Les Ogresses (Paul Arène)/Les poissons rouges

Charpentier (p. 53-60).

LES POISSONS ROUGES


Il faut que je te la raconte, mon cher Armand Silvestre, cette histoire des poissons rouges à la condition pourtant que tu me permettras, au préalable, d’invoquer une de tes Muses. Non pas celle qui, vêtue du péplos à plis droits, et tenant en mains la lyre d’or, sut t’inspirer tant de beaux vers passionnes et mélancoliques, mais l’autre, ta muse numéro deux, déité avenante et grassouillette dont la lèvre toujours prête au rire s’égaie parfois en propos salés.

Voilà qui est fait ; commençons !

Elle est véridique, mon histoire, et remonte à l’époque heureuse où notre jeunesse attendait sous les lilas du Luxembourg la tombée des cailles rôties.

Fanatiques de la rive gauche, Paris finissait pour nous au pont Saint-Michel. Tout ce qui était par delà la Seine passait à nos yeux pour une contrée périlleuse et mal explorée que nous eussions volontiers représentée par un de ces grands espaces blancs des anciennes cartes d’Afrique, où, pour unique renseignement, la main enrayée du géographe écrivait en latin : « Là sont les lions. »

On se décidait cependant à passer l’eau, deux ou trois fois par an, lorsque un ami que j’appellerai Gaëtan donnait une fête.

Gaëtan était notre aîné ; sa barbe grisonnait déjà, mais son esprit gardait vingt ans.

Il habitait rue de Douai un petit hôtel contigu à celui de Francisque Sarcey, et n’avait d’autre souci que de dépenser galamment, dans le milieu d’art qui lui plaisait, les revenus d’une modeste fortune gagnée en Égypte.

Monselet, Carjat, Pothey, étaient des nôtres, et aussi le bon René d’Infreville, âme exquise envolée trop tôt !

Les bonnes soirées qu’on a vécues là, buvant, chantant, disant des vers dans le salon aux divans turcs, tendu d’étoffes orientales, sauf, quand passé minuit les voisins se plaignaient, à continuer la fête dans la cave.

Une cave peinte, s’il te plaît ! ornée de fresques comme la cave de Chinon, où les murs étaient sourds et les meubles incassables, Gaëtan, homme hospitalier et pratique, ne négligeant rien de ce qui pouvait servir au bien-être de ses invités.

Nous nous adjoignions parfois, pour aller chez Gaëtan, quelques camarades du sexe ennemi choisies parmi les dernières bonnes filles existant encore aux environs du bal Bullier.

C’est ainsi qu’un soir l’un de nous amena la douce Angéline.

Délicieuse à voir, Angéline, avec son teint de fleur, ses cheveux fins et fous qui lui donnaient l’air d’une rose ébouriffée mais plus délicieuse à entendre, car sa bouche, pareille à celle de la princesse du conte, d’où s’égrènent perles et rubis, ne s’ouvrait guère que pour laisser tomber des aperçus d’une ingénuité idéale.

De quel astre blanc, par le chemin de quel rayon était descendue sur terre cette lunatique personne ? Je me le demande ! Elle ignorait absolument les choses de ce monde, et marchait à travers la vie, souriante et extasiée comme un Pierrot de pantomime.

Nous nous amusions entre nous de la surprise doucement comique de ses yeux pareils à d’inquiètes pervenches. Elle, sans ombre de soupçon, acceptait les plus énormes fumisteries, croyant tout ce qu’on lui disait, et s’expliquant tout par ces simples mots « T’épatant ! » prononcés de sa voix toujours enfantine et zézayante.

Donc Angéline était là un soir de souper, multipliant les « t’épatant ! » et fort impressionnée d’un tel luxe, dont n’avaient pu lui donner qu’une vague idée les quelques chambrettes d’étudiants distraitement traversées par elle.

Mais rien, désormais, ne l’étonnait plus dans cette peu sardanapalesque garçonnière qui, à travers les mirages de deux ou trois verres de champagne, lui semblait un palais féerique. Et, confiante, elle se laissait raconter, par son voisin de table, qu’au dessert le toit s’ouvrirait, laissant pleuvoir sur les convives une averse de pièces d’or et de roses.

Après le souper, on passa au salon. Un poète se mit à réciter des vers. « T’épatant ! » disait Angéline.

Il faut savoir que l’ami Gaëtan avait sur le confort des idées très particulières. Par exemple, il ne comprenait pas que, par dédain ou par oubli, les architectes dans leurs constructions négligeassent certain réduit, mais comment dire ? eh ! ma foi, oui, certain réduit où les rois eux-mêmes vont à pied. — Pourquoi, s’écriait-il avec une éloquence convaincue, faire un cachot étroit et noir de l’endroit qui devrait au contraire être embelli et égayé par tous les raffinements de l’art ? N’est-ce pas là que les plus fous méditent au moins quelques minutes dans leur journée ? N’est-ce pas là que les plus dispersés se retrouvent et se résument ?

Aussi fallait-il voir l’installation du réduit en question chez Gaëtan ! Un plafond à jours, un pavé de marbre, le meuble principal fait d’onyx veiné s’évasant en courbe élégante et, tout autour de la salle spacieuse et claire, un vaste aquarium à hauteur d’appui ou plutôt, à demi-voilée par le feuillage découpé de plantes vertes en rangée, une rivière aux murs de cristal, pleine d’eau courante, où, jetant des reflets de métal et de pierreries, se jouaient d’énormes cyprins.

Ces cyprins, collection unique rassemblée à grand prix dans les quatre parties du monde, étaient l’orgueil de Gaëtan. Il passait avec eux des heures. Et, sûr qu’ils seraient admirés, rien ne lui était plus agréable que de voir un visiteur, un ami, se glisser discrètement vers la pièce où il les logeait.

Le hasard malicieux voulut qu’au courant de la soirée, le peintre Émile sortant, la douce Angéline s’apprêtant à entrer, tous deux et nez à nez se rencontrassent dans l’entrebâillement de la porte.

Éblouie par les somptuosités du lieu, Angéline d’abord crut s’être trompée. Mais le peintre lui dit :

— « C’est bien là !

— T’épatant !… » s’écria la douce Angéline.

Voilà la conversation engagée. Tout émue, fort intéressée, Angéline se fait expliquer le pourquoi des choses. Elle admire le plafond à jours, le pavé de marbre, les proportions vraiment consulaires de la chaise curule en onyx. Mais les cyprins surtout l’étonnent. — Quelle drôle d’idée avait eu ce Gaëtan ? Dans quel dessein avait-il rassemblé là tant de poissons ?

— « Eh ! quoi vous ne savez donc pas ? Mais c’est une mode nouvelle, une méthode originale que Gaëtan a rapportée de chez les Turcs. »

Je n’oserais pas te répéter, et d’ailleurs tu le devineras tout à l’heure, mon cher Silvestre, pour quel usage facétieux, s’inspirant d’un chapitre célèbre de Rabelais, Émile, sans pitié pour l’âme ingénue d’Angéline, Émile, mystificateur comme le sont les peintres, désigna tous ces cyprins d’Inde et de Chine, lesquels, innocemment, sans se douter du destin tragique qui les menaçait, continuaient à évoluer aux lueurs du gaz dans l’eau transparente.

On était toujours dans le salon et le poète récitait toujours ses vers au milieu d’une inattention sympathique. Le peintre Émile, rentré sans bruit, avait repris place sur le divan. Chant cinquième ! annonçait le poète implacable.

Soudain la porte s’ouvre, Angéline entre en coup de vent, les yeux plus grands, les cheveux plus fous que jamais ; et secouant sur l’auditoire les dentelles et les rubans de son bras droit qui ruisselait :

— Ah ! mais non, s’écrie-t-elle, ah ! mais non. Ce n’est pas commode du tout de se… brosser les dents avec des poissons rouges !

On se lève, on se précipite.

— « Mes cyprins ! » soupire Gaëtan qui, sans bien comprendre, flaire un malheur.

Plus de cyprins !

Sur les perfides indications d’Émile, la douce Angéline, curieuse comme toutes les filles d’Ève, n’avait pu se défendre d’essayer.

Bravement, manches retroussées, avec la ténacité de l’idée fixe, elle était venue à bout de les pêcher presque tous.

Quelques-uns effarés, cognant la vitre du museau, s’entrecroisaient dans l’eau agitée d’un dernier remous de tempête.

D’autres, déplorablement, gisaient sur le pavé de marbre, palpitant et pareils à des lingots d’or pourpre. Gaëtan avec soin les remettait dans le vivier, espérant les faire revivre. Mais combien, hélas ! au cours de la paradoxale expérience obstinément poursuivie un quart d’heure durant par la trop crédule Angéline, avaient disparu, engloutis pour toujours tout au fond du trou noir ouvert dans l’onyx ainsi qu’un insondable et dévorateur barathre !

Gaëtan jurait tous les dieux. « T’épatant ! » murmurait la douce Angéline stupéfaite du trouble jeté parmi nous par un fait en somme aussi simple. Quant au peintre Émile, auteur du désastre, tu penses bien, mon cher Silvestre, qu’il avait prudemment disparu.