Les Nouvelles drolatiques/Un point… de tapisserie

(volume IIp. 53-67).


UN
POINT… DE TAPISSERIE


À Monsieur
Marcel HÉREAU DE LA SALLE


« Monsieur,



Le scandale produit par les discours que vous tenez partout et qui visent l’honorabilité de ma femme est si notoire, que je me vois forcé de vous en demander raison.

« Je vous préviens qu’en cas de refus, je saurai vous y contraindre en vous souffletant. »

« Comte Prieur d’Hauteroche. »

À la lecture de ce billet, Marcel sauta sur ses vêtements, s’habilla en toute hâte et courut au cercle.

— Je me bats demain, dit-il à Émile Rivers.

— Pourquoi ?

— Tiens, lis.

Rivers lut d’un trait et s’inclina.

— C’est bien ; je serai ton témoin. As-tu l’autre ?

— Non, je vais demander au colonel…

— Un instant. — Tu connais donc Mme Prieur d’Hauteroche ? Quelle femme est-ce ?

— Moi ! je ne l’ai jamais vue.

— Farceur ! tu l’as vue puisque tu en as parlé.

— Jamais je n’en ai parlé !

— Alors je ne comprends plus.

— C’est pourtant simple. Son mari m’écrit pour me demander raison, je vais commencer par me battre. Nous nous expliquerons après.

— Mais enfin…

— Voyons, ne vaut-il pas cent fois mieux aller sur le pré sans motif, que de manquer de s’y rendre pour une raison sérieuse ?

— D’accord. Encore pourtant faudrait-il savoir…

— Je ne sais rien, te dis-je. On m’envoie un cartel, je l’accepte. Si tu ne veux pas me servir de témoin, je demanderai à Charles.

— Puisque tu y tiens autant que cela, allons-y gaiement.

Émile, persuadé que M. d’Autricourt ne feignait d’ignorer la cause de l’envoi du cartel qu’on lui adressait qu’en vertu de certaines délicatesses imposées par l’honneur, Émile s’offrit de courir à la recherche du colonel. Une heure après, tous deux se mettaient en rapport avec les témoins de M. Prieur d’Hauteroche et l’on décidait la rencontre pour le lendemain, à six heures du matin, dans le bois de Viroflay.

Les deux adversaires ne se connaissaient pas ; ils se saluèrent, mirent habits bas, et deux secondes après les épées s’engageaient. Au bout de sept à huit minutes, Marcel était grièvement blessé par M. d’Hauteroche, mais sans perdre un instant son sang-froid il s’approchait de son adversaire.

— Monsieur, lui dit-il, à présent que je vous ai satisfait, il m’est bien permis de réclamer de vous des explications au sujet de ce qui a causé notre duel ?

— Ce sujet est assez plausible, je crois, répéta le comte à voix basse ; je ne vois pas la nécessité de revenir sur ce thème. Vous vous êtes battu parce que vous saviez ne pouvoir me refuser satisfaction.

— Pardon, Monsieur, ma conduite en venant ici prouve que je suis un galant homme, puisque j’ai consenti à vous rendre raison d’une offense dont j’ignorais absolument la nature…

— Riez-vous ? interrompit M. d’Hauteroche. Vous ignorez la nature de l’offense pour laquelle je vous ai provoqué ?

Les témoins de Marcel s’approchèrent et déclarèrent qu’en effet leur client n’avait obéi qu’à un mouvement chevaleresque en acceptant de se mesurer avec un homme dont il ne connaissait même point le nom la veille, et qu’il ne pouvait savoir marié.

— Est-ce possible, cela ? s’écria M. d’Hauteroche. Comment ! vous n’êtes pas du cercle de Mme de Rennepont ? Vous n’avez pas critiqué les allures de ma femme de façon à m’obliger d’agir comme je l’ai fait ?

— Je vous proteste que je n’ai jamais été reçu chez Mme de Rennepont, que j’ignore qui elle est, et que, par conséquent, je ne puis vous avoir donné le droit de me contraindre à me battre. Si je me suis rendu à votre désir, c’est que j’ai pour principe de commencer par m’aligner, quitte à m’expliquer après.

— Mais alors…

Et le comte d’Hauteroche tendit vivement les deux mains à son adversaire qui, cette fois, perdit connaissance. On emmena Marcel chez lui, rue du Helder. Pendant trois semaines, le comte fut assidu au lit du blessé ; il se constitua son garde-malade, lui fit la lecture, l’entoura d’attentions délicates, au point qu’une amitié vive, une amitié basée sur l’estime, régna bientôt entre les deux hommes.

Quand la convalescence de Marcel s’effectua, d’Hauteroche exigea que le jeune homme acceptât son hospitalité à la campagne, et un certain matin M. de la Salle vit entrer dans sa chambre la femme dont on l’avait institué gratuitement le calomniateur, la comtesse d’Hauteroche, qu’il saluait pour la première fois, non sans une certaine émotion.

Blanche, chauffée à l’enthousiasme de son mari, ne craignit pas de lui témoigner une affection quasi fraternelle. Le comte se frottait les mains et Marcel, se rétablissant à vue d’œil, n’aurait pas donné son duel pour un grade de commandant. Le plus singulier de l’affaire, c’est que l’homonyme de Marcel de la Salle venait de se sauver à l’étranger après être resté six semaines au Tréport. L’on ne parvenait pas à découvrir sa retraite. Ce qui avait déterminé la confusion dans l’esprit du comte, c’est que les deux hommes de l’un desquels il jugeait devoir exiger réparation appartenaient l’un à la réserve et l’autre à l’armée active ; seulement Marcel était jeune, tandis que le véritable insulteur avait au moins cinquante ans.

Le cercle des Arts libéraux retentit au moins huit jours de lazzis interminables à l’endroit du fuyard.

Pendant ce temps, Marcel coulait des jours fortunés près de la comtesse. Les soins exquis, les délicatesses raffinées, les paroles suaves et les gestes charmants de la châtelaine le rivaient à tout jamais à ses côtés ; encore deux ou trois jours de cette vie-là, et Marcel ne pourrait partir ; encore quelque temps, et il devenait fou.

Une après-midi qu’il rêvait à la singulière situation que lui créait sa liaison subite dans la famille d’Hauteroche, il s’aperçut qu’un rideau de guipure s’écartait légèrement et qu’une figure blonde l’examinait du premier étage ; il se composa un maintien, mais cinq minutes après le comte arrivait en fredonnant.

— Mon cher, lui dit-il en lui frappant sur l’épaule, vous êtes triste, vous regrettez Paris ?

— Par exemple ! je ne me suis jamais mieux trouvé qu’ici.

— Blanche est fantasque, poursuivit le comte en soupirant ; elle n’est pas toujours aimable ; mais cependant, malgré son humeur inégale, soyez convaincu qu’elle vous voit avec un vrai plaisir.

Marcel s’inclina. On aurait pu remarquer son trouble.

— Seulement, ajouta le comte en allumant un cigare, je lui parlais de vous marier, et pour la première fois ma femme et moi nous nous sommes trouvés d’un avis contraire.

— Pour la première fois, fit Marcel en plaisantant, et j’en suis la cause ? Décidément, cher Monsieur, il était écrit que je vous causerais du trouble.

— D’autant mieux, poursuivit M. d’Hauteroche en lançant une bouffée de fumée, que ma femme est entrée dans une véritable colère lorsque je lui nommais les divers partis que j’ambitionnais pour vous. Aucun, assurait-elle, aucun ne pouvait vous convenir.

— La comtesse a donc une opinion bien défavorable de ma chétive personne ?

— Mais au contraire ! c’est elle qui prétendait que vous n’étiez nullement d’humeur à « sauter le pas », comme on dit dans la Reine Indigo.

— Peut-être, si j’osais aborder ce sujet près de Mme d’Hauteroche, la ferais-je revenir de ses préventions.

— Eh ! non, mon ami, ce n’est pas prévention de sa part ; c’est qu’elle prétend qu’aucun parti ne vous offrirait une minute l’ombre d’une séduction.

— Je ne sais pas, balbutia Marcel en essayant de rire de nouveau, ce qui peut déterminer de la part de Mme d’Hauteroche des aperçus aussi… précis sur mon caractère ; mais, si vous m’y autorisez, je lui demanderai en quoi elle peut présager de mes goûts.

— C’est cela, contrecarrez-la. Moi je me sauve causer chemins vicinaux avec mon adjoint. À tout à l’heure !

Une heure après, Marcel, installé dans le boudoir de la comtesse, fourrageait ses laines et sa tapisserie, et là, bon gré mal gré, d’une voix que le tremblement rendait sourde, il achevait un aveu qui, pour être commencé en si bémol, ne s’acheva pas moins en si naturel.

— Vous marierez-vous jamais, demandait la comtesse qui avait essayé une courte défense ; dites, vous marierez-vous ?

— Jamais, Madame. Le Paradis de mon ami d’Hauteroche est capitonné d’une… sécurité qui m’épouvante.

Un coup de cloche annonçant le retour du comte, Marcel se redressa, étendant entre ses deux mains un écheveau que la comtesse se mit gravement à dévider.

— Mais voilà au moins le trentième écheveau depuis hier ! s’écria M. d’Hauteroche en entrant ; cela doit être fastidieux à la fin. Jamais vous n’userez toute cette laine, ma chère…

— Qu’en savez-vous ? demanda malignement sa femme.

— Et, poursuivit le comte s’adressant à Marcel, avez-vous réussi à la convaincre, au moins ?

— Au deuxième écheveau, répliqua imperturbablement le jeune homme. Madame daignait se montrer impressionnée des qualités… matrimoniales que je lui énonçais.

— Au deuxième écheveau seulement ?

— Au deuxième écheveau seulement.

Le soir de ce même jour, Marcel écrivit à Émile Rivers, son premier témoin, la lettre suivante :

« Ne t’étonne pas de mon absence, mon cher ami ; je me suis pris d’un goût subit pour la tapisserie de Beauvais. La comtesse en fait des copies étonnantes et j’ai voulu m’essayer aussi dans ce genre de travail. Je place les points et… elle les recouvre merveilleusement. Il en est un surtout où j’excelle ; on le nomme : le point diamant. C’est d’une extrême difficulté et rarissime de parvenir à l’exécuter. Mme d’Hauteroche le saisissait mal ; à deux ou trois reprises, nous avons dû l’étudier ensemble ; maintenant l’aimable femme le réussit à miracle. Te dire ce que nous avons cassé d’aiguillées… t’expliquer notre apprentissage, penchés sur ce métier où nous mettions tour à tour la laine simple ou double, est intraduisible. Les premières matinées, nous en avions gagné des courbatures ; à présent, ça va tout seul, mais la comtesse est enragée pour vouloir inventer des points nouveaux. Quand je lui en ai imaginé un absolument neuf, cela ne suffit pas à son ardeur ; au contraire, un croirait que je n’ai rien fait, et la nuit nous surprend ainsi, la nuit d’octobre, penchés contre ce métier en bois de rose, soit à l’ombre d’un globe de lampe en verre dépoli, soit dans la pénombre du crépuscule, près d’un piano ouvert ou d’un volume de Musset.

« Le joli petit métier où je travaille prend des attitudes qui vous forcent quand même à s’asseoir devant lui ; soit qu’il se présente de biais, de travers ou dans la pose classique et commode, il est impossible de le quitter. La façon du travail en est encore neuve. Que j’ai de reconnaissance à la comtesse de m’avoir agréé pour m’y essayer en face d’elle ! Jusqu’à présent, je n’avais pas éprouvé la délicieuse sensation du toucher quand les doigts s’égarent parmi les écheveaux d’une soie blonde qui se promènent entre les supports du métier. Avec cette soie-là, je voudrais toujours piquer des pistils au cœur des roses ou des boutons dessinés sur le tissu quadrillé.

« C’est délicieux, la tapisserie de Beauvais… Je n’aurais point supposé qu’un tel plaisir pût résulter de l’enveloppement symétrique d’une broderie à la main, allant de çà et de là, mais pour revenir toujours se fondre dans la guirlande touffue dessinée par un habile artisan au beau milieu du canevas. Que d’ingénieux détours ! que de timides fioritures avant de se ramifier à cette touffe feuillue, serrée, qui rayonne dans l’ensemble de l’œuvre ! Je t’assure que cela vaut la peine de dévider les innombrables pelotons de laine que nous dévidons depuis quinze jours. Puissions-nous n’en jamais manquer ! car un travail comme celui-là, vois-tu, n’offre point la même saveur à être abandonné et repris.

« Là-dessus, mon cher Émile, je te quitte, car je vois le… métier de la comtesse qui se tend vers moi, et la soie frétillante de ses arabesques d’or qui m’invite à m’en rapprocher.

« J’oubliais de te dire que le comte nous plaisante agréablement, en sortant de table, à propos de cette rage de tapisserie qui nous retient à la maison, sa femme et moi.

« À toi, mon cher vieux.

« Marcel Héfeau de la Salle. »