A. Lemerle (1p. 254-272).


Le Spectacle dans le Spectacle.


Le lendemain, le soir même déjà, il n’était question dans les salons, les cercles et les clubs de Londres que de l’aventure de lord Glenmour et du comte de Madoc, concurrents si acharnés à la conquête de la belle actrice française, miss Mousseline, qu’ils étaient restés vingt-quatre heures chez elle, l’un et l’autre s’obstinant à ne pas laisser la place à son rival. On racontait la manière fort spirituelle avec laquelle l’actrice avait mis fin à cet excentrique embarras sans se compromettre envers deux gentilshommes égaux en position sociale, jeunes et souverainement aimables tous les deux, passés maîtres en séduction, méritant, celui-ci autant que celui-là, le titre, si difficile à porter, de Dangereux. Comment finirait cette rivalité, se demandait-on ? qui l’emporterait, de lord Glenmour ou du comte de Madoc ? On s’intéressait d’autant plus à cette lutte que ces deux jeunes seigneurs avaient, par crainte l’un de l’autre, évité d’adresser leurs vœux à la très noble et très belle comtesse de Wisby. Ces deux puissances se trouvaient enfin en présence ; la bataille était engagée ! Quel triomphe pour le vainqueur ! Le vaincu ne devait pas se dissimuler non plus le danger de la défaite. Le monde perdait pour lui de sa considération, et il cessait d’appartenir à la société des Dangereux, circonstance particulière qui avait fait jusqu’ici qu’aucun membre du club, depuis sa fondation, n’avait cherché à se mettre en rivalité avec un autre membre.

On ne l’a peut-être pas oublié, Mousseline devait jouer le lendemain le rôle de Valérie dans la pièce de ce nom. On se souvient aussi peut-être que lord Glenmour avait d’avance acheté tous les billets au bureau, par une galanterie fort coûteuse, surtout en Angleterre. Lord Glenmour, comme on le suppose, avait distribué les places à ses nobles amis, tous gens auprès desquels il tenait à ce que Mousseline eût un grand succès et par lesquels il voulait qu’elle l’obtînt. La cour assisterait aussi à ce brillant spectacle. Jusqu’ici lord Glenmour avait, ainsi qu’on le dit en stratégie et en escrime, l’avantage du terrain. Qu’on imagine si l’aventure de l’avant-veille avait poussé au relief le nom de Mousseline ! Comme on eût fait pour les actions de quelque emprunt célèbre, on avait revendu à un prix énorme quelques places pour la fameuse représentation. Le prix en est si fabuleux qu’on craint de le dire. Enfin la salle s’illumina et les gens du grand monde arrivèrent dans leurs luxueux équipages. Peu à peu la salle se meubla, de place en place, des plus belles et des plus riches héritières des trois royaumes ; les toilettes reluisaient comme des armures aux clartés du soleil.

Pendant la première pièce, elle acheva de se garnir, et enfin la cour, nuée de jeunes femmes, fraîches et somptueusement parées, vint se développer sur une majestueuse ligne de loges royales, riches, dorées, écussonnées. Tous les regards cherchèrent et surent facilement trouver dans cette foule connue le capitaine Glenmour et le comte de Madoc, assis dans leur stalle comme les deux souverains de la mode, de l’élégance, enfin comme les deux héros du jour, l’un et l’autre exhaussés par un événement des plus palpitants. Ils étaient mis avec cette adorable simplicité qui fait le désespoir des riches qui ne sont que riches et va remuer malgré elles le cœur des femmes dont la civilisation a perfectionné le goût et le naturel.

On avait joué la petite pièce, et le moment était venu de lever le rideau sur la comédie attendue, Valérie. Que de bouquets impatients de voler sur la scène ! que d’applaudissements prêts à rompre leur prison de satin pour éclater ! que de bravos retenus sur le bord des lèvres ! Cependant, les trois coups du régisseur ne retentissaient pas : l’orchestre avait beau recommencer la ritournelle, la toile demeurait immobile. Le public s’impatientait. Lord Glenmour ne savait à quoi attribuer ce retard si peu dans les habitudes du Théâtre-Français. Il n’avait pas voulu quitter sa place, par la raison fort juste que le comte de Madoc avait quitté la sienne ; cette démarche faite en double eût été une trop visible intention, soit de l’imiter, soit de vouloir lutter d’amabilité avec lui dans les coulisses auprès de Mousseline, où lord Glenmour ne doutait pas qu’il fût en ce moment. Mais cette attitude forcée fatiguait lord Glenmour à l’excès ; il aurait donné mille guinées pour savoir pourquoi le rideau ne se levait pas. Était-ce Mousseline qui causait ce retard véritablement très fâcheux pour elle ? Faire attendre la cour ! L’entr’acte dura une heure, une heure et demie ! enfin, il allait atteindre les limites effroyables de deux heures, quand la salle entière se souleva d’impatience et demanda à grands cris le motif de cet entr’acte impertinent.

Le rideau se lève ; on croit que la pièce va commencer : c’était le régisseur.

Le régisseur dit, au milieu du plus grand silence :


« Messieurs,

« Votre indignation va égaler la nôtre. Mademoiselle de Saint-Gratien, miss Mousseline, est montée à l’instant même en chaise de poste avec un jeune gentilhomme dont je tairai le nom, et ils viennent de quitter Londres, laissant l’administration dans un embarras dont elle me charge d’être l’humble organe auprès de vous. Nous espérions encore que la réflexion ramènerait cette jeune actrice au sentiment du devoir, du respect envers l’illustre et honorable assemblée qui m’écoute, lorsque nous avons reçu ce billet écrit de sa main. Pardonnez-nous de vous le communiquer dans toute sa laconique trivialité : « Dites à vos farceurs d’Anglais que je renonce pour toujours au théâtre. »


À Paris, il ne fût pas resté, après cette annonce, ni un fragment du lustre brisé, ni un lambeau des banquettes défoncées : à Londres, la salle se leva sans rien dire ; elle se contenta de lancer un regard si comique et si dédaigneux à lord Glenmour, dont cette fuite disait l’affreuse déconvenue, que celui-ci poussa un cri de rage et de désespoir. Madoc l’emportait sur lui en public, en pleine salle devant toute la cour, et en triomphant, il le livrait tout vivant à la honte la plus accablante que jamais homme à bonnes fortunes ait éprouvée ; lui, un Dangereux !… Il y avait là du ridicule pour huit générations.

La vengeance de lord Glenmour ne se fit pas attendre : elle agit en lui avec la rapidité du tonnerre. Le lendemain, il envoya l’amiral de la flotte Bleue et son ami le duc d’Écosse, le père de Tancrède, demander solennellement la main de la comtesse de Wisby à ses parents. Il sacrifiait ses projets, ses goûts si prononcés contre le mariage ; il s’exposait même à un refus terrible, en sollicitant un si haut parti et si inopinément. N’importe ! Du reste, ses précautions étaient bien prises ; il attendait le retour de ses deux amis avec un pistolet chargé dans son tiroir : en cas de refus, il se brûlait immédiatement la cervelle.

La souveraine appréciait beaucoup les services rendus à la flotte par lord Glenmour : elle intervint officieusement, et il fut accepté par la belle comtesse de Wisby. Ainsi celui qui eût été à coup sûr repoussé s’il eût tenté d’arriver à elle par une autre voie, fut accueilli comme époux à titre de brave marin, d’homme bien né, et assez riche pour soutenir dignement son rang. On ne doutait pas qu’une fois marié, il ne mît un terme à sa gloire d’homme dangereux, gloire éprouvée d’ailleurs par une mémorable leçon.

Il ignora pourtant une circonstance particulière qui détermina les rigides parents de la comtesse de Wisby et la comtesse elle-même à accepter l’offre de sa main. Elle hésitait beaucoup à l’épouser, quelque brillants que fussent les avantages personnels de lord Glenmour, lorsqu’un auguste intermédiaire lui dit, en lui conseillant, en lui commandant presque ce mariage : « Il est impossible, ma chère comtesse, que lord Glenmour ne soit pas aimé de vous ; s’il arrivait pourtant, au bout d’un temps d’épreuve, que vous ne l’aimassiez pas, envoyez-moi cette lettre que je vous donne, et je serais assez puissante pour casser un mariage duquel vous n’attendriez plus le bonheur. Aussitôt cette lettre reçue, je vous enverrais une permission de divorcer. Votre condescendance à mon bon plaisir mérite ce privilége exceptionnel. »

Un mois après le scandale arrivé au théâtre, la comtesse de Wisby, demoiselle d’honneur de la reine, devenait lady Glenmour, celle que nous avons vue si dolente et si froide dans son château de Ville-d’Avray. Ce coup de fortune et d’audace releva immédiatement la situation morale de lord Glenmour, qui dit et fit dire partout que lui et Madoc étant en rivalité, ce qui était vrai, auprès de deux femmes d’une ressemblance inouïe, et du reste incontestée, lui, lord Glenmour, avait été assez favorisé pour obtenir la demoiselle d’honneur, tandis que Madoc n’avait eu que la demoiselle de théâtre.

Les faits étaient trop réels ; ils s’accordaient trop bien pour que la version de Glenmour fût mise en doute. Ils avaient été épris de la comtesse de Wisby, auprès de laquelle ils n’avaient pas osé exercer leur puissante rivalité, ils avaient ensuite poursuivi concurremment Mousseline, et en définitive Madoc n’avait que Mousseline, et Glenmour possédait la belle comtesse. Donc l’avantage restait tout entier à l’heureux Glenmour, et le ridicule, après avoir plané un instant sur celui-ci, s’en éloignait pour s’abattre de tout son poids sur le comte de Madoc qui devint la fable, la risée de Londres. Cette aventure obligea le comte à fuir les salons et les promenades où l’on n’aurait pas manqué de le désigner du bout du doigt. Il fut enfin forcé de passer à l’étranger, d’y rester rongeant son frein, évitant même de rencontrer ses compatriotes de peur de lire sa honte sur leur visage. Mais les correspondances, les journaux, les revues de modes qu’il recevait venaient à chaque instant, par des vers moqueurs, raviver son affront.

Le public des salons n’aurait peut-être pas raisonné tout à fait ainsi, il n’aurait pas accablé le comte de Madoc au profit de Glenmour s’il eût su que, membres tous les deux du fameux club des Dangereux, ils n’avaient pas le droit d’après les statuts de se marier avant trente ans, et qu’ainsi en épousant la comtesse de Wisby, Glenmour trahissait l’ordre, triomphait frauduleusement. D’ailleurs, ni lui, Glenmour, ni Madoc, n’avaient jamais pu être sérieusement en rivalité pour obtenir la main de la comtesse puisqu’il fallait qu’elle fût la première à dire qu’elle aimait l’un ou l’autre, et cela encore non pour être épousée, mais pour devenir la maîtresse de l’un des deux !

La victoire de Glenmour, si réelle pour lui, si insultante pour le comte de Madoc, était donc, à tous les titres, une félonie monstrueuse envers les statuts de la société à laquelle ils appartenaient tous deux ; et une insulte directe pour Madoc, qui ne la laisserait peut-être pas impunie.

Ceci explique parfaitement comment le nom du comte de Madoc avait si fort troublé l’esprit de Glenmour quand il avait été prononcé devant lui par sa femme, et donnera la clé de l’article inséré dans le journal de la cour. Ne voulant pas qu’un de ses membres passât pour avoir eu la faiblesse de faire le premier une démarche auprès d’une femme, le club avait collectivement rédigé et publié cet article réparateur. Un mariage après un enlèvement plâtrait le tort du membre coupable et réhabilitait la société des Dangereux.

Peut-être Glenmour n’aurait pris nul souci du passé s’il eût moins aimé sa femme ; mais il n’avait pas prévu qu’en l’épousant pour se venger d’un rival, il deviendrait amoureux d’elle. Il l’aimait d’un amour profond, agité et d’autant plus inquiet, qu’il voyait bien que lady Glenmour ne l’aimait pas. Tous les tourments de cœur qu’il avait fait froidement endurer lui étaient rendus au centuple ; et cet art qu’il avait employé avec tant de succès auprès des autres femmes, devenait complètement insuffisant auprès de la sienne. Depuis six mois qu’il l’avait épousée, il n’avait jamais tant déguisé son caractère, naturellement violent et superbe, tordu son naturel emporté, afin de plaire à lady Glenmour. Ce que la galanterie et la distinction, la douceur et l’amour ont de plus expressif, de plus exquis, n’avait rien obtenu d’elle. On eût dit que le roi des Dangereux ne semblait pas l’être du tout à ses yeux.

C’est pour savoir d’où partait le coup qu’on lui avait porté dans le journal de la cour que lord Glenmour brûlait maintenant d’aller à Londres, voyage qu’auparavant il eût facilement différé pour peu que sa femme eût marqué le désir qu’il le fût. Maintenant il devenait pressant, indispensable.

Pendant qu’il faisait sa toilette pour se présenter un instant dans ses salons, où la soirée était commencée, ses domestiques sortaient sa chaise de poste de la remise et la disposaient. Il partirait à minuit afin d’arriver à Boulogne au moment du départ du paquebot.

— Ne vous semble-t-il pas, monsieur le chevalier, interrompit, mais cette fois avec quelque anxiété, le marquis de Saint-Luc, que la sonnette du tombeau du major de Morghen sonne en ce moment plus vite et plus fort ?

— C’est peut-être parce que le major de Morghen sait que vous êtes ici, répondit en souriant le chevalier De Profundis ; il désirerait vous parler, peut-être faire une partie de cartes avec vous, vous proposer sa revanche ? Les morts sont si fantasques !… Sérieusement parlant, la cause de ce redoublement du son provient du vent qui souffle un peu plus fort depuis quelques minutes… Je dois le supposer… Au reste, vous ne tarderez pas à connaître le motif terrible et bizarre à la fois qui justifie la pose de cette sonnette sur le tombeau du major de Morghen, et par conséquent les grandes raisons que j’ai pour croire que vous n’avez pas précisément gagné les cent mille francs qu’il a perdus en jouant avec vous.

— Votre obstination sur un point si délicat, s’écria le marquis de Saint-Luc, commence à me faire réfléchir, à m’alarmer…

— Enfin !

— Oui, à m’alarmer, je l’avoue.

— Auriez-vous déjà peur ?

— J’ai la peur du doute, chevalier.

— Vous connaîtrez l’autre bientôt.

— Je ne le pense pas.

— Vous aurez peur, vous dis-je.

— Soit ! Et maintenant je compte plus que jamais sur l’explication attendue de ma part avec tant d’impatience, avec tant de motifs… Mais quoique j’y tienne comme à une chose d’honneur, remettez-la, je vous en prie, chevalier, jusqu’au moment où vous serez un peu plus avancé dans l’histoire de lady Glenmour, sur la tombe de laquelle nous sommes assis et qui pourtant, m’avez-vous assuré, n’est pas dans cette tombe.

— C’est vous qui voulez ce retard ?

— Oui, chevalier. Je brûle de voir encore en présence ces deux rivaux acharnés, ces deux héros de l’amour-propre et de la vanité, car je suppose que le monde est trop étroit pour qu’ils ne s’y rencontrent pas un jour. Le choc sera sans doute rude, éclatant, épouvantable, digne de l’un et de l’autre.

— Vous avez peut-être raison, dit le chevalier.

— Reprenez donc, je vous en prie…

— Mais cette sonnette qui s’agite plus violemment que jamais ?… Cependant puisque vous l’exigez…