Les Opalines/Le crime de Dieu

L. Vanier (p. 71-73).

LE CRIME DE DIEU

Or, il était un temps où rien n’était que l’Être.
Seul parmi le néant qui ne peut rien connaître,
Il songeait. Il songeait qu’il était Dieu, mais seul,
Enveloppé de vide ainsi que d’un linceul.

Un jour vint donc, fatal, où l’Auteur de soi-même
Sentit, qui le gagnait, une tristesse extrême.
Il bâilla. Et ses yeux fouillant l’énorme nuit
N’y trouvèrent partout que le noir et l’ennui.

À quoi bon être Tout, à quoi bon être Maître,
Si l’on n’exerce pas son pouvoir sur des êtres !
À quoi bon être seul, sans bornes et parfait,
À quoi bon être Dieu si nul ne sait qu’on l’est.


Ce jour-là, le premier de sa pesante vie,
Dieu sourit : il avait à sa neurasthénie
Découvert soudain un remède ingénieux,
Grâce auquel il saurait ce que c’est qu’être Dieu.

Il sourit, et souffla dans le néant stupide :
L’homme s’en dégagea : son âme était limpide ;
Il était ébahi de vivre et insouciant :
Dieu, pour qu’il le connût, l’avait voulu conscient.

Il lui dit donc ceci, à ce tout premier être,
Qui n’eût pas demandé mieux que de ne pas naître :
« Je t’ai fait, parce que d’être seul j’étais las ;
Sans toi pour m’obéir je ne me goûtais pas.
 
Je te donne la vie, et pour que tu en uses,
Je t’ai voulu conscient, mon brave : ça m’amuse.
Etant conscient, tu dois faire ce que j’entends,
Ou, dame, être puni : c’est juste ! — Es-tu content ? »

L’homme ouvrit de grands yeux, et comme il était homme
C’est-à-dire bien chétif, ainsi que nous le sommes,
Il accomplit son destin : il pécha. — Désormais,
Il souffre pour expier, et n’expiera jamais.


Et le bourreau divin, qui prétend qu’on l’adore,
Au spectacle hideux assiste sans le clore,
Il fallut — quelle horreur ! — que cet être infernal,
Pour qu’il jouît de soi, imaginât le mal.
 
Mais il en souffre, et sa peine avec lui s’obstine,
Il ne peut pas vouloir que cela se termine !
Le front bas, accablé de remords et d’ennui,
Il médite sans fin son crime dans la nuit.