Bulletin de la Société d'études des Hautes-Alpes, 50e année , 5e série (p. 464-466).

Les Nymphes

J’avais devant moi une chaîne de belles montagnes s’étalant en amphithéâtre ; une forêt jeune et verte les couvrait du haut en bas.

Transparent, bleuissait au dessus de nos têtes un ciel du midi. De là-haut, le soleil jouait de ses rayons ; en bas, a demi cachés par l’herbe, babillaient les ruisseaux agiles.

Et je me souvins d’une vieille légende.

Au premier siècle de l’ère chrétienne, un bateau grec naviguait sur la Mer égéenne.

Il était midi. par temps calme. Et soudain, au-dessus de la tête du pilote, une voix venant des hauteurs prononça distinctement ces mots : « Lorsque tu passeras devant l’île, proclame à haute voix : Le Grand Pan est mort ! »

Le pilote fut surpris, il eut peur ; mais, quand son bateau courut le long de l’ile, il obéit, il clama : « Le Grand Pan est mort ! »

Et à l’instant même, en réponse à son cri, sur toute l’étendue de la rive (or l’île était inhabitée) des sanglots éclatèrent au loin, des gémissements, des exclamations qui se prolongeaient pitoyables : « mort ! Le Grand Pan est mort ! »


Je me souvins de cette légende, et il me vint une étrange pensée : « Et si je poussais le même cri ? »

Mais, entouré que j’étais de ce spectacle de joie, je ne pouvais penser à la mort, et de toutes mes forces je criai : « Il est ressuscité ! Le Grand Pan est ressuscité ! »

Et sur le champ, ô merveille ! en réponse au cri de mon cœur, sur tout le pourtour du vaste amphithéâtre, à l’unisson, roula un seul rire, montèrent des rumeurs joyeuses et des applaudissements. Un tumulte de jeunes voix se leva : « Il est ressuscité, Pan est ressuscité ! »

Devant moi, là-bas, au loin, soudain tout se prit à rire, d’un rire plus éclatant que, là-haut, le soleil, plus folàtre que le gazouillis des ruisseaux sous l’herbe. On entendit la cadence de pas légers et précipités qui se hâtaient. À travers les halliers verdoyants, apparut un instant la blancheur marmoréenne de tuniques flottantes et le chaud carmin de chairs nues. C’étaient les nymphes, les nymphes et les dryades, et les bacchantes, qui, des hauteurs, descendaient dans la plaine. Aux lisières de tous les bois, elles apparurent ensemble.

Les boucles ondulent sur leurs têtes divines ; leurs bras harmonieux élèvent des couronnes et des cymbales *, et des éclats de rire, rire olympien, courent et roulent avec elles.

Les précédant toutes, s’avance la déesse. De toutes la plus grande, la plus belle, le carquois aux épaules, l’arc à la main, sur sa haute coiffure, le croissant argenté de la lune…

Diane, c’est toi ?

Mais soudain la déesse s’arrêta… et toutes les nymphes avec elles. Leur rire sonore se tut. Je vis le visage subitement figé de la déesse se couvrir d’une pâleur mortelle, je vis ses jambes se pétrifier et, sous l’effet d’une terreur inexprimable, s’ouvrir sa bouche, s’agrandir ses yeux qui fixement regardaient au loin. Qu’avait-elle aperçu ? Que regardait-elle ?

Je me tournai du côté où elle regardait. Juste au bord du ciel, à l’horizon, au-delà de la ligne basse des champs, un point brillait : une croix d’or sur le blanc clocher d’une église. C’était cette croix qu’avait aperçue la déesse.

J’entendis derrière moi un long soupir, entrecoupé, on eût dit la vibration d’une corde brisée ; et, quand je me retournai, de nymphes déjà plus de trace… Comme auparavant la vaste forêt verdoyait toute entière. Pourtant, çà et là, à travers le réseau serré des branches, apparaissaient et s’évanouissaient aussitôt on ne sait quelles blancheurs. Étaient-ce les tuniques des nymphes, étaient-ce les vapeurs qui s’élevaient du fond des vallées ? Je ne sais.

Mais combien je regrettais les déesses disparues !


Décembre 1878.