours aux femmes il faut faire leur volonté. » Alors la reine appela Jean Tristan et lui dit : « Si vous êtes mon fils, je le connaîtrai bien, car Jean, mon fils, apporta une croix vermeille sur l’épaule droite. — Par ma foi, dit Jean Tristan, j’ai encore la croix, et vous pouvez la voir clairement. » Sur quoi, se dépouillant des épaules devant la reine et devant tous les barons, il leur montra la croix de son épaule. Quand la reine la vit, son cœur tressaillit, elle rendit grâce à Dieu, et levant les mains au ciel : « C’est vraiment mon fils Tristan qui m’avait été dérobé à Damiette. » Tout le monde alors fit honneur à Tristan, et le roi de France lui dit : « Par Dieu, je ne vous retiendrai pas le royaume de France, car il est à vous. Dieu et la loi le veulent. » Tristan répondit au roi Philippe : « Par Dieu, je n’en ferai rien avant que n’en aient jugé les douze pairs de France. » Ceux-ci s’assemblèrent aussitôt et jugèrent tout d’une voix que le royaume appartenait à Tristan, puisqu’il était l’aîné et qu’aucun jugement ne pouvait le lui enlever. « Seigneurs, dit Tristan, je m’accorde à votre jugement ; mais il faut l’entendre raisonnablement. Je ne suis pas l’aîné et je suis vraiment le plus jeune, puisqu’il n’y a pas encore deux mois je ne connaissais ni Dieu ni sa loi. Ainsi, selon la droite raison, c’est mon frère qui est l’aîné, et ici, en plein parlement, je lui quitte le royaume de France et toutes ses appartenances ; je lui demande seulement pour don qu’il m’aide à conquérir le royaume de Tarse. »

Pourquoi Tristan choisit-il le royaume de Tarse entre tant de royaumes païens à conquérir ? C’est un trait encore de l’histoire du XIVe siècle. Les dangers de l’Arménie chrétienne, c’est-à-dire de celle du Taurus, excitaient l’intérêt de l’Europe. En 1333, le pape Jean XXII prêchait une croisade pour cette Arménie qui succomba sous les armes du soudan d’Egypte en 1374.

j’ai cité la légende de Tristan, fils de saint Louis, comme un dernier exemple des aventures que les croisades introduisent dans la vie des hommes du moyen âge, princes ou particuliers. Dans le vingt-troisième volume de l’Histoire littéraire de la France[10], le savant doyen de la faculté des lettres de Paris, M. Le Clerc, regrette de n’avoir rencontré dans les fabliaux et dans les contes du moyen âge qu’un petit nombre de récits qui aient rapport aux croisades. L’histoire non plus ne donne pas beaucoup de détails sur les aventures des hommes de ce temps ; c’est donc dans les romans et dans les légendes qu’il faut chercher la trace des changemens que j’ai signalés. Ces changemens, je me hâte de le dire, ne sont point une des causes historiques de la question d’Orient ; ils contribuent pourtant d’une certaine façon à faire que l’Orient ne redevienne plus étranger aux hommes de l’Occident. Ouvert par la guerre, exploité hardiment par le commerce italien, visité par les missionnaires qui veulent convertir les infidèles et les idolâtres, redouté dans les familles du littoral et du commerce maritime à cause des Barbaresques, encore plus redouté à cause des Turcs, dont les flottes désolent l’Archipel et les côtes de l’Italie, dont les armées font trembler toute l’Europe orientale, l’Orient n’a pas prise seulement sur les cabinets des princes et sur les comptoirs des commerçans, il a prise aussi dans l’intérieur des familles. Les coups du sort oriental pénètrent dans la destinée des Occidentaux. Les marins, les commerçans, les esclaves, les renégats, les voyageurs, les missionnaires, voilà toute sorte de liens qui ne se rompent plus avec l’Orient depuis les croisades. Cette accoutumance des aventures et des idées lointaines devient une des qualités et une des forces du monde européen. Il y a, soyons-en sûrs, une grande différence entre les individus et les peuples qui ont l’idée d’aller loin et ceux qui restent volontiers sédentaires et qui passent leur vie sur place. Ajoutons que la civilisation a grandement profité de ce goût et de cette habitude de s’ouvrir le monde. Au temps des croisades, nos pères ne savaient encore que convertir par la force les populations orientales. Quiconque aurait parlé de tolérer les cultes étrangers aurait passé pour un hérétique et un infidèle. On ne songeait pas à convertir par le raisonnement et par la persuasion. Cette idée ne vient qu’après le mauvais succès des croisades. De nos jours encore, que de fois ai-je entendu chercher à qui appartiendraient les populations chrétiennes de la Turquie ! Serait-ce à la Russie, à l’Autriche, à la France ? Et quand quelques rêveurs répondaient : « Ces populations s’appartiendront à elles-mêmes, » quelle risée ! quelle pitié d’une pareille utopie ! Peu à peu cependant l’idée que le mahométisme devait être toléré, et l’idée bien plus nouvelle encore que les populations chrétiennes de l’Orient avaient droit d’être indépendantes et de faire de leur indépendance l’usage qu’elles voudraient, ces deux idées, qui excluent l’égoïsme du fanatisme et de l’ambition, se sont répandues et se répandent encore dans les esprits. Je suis persuadé que l’habitude d’agrandir et d’étendre sa destinée, son horizon, ses sentimens, ses idées, a contribué à l’heureux ascendant de ces nouvelles maximes de la civilisation. La pensée qu’il y a je ne sais combien de peuples lointains qui peut-être ne pensent pas comme nous nous détache de nous-mêmes. Le loin nous attire pour y aller et nous impose quand nous y sommes. C’est cette idée du loin introduite en Europe après les croisades dans le sein des états, dans le sein des familles, dans le sein de la vie privée, dont j’ai essayé d’indiquer l’action et le mouvement secrets, en rattachant l’influence de cette idée aux commencemens de la question d’Orient, c’est-à-dire aux commencemens de l’Europe nouvelle qui se forme après les croisades.


Saint-Marc Girardin.
  1. Voyez la Revue du 1er mai 1864.
  2. Quel était cet empereur de Constantinople que le roman appelle Henri ? Henri fut empereur de Constantinople après Baudoin ; c’était son frère. La chronologie et l’histoire sont ici également dérangées, puisqu’en 1184 il n’y avait pas encore d’empire latin à Constantinople.
  3. Encore un prince et un récit inconnus de l’histoire. Le soudan Graquedent, à la tête de 300,000 hommes, a pris Rome et ravagé la Toscane et la Lombardie ; c’est le comte de Flandre, père de Baudoin, qui a délivré l’Italie et remis le pape sur son siège. Le roman de Baudoin est fait à l’honneur des comtes de Flandre, et c’est leur histoire vraie ou fausse qui fait l’unité du roman.
  4. Histoire de Flandre, t. II, liv. VIII, p. 219, par M. Kervyn de Lettenhove.
  5. Histoire de Flandre, tome Ier, p. 225.
  6. Ailleurs le roman parle de vingt-cinq ans de captivité. Il ne faut pas demander de chronologie aux légendes. La prise de Constantinople par les croisés est de 1204, at le roman met le retour de Baudoin en Flandre en 1209 ; cependant il parle d’une captivité de quinze ou vingt-cinq ans.
  7. J’ai lu quelque part qu’il y eut encore une descente des Barbaresques en 1828 sur les côtes de Nice.
  8. Cette préface du vieux romancier rappelle la préface d’Old Mortalily ou les Puritains d’Ecosse, de Walter Scott.
  9. Souvenir du héros des romans de la Table-Ronde.
  10. Voyez sur cette grande publication, commencée par les bénédictins et continuée par l’Institut jusqu’à son vingt-quatrième volume, la Revue du 15 septembre dernier.