Les Oiseaux bleus/La Belle au cœur de neige

Victor-Havard (p. 245-256).

LA

BELLE AU CŒUR DE NEIGE

I

Il y avait, dans un royaume, une princesse si belle que, de l’avis de tout le monde, on n’avait jamais rien vu d’aussi parfait sur la terre. C’était bien inutile qu’elle fût jolie, puisqu’elle ne voulait aimer personne. Malgré les prières de ses parents, elle refusait avec mépris tous les partis qu’on lui proposait ; lorsque des neveux ou des fils d’empereurs venaient à la cour pour demander sa main, elle ne daignait même pas les regarder, si jeunes et si beaux qu’ils fussent ; elle détournait la tête avec un air de mépris : « Vraiment, ce n’était pas la peine de me déranger pour si peu de chose ! » Enfin, à cause de la froideur qu’elle montrait en toute occasion, cette princesse avait été surnommée « la Belle au cœur de neige ». Vainement sa nourrice, une vieille bonne femme, qui avait beaucoup d’expérience, lui disait, les larmes aux yeux : « Prends garde à ce que tu fais, ma fille ! Ce n’est pas une chose honnête que de répondre par de mauvaises paroles aux gens qui nous aiment de tout leur cœur. Quoi ! parmi tant de beaux jeunes hommes, si bien parés, qui brûlent de t’obtenir en mariage, il n’en est pas un seul pour lequel tu éprouves quelque tendre sentiment ? Prends garde, te dis-je ; les bonnes fées, par qui te fût accordée une beauté incomparable, s’irriteront, un jour ou l’autre, si tu continues à te montrer avare de leur présent ; ce qu’elles t’ont donné, elles veulent que tu le donnes ; plus tu vaux, plus tu dois ; il faut mesurer l’aumône à la richesse. Que deviendrais-tu, mon enfant, si tes protectrices, courroucées par ton indifférence, t’abandonnaient à la méchanceté de certaines fées qui se réjouissent du mal, et rôdent toujours, dans de mauvaises intentions, autour des jeunes princesses ? » La Belle au cœur de neige ne tenait aucun compte de ces bons conseils ; elle haussait l’épaule, se regardait dans un miroir ; et cela lui suffisait. Quant au roi et à la reine, ils se montraient désolés plus que l’on ne saurait dire, de l’indifférence où s’obstinait leur fille ; ils en vinrent à penser qu’un mauvais génie l’avait maléficiée ; ils firent proclamer par des hérauts, dans tous les pays du monde, qu’ils donneraient la princesse elle-même à celui qui la délivrerait du Sort dont elle était victime.

II

Or, vers le même temps, dans une grande forêt, il y avait un bûcheron, très hideux de sa personne, contrefait, et boiteux à cause du poids de sa bosse, qui était la terreur de tout le pays ; car, le plus souvent, il ne se bornait pas à bûcheronner les arbres ; embusqué dans quelque ravine, il attendait, la hache levée, le voyageur sans défiance, et lui tranchait le cou, aussi habilement que l’aurait pu faire le bourreau le plus expérimenté. Cela fait, il fouillait le cadavre, et, avec l’argent qu’il trouvait dans les poches, il achetait des vivres et du vin, dont il se gorgeait dans sa hutte en poussant de grands cris de joie. De sorte que ce méchant homme fut plus heureux que beaucoup d’honnêtes gens, tant qu’il passa des voyageurs dans sa forêt. Mais elle eut bientôt si mauvaise renommée que des gens même très hardis faisaient de longs détours plutôt que de la traverser ; le bûcheron chôma. Durant quelques jours, il vécut tant bien que mal du reste de ses anciennes ripailles, rongeant les os, égouttant dans sa tasse le fond des bouteilles mal vidées. C’était un maigre régal pour un affamé et pour un ivrogne tel que lui. La rigueur de l’hiver mit le comble à son infortune. Dans son repaire, où soufflait le vent, où neigeaient les flocons, il mourait de froid, en même temps que de faim ; quant à demander secours aux habitants du proche village, il n’y pouvait pas songer, à cause de la haine qu’il s’était attirée. Vous pensez : « Pourquoi ne faisait-il point de feu avec des fagots et des broussailles sèches ? » Eh ! parce que le bois, comme les feuilles, était si pénétré de gel, qu’il n’y avait pas moyen de l’allumer. On peut supposer aussi qu’afin de punir ce vilain homme, une volonté inconnue empêchait le feu de prendre. Quoi qu’il en soit, le bûcheron passait de fort tristes journées et de plus tristes nuits, près de sa huche vide, devant son foyer noir ; le voyant grelottant et maigre, vous n’auriez pas manqué de le plaindre, si vous aviez ignoré combien il avait mérité sa misère par ses crimes.

Cependant quelqu’un eut pitié de lui. Ce fut une méchante fée, appelée Mélandrine. Comme elle se plaisait à voir le mal, il était naturel qu’elle aimât ceux qui le faisaient.

Une nuit donc, qu’il se désolait de plus belle, claquant des dents, l’onglée aux doigts, et qu’il eût vendu son âme, — qui, à vrai dire, ne valait pas grand-chose ; — pour une flambée de sarment, Mélandrine se fit voir à lui, sortant de dessous terre ; elle n’était point belle et blonde avec des guirlandes de fleurs dans les cheveux, elle ne portait pas une robe de brocart, resplendissante de pierreries ; mais laide, chauve, bossue aussi, haillonneuse comme une pauvresse, vous l’auriez prise pour une vieille mendiante des chemins ; car étant méchante, on ne peut pas paraître jolie, même quand on est fée.

— Ne te désespère pas, pauvre homme, dit-elle ; je veux te venir en aide. Suis-moi.

Un peu étonné de cette apparition, il marcha derrière Mélandrine jusqu’à une clairière où l’on voyait des amas de neige.

— Maintenant, allume du feu, reprit-elle.

— Eh ! madame, la neige ne brûle pas !

— C’est en quoi tu te trompes. Tiens, prends cette baguette en bois de cornouiller, que j’apportai pour toi ; il te suffira d’en toucher l’un de ces grands tas blancs, pour avoir le plus beau feu que l’on vît jamais.

Il fit comme elle avait dit. Jugez de son étonnement ! À peine la branche s’en était-elle approchée, que la neige se mit à flamber, comme si elle eût été, non de la neige, mais de l’ouate ; toute la clairière fut illuminée de flammes.

À partir de ce moment, le bûcheron, tout en continuant d’avoir faim, ne connut plus du moins la souffrance d’avoir froid ; dès qu’il avait un petit frisson, il faisait un tas de neige dans sa hutte ou sur le chemin, puis il le touchait de la baguette que lui avait laissée Mélandrine, et se chauffait devant un bon feu.

III

Quelques jours après cette aventure, il y avait une grande agitation dans la capitale du royaume voisin ; la cour du palais était pleine de pertuisaniers qui faisaient sonner leurs hallebardes sur les dalles. Mais c’était surtout dans la salle du trône que l’émotion était grande : les plus puissants princes de la terre, avec beaucoup d’autres jeunes hommes, s’y étaient donné rendez-vous pour tenter, dans une lutte courtoise, d’émouvoir enfin la Belle au cœur de neige.

Le neveu de l’empereur de Trébizonde courba le genou.

— Je commande à plus d’hommes armés qu’il n’y a de feuilles dans toutes les forêts, et j’ai, dans mes coffres, plus de perles qu’il n’y a d’étoiles au ciel. Voulez-vous, ô princesse, régner sur mes peuples et vous parer de mes perles ?

— Qu’a-t-il dit ? demanda la princesse.

À son tour le fils du roi de Mataquin s’agenouilla.

— Quoique jeune encore, j’ai vaincu dans les tournois les plus illustres preux, et, d’un seul coup d’épée, j’ai tranché les cent têtes d’une tarasque qui dévorait tous les nouveau-nés et toutes les vierges de mon royaume. Ô princesse, voulez-vous partager ma gloire qui grandira encore ?

— Il a parlé si bas, dit la princesse, que je ne l’ai pas entendu.

Et d’autres princes, après l’héritier de Trébizonde et l’héritier de Mataquin, vantèrent leur puissance, leur richesse, leur gloire ; il vint ensuite, s’inclinant avec de tendres paroles, des poètes qui jouaient de la guitare comme un séraphin de la harpe, des chevaliers qui avaient défendu l’honneur des dames dans les plus périlleux combats, de jeunes pages aussi, tremblants, roses de pudeur, dont la lèvre frémissait dans l’espérance d’un baiser. Mais la Belle au cœur de neige :

— Que veulent tous ces gens-là ? Qu’on les prie de sortir ; je ne saurais endurer plus longtemps leur bavardage, et j’ai hâte d’être seule pour me regarder dans mon miroir.

— Ah ! ma fille, ma fille, dit la nourrice, crains d’irriter les bonnes fées !

Alors s’avança un rustaud, très hideux de sa personne, contrefait, boiteux à cause du poids de sa bosse. Les courtisans, qui étaient au pied du trône, voulurent l’écarter, se moquant de ce paysan qui se mêlait de prétendre à la main d’une royale personne. Lui, cependant, continua d’approcher, et, d’une baguette qu’il avait dans la main, toucha le corsage de l’indifférente enfant. « Ah ! que je l’aime ! » s’écria-t-elle, sentant tout son être s’allumer et fondre en tendresse. Vous pensez l’émoi qui s’ensuivit ! Mais un roi n’a que sa parole ; le père de la princesse dut la laisser aller avec le méchant bûcheron vers la forêt mal famée ; elle y vécut fort malheureuse, car son amour ne l’aveuglait pas au point de lui cacher combien en était indigne celui qui l’avait inspiré ; et ce fut le châtiment de la Belle au cœur de neige.