Les Ogresses (Paul Arène)/Les sirènes

Charpentier (p. 341-348).

LES SIRÈNES


Rien n’est plus doux, un jour de pluie et de solitude désœuvrée, que de découvrir, à la dernière étagère de quelque vieille armoire, un vieux livre, surtout si ce vieux livre écrit en latin traite des choses de la nature et a pour auteur le très savant Rondelet (Guillaume), professeur à l’École de Montpellier, ami de Rabelais, et immortalisé par lui sous le nom de Rondibilis. Mais où la joie n’a plus de bornes, c’est quand on rencontre en marge de l’imprimé une belle note manuscrite comme celle qui s’étalait à la page 214 de mon édition princeps — disparue hélas ! — de l’Histoire des poissons, à côté d’un remarquable portrait de sirène, et d’une autre gravure sur bois qui représentait un Évêque de mer plongé dans l’eau jusqu’à mi-corps, la figure aquatique et vénérable sous sa grande mitre d’écailles, et apaisant les flots en courroux d’une bénédiction de sa nageoire droite tandis que sa nageoire gauche porte la crosse faite d’un bizarre corail. Car le bon Rondelet, tout en cataloguant avec beaucoup de pittoresque et une exactitude scientifique, étonnante pour le siècle où il vivait, les habitants des mers qui existent réellement, ne dédaignait pas à l’occasion de décrire, en termes il est vrai dubitatifs et ironiques, un certain nombre d’êtres fabuleux tels que ces Sirènes et Évêques dont la réalité, malheureusement, ne fut jamais bien constatée.

Voici néanmoins ce que disait, à propos des sirènes, la note en question rédigée dans un latin pompeux et soigneusement calligraphiée par quelque contemporain ami du merveilleux qui désirait compléter sur la matière les renseignements un peu succincts de l’ichtyologue languedocien. Nous nous contentons de la traduire, aussi fidèlement du moins qu’on peut le faire, de souvenir, et sans avoir le texte précis sous les yeux.

— Des moines qui vivent en cultivant de leurs mains un îlot rocheux, non loin des côtes, me racontèrent comme aventure véridique qu’un certain automne les courants avaient poussé, sur les récifs dont le couvent est enserré, une grande barque à l’abandon au-dessus de laquelle une nuée d’oiseaux rapaces tourbillonnait pendant que tout autour, bien que partout ailleurs la mer fût paisible, les flots paraissaient soulevés et tempétueux à cause de l’innombrable quantité de marsouins, requins, poissons-scie, poissons-porte-épée, et autres monstres qui, le groin en l’air, se pressaient dans son sillage.

Une odeur infecte s’élevait de la barque. Lorsque les moines l’eurent abordée, ils reculèrent aussitôt, épouvantés par le spectacle qui se présentait à leurs yeux. De l’avant à l’arrière, le pont était noir d’une boue sanglante, et dans ce sang, pareils à des naufragés dans le limon d’une plage, gisaient quantité de cadavres tous couverts d’horribles et larges blessures, et tous gardant, la hache au poing, les attitudes d’un combat tragique. Des tonneaux éventrés laissaient encore couler du vin ; et contraste étrange, à côté du mât, au milieu de ce théâtre de meurtre et d’orgie, il y avait une cuve d’un marbre rare, remplie jusqu’au bord d’eau limpide, où se reflétait l’azur du ciel.

L’idée qui vint naturellement à chacun fut celle d’un équipage massacré et d’une cargaison mise à sac par des pirates.

Mais il fallut abandonner cette supposition première lorsque, descendus dans l’entrepont, on vit que nulle part il ne s’y montrait la moindre trace de pillage. Tout au contraire regorgeait des plus admirables richesses : or, argent, diamants, perles, épices, bois précieux, sans compter les étoffes, les idoles et les plumes d’oiseaux inconnus que les navigateurs ont coutume de placer dans leurs maisons comme témoignage et trophée d’un voyage aux pays nouveaux…

Certes jamais personne n’aurait eu l’explication du drame épouvantable qui s’était passé là, si — tandis que les moines s’occupaient chrétiennement, les uns à enlever les morts pour les ensevelir en terre sainte, les autres à transporter dans le trésor du couvent, devenu riche tout à coup ! le butin de la miraculeuse épave — ils n’avaient découvert, tapi derrière un coffre, respirant encore mais à demi-mort d’épuisement et de terreur, un garçonnet qui, lorsqu’il fut revenu à lui, déclara être le mousse du bord et fit, naïvement le récit des choses surprenantes qu’il avait vues.

Or, ce qui suit est la relation du mousse :

« Après plusieurs années de navigation, chargés à couler et rapportant des lingots plein la cale à la place des cailloux de gave qu’en partant on avait pris pour lest, nous commencions à songer au retour dans le port natal, qui est un petit village de pêcheurs sur les confins de l’Espagne et des provinces basques, lorsque nous fûmes assaillis par un tourbillon de tempête qui, pendant plusieurs jours, nous égara. De sorte que, le calme revenu, notre barque se trouvait sous un ciel dont le capitaine et le pilote ne connaissaient pas les étoiles.

« Nous allâmes ainsi longtemps à l’aventure, rencontrant des terres et des îles où ne se montrait âme qui vive, mais où nous pouvions faire provision d’eau, de fruits et même, en chassant, de viande fraîche. Puis nous ne vîmes plus îles ni terres, si bien qu’à la fin tout le monde était inquiet et triste, parce qu’on ne savait pas la route et que les vivres diminuaient. Un matin, l’homme de veille rapporta qu’au lever du jour il avait entrevu deux gros poissons qui se jouaient à l’arrière du navire, et tout le monde fut content parce que le capitaine dit que cela indiquait le voisinage d’une côte.

« En attendant on tendit des lignes dans l’espoir que les gros poissons reviendraient et qu’ils s’y prendraient. Les poissons revinrent, en effet, mais ils ne se prirent pas aux lignes ; et la troisième nuit, au lieu de lignes, on mit des filets.

« Cette fois la pêche réussit mieux lorsqu’on vint, au réveil, pour relever les filets, il se trouva qu’ils étaient très lourds et qu’ils contenaient les deux gros poissons reluisant à travers les mailles comme de l’argent et de l’or L’argent, c’était leur corps couleur de perle et l’or, c’était leur chevelure car, croyant prendre deux poissons nous avions pris deux Sirènes qu’on appelle aussi femmes de mer.

« Les vieux matelots parlaient de les manger, montrant leurs cuisses de poissons recouvertes de fines écailles. Mais les jeunes ne voulaient pas et faisaient remarquer que pour le reste elles étaient en tout semblables à des femmes. Alors le capitaine ordonna de monter sur le pont une grande cuve que vous avez vue et qui provenait du pillage d’un temple chez les Indiens païens, puis, l’ayant remplie d’eau, on mit les sirènes dedans.

« Les sirènes ne parlaient ni ne se plaignaient. Elles nageaient languissamment, s’appuyant parfois contre le bord pour caresser du revers de la main les meurtrissures dont les nœuds du filet avaient marqué leurs bras et leurs bustes ; et elles étaient si belles ainsi, nues et cambrées sur l’eau avec ces cheveux brillants, ces yeux vert de mer et ces dents chatoyantes comme la nacre et qui semblaient perpétuellement sourire, que l’équipage, y compris ceux qui voulaient les manger d’abord, en fut bientôt tout affolé.

« Le jour les hommes s’évitaient, et chaque nuit c’étaient des querelles entre matelots qui montaient en cachette sur le pont pour parler à voix basse aux sirènes. Le capitaine, jaloux et voulant sans doute garder les femmes de mer pour lui seul, fit placer près d’elles une sentinelle. Mais on désarma la sentinelle et le capitaine fut tué.

« J’entendis alors l’aînée des sirènes dire à la cadette, car il y en avait une toute mignonne et ne paraissant guère que douze ans : — Rassure-toi, petite sœur, et, quoi qu’il arrive, feins de dormir ; l’heure n’est pas loin où nous pourrons regagner la mer à la nage…

« Je compris bientôt le sens terrible de ces paroles. Tant que dura l’après-midi, l’équipage ne fit que boire et le navire ne gouvernait plus. Mais ce fut le coucher du soleil qui donna le signal de la bataille. Ivres de je ne sais quelle ivresse, des hommes la veille amis et frères se massacrèrent toute la nuit, et, du coin où je m’étais caché, toute la nuit, j’entendis le sang mêlé au vin tomber en filets dans la mer.

« Bientôt il se fit un grand silence, et les sirènes se mirent à chanter.

« Puis l’aurore apparut à l’horizon, colorant une moitié du cercle immense où se rejoignent le ciel et les vagues, et, seul vivant sur le bateau, je vis ou crus voir ainsi que dans un rêve, les femmes de mer, les Sirènes, leur corps éclaboussé d’une rouge pluie de corail, traverser d’un bond le pont du navire, et se précipiter frissonnantes d’horreur dans les profondeurs de l’eau bleue… »

— Or, ajoutait la note du naïf commentateur dont je me rappelle textuellement la phrase finale, ce qui prouve combien le péché fait irrésistible aux humains l’attrait de ces étranges et sans doute diaboliques créatures, c’est que, ayant achevé son récit, le mousse se prit à pleurer ; et comme on lui demandait pourquoi il pleurait, il répondit : — « Je pleure, et désormais pleurerai toujours, parce qu’avant de plonger sous les flots, la plus jeune Sirène m’a regardé, et que je ne puis me consoler d’elle ! »