Calmann-Lévy (p. 152-163).


X

L’ARMÉE


Donc, étant sur le Pont-Neuf, nous entendîmes un roulement de tambours. C’était le ban d’un sergent recruteur, qui, le poing à la hanche, se carrait sur le terre-plein, en avant d’une douzaine de soldats portant des pains et des saucisses enfilés à la baïonnette de leurs fusils. Un cercle de gueux et de marmots le regardait bouche bée.

Il releva sa moustache et fit sa proclamation.

— N’y tendons point l’oreille, me dit mon bon maître. Ce serait perdre son temps. Ce sergent parle au nom du roi ; il ne saurait parler avec génie. S’il vous plaît d’entendre un discours ingénieux sur le même sujet, vous entrerez dans quelqu’un de ces fours du quai de la Ferraille où les racoleurs enrôlent les laquais et les rustres. Ces racoleurs, étant des fripons, sont tenus d’être éloquents. Il me souvient d’avoir, en ma jeunesse, au temps du feu roi, ouï la plus merveilleuse harangue de la bouche d’un de ces marchands d’hommes, qui tenait boutique dans la Vallée-de-Misère, que vous voyez d’ici, mon fils. Racolant des hommes pour les colonies : « Jeunes gens qui m’entourez, leur disait-il, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du pays de Cocagne ; c’est dans l’Inde qu’il faut aller pour trouver ce fortuné pays ; c’est là que l’on a tout à gogo. Souhaitez-vous de l’or, des perles, des diamants ? Les chemins en sont pavés ; il n’y a qu’à se baisser pour en prendre. Et encore, ne vous baisserez-vous point. Les sauvages les ramasseront pour vous. Je ne vous parle pas du café, des limons, des grenades, des oranges, des ananas et de mille fruits délicieux qui viennent sans culture, comme dans le paradis terrestre. Si je m’adressais à des femmes ou à des enfants, je pourrais leur vanter toutes ces friandises, mais je m’explique devant des hommes. » J’omets, mon fils, tout ce qu’il dit de la gloire ; mais croyez qu’il égala Démosthène en énergie et Cicéron en abondance. L’effet de son discours fut d’envoyer cinq ou six malheureux mourir de la fièvre jaune dans des marécages, tant il est vrai que l’éloquence est une arme dangereuse et que le génie des arts exerce, pour le mal comme pour le bien, sa puissance irrésistible. Remerciez Dieu, Tournebroche, de ce que, ne vous ayant donné de talents d’aucune sorte, il ne vous expose pas à devenir un jour le fléau des peuples. On reconnaît les préférés de Dieu, mon fils, à ce qu’ils n’ont point d’esprit, et j’ai éprouvé que l’intelligence assez vive que le Ciel a mise en moi n’était qu’une cause incessante de dangers pour ma paix en ce monde et dans l’autre. Que serait-ce, si le cœur et la pensée d’un César habitaient ma tête et ma poitrine ? Mes désirs ne connaîtraient point de sexe et je serais inaccessible à la pitié. J’allumerais au dedans et au dehors des guerres inextinguibles. Encore ce grand César avait-il l’âme élégante et une sorte de douceur. Il mourut avec décence sous le poignard de ses assassins vertueux. Jour des Ides de mars, jour à jamais funeste où des brutes sentencieuses détruisirent ce monstre charmant ! Je suis digne de pleurer le divin Jules au côté de Vénus, sa mère ; et si je l’appelle monstre, c’est par tendresse, car dans son âme égale, il ne se trouva rien d’excessif que la puissance. Il avait un naturel sentiment du rythme et de la mesure. Il se plut également dans sa jeunesse aux grâces de la débauche et de la grammaire. Il était orateur et sa beauté sans doute ornait la sécheresse volontaire de ses discours. Il aima Cléopâtre avec cette exactitude géométrique qu’il porta dans tous ses desseins. Il mit dans ses écrits et dans ses actions le génie de la clarté. Il fut ami de l’ordre et de la paix jusque dans la guerre, sensible à l’harmonie et si habile constructeur de lois, que nous vivons encore, tout barbares que nous sommes, sous la majesté de son empire, qui a fait le monde tel qu’il est aujourd’hui. Vous voyez, mon fils, que je ne lui ménage pas la louange ni l’amour. Capitaine, dictateur, souverain pontife, il a pétri l’univers dans ses belles mains. Pour moi, j’ai été professeur d’éloquence au collège de Beauvais, secrétaire d’une chanteuse de l’Opéra, bibliothécaire de M. l’évêque de Séez, écrivain public au charnier des Saints-Innocents et précepteur du fils de votre père à la rôtisserie de la Reine Pédauque ; j’ai fait un beau catalogue de manuscrits précieux, j’ai écrit quelques libelles, dont il vaut mieux ne pas parler, et tracé sur du papier à chandelle des maximes dédaignées des libraires. Pourtant je ne changerais pas mon existence contre celle de ce grand César. Il en coûterait trop à mon innocence. Et j’aime mieux être un homme obscur, pauvre et méprisé, comme je le suis en effet, que de monter à ce faîte où l’on ouvre à l’univers de nouvelles destinées par des voies sanglantes.

» Ce sergent recruteur, que vous entendez d’ici promettre à ces gueux un sou par jour avec le pain et la viande, m’inspire, mon fils, de profondes réflexions sur la guerre et l’armée. J’ai fait tous les métiers, hors celui de soldat qui m’a toujours inspiré du dégoût et de l’effroi, par les caractères de servitude, de fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les plus contraires à mon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la liberté et à mon esprit qui, jugeant sainement de la gloire, estime au juste prix celle de la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant invincible à la méditation qui eût été trop excessivement contrarié par l’exercice du sabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous concevrez que je ne veuille point être non plus La Tulipe ou Brin-d’Amour. Et je ne vous cache pas, mon fils, que le service militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées.

» Ce sentiment est philosophique. Il n’y a donc aucune apparence qu’il soit jamais partagé par un grand nombre de personnes. Et, dans le fait, les rois et les républiques trouveront toujours autant de soldats qu’ils en voudront mettre à leurs parades et à leurs guerres. J’ai lu les traités de Machiavel chez M. Blaizot, à l’Image-Sainte-Catherine, où ils sont tous parfaitement reliés en parchemin. Ils le méritent, mon fils ; et, pour ma part, j’estime infiniment le secrétaire florentin qui le premier ôta aux actions des politiques ce fondement de la justice, sur lequel ils n’établirent jamais que des scélératesses honorées. Ce Florentin, qui voyait sa patrie à la merci de ses défenseurs mercenaires, conçut l’idée d’une armée nationale et patriote. Il a dit en quelque endroit de ses livres qu’il est juste que tous les citoyens concourent à la sûreté de leur patrie et soient tous soldats. Je l’ai ouï soutenir pareillement chez M. Blaizot par M. Roman qui est très zélé, comme vous le savez, pour les droits de l’État. Il n’a souci que du général et de l’universel et ne sera content qu’au jour où tous les intérêts privés seront sacrifiés à l’intérêt public. Donc Machiavel et M. Roman veulent que nous soyons tous soldats, étant tous citoyens. Je ne dirai pas comme eux que cela est juste. Et je ne dirai pas non plus que cela est injuste, pour cette raison que le juste et l’injuste sont affaire de raisonnement et que c’est un sujet dont les sophistes seuls décident.

— Quoi ! mon bon maître, m’écriai-je avec une douloureuse surprise, vous prétendez que la justice dépend des raisons d’un sophiste, et que nos actions sont justes ou injustes selon les arguments d’un habile homme. Cette maxime me choque plus que je ne saurais dire.

— Tournebroche, mon fils, répondit M. l’abbé Coignard, considérez que je parle de la justice humaine, qui est différente de la justice de Dieu, et qui y est généralement opposée. Les hommes n’ont jamais soutenu l’idée du juste et de l’injuste que par l’éloquence, qui est sujette à embrasser le pour et le contre. Vous voulez peut-être, mon fils, asseoir la justice sur le sentiment : mais prenez garde que sur cette assiette vous n’élèverez qu’une masure humble et domestique, la cabane du vieil Évandre, la chaumière où Philémon vivait avec Baucis. Mais le palais des lois, la tour des institutions d’État veulent d’autres fondements. La nature ingénue n’en saurait supporter seule le poids inique ; et ces murs redoutables s’élèvent sur le fondement des mensonges antiques, par l’art subtil et féroce des légistes, des magistrats et des princes.

» C’est une niaiserie, Tournebroche, mon fils, que de rechercher si une loi est juste ou injuste, et il en est du service militaire comme des autres institutions, dont on ne peut dire si elles sont bonnes ou mauvaises en principe, puisqu’il n’y a pas de principe hors Dieu, de qui tout sort. Il faut vous défendre, mon fils, de cette sorte d’esclavage qui est celui des mots et auquel les hommes se soumettent avec le plus de docilité. Sachez donc que le mot de justice n’a aucun sens, si ce n’est en théologie où il est terriblement expressif. Sachez que M. Roman n’est qu’un sophiste quand il vous démontre qu’on doit le service au prince. Pourtant je crois que si le prince ordonne jamais à tous les citoyens de se faire soldats, il sera obéi, je ne dis pas avec docilité, mais avec allégresse. J’ai observé que le métier le plus naturel à l’homme est celui de soldat ; c’est celui auquel il est porté le plus facilement par ses instincts et par ses goûts qui ne sont pas tous bons. Et, hors quelques rares exceptions, dont je suis, l’homme peut être défini un animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l’espérance d’aller se battre ; il sera content. Aussi faisons-nous de l’état militaire l’état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cet état est le plus ancien, et les premiers humains firent la guerre. L’état militaire a cela aussi d’approprié à la nature humaine, qu’on n’y pense jamais, et il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser.

» La pensée est une maladie particulière à quelques individus et qui ne se propagerait pas sans amener promptement la fin de l’espèce. Les soldats vivent en troupe, et l’homme est un animal sociable. Ils portent des habits bleus et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, des plumets et des cocardes, qui leur donnent sur les filles l’avantage du coq sur la poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l’homme est naturellement voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire. C’est l’amour de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre les armes. Et il est certain que, dans l’opinion, la gloire militaire est la seule éclatante. Il suffit, pour s’en assurer, de lire les histoires. La Tulipe semblera excusable de n’être pas plus philosophe que Tite-Live.