Calmann-Lévy (p. 141-151).


IX

LA SCIENCE


Ce jour-là nous poussâmes, mon bon maître et moi, jusqu’au Pont-Neuf, dont les demi-lunes étaient couvertes de ces tréteaux sur lesquels les bouquinistes étalent des romans mêlés à des livres de piété. On y trouve pour deux sols l’Astrée tout entière et le Grand Cyrus, usés et graissés par des lecteurs de province, avec l’Onguent pour la brûlure et divers ouvrages des jésuites. Mon bon maître avait coutume de lire en passant quelques pages de ces écrits, dont il ne faisait point emplette, étant démuni d’argent, et gardant raisonnablement pour l’hôte du Petit-Bacchus les six blancs qu’il lui advenait, par extraordinaire, de tenir dans la poche de sa culotte. Au reste, il n’était point avide de posséder les biens de ce monde, et les meilleurs ouvrages ne lui faisaient point envie, pourvu qu’il en pût connaître les bons endroits, dont il dissertait ensuite avec une sagesse admirable. Les tréteaux du Pont-Neuf lui plaisaient en cela que les livres y étaient parfumés d’une odeur de friture, par le voisinage des marchandes de beignets ; et ce grand homme y respirait en même temps les chères odeurs de la cuisine et de la science.

Chaussant ses lunettes, il examina l’étalage d’un brocanteur avec le contentement d’une âme heureuse à qui tout est gracieux parce que tout se reflète en elle avec grâce.

— Tournebroche, mon fils, me dit-il, il se trouve sur l’étal de ce bon homme des livres fabriqués alors que l’imprimerie était encore, autant dire, dans les langes ; et ces livres se ressentent de la rudesse de nos aïeux. J’y rencontre une chronique barbare de Monstrelet, auteur qu’on a dit plus baveux qu’un pot de moutarde, et deux ou trois vies de sainte Marguerite, que les commères mettaient jadis en compresse sur leur ventre dans les douleurs de l’enfantement. Il serait inconcevable que les hommes eussent été si sots que d’écrire et de lire de pareilles inepties, si notre sainte religion ne nous enseignait qu’ils naissent avec un germe d’imbécillité. Et, comme les lumières de la foi ne m’ont jamais fait défaut, non point même, par bonheur, dans les erreurs du lit et de la table, je conçois mieux leur stupidité passée que leur intelligence présente, qui, pour tout dire, me semble illusoire et décevante, telle qu’elle semblera aux générations futures, car l’homme est, par essence, une sotte bête et les progrès de son esprit ne sont que les vains effets de son inquiétude. C’est pour cette raison, mon fils, que je me défie de ce qu’ils nomment science et philosophie, et qui n’est, à mon sentiment, qu’un abus de représentations et d’images fallacieuses, et, dans un certain sens, l’avantage du malin Esprit sur les âmes. Vous entendez bien que je suis très éloigné de croire à toutes les diableries dont s’effraie la créance populaire. J’estime, avec les Pères, que la tentation est en nous, et que nous sommes à nous-mêmes nos démons et nos maléfices. Mais j’en veux à M. Descartes et à tous les philosophes qui, sur son exemple, ont cherché dans la connaissance de la nature une règle de vie et un principe de conduite. Car enfin, Tournebroche, mon fils, qu’est-ce que la connaissance de la nature, sinon la fantaisie de nos sens ? Et qu’est-ce qu’y ajoute, je vous prie, la science, avec les savants depuis Gassendi, qui n’était point un âne, et Descartes et ses disciples, jusqu’à ce joli sot de M. de Fontenelle ? Des besicles, mon fils, des besicles comme celles qui chaussent mon nez. Tous les microscopes et lunettes d’approche dont on fait vanité qu’est-ce, en réalité, que des bésicles plus nettes que les miennes que j’achetai l’an passé à l’opticien de la foire Saint-Laurent et dont le verre de l’œil gauche, qui est celui dont je vois le mieux, s’est malheureusement fendu cet hiver d’un tabouret que me jeta à la tête le coutelier boiteux, qui croyait que j’embrassais Catherine la dentellière, car c’est un homme grossier et tout à fait offusqué par les impressions du désir charnel ? Oui, Tournebroche, mon fils, que sont ces instruments dont les savants et les curieux emplissent leurs galeries et leurs cabinets ? Que sont les lunettes, astrolabes, boussoles, sinon des moyens d’aider les sens dans leurs illusions et de multiplier l’ignorance fatale où nous sommes de la nature, en multipliant nos rapports avec elle ? Les plus doctes d’entre nous diffèrent uniquement des ignorants par la faculté qu’ils acquièrent de s’amuser à des erreurs multiples et compliquées. Ils voient l’univers dans une topaze taillée à facettes au lieu de le voir, comme madame votre mère par exemple, avec l’œil tout nu que le bon Dieu lui a donné. Mais ils ne changent point d’œil en s’armant de lunettes ; ils ne changent point de dimensions en usant d’appareils propres à mesurer l’espace ; ils ne changent pas de poids en employant des balances très sensibles ; ils découvrent des apparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions. Voilà tout ! Si je n’étais pas persuadé, mon fils, des saintes vérités de notre religion, il ne me resterait, par cette persuasion où je suis que toute connaissance humaine n’est qu’un progrès dans la fantasmagorie, qu’à me jeter de ce parapet dans la Seine, qui vit d’autres noyés, depuis le temps qu’elle coule, ou d’aller demander à Catherine cette espèce d’oubli des maux de ce monde qu’on trouve dans ses bras et qu’il est indécent de chercher dans ma condition et surtout à mon âge. Je ne saurais que croire, au milieu des appareils dont les mensonges puissants grandiraient démesurément les mensonges de ma vue, et je serais un académicien tout à fait misérable.

Mon bon maître parlait de la sorte devant la première demi-lune de gauche, à compter de la rue Dauphine, et il commençait d’effrayer le marchand qui le prenait pour un exorciste. Tout à coup, saisissant une vieille géométrie ornée d’assez méchantes figures de Sébastien Leclerc[1].

— Peut-être, reprit-il, au lieu de me noyer dans l’amour ou dans l’eau, si je n’étais chrétien et catholique, prendrais-je le parti de me jeter dans la mathématique, où l’esprit trouve les aliments dont il est le plus avide, à savoir : la suite et la continuité. Et j’avoue que ce petit livre, tout commun qu’il est, me donne quelque estime du génie de l’homme.

À ces mots, il ouvrit si largement le traité de Sébastien Leclerc, à l’endroit des triangles, qu’il faillit le rompre net. Mais bientôt il le rejeta avec dégoût.

— Hélas ! murmura-t-il, les nombres dépendent du temps, les lignes, de l’espace, et ce sont là encore des illusions humaines. En dehors de l’homme, il n’y a ni mathématique, ni géométrie, et c’est en définitive une connaissance qui ne nous fait pas sortir de nous-mêmes, bien qu’elle affecte un air d’indépendance assez magnifique.

Ayant dit, il tourna le dos au bouquiniste soulagé, et respira largement.

— Ah ! Tournebroche, mon fils ! reprit-il. Tu me vois souffrant d’un mal que je me suis donné et brûlé par la tunique ardente dont j’ai pris soin moi-même de me vêtir et de me parer.

Il parlait de la sorte par image, étant vêtu, en réalité, d’une méchante souquenille qui ne tenait plus que par deux ou trois boutons. Encore n’étaient-ils pas engagés dans les boutonnières correspondantes ; et c’était, comme il avait coutume de dire en riant, quand on l’en avisait, un ajustement adultère, image des mœurs dans les cités.

Il parlait avec chaleur :

— Je hais la science, disait-il, pour l’avoir trop aimée, à la façon des voluptueux qui reprochent aux femmes de n’avoir pas égalé le rêve qu’ils le faisaient d’elles. J’ai voulu tout connaître et je souffre aujourd’hui de ma coupable folie. Heureux, ajouta-t-il, oh ! bien heureux ces bonnes gens assemblés autour de ce vendeur d’orviétan !

Et il montra de la main les laquais, les chambrières et les forts du port Saint-Nicolas, formant un cercle autour d’un opérateur qui donnait la parade avec son valet.

— Vois, Tournebroche, me dit-il, ils rient de bon cœur quand le drôle donne un coup de pied au cul de cet autre drôle. Et c’est en effet un spectacle plaisant, qui est tout gâté pour moi par la réflexion, car lorsqu’on recherche l’essence de ce pied et du reste, on ne rit plus. J’aurais dû, étant chrétien, concevoir plus tôt tout ce qu’il y a de malignité dans cette maxime d’un païen : « Heureux qui put connaître les causes ! » j’aurais dû m’enfermer dans la sainte ignorance comme dans un verger clos, et rester semblable aux petits enfants. Je me serais amusé, non point à vrai dire, des jeux grossiers de ce Mondor (le Molière du Pont-Neuf aurait peu d’attrait pour moi, quand l’autre me semble déjà trop scurrile[2]) mais, je me serais amusé des herbes de mon jardin, et j’aurais loué Dieu dans les fleurs et les fruits de mes pommiers. Une curiosité immodérée m’a entraîné, mon fils ; j’ai perdu, dans la conversation des livres et des savants, la paix du cœur, la sainte simplicité, et cette pureté des humbles d’autant plus admirable qu’elle ne s’altère ni au cabaret ni dans les bouges, comme il se voit par l’exemple du coutelier boiteux, et, si j’ose le dire, par celui de votre rôtisseur de père, qui garde beaucoup d’innocence, encore qu’ivrogne et débauché. Mais il n’en va pas de même de celui qui a étudié dans les livres. Il lui en reste à jamais une fière amertume et une tristesse superbe.

Comme il parlait de la sorte, la voix lui fut coupée par un roulement de tambours



  1. La géométrie dont parle Jacques Tournebroche est ornée de figures de Sébastien Leclerc dont j’admire au contraire la précise élégance et la fine exactitude. Mais il faut souffrir la contradiction. (Note de l’éditeur.)
  2. C’est un ecclésiastique qui parle. (Note de l’éditeur.)