Les Oiseaux bleus/Les Larmes sur l’épée

Victor-Havard (p. 301-310).

LES LARMES SUR L’ÉPÉE

I

Une fois que le preux Roland revenait de combattre les Morisques, il entendit conter par un pâtre, — tandis qu’il laissait souffler son cheval dans une gorge pyrénéenne, — que non loin de là un enchanteur se rendait odieux à tout le pays par sa tyrannie et par sa cruauté. À ce récit, le cheval dressa l’oreille en secouant sa crinière, prêt à prendre le galop, car il n’ignorait pas que son maître, d’ordinaire, mettait peu d’intervalle entre le moment où on lui révélait de tels forfaits et celui où il châtiait les coupables. Mais le justicier, patient ce jour-là, interrogea longuement le berger de la montagne. Il apprit de fort étranges choses. Le mauvais magicien, qui habitait dans un château près de la mer, ne se bornait pas à dépouiller les voyageurs, à dévaster les campagnes, à incendier les villages, à meurtrir les vieillards et à forcer les filles ; il triomphait de tous les nobles hommes qui venaient le défier dans l’intention de mettre un terme à tant de barbaries ; il avait fait mordre la poussière aux plus valeureux ; même par la fuite on ne se dérobait point au trépas. Devant le donjon, que battait d’un côté la furieuse mer, il y avait des tas énormes d’os rongés par les bêtes, blanchis par la pluie ; et toujours une bande de corbeaux, flottant et se déroulant sous le ciel, mettait au sommet de la tour une bannière noire. Le bon Roland ne put s’empêcher de rire ! le moyen de croire qu’un méchant sorcier avait vaincu des paladins bardés de fer, l’épée ou la lance au poing ! Le conteur ne savait ce qu’il disait, ou bien ceux qui avaient défié le seigneur du donjon étaient des couards indignes du nom de chevalier, de petits pages ayant revêtu, pour se jouer, des habits de bataille. « Bon seigneur, dit le pâtre, ce n’est point par son courage que l’enchanteur met à mal tous ses ennemis ; il a inventé, grâce à son infernale science, une arme inconnue jusqu’à ce jour, qui tue de loin, sans danger pour celui qui tue. — Hein ? » fit Roland, rempli de surprise et sentant un dégoût lui monter aux lèvres comme s’il eût avalé une viande gâtée. Le berger continua : « Il n’a garde de descendre dans la plaine, de faire face aux combattants ; car il sait bien que s’il offrait sa poitrine, même couverte de bronze, une pointe ne tarderait pas à y entrer. Il se tient blotti derrière sa muraille, ou derrière le tas des os amoncelés ; puis, de sa cachette, dans un bruit sec, une flamme sort tout à coup, et, sans avoir le temps de dire un Pater, le chevalier, qui s’avançait avec confiance, tombe sur la terre, une plaie rouge à la gorge ou au front.

— Par Jésus vainqueur de Tervagant ! s’écria le neveu de Charlemagne ; je n’ouïs jamais parler d’une si lâche façon d’agir ! il est vraiment fort heureux que je me sois arrêté dans ce lieu sauvage pour laisser souffler mon cheval ; car je pense qu’avant le jour prochain, si les saints me prêtent assistance et si sa demeure n’est point trop éloignée, j’aurai châtié le traître dont la vie est une offense à Dieu. Mais sait-on, parle avec franchise, comment, de quoi, est faite cette arme diabolique ? — On assure qu’elle se compose d’un tube assez long où s’allume d’un côté un morceau de salpêtre et d’où sort, de l’autre côté, une bille de métal, qui fend l’air, va droit au but, et frappe avec la vitesse de la foudre. » Roland n’en demanda pas davantage ; il assembla les brides, serra ses genoux où les ferrailles grincèrent ; et le cheval, la crinière envolée, galopait vers le rivage de la mer. Mais le preux baissait la tête, tristement, pendant cette chevauchée. Il lui répugnait d’avoir à salir son épée du sang d’un lâche. C’était la première fois qu’il allait au combat sans plaisir.

II

Les nuées du couchant étaient rouges sur la mer, quand apparut le château ; on aurait pu croire que c’était de tous les crimes commis devant ces pierres que s’ensanglantait l’horizon. Roland s’arrêta, regardant l’horrible habitacle vers lequel montait, sous le ciel noir d’oiseaux croassants, un pâle escalier de squelettes ! Il cherchait, entre les ossements, un sentier ; il vit qu’il n’y en avait point tant les débris humains étaient nombreux, pressés, entassés ; impossible d’arriver jusqu’au donjon sans marcher sur la mort. Ah ! généreux combattants, venus de tous les coins du monde pour affronter le perfide enchanteur, vous qu’avait lâchement frappés, de loin, un invisible adversaire, combien Roland, dans son âme, vous plaignait et vous honorait ! Combien il souffrirait d’entendre, sous les sabots de son cheval, craquer vos os sans sépulture ! En même temps, une colère lui venait, terrible ; et le devoir de vous venger l’emporta sur l’instinct de vous respecter. Il piqua des deux, Durandal au poing ! Alors, là-bas, d’entre les pierres, une lueur pétilla dans un fracas rude qui roula d’écho en écho ; un sifflement effleura l’oreille du cavalier. Le sorcier se servait de sa traîtresse invention. Mais il n’eut pas le loisir d’en user une seconde fois. Sous la poussée de Roland, qui était descendu de cheval, une porte grinça, geignit, cria, bâilla parmi un écroulement de pierres, et, saisi à la gorge, étranglé, crachant son âme dans un blasphème, l’enchanteur tomba sur les dalles, à côté de son arme inutile, tandis que le preux, à peine essoufflé, souriait, content de lui. Pendant ce temps les corbeaux s’envolaient de la tourelle qui s’illumina de clarté sous l’adieu du soleil ; ce fut comme si une oriflamme de lueur et d’or remplaçait la noire bannière. Mais Roland cessa bientôt de sourire. Après avoir repoussé du pied le cadavre, il se pencha, ramassa l’arme, la considéra longtemps, la mania avec dégoût. Elle se composait, en effet, d’un tube à deux ouvertures ; par l’une la mort entrait, elle sortait par l’autre. Le preux songeait avec mélancolie.

III

Quand la nuit fut tout à fait venue, il marcha vers la mer. Une barque était là, il y entra, rompit l’amarre, rama de ses bras forts vers le large ; l’acier de son armure, dans le va-et-vient du corps, reluisait sous les étoiles. Où allait-il ? Quel voyage le tentait dans les ténèbres ? Las de fatigues guerrières, avait-il conçu le dessein de se reposer dans l’une des îles miraculeuses où de belles fées caressent de leurs mains légères, éventent avec de grandes feuilles vertes, les chevaliers endormis ? Ou bien, instruit de quelque injustice sous des cieux très lointains, avait-il résolu, fidèle à sa mission, de faire luire, là-bas, parmi les mensonges et les traîtrises, la tranchante équité de l’épée ? Non, il voulait achever son œuvre de ce jour, incomplète encore. L’enchanteur gisait sans vie, le château renversé se dressait comme l’énorme et glorieux sépulcre de tant de chevaliers vaincus par trahison ; c’était bien ; ce n’était pas assez ! Il fallait que l’arme lâche, avec laquelle on frappe de loin, disparût pour toujours, ne pût jamais être retrouvée. Il avait d’abord songé à la briser ; mais un méchant homme en aurait pu ramasser les morceaux, aurait pu faire une arme semblable, d’après les débris rassemblés. La cacher sous la terre ? Qui savait si quelqu’un, un jour, par hasard, ne l’eût pas déterrée ? Le plus sûr, c’était de la jeter, la nuit, dans la mer, loin des rivages ; c’est pourquoi il ramait vers le large. Quand il fut loin de la rive, très loin, quand il fut certain qu’il ne pouvait plus être vu, quand lui-même il ne vit plus rien, sinon l’immensité de l’onde et l’immensité du ciel, il se dressa, prit dans sa droite l’arme diabolique, cracha dessus, et la lança dans la mer, où elle s’enfonça très vite. Puis il resta pensif, sa hautaine stature, que blanchissaient les étoiles, lentement remuée par le balancement des flots, il ne se sentait point paisible, malgré ce qu’il avait fait. Il se disait qu’un jour ou l’autre, dans un avenir proche ou lointain, on s’aviserait peut-être d’inventer des appareils semblables à celui qu’il avait précipité dans les flots ; il avait, lui, le preux, qui se réjouissait des lances rompues dans la rencontre des palefrois, des entre-choquements lumineux des glaives, des poitrines affrontant les poitrines, des rouges blessures proches des bras qui les firent, il avait la sombre vision d’une guerre étrange, où l’on se hait de loin, où ceux qui frappent ne voient pas ceux qu’ils frappent, où le plus lâche peut tuer le plus brave, où le traître hasard, dans de la fumée et du bruit, dispose seul des destinées. Alors, considérant Durandal, qui étincelait sous les étoiles, Roland pleura, pleura longtemps ; et ses larmes tombaient une à une sur l’acier loyal de l’Épée.