Les Oiseaux bleus/La Petite Flamme bleue

Victor-Havard (p. 313-324).

LA PETITE FLAMME BLEUE

I

Oui, bel enfant, dit la fée, grâce à la petite flamme bleue que je t’ai mise au front, tu pourras triompher de toutes les ténèbres, tu entreras enfin, après beaucoup d’efforts, dans le jardin miraculeux de la Joie et des Rêves, qui ouvre, de l’autre côté de l’ombre, sa porte de diamant. Là, tu vivras éternellement heureux, ayant oublié les tristesses du monde obscur, respirant un air subtil fait de l’âme des roses et de la claire haleine des étoiles ; et d’angéliques lys, par milliers, seront les encensoirs de ta gloire. Va donc, à travers les périls, va sans crainte et sans doute ; aucune puissance humaine ou diabolique ne saurait t’empêcher de parvenir à ton but, si tu conserves, toujours allumée, la petite flamme bleue. Mais si elle s’éteignait, — garde-toi de la laisser s’éteindre ! — tu serais enveloppé, tout à coup, d’une nuit profonde, et, marchant à tâtons, te heurtant à d’invisibles murs, roulant dans des précipices imprévus, tu ne retrouverais jamais plus la route de l’incomparable Jardin.

L’enfant remercia la bonne fée du présent qu’elle lui avait fait et des conseils qu’elle lui donnait ; il se mit en chemin par un sentier de fleurs, qu’ensoleillait la matinée. La flamme bleue qu’il avait au front était plus lumineuse que le jour.

II

Il ne tarda pas à rencontrer les fondrières où il eût été très facile de se rompre le cou ; sous ses pas roulaient des pierres, et, comme par l’écho de la secousse, des blocs de marbre, à droite, à gauche, au-dessus de sa tête, s’ébranlaient et tombaient : plus de vingt fois, il faillit être écrasé sous ces lourdes chutes ; il l’aurait été bien certainement, si la flamme bleue, grandissante, ne l’avait enveloppé, quand il le fallait, d’une armure diamantine où s’émiettaient, sans l’érailler, les blocs ; puis, le danger passé, elle n’était plus qu’une petite lueur d’or et d’azur parmi les cheveux de l’enfant. Comme il traversait la clairière d’une grande forêt, une bande de loups, les poils hérissés, du sang et du feu aux yeux, se rua sur lui ! il se crut perdu ; il sentait déjà dans sa chair d’affreuses dents dévorantes ! Il en fut quitte pour la peur. La flamme bleue, en s’inclinant, avait ébloui les prunelles des loups qui s’enfuirent dans les broussailles en hurlant d’épouvante. Un autre jour, comme il pataugeait parmi les joncs d’un marécage, il arriva qu’il sortit des herbes et des fanges un grand nombre de reptiles qui l’enlacèrent pour l’étouffer ; mais la petite lueur devint un serpent, elle aussi, un serpent pareil à un long éclair, et les bêtes rampantes se tordirent et moururent toutes, — on eût dit des sarments sur des braises, — dans les joncs incendiés. L’enfant qui voyageait vers le jardin de la Joie et des Rêves échappa encore à beaucoup d’autres périls. Il vit bien que la fée n’avait pas menti, que rien ne pourrait lui porter dommage tant que luirait la petite flamme bleue. Et elle ne se bornait pas à le défendre contre les méchancetés et les maléfices ; elle lui donnait de la joie au milieu des plus amers tourments. Sa clarté dorait les tristes paysages, mettait des fleurs vivantes dans les broussailles mortes ; il n’était si sombre soir qu’elle n’égayât d’un éparpillement d’étoiles. En même temps, l’enfant avait comme une délicieuse caresse la chaleur qu’elle lui mettait au front ; il sentait s’y épanouir sa pensée comme éclot, dans un rayon, une fleur ; et toute son âme flambait, épurée, extasiée, sur ce divin petit bûcher.

III

Une nuit, les quatre vents, des quatre coins du ciel, se mirent à souffler à la fois ! Ce fut une si terrible tempête, sur la terre et sur la mer, que les toits des maisons ruinées s’envolaient ainsi que des nids d’oiseaux et que les plus grands navires, voiles arrachées et mâts rompus, tournaient dans l’air comme une toupie sous le fouet d’un enfant. Aucun chêne ne résista à la poussée furieuse des souffles. On entendait, parmi les rafales, des craquements énormes, à cause des forêts qui se couchaient sur le sol plus vite qu’une herbe foulée aux pieds ; l’effondrement des montagnes roulait en torrents de sapins et de rocs ; et la nuit était noire parce que la tempête avait éteint toutes les étoiles. Vous pensez si l’enfant eut peur pour la petite flamme bleue ! Certainement, elle ne pourrait pas résister, si chétive, à l’acharnement des vents. Réfugié dans la crevasse d’un mont qui ne s’était pas encore écroulé, il essayait, joignant les mains, de la garantir, autant que possible, de la forcenée bourrasque ; mais un redoublement de tempête s’engouffra dans le creux de la roche ; il fut renversé, tomba sur les pierres, défaillit, le front saignant. Quand il sortit, le lendemain, de pâmoison, il se prit à pleurer. Le moyen d’espérer que la jolie lueur n’était pas morte dans cette nuit formidable où les astres eux-mêmes avaient cessé de briller ? Mais il vit, à travers ses larmes, un reflet tremblant de clarté sur un marbre tombé là. Ô adorable prodige ! Il avait toujours au front la petite flamme bleue.

Quelques semaines plus tard, par une tiède matinée de juin, — marchant toujours vers le jardin de la Joie et des Rêves, — il traversait une vaste plaine où il n’y avait pas une maison, pas un arbre. Il s’étonna d’apercevoir, au loin, vers la ligne de l’horizon, quelque chose de long, de sombre et de lisse, avec des blancheurs par endroits, qui s’avançait peu à peu, comme un rempart vivant détaché du ciel, dans un profond et grossissant murmure. Il ne tarda pas à reconnaître que, ce qui s’approchait, c’était une masse énorme d’eau ! Une inondation, telle que jamais encore il n’y en avait eu de pareille, envahissait irrésistiblement la plaine ; et toute la terre, dans un instant, ne serait plus qu’une mer immense. L’enfant trembla de peur ; non pas pour lui-même, mais pour la petite flamme. Elle serait vaincue par l’onde, si elle avait été victorieuse du vent. Il se mit à fuir, courant à perdre haleine. Vainement. Le flux énorme le suivait, le suivait, le gagnait de vitesse, l’atteignit, l’emporta. Pendant bien des heures, — tantôt surnageant, tantôt couvert par l’humide lourdeur, — il fut une épave roulant dans l’eau qui coule ; et, quand l’inondation eut atteint un désert brûlant dont les sables la burent, quand il fut couché sur les fleurs d’une oasis, il sanglota, navré de n’avoir point péri. Car, cette fois, c’en était fait, il était sûr de ne plus avoir la douce lueur au front. Elle avait dû s’éteindre, à jamais, dans la froideur de l’eau. Il poussa un cri de joie. Là, dans la flaque d’un creux de sable, tremblait un reflet d’or et d’azur. Elle vivait toujours, la petite flamme bleue !

Dès lors il connut le bonheur de l’espoir sans trouble et de la certitude. Ayant répudié tous les doutes, il marcha fièrement à la conquête de son rêve. Puisque la vivace clarté avait triomphé de la rafale et des flots, il était sûr d’entrer dans le miraculeux Jardin qui ouvre, de l’autre côté de l’ombre, sa porte de diamant.

IV

Après avoir traversé toutes les villes et toutes les solitudes, après avoir défié des ténèbres plus denses que la poix et des incendies plus furieux qu’un coucher du soleil, il s’arrêta, ébloui, car il voyait enfin, lumineuse et diaphane, la porte diamantine. Il était arrivé ! il allait pénétrer dans l’auguste paradis de la Joie et des Rêves ; là, il vivrait éternellement heureux, ayant oublié les tristesses du monde obscur, respirant un air subtil fait de l’âme des roses et de la claire haleine des étoiles ; et d’angéliques lys, par milliers, seraient les encensoirs de sa gloire.

Comme il pressait le pas, il tourna la tête, à cause d’un petit rire. Une jeune femme lui faisait signe, à demi nue sur un lit d’herbes fleuries, montrant, dans toute sa blancheur grasse, une bouche pareille à une rose un peu grande et des bouts de seins, pareils à deux petites roses.

— Eh ! bel enfant, dit-elle, que vous avez donc là, au front, une jolie flamme bleue !

— Oui, dit-il, elle est jolie.

— Vous ne savez pas ce que vous feriez si vous étiez courtois et complaisant comme il faut l’être avec les dames ?

— Que ferais-je ? demanda-t-il.

— Vous me laisseriez regarder de plus près cette petite lueur ; et, pour prix, je vous donnerais un baiser de ma bouche sur votre front. Il n’est rien de plus agréable que les baisers que je donne.

L’enfant ne vit aucun inconvénient à faire ce que voulait la jeune femme demi-nue. Quel péril y avait-il à laisser admirer, par cette belle créature sans méchanceté l’invincible lumière qui avait triomphé des bourrasques et de l’eau furieuse ? et il se sentait doucement ému à cause de l’espoir du baiser.

Il inclina son front pour qu’elle y mît sa bouche, pour qu’elle regardât à son aise la clarté d’or et d’azur.

De son côté, elle s’approchait, souriante, ouvrant ses lèvres roses.

Ô délicieux instant ! Mais sous le souffle de la jeune femme, pendant le baiser, la petite flamme bleue s’éteignit. Et, tout à coup, le voyageur fut enveloppé d’une nuit profonde. Et depuis bien des années il se lamente, marchant à tâtons, se heurtant à d’invisibles murs, roulant dans des précipices imprévus. Et jamais plus il ne retrouvera la route de l’incomparable Jardin.