A. Lemerle (1p. 274-310).


Une soirée chez lady Glenmour.


Lady Glenmour, continua le chevalier De Profundis, recevait deux fois par semaine à son château de Ville-d’Avray, le mercredi et le samedi. Le samedi était destiné aux réceptions d’apparat. Ce jour-là les gens des cottages et des châteaux voisins composaient le personnel exclusivement aristocratique de la soirée. On arrivait à travers les parcs ombreux et les chemins sablés en élégants équipages. Les femmes étaient en grande toilette, malgré leur prétention à la vie champêtre qu’elles étaient censées être venues goûter au milieu des bois de Meudon, de Satory, de Viroflay et de Versailles. Elles penseraient à la nature dès leur retour à Paris. Nous dirions volontiers que l’ennui le plus opaque régnait dans ces réunions du samedi chez lady Glenmour, si en disant cela l’on disait quelque chose de nouveau ; mais chacun sait que l’ennui fait partie de l’existence de ces riches qu’on envie tant. Ils sont, du reste, les premiers à le savoir. Leur ôter cette douleur, ce serait les priver d’une habitude. Il est convenu qu’ils doivent s’ennuyer par position sociale. Condamnés à l’inaction, à la réserve, à la circonspection, au silence, ils acceptent l’ennui, fruit naturel de toutes ces inerties, comme on accepte le jus quand on accepte le citron.

Les mercredis de lady Glenmour étaient encore moins gais que ses samedis, mais ils offraient une autre physionomie. Jeune et brillante, lady Glenmour tenait beaucoup à ne pas gâter ses galeries du samedi par l’adjonction des infirmités sociales du voisinage. Elle avait fait un choix d’hommes et de femmes qu’elle croyait judicieux. Elle gardait les mercredis pour ceux qu’elle n’osait pas appeler à ses samedis ; c’est-à-dire les vieilles marquises qui éternuent, qui toussent, qui se mouchent à perpétuité ; respectables femmes qui ont les maladies de l’enfance sans en avoir les grâces. Étaient exclues encore des samedis celles qui portent des bonnets monstrueux, fleuris comme des jardinières, des turbans rouges sur lesquels on bâtirait un phare, des châles verts semés d’oiseaux jaunes de grandeur naturelle ; celles aussi qui montrent toujours à double original les attraits qu’elles n’ont plus, ou plus perfidement encore les attraits qui leur restent.

Quoiqu’une certaine habileté, on le suppose, eût présidé au triage de lady Glenmour, elle ne fut pas assez adroite — Et qui l’eût été assez ? — pour empêcher certaines femmes de découvrir sa manière de composer ses réunions. Naturellement ce furent les exilées du samedi qui s’en aperçurent ; deux surtout se sentirent si outrageusement blessées, qu’elles promirent, qu’elles jurèrent de se venger. Le serment était inutile.

Elles débutèrent ainsi : le premier samedi qui suivit leur découverte, et précisément, ce fut celui où lord Glenmour s’apprêtait à partir pour Londres, elles se rendirent l’une et l’autre chez lady Glenmour, absolument comme si elles eussent été invitées.

La comtesse de Boulac arriva la première, tenant, comme d’usage, son griffon borgne sous son bras gauche, et appuyant son bras droit sur celui de son cavalier habituel, M. Beaurémy.

Quand lady Glenmour, au milieu de son monde d’élite, de sa cour du samedi, entendit annoncer la comtesse de Boulac, elle crut que le domestique se trompait. Madame de Boulac entra. À peine était-elle assise, que le domestique jetait le nom de madame la comtesse de Martinier et celui de M. Zéphirin.

Pour le coup, ceci est assurément une erreur, pensa lady Glenmour. Elle seule était dans l’erreur. Madame la comtesse de Martinier entra, cachant aussi quelque chose sous son châle ; mais ce n’était pas un chien. Quant à M. Zéphirin son cavalier, il remplissait auprès de madame de Martinier, l’emploi de M. Beaurémy auprès de la comtesse de Boulac. Mais quels emplois remplissaient-ils ? Vous le saurez après que je vous aurai dit l’étonnement peu agréable de lady Glenmour. Ce n’est pas de l’étonnement, c’est de l’effroi qu’elle aurait dû éprouver, si elle eût pu lire dans l’avenir, si elle eût connu jusqu’où irait la vengeance de ces deux vieilles femmes.

Il y a une certaine mythologie sociale qui fait croire aux jeunes gens, laids ou beaux, niais ou spirituels, mais surtout aux jeunes gens pauvres et paresseux, qu’ils trouveront un jour sur leur chemin de vieilles comtesses, lesquelles, devenant tout-à-coup amoureuses d’eux, leur donneront tout ce qu’ils ne peuvent espérer, ni de la fortune de messieurs leurs pères, ni de l’héritage de messieurs leurs oncles. Ils arrivent jusqu’à trente-cinq ans en cherchant toujours cette comtesse fabuleuse au fond des loges de spectacles, dans les encoignures de salons, sous les arbres des Tuileries, dans le coupé des diligences, cette comtesse, grâce à laquelle ils auront bonne table, linge fin, reluisante voiture, argent copieux dans la poche. Et ensuite que le monde dise : — Vous voyez bien un tel ? il est entretenu par une vieille comtesse ! Ils laisseront dire le monde.

Quarante ans, cinquante ans arrivent, et il ne se présente pas plus de vieilles comtesses que de jeunes ; enfin, la désillusion au fond de l’âme et la goutte aux pieds, ils renoncent à posséder dans ce monde la vieille comtesse.

Eh bien ! deux jeunes gens prédestinés s’étaient rencontrés, deux jeunes gens marqués au front d’une étoile, s’étaient vus, qui avaient trouvé en chair et en os, l’une en effet très en chair, et l’autre très en os, deux vieilles comtesses véritables et très riches, ayant hôtels à Paris, châteaux hors de Paris, bonne table, beaux revenus, voitures, et pour remplir jusqu’au bout le programme, parfaitement éprises d’eux. Ces deux jeunes gens, je les ai déjà nommés. L’un c’était M. Beaurémy, l’autre M. Zéphirin.

Tels étaient les noms de ces deux êtres dignes d’envie et d’admiration, nés pour entretenir sur la terre la douce croyance qui allait s’éteindre : qu’il existe de vieilles comtesses disposées à faire le bonheur des jeunes gens déshérités de la fortune.

Ces deux dames allèrent saluer la maîtresse de la maison, et se placer ensuite à l’endroit du salon où elles pouvaient être le plus en vue, toujours suivies de près de leurs cavaliers, qui portaient l’un une ombrelle jaune, fanée, l’autre un coussin élastique, de forme circulaire, supplément de siége sur lequel madame de Martinier avait l’habitude de s’asseoir. On chuchotta beaucoup et l’on rit sous cape à l’aspect de ces deux caricatures qui s’étaient trompées de jour.

— Ici ! Monsieur Beaurémy, ici ! dit madame de Boulac à son cavalier, en s’asseyant près de madame de Martinier. Mettez-vous derrière moi, dit à son tour madame de Martinier à M. Zéphirin qui la suivait aussi.

Les deux jeunes gens s’assirent docilement derrière les deux vieilles comtesses.

Madame de Boulac avait au moins cinquante-huit ans, mais sa figure de boule-dogue de boucher, ses lèvres épatées, son triple menton, ses formes hommasses, et surtout sa mise prétentieuse et grotesque, lui prêtaient au moins soixante-cinq ans.

Madame de Martinier, de quelques années moins âgée que sa compagne, portait un turban bleu-clair, semé de paillettes d’argent. Elle était aussi maigre que son amie avait de l’embonpoint. Sa transparence aurait éveillé quelque idée de noblesse, si elle n’eût affiché des bras et une poitrine d’une maigreur télégraphique ; elle ressemblait à la famine, telle que nous la représentent les peintres symboliques du seizième siècle. Elle avait dû être jolie à l’époque de la publication d’Adolphe, par M. Benjamin Constant. Quand elle riait, ses dents de phoque se détachaient en nombre impair sur un fond violacé qui indiquait que celles qui n’existaient pas étaient vraies, et que celles qui existaient étaient fausses.

Les deux jeunes gens portaient sur leurs visages l’insignifiance absolue de leurs semblables. Il y avait en eux de l’automate, du mannequin et du martyr. Leur santé était florissante, mais ils étaient morts sous certain rapport.

Habitués à ne pas penser, à ne pas se mouvoir par eux-mêmes, ils ne parlaient plus, ils murmuraient ; ils ne riaient plus, ils souriaient ; ils ne marchaient pas, ils suivaient. Leurs regards avaient le terne de leur existence d’ombrelle ridée, de tabouret fané et d’écran déteint. Ils obéissaient au geste, au signe, à l’appel. Ils n’étaient pas malheureux puisqu’ils mangeaient bien, buvaient à leur gré, n’allaient jamais à pied et passaient leur vie de soupers en soirées et de soirées en soupers ; ils étaient plus que malheureux, ils n’étaient rien du tout. C’étaient des eunuques moraux. Et comme leurs confrères du sérail, ils enviaient et exécraient tout à la fois ceux qui étaient quelque chose par eux-mêmes, qui avaient l’énergie de la puissance et du libre arbitre. Tels s’offraient les deux jeunes gens qui avaient eu le bonheur si rare et si jalousé de rencontrer de vieilles comtesses.

— Décidément, chère amie, dit la comtesse de Boulac à madame de Martinier, trouvez-vous que les jeunes femmes que reçoit lady Glenmour soient si belles ? Prenons-les une à une, je vous prie. Voyez, par exemple, ces épaules en face de vous, et comparez-les aux miennes. Monsieur Beaurémy, je vous en fais juge… Vous êtes homme, vous ne serez pas partial.

— Je préfère les vôtres.

— Il ne s’agit pas de dire : je préfère les vôtres, mais d’expliquer sur quoi vous fondez votre préférence. Si je ne me trompe, qui dit épaules dit chair ?

— Vous avez plus de chair, madame, reprit Beaurémy, et par conséquent de plus belles épaules.

— Voilà qui est parlé. Mais taisez-vous donc ! vous, Moqueuse.

Moqueuse était le nom de la griffonne de madame de Boulac, celle qu’elle avait assise sur ses genoux et cachée sous son châle.

— Est-ce votre avis, madame de Martinier ?

— Chère amie, c’est le mien ; vos épaules sont superbes.

— Demandez aussi à M. Zéphirin si votre taille n’est pas plus fine que celle de cette autre beauté du samedi, de cette péronnelle qui se croit une Vénus deux. Monsieur Zéphirin, rendez donc justice à madame la comtesse.

— Elle est toute rendue, madame. C’est un devoir pour moi de chaque jour que de lui rendre cette justice, reprit M. Zéphirin.

— Chut ! petit vaurien.

— Mais prenez garde à mon ombrelle, monsieur Beaurémy ! Comme vous la tripottez… vous avez des mains de fer. Regardez si les fleurs de mon bonnet se maintiennent, monsieur Beaurémy.

— Oui, madame, elles se maintiennent.

— Comme vous êtes distrait, monsieur Beaurémy !

— Mais je réponds, madame, à toutes vos questions…

— Je vous dis une troisième fois que vous êtes distrait. Y a-t-il ici quelque Anglaise qui vous plaise, quelque souvenir des eaux de Bagnères ? Il vous les faut toutes, à vous monsieur de Beaurémy, vous êtes un basilic, un satyre, un faune…

— Aïe ! Aïe !, s’écria Beaurémy.

— Qu’avez-vous, monsieur Beaurémy ?

— Mais, madame la comtesse, vous venez de me pincer horriblement.

— Riez, monsieur Beaurémy, on nous observe.

— Oui, madame la comtesse, je ris.

— À la bonne heure.

— Quelle bonne idée nous avons eue, chère madame de Boulac, dit madame de Martinier, de venir ici aujourd’hui ; la leçon, je l’espère, lui profitera. A-t-on jamais vu pareille inconvenance ? Ne pas nous inviter parce que nous sommes un peu moins jeunes ! Ne dirait-on pas qu’elles sont jeunes comme des premières pousses d’artichaux pour craindre notre voisinage… Monsieur Zéphirin, se reprit la comtesse de Martinier, voyez si mon coussin élastique est bien d’aplomb.

— Il déborde un peu, madame la comtesse.

— Faut-il me lever pour que vous me l’arrangiez ?

— Silence ! dit madame de Boulac.

Lady Glenmour s’approchait de ces deux dames.

— Que je suis heureuse de vous voir, dit-elle aux deux vieilles comtesses.

— Et nous, madame.

— C’est une charmante surprise.

— Une idée que nous avons eue, madame de Martinier et moi.

— Ayez-en beaucoup ainsi, mesdames.

Lady Glenmour quitta ces dames pour aborder d’autres groupes.

— Comment trouvez-vous la milady ? demanda madame de Martinier à madame de Boulac.

— Bien pâlotte.

— Elle n’embellit pas, reprit madame de Martinier.

— Eh ! mon Dieu non.

— N’est-ce pas, monsieur Beaurémy, qu’elle n’embellit pas ?

— Je suis de votre avis, madame. Lady Glenmour devient de jour en jour plus belle, plus jolie…

— Que dites-vous ? Allons, bon ! voilà qu’il la trouve de jour en jour plus jolie. Ne voulez-vous pas aller le lui dire ?… Plus jolie !… Tout le monde est joli avec vous… Pauvre garçon !…

— Pardon, madame la comtesse, je croyais… j’aurai mal entendu…

— En rentrant, je vous dirai deux mots à l’oreille, dit tout bas la comtesse de Boulac à Beaurémy qui s’éloigna un peu de peur d’être pincé une seconde fois ; mais revenons, chère madame de Martinier, à la dédaigneuse mylady. Croyez-vous que cet ennui qu’on voit sur sa figure et sur celle de son mari soit sans cause ?

— Ah ! grand Dieu ! non.

— C’est mon opinion ; ils ne s’aiment pas.

— Ils se détestent, continua madame de Martinier ; et il n’est pas difficile de deviner pourquoi. La mylady avait sans doute en Angleterre quelque passion de cœur qu’il aura fallu quitter, en épousant par convenance mylord.

— C’est aussi ce que je pense, dit madame de Boulac. Quelque jour la bombe éclatera. Vous verrez…

— Vous savez quelque chose ! chère madame de Boulac. Parlez.

— Tantôt, en me rendant ici par le bois de Chaville, j’étais tranquillement à bayer aux corneilles à la portière de ma voiture ; un cavalier vient à passer rapidement près de moi. Le bruit attire mon attention. Je regarde ; ce cavalier criait en galopant comme un fou : « Mylady ! mylady ! que je vous aime. Oh ! que je vous aime ! »

— Diable, c’est qu’il y a tant d’Anglaises dans les environs.

— Mais j’ai reconnu le cavalier, c’était le jeune Tancrède.

— Tancrède ! Vous avez donc pris la pie au nid, ma chère madame de Boulac, s’écria dans la joie de son âme madame de Martinier. Si mon cocher, ce maudit Laubépin, ne m’avait fait prendre je ne sais quel chemin en venant, j’aurais pu voir aussi et entendre ce mignon cavalier, contant sa peine aux échos d’alentour. Il disait cela ! mais il n’y a plus rien à savoir ; la milady et Tancrède…

— Vous nommez ce cocher Laubépin ? interrompit vivement le marquis de Saint-Luc ; c’est donc celui que nous venons de voir profaner le tombeau de sa maîtresse ?

— C’est celui-là même, et sa maîtresse est cette même comtesse de Martinier qui, à cet endroit de mon récit, cause avec la comtesse de Boulac.

— Continuez, je vous prie, monsieur le chevalier.

Le chevalier reprit aussitôt :

— La comtesse de Boulac avec un ton hypocrite releva ainsi l’observation de madame de Martinier.

— Il est bien jeune, cependant pour qu’on suppose… Il est bien jeune…

— C’est plus tendre, ma chère amie.

— Son mari est bien jeune aussi.

— Elle a deux jeunes, voilà tout. Et entre nous, chère madame Boulac, ça vaut mieux que deux vieux. Zéphirin, vous dormez ?

— Non… madame… je ne dors pas…

— Je crois que monsieur Beaurémy ne dort pas, lui non plus…

— Vous dévorerez donc toujours le sexe de vos regards érotiques ?

— Non, madame, je vous écoutais.

C’est à ce moment là de la soirée que lady Glenmour dit d’un bout du salon à l’autre bout, où se trouvait le docteur Patrick :

— Docteur, savez-vous où est Tancrède ?

— Non, milady. Je l’ai déjà demandé plusieurs fois.

— Voyez-vous ! voyez-vous ! comme elle s’intéresse à lui, dit madame de Boulac à madame de Martinier.

— Quand nous ne serions venues que pour savoir ce que nous savons, chère madame de Boulac, nous n’aurions pas perdu notre temps.

— Cette femme, reprit madame de Boulac, est une coquette, et quand on est coquette et qu’on a des amants, on ne fait pas deux catégories d’invités ou bien l’on s’expose…

— À tout.

— À tout, vous l’avez dit, chère madame de Martinier.

— Puisque Tancrède n’est pas ici, reprit le docteur Patrick, je le remplacerai au piano.

— Oh ! oui, docteur ! s’écrièrent quelques jeunes personnes qui se mouraient d’envie de danser.

Le docteur Patrick se plaça aussitôt au piano et joua l’air d’une contredanse.

Un quadrille se forma.

Lady Glenmour ne perdait ni de sa langueur, ni de sa mélancolie.

— Je n’aime pas non plus cet aveugle qui danse, qui chante, qui n’a pas quarante ans, et qui a tous les cheveux blancs. Vous comprenez, chère madame de Martinier, qu’il a dû avoir des vices terribles pour devenir aveugle et blanchir de si bonne heure.

Le docteur Patrick, qui, en effet, avait à peine quarante ans, était, devenu aveugle dans la dernière campagne des Indes, qu’il avait faite comme médecin en chef du 24e régiment.

Malgré cet affreux malheur, il exerçait toujours sa profession de médecin, et il était considéré comme un homme du plus grand mérite. Il lui était seulement resté une mélancolie bien naturelle, mais une mélancolie douce qui ne l’empêchait pas de se rendre agréable aux autres. Il aimait lady Glenmour comme une sœur, quoiqu’il ne la connût que depuis qu’elle était la femme de son ami ; mais cet ami il l’avait rarement quitté. Nous avons dit comment il était devenu aveugle ; ses cheveux avaient blanchi par la réflexion et l’étude, ces deux chaux-vives de l’intelligence.

— Ce médecin ne peut pas être un médecin, reprit madame de Boulac.

— Un médecin qui ne peut pas vous voir la langue ! je vous demande un peu !

— Autre mystère, reprit madame de Boulac.

— Décidément cette maison en est pleine, ajouta madame de Martinier.

— Et que dites-vous du mari, du mylord, qu’on ne voit pas de toute une soirée, d’une soirée qui se donne chez lui ?

— Oh ! ceci est bien grave, madame de Boulac. Monsieur Zéphirin, allez me chercher un baba sur ce buffet ; prenez-le à côté du plus petit.

— Monsieur Beaurémy, allez aussi me chercher une tranche de jambon sur du pain ; et allez droit devant vous. Je vous suis du regard, libertin !

Les deux jeunes gens obéirent à l’instant même comme auraient fait deux petites filles.

— Ah ! voilà enfin le mari, le mylord, dit madame de Boulac.

— En costume de voyage ! s’écria madame de Martinier. Où va-t-il donc ?

Lord Glenmour entrait en effet au salon, et après avoir salué à droite et à gauche les invités, il alla baiser la main de lady Glenmour. Aussitôt, on l’entoura, on lui demanda s’il se disposait à partir, qu’il était en habit de voyage.

— Je pars dans une demi-heure, répondit lord Glenmour ; ma chaise de poste est déjà attelée. Mais que je ne vous dérange pas : on dansait, je crois, quand je suis entré… Patrick, mon cher Patrick, reprenez la figure. Milady, dit ensuite affectueusement lord Glenmour à sa femme, voudrait-elle me faire l’honneur de danser celle-ci avec moi ?

Lady Glenmour quitta sa place et alla se mêler avec lord Glenmour au quadrille.

— Comme ils cachent leur jeu ! dit madame de Boulac à sa charitable amie.

— Ils ont l’air de danser dans un cimetière.

Malgré la teinte de mélancolie de lady Glenmour, rien pourtant n’était gracieux comme elle et son mari, dansant sans prétention au milieu de leurs invités. Un nuage rose vint vermillonner les joues de lady Glenmour et donner un air de fête à son beau visage, ordinairement si placide. Il en fut éclairé comme un ciel d’hiver par les flammes pourprées d’une aurore boréale. Comme s’ils n’eussent pas fait partie du même quadrille, les autres danseurs et surtout les danseuses s’arrêtèrent pour admirer l’exquise élégance, la suavité des mouvements de lord Glenmour, qui pouvait bien avoir renoncé à être un Dangereux, mais qui n’avait rien perdu pour cela des séduisantes qualités qui lui avaient valu ce titre. On regardait dans une sorte de ravissement. La contredanse finit au moment où un postillon paraissait sur le seuil de la porte du salon. Lord Glenmour comprit. Il embrassa sa femme et gagna la sortie, après avoir dit au docteur Patrick, en lui serrant cordialement la main : « Je vous recommande aussi Tancrède, que j’aurais voulu voir encore une fois avant mon départ : mais il est sans doute allé se reposer de toutes ses émotions de la journée.

— Je vous accompagnerai jusqu’au perron, dit le docteur à lord Glenmour en s’appuyant sur son bras.

— Volontiers, cher docteur.

Glenmour fit signe au postillon de passer devant ; il lui ordonna de monter à cheval et de se tenir prêt à partir.

— Glenmour ! dit alors le bon docteur, ni vous ni votre femme n’êtes heureux.

— C’est la vérité, docteur, la triste vérité.

— Vous l’aimez ? pourtant…

— Beaucoup, mon ami. Dans la bouche d’un gentilhomme ce mot remplace toutes les exagérations.

— Elle vous aime aussi ?

— Non, docteur, non.

— J’en suis sûr, Glenmour.

— Si je pouvais vous croire !… Mais encore une fois, non ! Qui l’empêche de me le dire, de me le prouver, de me le dire, seulement ?

Glenmour frappa du pied avec violence.

— C’est que vous l’en empêchez…

— Allons donc ! docteur, soyons sérieux.

— Comment ne le serais-je pas, quand je m’occupe de votre bonheur ?…

— Mais alors ?…

— Répondez-moi, Glenmour, en véritable ami, c’est-à-dire sans être blessé de ma question. Êtes-vous pour elle ce que vous êtes réellement au fond ? Êtes-vous le Glenmour que je connais, que tout le monde a connu jusqu’ici, excepté lady Glenmour ?

— Mon cher Patrick, riposta vivement Glenmour, vous revenez encore, je le vois, à votre système que je n’admets pas, que je ne puis admettre ; mais si je ne m’étudiais pas constamment à être, avec lady Glenmour, l’homme aux manières pâles et réservées, aux paroles choisies, délicates, à la conduite pleine d’attentions sans cesse renouvelées au gré de ses désirs que je dois m’efforcer de prévenir, si je n’étais pas le courtisan avant d’être le mari ; l’amant soumis de préférence à l’amant passionné ; si je n’étais pas cela, mon ami, lady Glenmour éprouverait cent fois plus de froideur, d’éloignement encore pour moi. Si je n’ai pas réussi, c’est que les moyens ont été trop faibles quoique bons ; c’est que ma douceur, ma condescendance, ma flexibilité sont restées au-dessous de ma volonté…

Le docteur Patrick hocha négativement la tête.

— Vous doutez, Patrick… Ah ! si vous connaissiez comme moi de quelle manière lady Glenmour a été élevée ; si, aidé par une longue expérience des femmes de mille caractères différents, vous saviez ce qui convient au caractère de la mienne…

— Je n’ai pas une longue expérience des femmes, c’est vrai ; mais je crois qu’il en est un peu du ménage comme de la médecine : les remèdes simples, naturels, sont les meilleurs, et le meilleur de tous, souvent, est de ne rien faire…

— Nous ne nous entendons pas, docteur, si nous nous aimons bien.

— Nous verrons qui de nous deux aura raison plus tard, cher Glenmour.

— Plus tard, savez-vous, docteur, ce qui arrivera, peut-être ? C’est que nous nous serons trompés tous les deux. Il n’y avait rien à faire. Ce corps n’avait pas de place pour une âme. La beauté, la fierté, le dédain, avaient tout pris d’avance. Mais encore une fois, adieu ! cher Patrick ; veillez toujours bien sur sa santé.

— Et vous sur la vôtre, Glenmour ?

— Vous savez, acheva Glenmour en secouant les deux mains du docteur, qu’elle est forte comme mon âme de fer ; et si jamais elle faiblissait, j’irais la demander aux vents, aux tempêtes de l’Océan, à la vie dure de nos marins, au bœuf salé, au saumon sec, au porter de feu, au gin, à la mer, enfin, qu’entre nous, mon cher, je regrette autant que j’aime ma femme.

Lord Glenmour quitta le docteur, mais avant de monter dans sa chaise de poste, il se promena soucieusement devant le perron. Des craintes dont il n’osait pas s’expliquer la cause l’attachaient, le retenaient malgré lui. Deux fois il fit furtivement le tour de la maison, sous le poids de cette inquiétude vague et pourtant si réelle. Ses regards cherchèrent à saisir, derrière les jalousies à demi-fermées et le voile transparent de la soie, l’ombre de lady Glenmour. Il n’aurait pas été plus agité, plus inquiet sur le sort de sa femme, fût-il parti pour un voyage au-delà des mers. Enfin, voulant partir, voulant rester, il se jeta au fond de sa chaise de poste. Sans attendre d’ordre, le postillon fouetta, les chevaux partirent.

Les personnes restées au salon reprenaient déjà leurs places, lorsqu’on entendit un bruit confus, indistinct d’abord, qui partait de l’endroit où étaient la comtesse de Boulac, madame de Martinier et leurs deux cavaliers.

Voici la cause de cet étrange bruit. Au moment où lord Glenmour était monté en chaise de poste, ce qu’on avait appris par les claquements de fouet du postillon, l’une des deux vieilles femmes, madame de Boulac, s’était penchée sur l’autre, madame de Martinier, pour lui dire : « Voyez si la mylady aime le moins du monde son mari. Il part et elle n’est pas plus émue que les chinoiseries de sa cheminée. » Malheureusement en se penchant sur madame de Martinier, madame de Boulac avait mis en contact son chien griffon, si hargneux, avec un autre animal que madame de Martinier avait porté à la soirée caché sous son châle. Cet animal était un petit chat dont elle n’avait pas voulu se séparer en venant à Ville-d’Avray, chez lady Glenmour : si rapprochés l’un de l’autre, les deux animaux avaient, l’un aboyé, l’autre miaulé, et tous deux s’étaient appréhendés au corps avec leur acharnement naturel. Des genoux de leurs maîtresses épouvantées, ils avaient roulé en boule sur le tapis, et là un combat se livrait aux yeux de l’assemblée un peu étonnée de ce divertissement imprévu. Pour tripler le désordre, Maracaïbo, l’orang-outang, qui était resté caché dans quelque coin du salon pendant toute la soirée, vint en gambadant se mettre aussi de la partie. Saisissant Moqueuse avec une de ses mains, et le chat avec l’autre main, il les souleva de toute sa hauteur et les mit face à face. Cette agacerie les irrita, les rendit furieux. Ce ne fut plus bientôt qu’un tourbillon de coups de griffe et de dents, couronné par les ricanements aigus de Maracaïbo, auquel on ne parvenait pas à arracher, quelqu’effort qu’on fît, ses deux victimes. Il fallut que lady Glenmour, toute puissante sur lui, vint jeter son mouchoir au milieu de cet étrange tournois. Dès que l’orang-outang vit la main de sa belle maîtresse levée sur lui, il lâcha docilement le chien et le chat, et en deux bonds, exécutés sur la tête des deux vieilles comtesses, il gagna la croisée du salon qu’il franchit pour aller se cacher dans le parc.

Enfin madame de Boulac, heureuse d’avoir repris Moqueuse, et madame de Martinier, son chat, elles sortirent du salon, suivies de M. Zéphirin, qui portait le coussin élastique, et de M. Beaurémy, qui portait l’ombrelle jaune. Elles gagnèrent leurs voitures.

Cet accident burlesque mit fin à la soirée du samedi. Une demi-heure après, le salon était désert : tout était redevenu silencieux dans le château et autour du château de Ville-d’Avray. Lady Glenmour, après s’être dit, les deux mains croisées sur la poitrine et le regard désolé : — Il ne m’aime pas, il n’a pas voulu m’emmener avec lui à Londres ; il me traite avec une dignité, une politesse, une déférence qui prouvent combien il a peu de véritable affection pour moi… Attendre plus longtemps, ce serait aggraver ma déception… Après s’être dit cela, elle chercha dans son secrétaire et ; elle en tira une lettre cachetée, celle qu’une protectrice souveraine lui avait dit de lui envoyer si jamais elle était malheureuse et si elle voulait rompre son mariage. Elle savait qu’en réponse elle recevrait une autorisation immédiate de divorcer.

Lady Glenmour la tenait avec indécision, prête à sonner pour qu’on allât la jeter sur-le-champ dans la boîte aux lettres, lorsque tout-à-coup Tancrède, couvert d’une sueur rose et brûlante, entra au salon et courut à lady Glenmour en lui criant : — Mylady, je l’ai ! je l’ai ! je le tiens !

La lettre fut vivement repoussée dans le secrétaire.

— Quoi donc ? — mais comme vous êtes haletant, essoufflé ! — d’où venez-vous !

— C’est que je vais au pôle austral, d’où l’on revient peu…

— Vous reviendrez.

— Dites-moi cela, inspirez-moi cet espoir, mylady. J’ai besoin de savoir, de croire que lorsque je souffrirai du froid, de la faim, sur les grandes mers de glace, il y aura là-bas, là-bas sous une petite étoile, — tenez, celle-ci, mylady, une personne qui se souvient de moi, du pauvre Tancrède. Je n’ai ni sœur ni mère à qui raconter au retour ma joie de la revoir.

— Eh bien ! c’est à moi que vous raconterez tout, dit avec une simplicité charmante lady Glenmour.

— À vous !… ah ! oui, à vous ! dit en deux cris l’heureux Tancrède ; le premier lui était arraché par l’amour, le second avait l’accent de la réserve et de la réflexion, et par cela même il rendait plus expressif le premier. Il baisa ensuite en se retirant le bas de la robe de lady Glenmour. Après l’avoir accompagné d’un regard long et affectueux, lady Glenmour retomba dans son fauteuil. Les rayons de la lune plongeaient en ce moment dans le salon et se jouaient sur ses genoux, où elle avait posé le nid d’hirondelles.