A. Lemerle (1p. 186-204).
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Un domestique fidèle au-delà du tombeau.


— À propos, avez-vous du courage ?…

— Chevalier !…

— Ne soyez point blessé de ma question.

— Permettez-moi du moins de m’en étonner un peu.

— Je ne doute pas de votre courage à braver un duel ou tout autre péril analogue ; mais parce que vous avez du courage, possédez-vous celui d’affronter tous les mystères de la mort ?… Ils sont inconnus, ils sont immenses, ils n’ont aucun rapport avec ce que nous voyons au soleil et pendant la vie…

— Chevalier, je croyais qu’il n’y avait que les enfants qui eussent peur des revenants…

— Ne vous moquez pas des enfants, ils sont plus près de la vérité que nous ; quand ils ont peur, c’est qu’ils ont en eux la raison de leur peur, tandis qu’il est rare que nous ayons, nous, la raison de notre courage. Enfin, vous croyez avoir le courage dont je voulais que vous fussiez complètement animé… J’en suis heureux pour vous… Mais, silence ! nous voici tout près de la tombe où nous avons soupçonné que quelqu’un remuait la terre… Il y a quelqu’un en effet… Arrêtons-nous.

— J’ai vu, répondit bien bas le marquis de Saint-Luc… Le marbre de la tombe est ouvert…

— Apercevez-vous la tête de celui qui vient de la montrer un instant pour s’assurer qu’on ne l’a pas découvert ?

— Oui…

— Parlez plus bas.

— Que fait-il ?

— Il vole peut-être, répliqua le chevalier De Profundis.

— Vous croyez ?

— On vole très souvent ici malgré l’extrême surveillance des gardiens.

— Mais que vole-t-il ?

— C’est ce que nous allons savoir…

— Si nous appelions, si nous criions.

— Je ne le souffrirai pas, Monsieur, dit énergiquement le chevalier De Profundis à l’oreille du marquis de Saint-Luc. N’allons pas gâter, avec de la police, avec un esclandre et des soldats, le seul domaine où le mystère habite encore.

— Soit ! répliqua le marquis de Saint-Luc. Faites comme il vous plaira, vous êtes chez vous.

— De l’esprit ! vous n’avez pas encore peur ; mais laissez-moi passer devant, et imitez-moi si vous voulez tout voir sans être vu.

Le chevalier De Profundis alla en rampant jusqu’au bord de la tombe qu’une main impie saccageait, et lui et son compagnon purent voir alors distinctement, par un angle descellé, la scène qui se passait sous le couvercle de marbre entrebâillé. Un homme tenait dans le creux de sa main gauche une tête soulevée du cercueil où reposait le reste du corps, et avec la main droite il cherchait à ouvrir la bouche du cadavre. Il se fatiguait à cet exercice sacrilége sans paraître obtenir le moindre résultat. La sueur lui découlait du front. Contractée par la mort, la mâchoire résistait avec une énergie de fer.

— Mais que cherche-t-il, que veut-il ? demanda le marquis de Saint-Luc au chevalier De Profundis.

— Je n’en sais rien encore… Mais ne parlons pas, au nom du ciel ! Tenez, il relève la tête, il écoute… et croit avoir entendu.

L’homme avait, en effet, relevé la tête, soit qu’il cherchât à se reposer en changeant d’attitude, soit qu’il crût avoir surpris quelque rumeur confuse autour de lui…

— Je connais cet homme, dit le chevalier à l’oreille du marquis de Saint-Luc ; je le connais : c’est l’ancien cocher d’une vieille comtesse…

— La connaîtriez-vous aussi ?

— C’est celle qui est là, morte !…… Cet homme qui la tourmente dans son tombeau s’appelle Laubépin ; oui, c’est son nom je me le rappelle.

— Que veut-il ?

— Je le sais, maintenant. Regardez bien : ne voyez-vous pas luire quelque chose dans la bouche du cadavre qu’il violente ?

— Oui… On dirait un métal… de l’or…

— C’est, de l’or. Le faux râtelier de cette pauvre comtesse est en or. Il paraît qu’on l’aura enterrée sans le lui retirer, et son ancien cocher qui le sait vient le lui prendre.

— Le misérable !

— Vous m’avez promis la plus froide indifférence…

— On dirait qu’il est parvenu à desserrer la bouche qui lui opposait tant de résistance.

Tout-à-coup un cri aigu, sinistre, épouvantable, qui fit se heurter l’un contre l’autre le chevalier et le marquis de Saint-Luc, sortit du fond du tombeau. Tous deux regardèrent. Étrange spectacle ! La bouche du cadavre, après s’être ouverte sous les efforts de Laubépin, s’était soudainement refermée, et la main du vieux cocher sacrilége se trouvait prise, mordue, arrêtée ; il n’avait plus la force de la retirer. La peur, il paraît, lui avait ôté toute force. Après avoir poussé ce cri aigu, Laubépin fut saisi d’un tremblement nerveux ; ses dents claquaient, et son bras, comme frappé de catalepsie, restait toujours immuablement engagé par les phalanges de la main.

— C’est le ressort du râtelier d’or qui s’est tout-à-coup fermé, dit le chevalier De Profundis, et qui a pris les doigts du cocher comme dans un étau.

— C’est un effroyable hasard ! dit le marquis de Saint-Luc. Et vous connaissez cet homme, dites-vous ?

— Sa maîtresse, celle qui est là, celle qu’il a voulu dépouiller, est morte il y a trois mois. Je l’ai connue à Ville-d’Avray.

— Chez lady Glenmour peut-être ?

— Chez lady Glenmour précisément, répéta le chevalier De Profundis. Il va être question d’elle, de cette vieille comtesse, dans le courant de l’histoire que je vous raconte… Mais il est temps d’arracher ce malheureux à demi-mort d’effroi de l’atroce position où il se trouve…

— Vous allez donc vous montrer ?

— Non, mais me faire entendre, cela suffira. Il n’y a qu’un mouvement violent produit par une nouvelle crise qui le tirera de là.

Ayant ainsi prévenu son compagnon, le chevalier de Profondis se mit à crier dans la vaste solitude du Père-Lachaise. — Fouette tes chevaux ! Laubépin ! En avant, en avant ! appuie à droite, prends garde au fossé ! Houp ! houp ! houp ! Laubépin !

À ce cri, à ces mots sacramentels des cochers, Laubépin comme l’avait prévu le chevalier, fut saisi d’une nouvelle terreur qui le délivra de la première. Il retira convulsivement sa main de la bouche du cadavre, franchit comme un fou les bords de la tombe, arpenta, en cinquante bonds monstrueux, la vaste étendue du cimetière, se lança tête et corps, s’accrocha comme un chacal au mur d’enceinte. On entendit ensuite un bruit sourd : Laubépin tombait dans l’éternelle boue du boulevard extérieur, d’où, sans doute, il regagna les faubourgs de Paris.

— J’avoue, dit ensuite le marquis de Saint-Luc, que je ne me figurais pas rencontrer ici un pareil événement…

— C’est bien peu de chose, très peu de chose que cela, répliqua froidement le chevalier De Profundis, ou plutôt cela n’est rien ; vous le diriez vous-même si vous aviez eu l’occasion de vous initier aux accidents dont s’émeut chaque nuit l’endroit où nous sommes sans que la grande ville endormie au fond de la perspective en soit le moins du monde instruite. Elle va chercher ses mystères, ses terreurs, ses féeries, dans des sphères idéales, quand elle pourrait si facilement…

Mais ils étaient revenus à l’endroit qu’ils occupaient avant d’avoir été dérangés par l’incident du cocher de la malheureuse comtesse, l’avide Laubépin.

— Si nous reprenions notre récit ; qu’en pensez-vous, monsieur le marquis ?

— Chevalier, vous m’avez promis un éclaircissement sur le major de Morghen, auquel je prétends avoir loyalement gagné au jeu cent mille francs, et je souhaite que vous ne me le fassiez pas attendre. Mon honneur y est au moins aussi intéressé que ma curiosité.

Pour toute réponse, le chevalier De Profundis se leva et indiqua du doigt un endroit assez distant de celui où il se trouvait depuis le milieu de la nuit avec son compagnon, le marquis de Saint-Luc.

Perpendiculairement rayé par les hachures de la lune, le chevalier parut en ce moment, avec sa figure pâle comme celle d’Hamlet et son habit noir, une de ces belles et effrayantes esquisses élargies sur le vélin par le pouce puissant d’Eugène Delacroix.

— Écoutez ! dit ensuite le chevalier De Profundis ; entendez-vous un tintement doux et lugubre ?

— Je l’entends depuis quelques minutes, répondit le marquis de Saint-Luc. Mais quel rapport y aurait-il entre ce tintement, qui est d’un caractère indéfinissable en pareil lieu, et l’éclaircissement que j’attends, que je sollicite de vous ?…

— Ce tintement est produit par une sonnette.

— Une sonnette, dites-vous ? une sonnette ici ?…

— Oui, monsieur le marquis ; la sonnette du Parricide.

— Du Parricide ?

Pour la première fois, la voix si nette et si ferme du chevalier De Profundis trahit quelque émotion.

Le marquis s’en aperçut.

— Cette expression : la sonnette du parricide, reprit le chevalier ; cette expression si atrocement mélodramatique est pourtant en réalité d’une académique précision.

— Je ne prétends pas le contraire, monsieur le chevalier ; mais j’attends toujours que vous me parliez du major de Morghen…

— Cette sonnette, qui mérite à bon droit, vous ne tarderez pas à vous en convaincre, l’épithète que je lui donne, est posée sur le tombeau du major de Morghen, votre ami, un des premiers amants de la gracieuse et mortellement perfide Mousseline.

— Et par quel impénétrable motif, dans quel but cette sonnette est-elle là, sur une tombe ? Les morts ont-ils besoin d’appeler ?

— Quelquefois, répondit gravement le chevalier.

— Quelquefois, dites-vous ? Quelquefois !!!

Le chevalier fit un signe de tête affirmatif.

— En vérité, si je ne savais combien votre raison est saine, monsieur le chevalier… Mais passons ! Voulez-vous maintenant me donner l’explication promise sur le major de Morghen ?

— Je tiendrai ma promesse.

— N’allez-vous pas, chevalier, l’exécuter à l’instant ?

— Non. Votre immense gain au jeu sur le major prussien, M. de Morghen, la sonnette du parricide que nous entendons, et Mousseline, se tiennent étroitement ; et comme Mousseline entre dans l’histoire de lady Glenmour, c’est l’histoire de lady Glenmour qui doit un instant avoir le pas sur les autres, à moins que vous ne préfériez en écouter aucune.

— Je vous écoute, répondit le marquis de Saint-Luc avec courtoisie.

Le chevalier De Profondis continua donc ainsi :

Le dépit si profond et si contenu qu’avait laissé paraître lord Glenmour et la terreur involontaire dont il s’était senti ému en entendant prononcer par sa femme le nom du comte de Madoc, tenaient à des causes d’une telle gravité qu’il est impossible de les passer sous silence. La vie de lord Glenmour et celle du comte de Madoc s’étaient heurtées à l’occasion d’un événement fort bizarre ; le voici. Au moment de leurs plus grands succès d’hommes à bonnes fortunes et au plus fort de leurs triomphes, lorsqu’ils étaient tous les deux l’objet de l’attention publique, embarrassée de savoir auquel des deux vainqueurs elle donnerait la palme, parut à l’horizon du monde aristocratique et suprême où ils régnaient l’un et l’autre, une jeune femme d’une beauté extraordinaire. C’était miss Flavy, comtesse de Wisby, nouvelle demoiselle d’honneur de la reine, celle qui devait être plus tard lady Glenmour. Elle produisit sur la haute société anglaise l’effet que durent produire en France à une autre époque Diane de Poitiers et les superbes filles du cardinal de Mazarin, une admiration digne d’être consignée comme un événement dans les pages de l’histoire contemporaine. Lord Glenmour et Madoc eux-mêmes, si difficiles, furent surpris comme les autres. La jeune comtesse allait peu dans le monde ; elle vivait à la cour, ne jetant son pur et radieux éclat qu’au milieu des fêtes royales et des solennités officielles. Ce fut dans une cérémonie religieuse, à Westminster, qu’elle parut pour la première fois à côté de la reine et qu’elle étonna la foule par cette miraculeuse beauté dont l’Angleterre n’avait peut-être pas d’exemple. Le tableau représentant cet événement ayant été fait par un habile artiste, le visage de la comtesse acquit bientôt la popularité de celui de la souveraine. À l’exposition de l’année suivante parurent des centaines de copies, faites d’après ce portrait, en sorte que rien n’était plus connu que la figure de la comtesse, et que rien ne l’était moins que sa personne. Cette séquestration d’une part, cette célébrité de l’autre excitèrent au plus haut degré l’envie du club des Dangereux, ces héros privilégiés de toutes les victoires. Mais leur puissance vint chanceler au pied de ce défi que leur portait la plus remarquable des femmes de l’époque. Comment la séduire sans l’approcher ? Comment lui plaire sans les moyens de lui faire connaître ce qu’on avait de grâces, d’esprit, sans lui faire apprécier enfin ces qualités qui rendaient irrésistibles les associés de ce fameux club de gentilshommes ? Deux surtout furent blessés de ne pouvoir se signaler dans cette occasion particulière, eux qui avaient eu les plus belles occasions et avaient su en profiter. On estima avec raison que lord Glenmour et le comte de Madoc étaient d’autant plus frappés des charmes de la magnifique comtesse de Wisby, qu’ils gardèrent une neutralité très significative. En hommes supérieurs, ils comprirent le danger d’une tentative sans succès. Ils laissèrent aux autres, aux habiles du second ordre, la maladresse de risquer des démarches dont le résultat devait être infailliblement le ridicule. Ils poussèrent même le stoïcisme jusqu’à ne pas se parler entre eux de la comtesse de Wisby, quoiqu’ils fussent aussi liés que peuvent l’être deux hommes qui poursuivent journellement le même but avec des avantages rivaux. L’abnégation fut d’autant plus héroïque qu’ils avaient été éblouis tous les deux de cette jeune femme, brillante étoile qui se révélait tout à coup dans le ciel azuré de la cour. Quand ils se voyaient, ils causaient chasses, chevaux, dîners, concerts, jamais de la seule chose dont ils avaient le cœur et l’esprit ardemment préoccupés. Ils cherchaient si bien à se tromper réciproquement, quoiqu’ils ne fussent pas plus l’un que l’autre dupes de leur jeu, que lord Glenmour ayant rencontré au club le comte de Madoc, lui dit avec une parfaite indifférence : Je ne puis plus vivre à Londres ; l’ennui m’y tue. Je pars dans huit jours pour l’Italie, ce à quoi le comte de Madoc avait répondu : « C’est singulier, cher lord, j’allais vous dire aussi que je pars dans huit jours pour la France. Je m’ennuie à périr en Angleterre. » Au bout de huit jours, les deux voyageurs n’étaient pas plus partis l’un que l’autre et se retrouvaient à la cour, à un lever de la reine, au moment où elle passait dans ses appartements suivie des demoiselles d’honneur et s’appuyant sur le bras de la belle comtesse de Wisby.

Ce fut pendant ces combats sourds et livrés seulement avec les armes invisibles de la jalousie et de la plus grande prudence que se produisit à Londres un événement fort singulier par les circonstances qui l’accompagnèrent, et par les rapports qu’il eut avec l’histoire dont nous nous occupons ici.