A. Lemerle (1p. 18-36).


Le jour des Morts à Paris.


Paris ce jour-là, 2 novembre 183., était froid et triste, comme il l’est ordinairement à cette époque de l’année. On eût dit que le ciel était dans le secret de la solennité qu’il éclairait à regret. La veille, il avait légèrement neigé ; l’air était devenu plus vif ; un brouillard fin et grisâtre arrondissait les angles des maisons. Par moments, il ne faisait ni jour ni nuit, mais une clarté polaire. Les cloches, étouffées dans un espace cotonneux, ne rendaient que des sons sourds. Sur un pavé résistant, mais humide, glissait autant qu’elle marchait la presque population de la ville et celle de la banlieue : bruyantes, mais sans gaîté, elles suivaient les boulevards jusqu’à la naissance des rues qui montent, en coupant le canal, jusqu’au cimetière du Père La Chaise. Beaucoup de voitures, d’équipages armoriés s’ouvraient à chaque instant un passage au milieu de la foule et prenaient la même direction. La confusion n’entraînait pourtant aucun désordre. Les enfants n’abandonnaient pas la main de leurs parents. Après le déplacement, les grandes demoiselles se retrouvaient en tête de chaque petit cortége, et l’invasion générale, toujours défaite et toujours réunie, s’approchait par larges vagues du sommet de la montagne. Les deux côtés de la rue offraient aux passants ces inépuisables collections de tombeaux à tous prix que la douleur à tous les degrés peut désirer : cippes, mausolées, colonnes brisées, cénotaphes en marbre, en granit ou en tôle. Il ne reste presque rien à faire à la douleur pour approprier ces pierres d’occasion au premier mort venu. Nous avons tous été vertueux, et ceux que nous laissons sont naturellement inconsolables. Que reste-t-il à dire à l’inscription ? Nos noms et nos travaux sur la terre. On en est quitte à raison de 25 centimes la lettre ombrée, de 50 centimes la lettre en creux. Consultez-vous. Votre douleur rentre-t-elle dans la lettre en creux ou dans la lettre ombrée ? Voulez-vous des immortelles ? En voilà qui dureront un mois. Voulez-vous des anges en plâtre qui prieront pour vous ? Choisissez. Ce monsieur débite ce qu’il y a de mieux en anges. Du reste, rien de lugubre n’entoure ce commerce. Le débitant de tombeaux est gras comme les chérubins de ses mausolées ; sa jeune femme prend en souriant la mesure du monument que vous lui commandez. Et sur la ligne de ces magasins dont la vente ne chôme jamais, on vend des oranges, des pommes, des gâteaux, et la vapeur de la friture vous accompagne jusqu’aux gigantesques portes du Père La Chaise.

Devant cette porte stationnaient sur plusieurs lignes pressées les plus riches équipages de Paris ; on remarquait particulièrement celui du marquis de Saint-Luc, et on avait raison de le remarquer, car le jeune marquis ne passait pas dans le monde pour avoir des idées fort mélancoliques. On ne lui connaissait même aucun parent dont la perte lui fît un devoir de figurer ostensiblement à la solennité du jour.

On se demande comment le Parisien, qui a si peu de mémoire pour les vivants, a ce soin si particulier, si délicat, si respectable pour les morts ; comment le Parisien, qui se loge si mal lorsqu’il est sur la terre, tient tant à se loger pittoresquement et avec coquetterie lorsqu’il est sous la terre. C’est une de ses mille contradictions ; mais à cette contradiction, l’étranger qui nous visite doit une des plus originales beautés de la capitale de la France.

Il faut se transporter en Orient pour trouver tant de magnificence envers les morts.

La foule qui pénétrait dans le cimetière se portait par groupes sur des points divers ; chaque famille allait avec piété déposer sur le marbre des tombes le tribut annuel du souvenir. Là, de charmants enfants remplaçaient les pots de fleurs brisés par les dernières pluies ; ils relevaient les arbustes ployés par les vents d’automne ; et sous le regard humide et résigné d’une pauvre veuve, leur mère, ils priaient tout bas avec leurs lèvres roses, et leurs petites mains qui commençaient à bleuir, car le froid venait avec la nuit. Point de distinctions blessantes dans la vaste enceinte ! Cette bonne et divine égalité que nous établirons un jour sur la terre, fût-ce une dernière fois, au prix de tout notre sang, se retrouve là entre le cyprès vert et le marbre blanc.

Et la foule, dont la chaîne n’était brisée nulle part, serpentait, montait, fuyait, reparaissait à travers ces allées, les unes majestueuses comme les avenues des anciens châteaux, avec cette différence qu’elles aboutissent ici à un mur, à rien, comme nos projets, à un précipice, au bas duquel est une vallée ; les autres étroites, ombreuses et fleuries, courent, les folles qu’elles sont, comme des sentiers dans les bois ; elles sont vertes, elles sont sauvages, elles embaument l’air de la résine de la solitude. Suivez-les, marchez à leur ombre, arrivez à l’extrémité ; une pierre blanche vous arrête et vous y lisez : Ici repose ma petite Marie : je l’aimais ; Dieu l’aima plus que moi, il me la prit. Adieu ! Marie, adieu ! Après cette allée s’ouvre un vaste carrefour. Sonnez clairons ! sonnez la chasse ! et le hallali ! — Quelle chasse ? celle de Freyschütz, la chasse aux fantômes ? Laissez ce carrefour, entrez, pénétrez dans cette autre ville funéraire, dans cette autre forêt, car les unes et les autres, villes et forêts, se succèdent, se croisent, se confondent si bien, qu’un jour elles formeront un vaste royaume. Ici la montagne finit ; c’est un de ses flancs ; laissez tomber la sonde du regard, une autre vallée s’étale sous vous et va rejoindre une autre montagne. Qu’elle est fraîche ! qu’elle est tranquille ! comme tout s’y cache bien ! et l’oiseau et la violette et le thym. C’est une mer faite de gazon ; quand le vent du soir couche cette chevelure verte, on ne voit que des tombes.

À travers ceux qui priaient et se recueillaient au son de la cloche de la petite chapelle qui s’élève au milieu même du cimetière, un homme s’insinuait et courait. Il passait d’une place à l’autre, malgré l’épaisseur de la multitude, avec une rapidité électrique. Parfois aussi, il s’arrêtait et parlait aux employés ou aux personnes éparses parmi les allées. On eût dit un maître de maison empressé de faire les honneurs de chez lui. Il recevait dans son château. Là il donnait galamment la main aux dames, pour franchir quelques-unes de ces marches gazonnées dont le Père La Chaise est sillonné ; plus loin, après avoir examiné la figure de celui qui priait ou faisait semblant de prier sur une tombe, il laissait échapper un sourire si ironique, que le personnage deviné, percé à jour, baissait les yeux et s’en allait porter son hypocrisie plus loin. Ici, il entrait familièrement en conversation avec un fossoyeur qui paraissait avoir pour lui une vénération très voisine de la peur.

— Madame, disait-il à une dame jeune encore, vous négligez le pauvre vieux défunt. La grille de son monument est encore en bois et vous aviez promis de lui en donner une en fer avec des pommes de pin dorées. Convenez, Madame, que l’héritage vaut bien ce sacrifice. Mais le jeune vivant a fait oublier le vieux défunt, Adieu, madame, à l’an prochain.

Et la jeune femme n’avait pas une parole à répondre à celui qui savait si bien ces particularités de son existence. Elle ramassait les plis de sa fausse douleur et disparaissait.

— Vous pleurez trop, disait-il plus loin à un homme qui répandait abondamment des larmes dans un mouchoir blanc et dans un foulard jaune. L’an passé, vous pleuriez moins. Ce n’est pourtant pas l’âge qui a affaibli vos facultés…

— Monsieur…

— Si vous pleurez davantage cette année, c’est que vous n’avez volé que deux montres dans la foule qui se presse ici ; tandis que l’an dernier…

Et le voleur de s’esquiver mélancoliquement.

Il disait encore à un homme exténué de douleur qui déposait une énorme couronne d’immortelles sur la tombe de sa femme :

— La dose d’arsenic était un peu forte ; vous avez failli vous compromettre… Oh ! ne niez pas. Voici la quantité que j’en ai recueillie autour de sa tombe. C’était une bien belle personne.

La foule était si nombreuse, si agitée, si bruyante, les attentions si éparses, que peu de personnes avaient encore remarqué le bizarre personnage.

Cependant un incident parmi des milliers d’incidents appela l’attention générale sur lui.

Une jeune femme excessivement émue disait à un employé à la conservation des monuments funèbres : — Je vous répète, je vous soutiens que le tombeau de mon mari était ici. Il n’y est plus… d’où vient ?

— Il n’y a jamais été, répondit l’employé, car il y serait encore.

— Comment osez-vous soutenir cela ? Depuis quatre ans que je viens ici chaque jour des Morts, je dois le savoir… Mais je me plaindrai… j’écrirai au préfet de police…

— Vous venez ici depuis cinq ans et non depuis quatre ans, dit celui dont le Père La Chaise semblait être la propriété, le domaine.

La jeune femme se retourna brusquement et avec surprise. Elle recula même de quelques pas.

— Mais madame a raison, se hâta-t-il d’ajouter, la tombe que cherche madame était bien ici, elle y était encore il y a six mois ; mais depuis cette époque…

Qu’on juge si les personnes à portée d’entendre les premiers mots de ce dialogue se rapprochèrent de celui qui parlait si catégoriquement des choses de l’endroit.

— Mais depuis six mois qu’est devenue cette tombe ? s’informa la jeune femme, qui cherchait à s’expliquer comment cet étranger lui donnait ces informations.

— Votre mari, madame, reprit sans hésiter l’inconnu, était lieutenant dans l’armée d’Afrique…

— Oui, monsieur. Vous savez cela ?…

— Il fut grièvement blessé au siège de Constantine…

— Oui, monsieur ; mais d’où vient ?…

— Obligé de quitter le service, il vint se faire soigner à Paris…

— Oui, mais oui…

— Il mourut six mois après.

— Tout cela est vrai ; monsieur… mais…

— Vous lui fîtes élever le tombeau que vous ne retrouvez plus aujourd’hui…

— Ensuite, mais ensuite ?

— Le tombeau et celui qu’il renfermait ne sont plus en France.

— Que dites-vous ?…

— Je n’en dirai pas davantage à madame, à moins que…

— Monsieur, j’exige…

— Puisque vous l’exigez, répliqua-t-il en souriant, je vous dirai, ce que vous savez aussi, sans doute, que votre mari avait aimé, avant de vous connaître, une jeune Américaine qu’il avait promis d’épouser. Des exigences de famille le forcèrent à manquer à sa première promesse et à vous donner sa main. Vous l’avez eu vivant…

— Oh ! mon Dieu !

— Elle l’a eu mort. À force d’or, elle a fait enlever d’ici celui qu’elle aimait et sa tombe. Ainsi, lui et son tombeau, continua l’inconnu, sont aujourd’hui en Amérique dans un des états de l’Union.

La femme laissa tomber son voile sur son visage et disparut.

La foule, qui de minute en minute n’avait cessé de s’amasser autour de ce groupe, regarda avec étonnement, puis avec effroi, enfin avec une profonde terreur celui qui parmi ces milliers de tombes pouvait dire sur-le-champ l’histoire détaillée d’une tombe. L’endroit, l’heure, la physionomie du personnage augmentaient prodigieusement cette curiosité et cette terreur.

Sa figure dépassait comme beauté, comme noblesse, comme grâce, les limites de l’idéal. Le burin anglais, le premier du monde, n’a jamais creusé dans la chair bleuâtre de l’acier de pareil contours. C’était le front olympique de Byron, l’œil profondément observateur de Molière, la bouche souffrante et railleuse de Sterne, trois figures que l’univers entier connaît aujourd’hui, car elles appartiennent à l’immense galerie des portraits de famille de l’humanité. Un glacis de tristesse voilait ces signes de haute intelligence. Cette tête sublime manquait pourtant d’une qualité distinctive chez les grands hommes. Elle n’avait pas cette animation, qui n’est qu’à eux, qui leur appartient comme leur âme ; cette figure n’avait pas de rayon. Elle était mate. C’était un milieu entre le marbre et la chair. On eût dit qu’elle avait déjà vécu. Des cheveux noirs naturellement bouclés, et cependant moelleux, couronnaient son front, et donnaient à sa physionomie une certaine ressemblance avec l’Apollon. C’était l’Apollon de la mélancolie et de la mort. La grande beauté répandue sur lui corrigeait la froideur apparence de sa personne. Il était grand, d’une taille déliée et fine, quoiqu’il parût avoir trente-six ans. Comme il s’était découvert pour parler à la dame qu’il avait étonnée par ses révélations, et qu’il était monté en ce moment sur un tertre de gazon, il se développait au milieu d’un air pur dans toutes ses belles proportions. Il était difficile de dire à quelle nation il appartenait. Les hommes de cette espèce indécise deviennent de jour en jour moins rares depuis que les peuples soumis à une longue paix se confondent et tendent à l’unité. Il offrait un admirable mélange d’élégance française, de distinction anglaise et de haute noblesse allemande. Son costume noir ou brun, car l’heure qui s’assombrissait n’en disait pas exactement la nuance, relevait comme le velours relève le diamant, la grâce de sa tournure et la blancheur presque sépulcrale de son teint. La dentelle courait à l’extrémité de ses manchettes et élégamment fripée en feuille de mauve au bord de son jabot. Ce luxe d’autrefois, cette splendeur morte depuis un siècle prêtaient à toute sa personne un caractère particulier, indéfinissable, et qui tournait à l’avantage de cette terreur répandue autour de lui.

Un instant il fut admirable à contempler ; ce fut celui où la foule, ébranlée pour partir, se partagea en deux ruisseaux sur l’un et l’autre de ses côtés et coula vers les portes babyloniennes du Père La Chaise, en retournant la tête à chaque pas pour voir l’étranger face à face avec le soleil. Le secret de la vie et celui de la mort semblaient être en présence. Le soleil s’enfouissait dans la brume de Paris en pesant de tous ses rayons sur les monuments qu’il semblait faire rentrer dans l’obscurité. Il se vautrait une dernière fois dans la flamme. Les toits des maisons, immense vallée d’ardoises superposées, formaient autant de marches de granit par où il descendait dans l’abîme. Des flèches d’or, épis étincelants, des clochers vaporeux, des dômes bleuâtres sortaient comme des fleurs mystiques de cette plaine de lumière et d’ombre.

Enfin, l’ombre l’emporta, et la foule qui descendait, qui descendait toujours, avec des murmures, dans l’obscurité, ressembla alors à ces torrents mystérieux qui courent dans les mines. On les entend courir, gronder, bouillonner, on ne les voit pas, on ne les verra jamais ; ce sont des choses qui se perdent dans la terre où elles sont nées.

Lorsque le cimetière fut entièrement désert, un jeune homme, c’était le jeune marquis de Saint-Luc, dont on avait remarqué le magnifique équipage à la porte du Père-Lachaise, courut à celui qui avait tant attiré l’attention de la foule, et il lui dit :

— À quand ?

L’autre lui répondit en riant :

— Puisque vous le voulez, à ce soir, de minuit à une heure, là, chez le marchand de vins ; ils y seront tous.

— Je vais vous y attendre, dit le marquis de Saint-Luc. J’ai déjà assisté aux préludes du dîner.

— Allez, mais prenez garde d’être reconnu.