Les Nouvelles drolatiques/La Pénitence du Curé de Tilly

(volume IIIp. 59-73).


LA PÉNITENCE DU CURÉ DE TILLY



Il y avait société joyeuse au château du Tilly, chez Mme Gabrielle de Villersac, et l’on venait de décider qu’on ne reviendrait à Paris qu’après l’Avent.

— Cela va être un peu gênant, observa Juliette de Prévalais. Vous comprenez que nous avons chacune notre confesseur attitré, et s’adresser ici à un nouveau…

— Allons donc ! notre curé est charmant.

— Il est à moitié sourd.

— Qu’est-ce que cela fait, pourvu que l’on soit censé lui avoir tout avoué !

— Je me méfie un peu des prêtres de campagne.

— Vous avez tort ; ils ont, au contraire, un parfum d’austérité qui vaut bien l’indulgence de nos abbés de Saint-Philippe.

— Chères, fit en riant Mme de Prévalais en s’adressant à Louise de Sennepont et à la vicomtesse d’Aurigny, il paraît que Gabrielle a de sérieux motifs de se louer de son curé.

— Vous allez être surprises, Mesdames ; c’est la première fois que je vais à lui.

— Dans ce cas, qui donc confesse-t-il ?

— Mais la femme du juge de paix, celle de l’adjoint, la mairesse, la femme du percepteur.

— Ce n’est pas ce troupeau-là qui peut lui donner grand mal à diriger.

— Prétendez-vous donc que nos consciences soient si chargées ?

Sur cette question, ces dames se séparèrent en décidant que le lendemain, après la messe de huit heures, elles iraient toutes les quatre se confesser, les maris devant quitter le château dès l’aube pour une battue.

Lorsque le matin elles arrivèrent à l’église, leur tenue annonçait tant de tranquillité, une si parfaite habitude de franchir le seuil du confessionnal en faisant bouffer leurs jupes derrière elles, que les pénitentes ordinaires du curé se retirèrent par déférence.

Ce fut Mme de Villersac à laquelle le curé ouvrit le guichet la première.

— Il y a bien un quart d’heure qu’il est avec Gabrielle, remarqua au bout d’un instant Mme de Prévalais à Mme de Sennepont : elle n’en finit pas. Elle doit au moins faire la confession des autres après la sienne, ce n’est pas possible autrement… Ah ! enfin.

Mme de Villersac revenait se prosterner pieusement devant l’autel.

— Avez-vous vu, observa la vicomtesse, comme Gabrielle paraît émue ?

— Peut-être une ancienne liaison qu’on lui ordonne de briser.

— Bah ! qu’est-ce qui vous donne à supposer cela ?

— Tout l’hiver elle a été en proie à une surexcitation extraordinaire.

— J’y songe, en effet. Ne serait-ce pas le petit d’Andigné ?

— Non. Plutôt le gros général de Saint-Brice.

— Quelle folie ! M. de Saint-Brice ! une voix de commandement !…

— Tout ce que vous voudrez, ma chère ; mais la prestance, la prestance… D’ailleurs le général a des yeux d’une douceur…

— Dites ce qu’il vous plaira, ce n’est pas moi à qui ces yeux-là auraient fait courir la moindre chose à fleur de peau. Et puis il a au moins quarante…

— Oh ! pour l’amour du ciel ne parlons point d’âge. Je me rappelle fort bien…

— Permettez, permettez. Sans tenir précisément à l’âge…

Ici la vicomtesse d’Aurigny revenant se prosterner à côté de Mme de Villersac, le tour de Juliette de Prévalais arriva d’entrer dans le confessionnal.

— Mon père, commença-t-elle de la voix mélodieuse qu’elle prenait pour attendrir l’oreille de M. de Borye, le curé de Saint-Philippe-du-Roule, j’ai d’abord à m’accuser d’un très-grand relâchement dans ma ferveur.

— Tant pis, gronda le curé, tant pis ; c’est un défaut qui ne marque rien de bon. Allons, continuez.

— J’ajouterai, mon père, que mes habitudes mondaines m’ont entraînée à contracter certaines liaisons… illicites.

— Illicites ? qu’est-ce que cela veut dire ?

— Mon Dieu, je voulais exprimer par là que j’ai souvent failli contre ce commandement de l’Église : « L’œuvre de chair ne désireras. »

— Il ne manquait plus que ça, s’exclama l’ecclésiastique en se retournant d’un trait pour toiser la jolie pécheresse qui joignait gracieusement les mains en éventail.

— Mon père, si vous voulez bien observer que dans ma situation sociale le fait est si fréquent…

— C’est du propre. Et votre mari, qu’est-ce qu’il en dit ?

— Mais, grand Dieu ! mon mari n’en sait pas un mot. S’il le savait… il me tuerait ou il me quitterait.

— Au fond, c’est peut-être ce qu’il aurait de mieux à faire, cet homme. Et quel âge avez-vous pour mener cette jolie petite existence ?

— Bientôt vingt-six ans, mon père.

— Quatre ans de moins que Mme de Villersac.

— Oh ! mon père, Gabrielle se donne trente ans, mais soyez convaincu qu’elle en a au moins trente-cinq.

— Ces femmes… c’est-il rusé : ça trouve toujours le moyen de mentir. Et depuis quand l’avez-vous, cet amoureux-là ?

— Six ou huit mois.

— Ma fille, il faut quitter ce sentier de perdition. À propos, comment se nomme-t-il, votre amoureux ?… Ouf ! si ce n’est pas indigne d’être obligé de prononcer ce nom-là au pied des saints autels.

— Il se nomme le comte de Salvayre.

— Le comte de…

— Oh ! je vous en prie, mon père, ne criez pas si haut, les autres entendraient.

— Ah çà ! mais vous êtes donc enragée et vos amies aussi ? Vous avez toutes les quatre le même.

— Est-il possible ! s’écria la jeune femme stupéfaite. Le comte de Salvayre me trompait. Mais c’est épouvantable ! Et avec Louise, Renée et Gabrielle !… Ah ! mais, par exemple, je ne le souffrirai pas ; il faudra qu’il me donne des explications. On n’a pas le droit de prendre le cœur d’une femme, de le torturer, de le pétrir à sa guise, de le lacérer ensuite, de lui enfoncer un poignard…

— Là ! là ! calmez-vous, mon enfant. Ne faites pas attention à ce que je vous ai dit ; ça m’a échappé. La sainte Vierge a encore autrement souffert, n’est-ce pas ?

— Mais, mon père, la sainte Vierge n’a pas été trompée par un homme qu’elle adorait.

— Qu’est-ce que vous en savez, au bout du compte, si elle n’a pas été trompée ? Moi je suis sûr que la sainte Vierge a enduré toutes les tortures et tous les supplices.

— Mais, poursuivit Juliette entièrement à son indignation, le comte de Salvayre m’a joué là un tour abominable.

— Au fait, répliqua naïvement le curé, vous pourriez avoir raison, car si vous lui avez donné plus de droits que les autres à vous aimer, il est certain qu’il vous trompe et crânement. Votre situation me peine extrêmement, ma chère fille. Avez-vous terminé votre confession ?

— Certainement, répondit Juliette, toujours furieuse.

— Eh bien ! mon enfant, je vais vous donner une pénitence qui vous ôtera l’envie de recommencer. Vous connaissez la croix de Saint-Pacôme au carrefour du bois de Tilly ?

— Non ; mais peu importe, je la trouverai.

— En ce cas vous irez y réciter cinq Pater et cinq Ave aujourd’hui vers trois heures, en en faisant trois fois le tour, les pieds nus. Est-ce convenu ?

— Oui, mon père, dit Mme de Prévalais, complètement interdite de la singularité de la pénitence infligée.

— C’est bon ; récitez votre acte de contrition que je vous donne l’absolution.

Lorsque Juliette retrouva ces dames à la sortie de l’église, elle leur lança des regards dont il eût été impossible de ne pas saisir l’hostilité. Cependant la conversation ne tarit pas. Mme de Villersac alla jusqu’à vanter l’onction du curé. Chacune ressentait une vague inquiétude qu’elle s’efforçait de dérober à sa voisine ; au point que, d’un commun accord, elles se quittèrent vers dix heures et demie, sous le prétexte de prendre un peu de repos.

Juliette de Prévalais, aussitôt le déjeuner terminé, se fit indiquer par la femme de chambre de Gabrielle le chemin de la croix de Saint-Pacôme. Comme sa dévotion touchait à la superstition, elle voulait accomplir jusqu’au bout la prescription du curé.

Arrivée à l’endroit indiqué, elle déboutonna ses petites bottes de chevreau et ôta ses bas.

— Ce doit être assez difficile, songeait-elle en trébuchant à chaque pas, de marcher sur des cailloux ; la terre, passe encore ; mais les cailloux… enfin ! il le faut.

Au moment où elle allait s’avancer vers le monticule surmonté de la fameuse croix, quelle ne fut pas sa surprise de voir Louise, Mme d’Aurigny et Gabrielle déboucher chacune par une allée, regardant derrière elles si on ne les suivait pas !

Leur surprise fut si grande à toutes les quatre en se retrouvant, les unes déjà déchaussées et les autres prêtes à en faire autant, qu’un éclat de rire jaillit du petit groupe.

— Écoutez, dit Louise de Sennepont en trahissant un grand effort afin de parler posément, puisque nous sommes arrivées ici pour la même chose, c’est certain, j’ouvre un avis. Ne vous semble-t-il pas que nous devrions référer de la pénitence qui nous est imposée à nos directeurs habituels ?

— Ce serait assez mon idée, répliqua Juliette de Prévalais qui brûlait de repartir à Paris.

— Je ferai ce que vous jugerez convenable, continua Mme de Villersac.

— Moi, je pense comme la majorité, ajouta la vicomtesse d’Aurigny.

— Vous comprenez, poursuivit Louise avec beaucoup de chaleur, vous comprenez que si un paysan nous voyait dans un pareil équipage, marmottant des patenôtres, quel bruit, quels cancans dans le village ! On chercherait, on inventerait des choses impossibles. Ce serait désastreux.

Juliette et Mme d’Aurigny enfilaient déjà leurs bas.

— Ce n’est pas tout, reprit Mme de Villersac, la plus forte tête de la bande ; il est probable que nous avons des aveux à nous faire, n’est-ce pas ?

— Sans doute, appuya Juliette en la regardant de travers.

— Je vois que nous sommes ici ensemble pour la même… cause. Ce misérable Salvayre nous a jouées indignement.

Louise se laissa tomber sur l’herbe.

— Je crois, continua Mme de Villersac en mettant la main sur son cœur, je crois que je puis avouer que j’ai été aimée du comte ; il était toujours chez moi à dix heures précises.

— Et chez moi à neuf heures, murmura Louise.

— Quand il ne se trouvait pas dans ma chambre à huit heures, interrompit Mme d’Aurigny.

— Vous voulez dire lorsqu’il consentait à me quitter le matin à sept heures, acheva aigrement Juliette.

— Mon Dieu, mes dames, interjeta Gabrielle, ne nous querellons pas à cause d’un homme pour lequel nous allions nous écorcher les pieds il n’y a qu’un instant ; mais, si vous m’en croyez, nous lui signifierons son congé en lui envoyant l’expression d’un mépris unanime.

D’un commun accord, ces dames déclarèrent qu’elles ne reverraient jamais le comte.

Le soir, un wagon-salon emportait à Paris les quatre femmes, qui avaient expliqué à leurs maris que d’indispensables nécessités les obligeaient à remplir leurs devoirs religieux à leurs paroisses respectives ; et ces messieurs, après les avoir galamment accompagnées à la gare, s’en revenaient bras dessus, bras dessous au château.

Le lendemain matin, des exprès remettaient chez le comte de Salvayre les quatre lettres suivantes :

« Monsieur,

« J’ai une explication à vous demander. Soyez chez moi dès la réception de ce billet.

« Gabrielle de Villersac. »
« Mon cher Salvayre,

« Si vous ne m’aimez plus, pourquoi ne pas me l’avoir dit en me quittant ? c’était si facile ! Venez, par votre présence, me prouver que je me suis trompée.

« Louise de Sennepont. »
« Monsieur

« Si je ne vous vois pas aujourd’hui, demain je n’existerai plus.

« Renée d’Aurigny. »

« Monstre, je sais que tu me trompes ; mais j’ai la faiblesse de t’adorer quand même. Viens vite, que je te pardonne.

« Juliette de Prévalais. »

On a su que le comte de Salvayre satisfit aux quatre réponses le même jour ; que, de plus, chacune de ces dames est encore convaincue qu’elle l’a emporté sur ses rivales ; cela par des raisons si concluantes, qu’aucune ne croit qu’il soit au pouvoir du comte, en la quittant, de disposer des mêmes arguments pour les trois autres.