A. Lemerle (1p. 4-17).


PROLOGUE.


Quels sont ces hommes ?


— Messieurs, ne nous pressons pas, je vous prie, il est encore jour, et la nuit prochaine est tout entière à nous ; d’ailleurs nous sommes les maîtres ici ; le feu des cuisines ne va flamber qu’à notre commandement : ainsi procédons avec ordre. Sans ordre nous n’arriverons à rien, songez que nous sommes ici cent cinquante. Que chacun à son tour nomme le mets qu’il préfère, je l’inscrirai… mais du silence !

Celui qui avait parlé prit de nouveau la plume au milieu du tumulte, et l’approchant d’une immense feuille de papier-écolier, il attendit l’effet de son allocution.

Il n’éleva encore la voix que pour dire : — Vous savez, Messieurs, que nous en étions à la section : Potages. Bergamotte, comment les désires-tu, en purée ou à la tortue ?

— Moitié de l’un, moitié de l’autre.

— Bien et toi, Faucheux ?

— Au macaroni, avec une pointe d’ail.

— Soit ! et toi, la Pologne ?

— À la turque, mêlé à de la cassonnade.

— Et toi, Mouffleton ?

— À l’eau-de-vie.

— Comment à l’eau-de-vie ! Il ne s’agit pas ici d’un punch, mais d’un potage… Si nous confondons tout…

Je passe aux hors-d’œuvres.

— Qu’est-ce que ça, hors-d’œuvre ?

— Par exemple, des huîtres, des crevettes, du beurre frais, du petit salé aux choux, de la choucroute au naturel, des saucisses, du poivre de Cayenne, des cornichons, des figues sèches, du thon mariné… Que choisissez-vous ?

— Ne choisissons pas, prenons tout. C’est plus crâne !

— C’est votre avis ?

— Oui ! oui ! oui !

Jean Pouilly, d’après ce tonnerre de oui, se hâta d’écrire sur la carte du menu : Tous les hors-d’œuvres. Il dit ensuite ;

— Je passe aux entrées… Je compte sur la carte du restaurant : vingt-cinq entrées de bœuf divisées en beefteack et en filets. À mesure que je nommerai une sorte d’entrée, celui qui la préférera lèvera la main. Je proclame :

— Bœuf au naturel !

Toutes les mains se lèvent.

— J’écris donc cent-cinquante bœufs au naturel pour un. Poursuivons : Bœuf aux choux !

Toutes les mains se lèvent une seconde fois.

— J’écris donc encore un bœuf aux choux pour cent cinquante. Il serait plus simple, si cela doit continuer ainsi, de demander en masse les vingt-cinq entrées de bœuf.

— Demandons-en la moitié seulement, dit une voix ; nous nous rabattrons sur le mouton.

— Est-ce convenu ?

— C’est convenu.

Douze entrées de bœuf, écrivit sur la carte du menu Jean Pouilly, qui, s’adressant ensuite aux cent quarante-neuf convives, ses camarades, les interrogea ainsi : Aimez-vous le gras-double ?

— Quelle demande !

— Je le désirerais à l’eau-de-vie, si c’était possible.

— Bon ! voilà Mouffleton qui revient encore à son eau-de-vie. Mais l’eau-de-vie, dans les meilleures sociétés, ne se prend qu’au second service. Nous arrêtons que nous mangerons du gras-double à la Lyonnaise.

— Et à la façon de Caen.

— Et à la poulette.

— Autant dire que nous les prenons tous. Soit ! Tous les gras-double. Je vous propose maintenant du veau !

On entendit murmurer autour de la salle : Oh ! le veau ! Mais c’est très bon le veau ! mais c’est délicieux…

— Comme il faut pourtant, Messieurs, continua Jean Pouilly, que nous mangions aussi de la volaille, je serais d’avis que nous fussions sobres de veau… Bergamotte, qui a le goût fin et l’âme sensible, va nous dire, au nom de la société, quels sont les morceaux de l’animal qui auront le choix. J’écris sous sa dictée.

Bergamotte, flatté de cette distinction, se leva et dit : Je demande pour la société : de la tête de veau, des pieds de veau, du foie de veau, de la langue de veau, des oreilles de veau, des côtelettes de veau, des cervelles de veau, des rognons de veau, des riz-de-veau…

— Mais c’est tout le veau, fit observer Pétroquin.

Jean Pouilly fit un geste d’indulgente résignation et s’écria :

— Nous voici à la volaille ! Je lis que la maison nous offre sur sa carte des pluviers dorés.

— Ah ! bath ! ah ! bath ! ils seraient mal dorés.

— Vanneaux…

— Non, non ; ne donnons pas dans l’inconnu.

— Bécassines…

— Pas de ça non plus.

— Perdreaux rouges…

— Seront-ils rouges ? Qui est-ce qui nous en répond ?

— Que voulez-vous alors, en fait de gibier ? demanda Jean Pouilly qui répéta trois fois sa question avant qu’il lui fût répondu.

Une seule voix, formée de cent quarante-neuf voix, répondit enfin : De l’oie aux marrons ! de l’oie aux marrons !

— J’allais vous le proposer, dit celui qui avait la plume, le grave Jean Pouilly. Sous le titre volailles, je mets donc : oie aux marrons. Reste à savoir, Messieurs, combien nous en demanderons. Une oie pour chacun, c’est trop ; un quart ce n’est pas assez. Une demi-oie pour chacun me paraît raisonnable. Je propose donc soixante-quinze oies aux marrons.

— C’est peu, murmurèrent plusieurs.

— Ce n’est pas assez.

— Mettons-en quatre-vingt, répliqua Jean Pouilly ; tant pis s’il en reste.

Ce chiffre apaisa les mécontentements, et le secrétaire-gastronome allait profiter de la trêve pour aborder le paragraphe : Poissons, lorsqu’un des garçons du marchand de vin entra dans la salle, suivi d’un autre garçon plus élégamment mis qui tenait la serviette rejetée sur le bras gauche et une assiette dans la main droite.

— Ces Messieurs ont-ils arrêté le menu de leur dîner ?

Il lui fut répondu sur ce ton :

— Est-ce que nous sommes à l’heure ici ?

Les deux garçons se retirèrent.

Jean Pouilly reprit aussitôt :

— Quels poissons voulez-vous ? Faucheux a la parole.

— Je la cède à Pétroquin, dit modestement Faucheux. C’est l’orateur de la troupe. Dis-nous ton goût, Pétroquin, ce sera le nôtre.

— Vous voulez savoir mon goût ? dit Pétroquin, je crois que le poisson qu’il nous convient de manger, parce qu’il est irritant, digestif, haut en goût, caustique, et qu’il est relevé d’ailleurs par une pointe de vinaigre et beaucoup de poivre, c’est le hareng-saur.

— Bravo, Pétroquin, bravo ! cria-t-on sous les voûtes du Bon-Vivant. Adopté à l’unanimité le hareng-saur !

Il fut aussitôt demandé cent cinquante harengs-saurs.

— Messieurs, dit ensuite le président Jean Pouilly, nous touchons au dessert ; nous avons à choisir entre l’omelette au sucre, l’omelette aux pommes, l’omelette au rhum.

— Si nous la demandions au jambon ? dit Faucheux.

— Non ! aux rognons ?

— Non ! au petit salé ?

— Mais, Messieurs, nous sortons tout-à-fait des conditions du dessert alors, et nous rentrons dans le dîner ; vous rebroussez au potage.

— Du moment où l’on n’est pas libre, murmura Faucheux, de dire le dessert qu’en souhaite, autant vaut s’en aller.

— Vous voulez une omelette au jambon pour dessert, je ne m’y oppose pas, reprit le président du banquet, chacun son goût. Mais en ce cas permettez-moi de suivre le mien : Je prendrai pour mon dessert des haricots blancs.

— Je ne vois toujours pas venir les vins, ni les eaux-de-vie, grommela Mouffleton.

— Silence ! Mouffleton.

— Je te dis Jean Pouilly, que je crève de soif, depuis que tu me fais passer tant de plats sous le nez.

— Je continue à mettre aux voix le dessert : Qui veut des fruits ?

— Personne. À bas les fruits !

— Mort aux fruits !

— Passons donc aux vins, cria une voix, écho de celle de Mouffleton.

— Messieurs, reprit alors gravement Jean Pouilly, je vous dirai que la cave nous offre une vingtaine d’espèces de vins différents, tant blancs que rouges.

— Pas de préférence ! du blanc et du rouge, et de l’eau-de-vie, dit Mouffleton, et abondamment !

— Et du mâcon vieux !

— Et du sauterne !

— Et du beaune !

— Et du bourgogne !

— Et du bordeaux !

Rien que l’émission des divers noms des vins mettait en feu la cervelle de ces cent cinquante convives. Quelle ivresse se préparait !

— J’ouvre un avis, dit Bergamotte.

— Voyons ton avis et vite, et que ce soit fini pour toujours, lui cria-t-on impatiemment de tous les coins de la salle ; voilà assez d’écriture ; cette encre nous fait mal à voir.

— Au lieu de nous tant chamailler pour savoir les vins que nous boirons, repartit Bergamotte, coupons court à la dispute en demandant la cave tout entière du marchand de vin : les bons et les mauvais, les rouges et les blancs y passeront.

La proposition étonna, mais elle fut acceptée.

Mouffleton courut se jeter dans les bras de Bergamotte.

Jean Pouilly se hâta d’écrire à l’article, vins : toute la cave.

Il sonna, les deux garçons se montrèrent.

L’un des deux frémit en parcourant cette hardie rédaction. Il se dit en lui-même :

— Grand Dieu ! que va-t-il se passer ici cette nuit ?

L’autre, celui dont nous avons signalé l’élégance, fit cette réflexion :

— Je saurai tout ce qui se passera ici cette nuit.

Quelle fête nationale ou patronale célébrait donc Paris ce jour-là pour que ces cent cinquante hommes, tous à peu près de la même condition, ce qu’on voyait à leur visage, tous à peu près de la même profession, ce qu’on reconnaissait à leurs costumes, quoique la solennité du jour y eût ajouté quelque agrément, se réunissent avec la même intention de manger, de boire, de se réjouir dans des proportions surhumaines ? Le demanderons-nous à cette foule qui, depuis dix heures du matin, et il en est cinq bientôt, parcourt les rues de Paris, afflue dans les faubourgs, arrive de la campagne et s’amasse compacte sur les boulevards comme pour former un torrent. Ce fleuve de huit cent mille habitants coule sans tarir de la Madeleine à la Bastille, battant les pieds des maisons, allant avec ordre au même endroit.

Cette fête est du petit nombre de celles que le Parisien n’a jamais mises en oubli, quoiqu’elle ne lui offre ni feu d’artifice à voir, ni occasion de se faire fusiller. C’est la fête des Morts ; c’est le jour des Morts.