Les Oiseaux bleus/La Belle du monde

Victor-Havard (p. 15-29).

LA BELLE DU MONDE

I

En ce temps-là, dans ce pays, les jeunes filles et les jeunes femmes, si elles savaient qu’elles étaient jolies, ne le savaient guère que par ouï-dire. À peine suspendues au mur ou prises dans la main, toutes les glaces, grandes ou petites, se répandaient en lumineux débris, sans heurt visible, comme d’elles-mêmes. Et savez-vous pourquoi elles se brisaient de la sorte ? parce qu’elles étaient désespérées de ne pas être le miroir où la princesse Amarante mirait ses lèvres de fleur et, sous ses cheveux de soleil, ses yeux de ciel.

À cent lieues à la ronde on n’aurait pas, même en cherchant longtemps, rencontré une dame ou une demoiselle qui, pour la beauté, fût comparable à la princesse : elle était l’enchantement de tout ce qui l’entourait, hommes, bêtes ou choses ; pas plus que le roi son père, son petit chien ne pouvait se lasser de l’admirer ; si elle demeurait quelques heures sans traverser la salle où se tenaient les gentilshommes de la cour, ils devenaient malades de tristesse ; lorsqu’elle n’avait pas fait dans le parc sa promenade accoutumée, les balsamines et les jacinthes, en s’endormant dans un froissement de feuilles, se disaient l’une à l’autre, même après la plus belle journée : « Quel sombre temps il a fait aujourd’hui ! » Mais elle était pour le moins aussi méchante que belle ; d’avoir de profondes prunelles bleues où s’attendrissait délicieusement la lumière, ne l’empêchait d’entrer en des colères qui faisaient trembler tout le monde ; elle avait plus souvent envie de mordre que de sourire, bien que sa bouche eût la douceur aimable d’une petite rose poupine. Et la colère n’était pas son plus grand défaut : elle était envieuse — elle qui possédait dans des coffrets de jade et d’or tant de diamants et de perles — au point de pâlir de rage si elle voyait une ou deux gouttes de rosée sur une primevère matinale, ou quelques grains de verroterie au cou d’une pauvresse. Ajoutez que, le cœur clos à toute tendresse, elle avait réduit au désespoir les plus beaux et les plus riches princes de la terre, qui n’avaient pu la voir sans l’aimer ; on citait jusqu’à douze prétendants qui s’étaient laissés mourir du chagrin de n’avoir pu l’obtenir en mariage.

II

Une fois que, sur la pelouse, avec ses demoiselles d’honneur, elle jouait à la berlurette, — c’était un jeu fort à la mode, en ce temps, à la cour, — elle entendit deux pages se promenant dans une allée voisine derrière un buisson de syringas, parler entre eux d’un merveilleux oiseau qui ressemblait, d’après les récits des voyageurs, à un brasier rose de pierreries, envolé ! et qui avait son nid sur la plus haute cime d’une montagne sauvage au pays des Algonquins. Tout de suite, — quoiqu’elle eût, en vingt volières, des huppes, des apus, des cardulines, des améthystes, des orverts, des perruches, et des passerines fauves et roses, et des roitelets couleur de feu, et des aviranos et des rossignolettes, — elle eut envie de l’oiseau inconnu. Elle manda un prince qui, pour l’amour d’elle, séjournait à la cour depuis plus d’une année, en grande mélancolie. C’était le propre neveu de l’empereur de Trébizonde ; il était jeune et beau comme un matin de printemps ; afin de plaire à la princesse, il avait accompli les plus périlleux exploits, avait triomphé des plus rudes épreuves ; mais jamais elle ne récompensa que par des rebuffades l’amour et le dévouement qu’il ne cessait de lui témoigner.

Quand le prince fut venu :

— Seigneur, lui dit-elle, vous irez, s’il vous plaît, me chercher l’oiseau pareil à un brasier rose de pierreries, qui a son nid dans la montagne des Algonquins ! et, si vous l’apportez, je vous donnerai peut-être à baiser le bout de l’ongle de mon petit doigt.

— Oh ! madame, s’écria une demoiselle d’honneur, ne savez-vous pas que, dans sa solitude lointaine, cet oiseau est gardé par mille aigles féroces, aux serres de fer, aux becs de fer ? Ils auraient bientôt fait de mettre en pièces, fût-il le plus fort et le plus courageux des vivants, celui qui serait assez insensé pour s’approcher d’eux.

Amarante avait déjà cassé, d’une main furieuse, la tige du plus proche rosier !

— De quoi vous mêlez-vous, mademoiselle ?

Puis, se tournant vers le prince :

— Je pensais, seigneur, que vous étiez déjà parti.

Il s’inclina et s’éloigna d’un pas rapide. Telle était sa bravoure, tel était surtout son désir de mériter la récompense promise, qu’il triompha des mille aigles féroces. Peu de jours s’étant écoulés, — la montagne était peut-être moins éloignée qu’on ne le croyait, — il reparut, ayant sur le poing comme un faucon familier le merveilleux oiseau fait de pierreries vivantes. La princesse, avec un air de dédain, déclara que la petite bête ailée ne valait pas la réputation qu’on lui avait faite. Cependant elle consentit à la caresser, deux ou trois fois. Mais la cruelle oublieuse ne donna pas son ongle rose à baiser au neveu de l’empereur de Trébizonde, et même elle ne remarqua point que le vainqueur des aigles avait le front, les joues, le cou, les mains, tout déchirés et tout sanglants encore ! Il se retira, sans se plaindre, résigné.

III

Et ce ne fut pas le seul péril où elle exposa le prince. Parce qu’elle eut envie d’une émeraude sans pareille, il dut descendre dans les entrailles de la terre et triompher d’une multitude de gnomes armés de torches flambantes. Il revint, tout fumant de brûlures ! La princesse voulut bien accepter la pierre fine, mais, du petit doigt promis, il n’en fut pas question. Une autre fois elle exigea qu’il allât cueillir pour elle, dans le domaine d’un enchanteur très redouté, une fleur qui chantait comme un rossignol, et cette fleur s’épanouissait dans la clairière d’une immense forêt dont toutes les branches étaient des lances en arrêt. Il revint, percé de plus de mille coups, tout rose de blessures, presque mourant ! La princesse consentit à écouter la chanson de la fleur ; mais de dire au neveu de l’empereur : « Voici mon ongle rose », elle n’en eut garde. Et lui, il ne se plaignait pas, heureux peut-être de souffrir, même sans récompense, toujours triste et doux pour elle, si cruelle.

IV

Un matin que, dans une galerie, parmi ses demoiselles d’honneur, elle jouait au baguenaudier — c’était un jeu qui, en ce temps-là, à la cour, n’était pas moins à la mode que la berlurette, — elle entendit deux officiers du palais parler entre eux, derrière le rideau d’une porte, d’une jeune fille plus exquise que toutes les femmes et que toutes les fées ; un géant africain la tenait captive dans un château de bronze. Elle était si parfaite qu’on l’appelait la « Belle du Monde », simplement, pour exprimer qu’il n’y avait qu’elle seule de belle sur la terre. Et les officiers, pensant qu’on ne pouvait pas les ouïr, ajoutaient qu’Amarante, auprès de cette jeune personne, n’était qu’une espèce de laideron. Quatre vases de la Chine volèrent en éclats sous les petits poings furieux de la princesse ! Une vivante, plus jolie qu’elle, voilà ce qu’elle ne pouvait tolérer ! L’idée lui vint incontinent de faire périr dans les plus affreux supplices celle qui avait l’étrange impudence de l’emporter sur elle en beauté.

Elle manda le neveu de l’empereur de Trébizonde.

— Seigneur, dit-elle, vous irez, s’il vous plaît, me chercher la Belle du Monde qu’un géant africain retient captive dans un château de bronze, et, si vous la conquérez, je vous jure que, cette fois, je ne refuserai pas à vos lèvres l’ongle rose de mon petit doigt.

— Oh ! madame, s’écria une demoiselle d’honneur, ne savez-vous pas que ; dans ce château lointain, la Belle du monde est gardée par mille guerriers aux têtes de lion et de tigre, qui déchirent et dévorent, en moins de temps qu’il n’en faut à un vautour pour croquer une alouette, les insensés rôdant dans le voisinage ? Une armée innombrable de héros, brandissant, au lieu de lances, la foudre et l’éclair, ne vaincraient pas ces monstres qui ne dorment jamais ! C’en est fait du prince, s’il ne refuse pas d’obéir à votre caprice.

Amarante souffleta sur les deux joues la trop pitoyable demoiselle d’honneur. Puis, se tournant vers le prince :

— Eh ! quoi, seigneur, dit-elle, vous n’êtes pas encore revenu ?

Il courba la tête et sortit. Mais ce fut seulement après une absence de plusieurs mois qu’il se montra de nouveau devant la princesse, une fois qu’elle traversait la cour du palais. Il était dans un état qui eût attendri les plus atroces cœurs ! Ses habits pendaient en lambeaux déchirés ; de profondes morsures sillonnaient toute sa chair ; un de ses bras lui manquait : il l’avait laissé sans doute dans la gueule de l’un des guerriers à tête de lion ou de tigre. Mais, l’orgueil de la victoire éclatant dans ses yeux et flottant dans sa chevelure éparse, il était superbe et magnifique ! Et, derrière lui, parmi des esclaves noirs, sur le dos d’un éléphant, il y avait un palanquin de velours jaune, aux longues franges d’or.

— Sois le bienvenu, dit la princesse Amarante, si tu amènes la Belle du Monde !

— Je l’amène, dit-il.

— Dans ce palanquin ?

— Oui,

— Hâte-toi donc de l’en faire descendre !

Le prince s’approcha de l’éléphant qui s’était mis à genoux, et le velours jaune s’étant écarté, ceux qui se trouvaient là virent, toute de neige et d’or, une si admirable personne, qu’ils en demeurèrent éblouis comme on l’est quand on regarde la gloire du soleil. La princesse Amarante poussa un cri de joie et de rage ! tant elle était heureuse d’avoir en sa puissance, pour en faire le jouet de sa haine, celle qui la bafouait par une aussi incomparable beauté. Et, soit que son horrible contentement la disposât à quelque mansuétude envers tout ce qui n’était pas la Belle du Monde, soit qu’elle ne pût enfin s’empêcher d’admirer l’obéissance et la victorieuse bravoure du prince :

— Seigneur ! s’écria-t-elle, ce n’est pas seulement mon petit doigt, c’est toute ma main, c’est toute ma personne que je vous donnerai en échange de la Belle que vous avez conquise. Vous serez le roi de mon royaume et l’époux de mon lit !

Et déjà elle faisait signe aux officiers et aux serviteurs de lui livrer la prisonnière.

Mais le prince :

— J’ai conquis la Belle du Monde, en effet, dit-il ; seulement, madame, je l’ai conquise pour moi, non pour vous ; pour mon amour, non pour votre haine. Parce que trop souvent votre barbarie, après tant de travaux où vous exposâtes ma vie, me refusa l’ongle de votre petit doigt, je ne veux pas de toute votre personne et j’emporte dans mon palais de Trébizonde celle, plus belle que vous, qui m’est aussi douce que vous me fûtes cruelle !

Là-dessus, il monta dans le palanquin dont les rideaux se refermèrent et l’énorme éléphant, prompt comme les légères antilopes, — car c’était, je pense, quelque éléphant enchanté, — disparut dans la poussière ensoleillée du chemin, tandis que la princesse Amarante, pour passer sa rage, mordait à belles dents dans les bras et les épaules de ses demoiselles d’honneur.