Les Oiseaux bleus/Les Deux Marguerites

Victor-Havard (p. 259-270).

LES DEUX MARGUERITES

I

Lambert et Landry, qui n’étaient point heureux dans leur famille, étant fils de très pauvres gens, résolurent de s’en aller à travers le monde, afin de chercher fortune. Ce fut par une matinée de printemps qu’ils se mirent en chemin. Landry avait quinze ans. Lambert en avait seize ; ils étaient donc bien jeunes pour vagabonder de la sorte ; avec beaucoup d’espoir, ils avaient un peu d’inquiétude. Mais ils furent singulièrement réconfortés par une aventure qui leur échut dès le commencement du voyage.

Comme ils longeaient la lisière d’un petit bois, une dame vint à leur rencontre ; elle était toute parée de fleurs ; des boutons d’or et des pimprenelles riaient dans ses cheveux, les volubilis dont s’enguirlandait sa robe tombaient jusqu’à ses mignons souliers de mousse pareille à du velours vert ; ses lèvres ressemblaient à une églantine, ses yeux à des bleuets. Chaque fois qu’elle bougeait, des papillons s’envolaient d’elle dans un éparpillement de rosée. Et il n’était pas surprenant qu’il en fût ainsi, puisque c’était la fée Primevère, que l’on voit, dès l’avril, passer avec une chanson dans les bois reverdis et par les prés refleurissants.

— Çà, dit-elle aux deux frères, puisque vous partez pour un long voyage, je veux faire à chacun de vous un don. Landry, reçois cette marguerite, et, toi, Lambert, une marguerite aussi. Il vous suffira d’arracher à ces fleurs un pétale et de le jeter au loin, pour éprouver à l’instant même une joie sans pareille, qui sera précisément celle que vous aurez désirée. Allez, suivez votre chemin, et tâchez de faire bon usage des présents de Primevère.

Ils remercièrent avec beaucoup de politesse cette obligeante fée, puis ils se remirent en route, aussi satisfaits que possible. Mais, arrivés en un carrefour, il y eut entre eux un désaccord : Lambert voulait aller à droite, Landry voulait aller à gauche ; si bien qu’ils convinrent, pour finir la querelle, que l’un comme l’autre agirait à sa guise, et ils se séparèrent après s’être embrassés. Peut-être chaque frère n’était-il point fâché d’être seul afin d’user plus librement du don que lui avait fait la dame habillée en fleurs.

II

En entrant dans le prochain village, Landry aperçut une jeune fille accoudée à la fenêtre, et il eut peine à retenir un cri, tant elle lui paraissait jolie ! Non, il n’avait jamais vu une aussi charmante personne ; même il n’avait jamais rêvé qu’il pût en exister de pareille. Presque une enfant encore, avec des cheveux si légers et si blonds qu’on les distinguait à peine de l’air ensoleillé, elle avait le teint pâle ici et là un peu rougissant — lys au front, rose aux joues ; ses yeux s’ouvraient comme une éclosion de pervenches où luirait une perle de pluie ; il n’était pas de lèvres qui, près des siennes, n’eussent voulu être abeilles. Landry se garda bien d’hésiter ! Il arracha, jeta au loin l’un des pétales de sa marguerite : le vent n’avait pas encore emporté le frêle débris, que l’enfant de la fenêtre était dans la rue, souriant au voyageur. Ils s’en allèrent vers le bois voisin, les mains unies, se parlant bas, se disant qu’ils s’aimaient ; rien qu’à s’entendre, ils éprouvaient de telles délices, qu’ils se croyaient dans le paradis. Et ils connurent beaucoup de moments pareils à ce premier moment, beaucoup de jours aussi doux que ce premier jour. C’eût été le bonheur sans fin, si l’enfant n’avait trépassé un soir d’automne, pendant que les feuilles flétries, envolées dans la bise, heurtaient à petits coups les vitres, comme les doigts légers de la mort qui passe. Landry pleura pendant longtemps ; mais les larmes n’aveuglent pas si bien que l’on ne puisse regarder au travers : une fois, il vit une belle passante, vêtue de satin d’or, les yeux hardis, la lèvre folle ; et, jetant au vent un pétale encore, il partit avec elle. Dès lors, insoucieux, demandant à chaque heure d’être une joie et à chaque joie de ne durer qu’une heure, épris sans relâche de ce qui charme, affole, extasie, il dépensa les jours et les nuits, sans compter, dans tous les rires et dans tous les baisers. La brise trouvait à peine le temps de remuer les branches des rosiers et de soulever les voilettes des femmes, étant toujours occupée à emporter les pétales de la marguerite.

III

La conduite de Lambert fut tout à fait différente. C’était un jeune garçon économe, incapable de gaspiller son trésor. Dès qu’il se trouva seul sur le chemin, il se fit à lui-même la promesse de ménager le présent de la fée. Car, enfin, si nombreux que fussent les fleurons de la corolle, un jour viendrait où il n’y en aurait plus, s’il les arrachait à tout propos. La prudence exigeait de les réserver pour l’avenir ; en agissant de la sorte il se conformerait certainement aux intentions de Primevère. Dans la première ville où il passa, il acheta une petite boîte très solide, fermant à clé ; c’est là dedans qu’il mit la fleur, résolu à ne jamais la regarder ; il voulait éviter les tentations. Il n’aurait pas commis la faute, lui, de lever les yeux vers les jeunes filles des fenêtres, ou de suivre les belles passantes, aux regards allumés, aux lèvres folles. Raisonnable, méthodique, s’inquiétant des choses sérieuses, il se fit marchand, gagna de grosses sommes. Il n’avait que du mépris pour ces étourdis qui passent le temps en fêtes, sans avoir souci du lendemain ; quand l’occasion s’en présentait, il ne manquait pas de leur faire de belles semonces. Aussi était-il fort considéré par les honnêtes gens ; on s’accordait à le louer, à l’offrir en exemple. Et il continuait de s’enrichir, travaillant du matin au soir. À vrai dire, il n’était pas heureux comme il eût voulu l’être ; il songeait, malgré lui, aux joies qu’il se refusait. Il n’aurait eu qu’à ouvrir la petite boîte, qu’à jeter un pétale au vent, pour aimer, pour être aimé ! Mais il refrénait tout de suite ces velléités dangereuses. Il avait le temps ! Il connaîtrait la joie, plus tard. Il serait bien avancé, quand sa marguerite serait dépouillée ? « Patience ! ne nous pressons pas ! » Il ne risquait rien à attendre, puisque la fleur était en sûreté, dans la boite. La brise, en rôdant autour de lui, avait beau murmurer : « Jette-moi un pétale, jette, afin que je l’emporte et que tu souries ! » Il faisait la sourde oreille ; et le vent s’en allait remuer les branches des rosiers et taquiner sur la joue des jeunes femmes la dentelle des voilettes.

IV

Or, après beaucoup, beaucoup d’années, il arriva un jour que Lambert, en visitant ses propriétés, rencontra dans la campagne un homme assez mal vêtu qui longeait un champ de luzerne.

— Eh ! dit-il, que vois-je ? N’est-ce pas toi, Landry, mon frère ?

— C’est bien moi, répondit l’autre.

— Dans quel fâcheux état je te retrouve ! Tout me porte à croire que tu as fait un mauvais usage du don de Primevère.

— Hélas ! soupira Landry, j’ai peut-être jeté trop vite tous les pétales au vent. Pourtant, quoique un peu triste, je ne me repens pas de mon imprudence. J’ai eu tant de joies, mon frère !

— Cela te fait une belle jambe ! Si tu avais été aussi circonspect que moi, tu n’en serais pas réduit à de stériles regrets. Car, apprends-le, je n’ai qu’un geste à faire pour goûter tous les plaisirs dont tu es sevré.

— Est-il possible ?

— Sans doute, puisque j’ai gardé intact le présent de la fée. Ah ! ah ! je puis me donner du bon temps, si je veux. Voilà ce que c’est que d’avoir de l’économie.

— Quoi ! intact, vraiment ?

— Regarde plutôt, dit Lambert en ouvrant la boîte qu’il avait tirée de sa poche.

Mais il devint très pâle, car au lieu de la fraîche marguerite épanouie, il n’avait sous les yeux qu’un petit tas grisâtre de poussière, pareil à une pincée de cendre tumulaire.

— Oh ! s’écria-t-il avec rage, maudite soit la méchante fée qui s’est jouée de moi !

Alors, une jeune dame, toute habillée de fleurs, sortit d’un buisson de la route :

— Je ne me suis pas jouée de toi, dit-elle, ni de ton frère ; et il est temps de vous expliquer les choses. Les deux marguerites n’étaient pas des fleurs en effet, c’étaient vos jeunesses elles-mêmes ; ta jeunesse, Landry, que tu as jetée à tous les vents du caprice ; ta jeunesse, Lambert, que tu as laissée se flétrir, sans en faire usage, dans ton cœur toujours clos ; et tu n’as même pas ce qui reste à ton frère : le souvenir en fleur de l’avoir effeuillée !