Les Nouvelles drolatiques/1/Texte entier


LES NOUVELLES


DROLATIQUES
Frontispice : une femme en déshabillé monte dans un lit à baldaquin, un homme en costume la suit. Ils se regardent en coin. Au premier plan, une chaise avec une robe et une paire de soulier.
Frontispice : une femme en déshabillé monte dans un lit à baldaquin, un homme en costume la suit. Ils se regardent en coin. Au premier plan, une chaise avec une robe et une paire de soulier.


LES NOUVELLES
DROLATIQUES
DE
MARC DE MONTIFAUD




Icy, n’y a que pour rire.
Béroalde de Verville.


I
Les Délices de l’Esprit-Saint et la Bassinoire
Le Calice de Mme de Trigonec.
EAU FORTE DE HANRIOT




PARIS
M.DCCC.LXXX
LES


DÉLICES DE L’ESPRIT-SAINT


ET LA BASSINOIRE


LES
DÉLICES DE L’ESPRIT-SAINT
ET LA BASSINOIRE


Ma chère mignonne,



Depuis que j’ai quitté le couvent, il s’est passé tant de choses, que tu excuseras mon long silence ; et je conviens qu’il est de nature à étonner une charmante amie comme toi. Mais qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Prête à revêtir bientôt le voile des novices, je me vois tout à coup quittant la communauté, par ordre supérieur, pour faire l’épreuve de vie mondaine, imposée à toute religieuse avant de prononcer des vœux irrévocables.

Au moment de partir avec mes cousines, Louise et Juliette, j’allai dire adieu à notre supérieure, qui me retint quelques instants.

— Vous êtes absolument décidée, ma fille, me demanda-t-elle, à ne rien livrer de votre personne à la convoitise des hommes, ces ennemis de la sainteté du célibat ?

— Certes ! ma mère !

— Vous vous rappelez que, dans vos paroles, vous ne devez prononcer le nom d’aucune partie de votre corps dans la crainte de commettre une impureté ?

— Parfaitement ! ma mère ! Et, de plus, je sais par cœur de quelles dénominations nous devons nous servir, nous les épouses du Christ, pour ne pas dire : mes bras, mon cou, mon ventre, mes jambes et tout le reste, afin de ne pas pécher même en paroles.

— Voyons un peu, ma fille, si votre mémoire est aussi fidèle que vous me l’assurez.

— C’est fort simple, ma mère : cette partie de notre buste qui commence à pousser, et qui doit rester emprisonnée dans notre guimpe de novice, se nomme « les délices du Saint-Esprit ».

— Très-bien, mon enfant ! Et cette autre sur laquelle on s’assied ?

— … Attendez donc un peu… Ah ! j’y suis. C’est « la bassinoire ».

— Et celle qui lui est opposée… tout à fait ?

— Pour celle-là, ma mère, je crois qu’elle s’appelle… « l’intransigeant», parce qu’en effet c’est cet endroit, surtout, qui ne doit jamais pactiser avec… Ah ! ma foi, je ne sais plus avec quoi, par exemple !

— Peu importe, ma fille, peu importe. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est qu’il ne doit jamais exister pour « l’intransigeant » aucune… entente possible, aucune concession à accorder. Enfin, mon enfant, je souhaite que cette vertu d’intransigeance remplisse votre personne entière de sécurité ; car, voyez-vous, deux secondes, oui, deux secondes suffiraient pour vous l’enlever.

— Vous me faites frémir, ma mère. Mais ma cousine Louise et ma cousine Juliette, qui m’accompagnent, est-ce que leurs intransigeants, à elles, courent le même danger que le mien ?

— Absolument.

— Alors, je vais les avertir.

— C’est inutile, se hâta de me répondre notre supérieure, je m’en suis chargée. Au revoir, mon enfant ! Ainsi n’oubliez pas que « les délices du Saint-Esprit » ne doivent jamais attirer les regards des hommes. C’est le vrai secret de protéger… tout le reste.

Là-dessus, Louise et Juliette entrèrent. Notre mère nous donna sa bénédiction, et la voiture nous emporta, ainsi que sœur Perpétue qui nous accompagnait.

Arrivée ici, ce fut encore une autre affaire. Croirais-tu que ma tante voulait absolument échancrer mon corsage et découvrir « les délices du Saint-Esprit » ? Tu dois te figurer ma stupéfaction. Malheureusement mes supplications ont été inutiles. Il avait été convenu qu’on nous rendait au monde pour les épreuves à subir, force nous fut donc, hélas ! de livrer aux regards impudiques ce que notre vénérable supérieure nous avait si nettement enjoint de dissimuler.

Je descendis au salon les larmes aux yeux. Il me parut que Louise et Juliette n’étaient point si torturées que moi. Elles riaient, causaient même, sans s’apercevoir que leur corsage dévoilait des choses à épouvanter. On les pria de chanter et de valser, et elles s’exécutèrent très-gracieusement.

Le souper arriva. Non, te dire ce que j’ai vu de femmes étalant superbement ce que je m’efforçais de faire disparaître dans mon corsage est impossible. Quand on pense qu’elles profanaient ainsi d’une façon cynique ce qui n’a été créé que pour être becqueté par la colombe céleste ! Quand on pense que mon cousin, qui a, je crois, vingt-cinq ans, était si près, si près de la grosse présidente Jonzac, qu’il aurait pu poser son assiette dessus s’il avait voulu ! J’étais outrée. On ressentait une chaleur telle que, ne pouvant supporter de rester à table, j’allai un instant dans le fumoir, sûre qu’on ne m’y dérangerait pas. Croirais-tu qu’au moment où je déboutonnais le dernier bouton et où je commençais à m’éventer, la fenêtre ouverte, mon cousin Jacques entra en chantonnant, et, me voyant croiser mes deux mains sur ma poitrine, s’écria en se moquant :

— Bah ! ma cousine, tout ce que l’on cache ne vaudrait certainement pas la peine d’être servi sur un plat d’argent.

L’insolent ! Je ne pouvais cependant pas lui prouver que c’était précisément parce que ça en valait la peine, que je le gardais pour le Saint-Esprit. Ennuyée de cet incident, je remontai au premier étage. Imagine toi qu’en passant dans un couloir, j’entendis sœur Perpétue, notre converse, qui criait à l’autre bout :

— Finissez, Monsieur, finissez ! je ne veux pas qu’on touche à ma « bassinoire ».

Elle aussi, il paraît qu’elle courait un danger dans cet affreux château de ma tante. Quelqu’un essayait-il après elle quelque tentative criminelle ? Je courus à son secours, mais je n’entendis plus rien qu’un son de voix étouffé, une porte qu’on verrouillait. Enfin le silence se fit.

— Après tout, pensai-je, on n’attaque que « la bassinoire » de sœur Perpétue !… ce n’est rien, absolument rien. Ne songeons qu’à mettre en sûreté les « délices de l’Esprit-Saint ».

Là-dessus, une idée me vint.

Tu sais que ma chambre de fillette se trouve dans la tour du nord ? Je n’étais pas très-rassurée. Il était minuit. Je me tins ce petit raisonnement :

— Au fait, personne ne songera à se retirer avant demain sept heures du matin. J’ai le temps de dormir dans n’importe quel lit, puisque tout le monde est en train de rire et de danser. Demain, à six heures et demie, je me lèverai et je céderai la place au premier qui se présentera. Mieux vaut cela que de monter seule là-haut où j’aurais vraiment peur.

Je me déshabillai lentement, l’ouïe caressée lointainement de certaine valse de Strauss qui donne envie de se manger de caresses à soi tout seul. J’avais, vois-tu, ma belle, l’âme chaude comme un matin de juin ; et quand je m’agenouillai pour implorer du Seigneur la grâce de celles que la vertu d’intransigeance ne remplissait pas, je me demandai, en me relevant et en serrant mon crucifix aux maigres petits membres étendus, si je ne devais jamais avoir d’autres bras pendus à mon cou que ceux-là.

Comme j’entrais dans un de ces grands lits à la Le Nôtre que tu connais, en récitant une dernière action de grâces, figure-toi ma surprise en découvrant le vicomte de Juvisy, debout du côté de la ruelle, en vêtements de bal.

— Jésus, Maria ! criai-je en désespérée.

— Pardon, Mademoiselle, mais cette chambre étant la mienne, je ne pouvais savoir… M’expliquerez-vous, au moins, comment il se fait que j’aie le bonheur de vous y posséder ?

Le bonheur de m’y posséder… Je m’empresse de lui raconter que si je suis là, c’est qu’il s’agissait pour moi de sauver à tout prix les diverses parties de ma personne de la profanation de tous les regards. Et, prompte comme la foudre, je pensai alors : — Sauvons, du moins, ce qui est pour le divin pigeon, si nous ne pouvons sauver le reste. — Alors, je m’empressai de remonter ma couverture sous mon menton.

Mais ce fut lui qui me répliqua avec un grand sérieux :

— Rassurez-vous, Mademoiselle, je ne tiens nullement à enlever le voile que vous étendez sur… « les délices de l’Esprit-Saint ».

Il n’y tenait pas. Alors je respirai allègrement.

— Mais, poursuivit-il, je désire seulement que vous vouliez bien me permettre de veiller sur votre « intransigeant » le reste de la nuit. Je vais m’étendre dans ce fauteuil ; car, voyez-vous, Mademoiselle, le château est si plein de monde qu’un ami dévoué ne sera pas de trop à vos côtés.

Que te dirai-je ? Lui marquer de la défiance, à lui, l’élève du P. Z…, ne lui ferais-je point la plus sanglante des injures ? Je réfléchis qu’il était vraiment chevaleresque, à lui, de consentir à quitter cette soirée pour veiller près d’une petite pensionnaire ; et, comme il s’asseyait loin de moi, décidé, m’assurait-il, à reposer, je songeai, en vertu de toute convenance, à en faire autant, plutôt que de prolonger indéfiniment la conversation. Alors, je me coulai du côté du mur et, fermant les yeux, je m’endormis, pendant que M. de Juvisy, étendu, je te le répète, sur un siège, à l’autre bout de la chambre, sommeillait de son côté.

Je ne sais pourquoi, deux ou trois heures après, je ressentis je ne sais quel trouble, quelle émotion… J’étais seule, et cependant il me sembla un instant que quelqu’un m’avait parlé. Te dire la singularité de l’émotion, et la nature du plaisir, je ne l’oserai jamais. J’en vins à penser que ce devait être un rêve ; car… mon Dieu, comment m’expliquer ?… Enfin, figure-toi que le plaisir m’advint précisément du côté de… mon intransigeance. Je n’aurais jamais soupçonné que quelque chose… d’amusant… pût surgir par là. Ce qu’il y a de certain, c’est que notre mère a complètement oublié de m’enseigner ce singulier phénomène. — Peut-être, me répétais-je, est-ce parce que j’ai défendu si hardiment « les délices de l’Esprit-Saint » qu’il m’en récompense en s’occupant de cette partie de sa créature qui ne doit pactiser avec personne.

Le plus surprenant, ce fut quand mes « délices » et ma « bassinoire » répondirent comme à des appels réitérés et s’entendirent dans un accord de complicité admirable pour faire éprouver à mon intransigeant… des choses sur lesquelles je ne comptais absolument pas. Bientôt il n’y eut qu’un concert effréné de chaque région de mon corps, et aucune de celles nommées par notre mère supérieure n’oublia de vibrer dans le jeu harmonique et ensorcelant des régions les moins soupçonnées, au point que je ne sus en réalité de quel côté partait le plaisir ; je crois qu’il naissait de tous les côtés à la fois. Du reste, ma chère, il me fut facile de me rendre compte de la vérité ; car la singularité de ces sensations paraissait dépendre d’une sensation antérieure qui, un instant avant, les avait soudain invitées, entraînées ; après, les autres s’étaient montrées promptes à la riposte, sans avoir besoin d’y être sollicitées… Enfin, à l’étrangeté du plaisir succéda une telle prostration, que je me rendormis. Et le jour flamboyait à mes paupières, quand je me réveillai ; tu comprends que le vicomte disparut certainement dès l’aube.

Malgré mes occupations, cette nuit, cette nuit merveilleuse, hallucinante, extraordinaire, hantait si vivement mes souvenirs, que je ne pouvais cesser d’y penser.

Dans la journée, je m’aperçus que le jeune Edgard de Juvisy prenait quelque complaisance à me regarder. J’éprouvais tant d’affectueuse attirance vers lui ; je devinais si complètement qu’il devait être mon allié que, dans un moment de courage, je lui fis signe d’approcher ; ce à quoi il s’empressa d’obéir.

— De quoi s’agit-il. Mademoiselle ? me demanda-t-il très-respectueusement.

— Monsieur, lui répliquai-je, vous êtes le seul de tous ces messieurs à qui j’ose adresser la parole ; car vous êtes bon, vous êtes pieux, vous avez une élévation d’idées qui…

]c m’arrêtai dans l’énumération de ses qualités, en le voyant baisser les yeux par modestie.

— Achevez, Mademoiselle, achevez, de grâce ! murmura-t-il en me coulant un regard qui dégrafa mes vêtements de la nuque à la pointe des pieds.

— Eh bien. Monsieur, je voudrais que vous me répondissiez franchement.

— Sur quoi, Mademoiselle ?

— Sur un sujet tellement inattendu, tellement surprenant…, que, peut-être, vous n’y avez jamais pensé.

— Tant mieux. Mademoiselle ! j’aurai le plaisir de l’approfondir avec vous.

Et il se rapprocha si près de moi que, sous je ne sais quelle bizarre association d’idées, la sensation de la nuit précédente me courut à fleur de peau. Comme je gardais le silence, il poursuivit :

— Ne voulez-vous point m’informer de ce qui vous inquiète, de ce qui vous tourmente ?

Que sa voix était douce et enivrante ! ce n’est pas mon confesseur, le P. Ventru, qui déployait une si délicieuse façon de m’encourager à l’aveu d’une faute ; il me criait, au contraire :

— Allons, allons, ma fille, est-ce que vous comptez me faire coucher ici ? Du courage, et enlevons cette confession vigoureusement.

Non, mille fois non ! Cet organe, d’une suavité pénétrante, ne pouvait offrir aucun rapport et supporter aucune comparaison à côté de la grosse voix des hommes vénérés que, toi et moi, avons tant de fois entendue résonner sous les murs saints de notre couvent. Alors, levant les yeux vers le vicomte, je pris le parti de lui demander, d’une façon détournée, si, par hasard, certains rêves… assez agréables ne le hantaient pas quelquefois l’espace d’une journée, au point de ne les pouvoir chasser de sa mémoire.

Il m’avoua aussitôt qu’en effet, cela lui arrivait souvent ; et, pour m’épargner la peine de lui en expliquer davantage, il reprit :

— Vous êtes sans doute sous l’empire d’un de ces rêves, n’est-ce pas, Mademoiselle ? Et c’est ce qui est cause que vous vous absorbez, comme vous le faites depuis ce matin, dans vos méditations.

— Précisément, Monsieur. Et ce qu’il y a de bizarre, c’est qu’il me semble que si ce rêve ne recommençait point pour moi chaque nuit, je serais désespérée.

Cette fois il me contempla d’un air si étrange, si scrutateur, si narquois et en même temps si tendre, que je restai bouche close. À mon tour je lui demandai à quoi il pensait. Il répliqua, en se levant comme sous l’empire d’une exaltation contenue :

— Et vous avez été très-heureuse… dans ce rêve, n’est-ce pas ?

— Dieu, si j’ai été heureuse ! C’est-à-dire que je manque absolument de signes et de mots pour vous le traduire.

— Et vous souhaiteriez que toutes les nuits il revînt… vous toucher à la même place ?

— Ne m’en parlez pas ! S’il cesse de me hanter, je demande au Seigneur la grâce de mourir.

Il s’approchait de ma chaise en tremblant ; et moi, interdite par son attitude, je me sentais la respiration entrecoupée, lorsque tout à coup, et comme il ouvrait les lèvres, ma tante accourut :

— Berthe, ma chère enfant, que signifie votre fuite du salon depuis ce matin ? Venez donc accompagner Juliette qui va nous chanter la Gaza Ladra. Et vous, vicomte, le P. Z… vous demande instamment.

C’était, ma pauvre amie, un ordre de nous séparer. Et nous le comprîmes l’un et l’autre aussitôt, car le vicomte se leva et, m’ayant saluée, non sans émotion, sortit du boudoir à la hâte.

Ma tante qui, un instant avant, s’apprêtait, j’en suis certaine, à me faire quelques observations, m’emmena alors sans prononcer un mot.

L’attitude tremblante de M. de Juvisy, les regards de ma tante, la nuit dont je ne cessais de me rappeler, quelque chose qui se trouvait en moi et qui, je m’en souvenais parfaitement, n’y était pas la veille : tout cela, ah ! vois-tu, tout cela m’agitait jusqu’à la fièvre. C’est au point que, quittant le piano, et ne sachant que devenir, j’avisai le P. Z… qui venait d’entretenir le vicomte, et lui demandai de m’entendre de suite en confession.

— Sur l’heure, mon enfant, sur l’heure ! me répliqua ce brave homme. Allez m’attendre à la chapelle.

J’étais décidée à tenter l’impossible afin d’avoir l’explication de la pensée qui m’obsédait. Un tel rêve n’était-il pas une prédisposition merveilleuse à l’état de sainteté qui m’attendait ? Et n’expliquait-il pas les ineffables jouissances que l’on devait retirer à être l’épouse du Christ ? Si cela existait, si je ne me trompais point, je devais abréger mon épreuve mondaine et retourner au couvent immédiatement.

Tu peux t’imaginer mon saisissement, quand l’abbé, m’ayant entendue, se contenta de me jeter… un bizarre et intraduisible regard.

— Vous parlez sérieusement, mon enfant ?

— Oh ! grand Dieu ! mon père, supposez-vous que je mente, ici, au tribunal de la pénitence ?

— Et vous m’assurez que « les délices de l’Esprit-Saint… » et votre « intransigeant » eurent une telle entente entre eux que cela a été comme une symphonie céleste de votre personne entière ?

— Symphonie n’exprime pas assez. C’est torrent de volupté, c’est abîme de plaisir qu’on devrait dire.

— Ma fille, il faut vous marier, fit gravement l’abbé.

L’hébétement me cloua sur place. Me marier ! moi ! pour cesser d’éprouver pareille jouissance ! Me marier ! Quelle plaisanterie amère, quelle torture pouvait-on m’infliger qui équivalût à celle-là ?

— Mon père, repris-je en me redressant, je ne renoncerai jamais à ne pas retrouver cette nuit phénoménale, cette nuit délirante, cette nuit où j’ai été véritablement considérée avec complaisance par l’Esprit-Saint, qui a fait de moi un banquet de délices où il m’a invitée à m’asseoir… Une nuit, mon père…

L’abbé ferma si brusquement le guichet que je fus obligée de me retirer. Stupéfiée d’un pareil accueil, je sortis du confessionnal. On ne pouvait être plus malheureuse, plus perplexe, plus désespérée. Alors, je m’enfuis de la chapelle et allai me réfugier dans ma chambre.

Il n’y avait pas un quart d’heure que je m’y trouvais, lorsque sœur Perpétue entra comme une folle.

— Bon Dieu ! ma sœur, quel malheur venez-vous m’annoncer ?

— Ah ! Mademoiselle ! je vous cherche depuis ce matin. Vous pouvez me rendre le calme. Répondez-moi aussi vite que possible. Dites, répondez-moi.

— Je ne demande pas mieux. Mais indiquez-moi le sujet sur lequel j’ai à vous répondre.

— C’est assez scabreux, Mademoiselle. Seulement, ici vous êtes chez vous… et puis nous sommes venues ensemble ; alors, vous m’éclairerez certainement, car vous ne pouvez pas avoir changé pour moi…

— Ma sœur, revenez à vous, je suis tout oreilles.

— Voici le fait. C’est fort simple. Hier, madame votre tante m’appelle : — Sœur Perpétue, vous allez mettre une bassinoire très-chaude dans le lit de M. le comte de Saint-Aignan. Moi, je tire une révérence et je vais trouver Catherine : — Donnez-moi donc votre bassinoire, Catherine, c’est madame qui m’ordonne de la prendre. — Qu’en voulez-vous faire ? — Pardi ! je veux bassiner le lit de M. le comte de Saint-Aignan. — Nenni da ! s’exclame Catherine. Ma bassinoire est pour le jeune M. de Rosez qui, lui, ne lésine pas comme votre Saint-Aignan. Il s’en passera, je vous le jure ! — J’ai beau faire ; j’ai beau insister, cette fille tient bon. Du reste, Mademoiselle, je cherchais aux murs : pas plus de bassinoire que… sur moi. — C’est-à-dire, non, je me trompe, j’ai une « bassinoire » par derrière ; alors, ma comparaison n’est point juste. — J’insiste uniquement pour vous répéter qu’il n’y avait aucun ustensile de ce genre dans la cuisine.

— Ma sœur, je vous en prie, arrivez au fait.

— Au fait, au fait ; c’est facile à demander. Quand je me vis dans l’impossibilité de bassiner le lit de M. de Saint-Aignan, je me tins ce raisonnement : Avant tout, l’obéissance. Donc, je dois bassiner le lit de M. le comte ; donc, pour cela, je vais me servir de la chaleur de ma propre « bassinoire » à moi. — Dame ! n’auriez-vous point agi ainsi, Mademoiselle ?

— Mais continuez donc, sœur Perpétue !

— Doux Jésus ! comme Mademoiselle s’impatiente ! J’allai donc à la chambre de M. de Saint-Aignan, et là, ma foi, faute de mieux, je me répétai encore : — Ce bon vieillard a besoin d’avoir chaud ; au nom de la très-sainte charité, je vais faire servir mon corps à cette œuvre de bienfaisance. Là-dessus, je m’insinuai sous la couverture et me roulai consciencieusement dans tous les endroits froids des draps. Quand une place était tiède, paf ! je me glissais dans une autre, tant et si absolument que le lit devint bientôt un brasier.

— Abrégeons, abrégeons, ma sœur. Que vous arriva-t-il ?

— Il arriva. Mademoiselle, que je m’endormis, et qu’au milieu de mon sommeil… Jésus !…

— Vous me faites frémir… Poursuivez, poursuivez.

Sœur Perpétue s’essuya le front. Au bout d’une minute, elle continua d’une voix étranglée :

— Au milieu de mon sommeil, j’éprouvai distinctement la sensation d’une étreinte très-accentuée autour de ma « bassinoire ».

— C’est affreux ! m’écriai-je. Et vous vous débarrassâtes de l’importun qui s’était permis une telle privauté, n’est-ce pas ?

Sœur Perpétue baissa les yeux.

— Hélas ! finit-elle par dire, mon bon ange voulut que là où je ne devais ressentir que de l’horreur, ce fut, au contraire, une impression délicieuse qui m’étreignit de la tête aux pieds. Il m’advint, si je puis m’exprimer ainsi, la même chose qu’à ces vierges martyres qui, lancées au milieu d’un bûcher, au lieu d’être dévorées par les flammes vives, se trouvaient baisées par les colombes.

— Dieu a permis ce miracle, ma sœur, n’en doutez pas. C’est sa protection auguste qui s’est étendue entre vous et un odieux attentat commis sur… votre « bassinoire ». — Voilà donc pourquoi je vous ai entendu crier cette nuit dans le couloir ?

— Ah ! vous avez entendu ? murmura sœur Perpétue assez confuse…

— Croyez-moi, mettons-nous à genoux et remercions le Seigneur de ne nous avoir point abandonnées.

Sœur Perpétue me comprit à merveille et vint s’agenouiller à mes côtés. Alors, nous récitâmes dévotement un Pater et un Ave en guise d’actions de grâces au Seigneur qui nous avait servies cette nuit extraordinaire d’une façon si éclatante. Après quoi nous nous embrassâmes.

— La paix soit avec vous, ma sœur !

Amen ! repiqua sœur Perpétue en se retirant.

Comme elle sortait, ma tante entra à son tour.

C’était décidé, on en voulait à mon repos.

— Ma fille, écoutez le P. Z…, murmura-t-elle doucement en m’attirant ; il ne veut que votre bonheur.

— Ma tante, le P. Z… désire me voir renoncer à être l’épouse de Jésus-Christ. Jamais je n’y consentirai.

— Même pour le vicomte ? interrogea ma tante, en me considérant fixement.

Ce « même pour le vicomte » eut comme résultat de me coller la langue au palais.

— J’aurais dû, continua-t-elle toute en larmes, j’aurais dû me douter qu’à votre âge l’esprit est prompt et la chair est faible. Mais, qui aurait cru que ce jeune homme, un élève du P. Z…, abuserait ainsi de notre hospitalité ? Enfin !… Il est heureux que sa famille et la vôtre puissent s’entendre ; sans cela quel irréparable malheur !

J’eus positivement la pensée que ma pauvre tante divaguait.

— Encore une fois, ma tante, je veux être l’épouse de Jésus-Christ.

— Je vais vous envoyer M. de Juvisy, ajouta-t-elle d’un ton indigné, et vous réfléchirez, au nom de votre propre dignité, si votre famille n’entre pour rien dans vos décisions.

— Seraient-ils tous devenus fous, en punition de leurs fautes passées ? me répétais-je en joignant les mains. Seigneur, préservez-moi de la contagion. Il y a là-dessous quelque chose d’abominable.

En ce moment le vicomte poussait doucement la porte de ma chambre.

— On dit que je vous épouse, Mademoiselle, fit-il en me baisant la main.

— On le dit, en effet. Monsieur ; mais vous m’expliquerez peut-être pourquoi, hier, nous connaissant à peine, il survient qu’aujourd’hui on trouve qu’il est nécessaire de nous allier ?

— Nécessaire…, murmura-t-il ; ne mettriez-vous pas autre chose que ce mot dans une promesse d’union avec moi ?

— Vous me rappelez ce jeu de nos veillées au couvent : — Je vous vends mon corbillon. — Qu’y met-on ?

— Le pardon, répliqua tout bas le vicomte, en recommençant à me baiser les doigts.

— Mais… vous ne m’avez point fait de mal, et je n’ai rien à vous pardonner.

— J’achève, alors. Sachez, Mademoiselle, qu’être l’épouse de Jésus-Christ ou la mienne, cela reviendra exactement au même.

Il me sembla que le vicomte commettait un sacrilège.

— Écoutez-moi, reprit-il en posant un genou en terre, écoutez-moi, ma chère Berthe. Ce qui est fait est fait ; ne récriminons pas, j’ai eu tort. Mais vous étiez si chaste dans votre sommeil que… tout élève du P. Z… que je sois…, mon Dieu !… nous sommes tous faibles, n’est-ce pas ? et sujets à pécher sept fois par jour.

— Sans doute, répliquai-je très-émue, en recommençant à sentir le même vertige qui m’avait enveloppée la nuit précédente. Mais enfin, en quoi mon mariage peut-il arriver ici comme le résultat d’une faute commise par vous ?

Cette fois, il se releva brusquement, plongea son œil d’aigle dans mes yeux, me tint sous la projection de son regard pendant une minute, et répéta à voix basse ces mots incompréhensibles :

— Eh bien, vrai, jamais je ne l’aurais cru !

Soudain, ce singulier vicomte, que je supposais si édifiant de conduite et de discours, approcha sa bouche de mon oreille, et, sous l’empire de je ne sais quelle diabolique pensée, murmura presque dans mon cou :

— Si vous n’avez jamais laissé tomber Athalie pour prendre un autre livre ; si vous n’avez jamais brodé de bourse bleue ; si la journée s’est toujours terminée pour vous aussitôt votre prière à la chapelle ; si vous n’avez rien interrompu d’agréable dans vos pensées chaque fois qu’on vous ordonnait d’ouvrir votre livre de messe ; si le gland de soie que vous cousiez pour le bonnet grec de votre grand-père ne vous a jamais chatouillé les doigts ; si, au moins instinctivement, vous n’avez point cherché, sous votre guimpe de religieuse, le petit morceau de papier étroit, chiffonné, imperceptible, où la main d’un étourdi aura griffonné : « Je vous aime… » alors, oh ! alors… vous avez raison, Berthe ; le divin Mutilé dont vous portez l’image sur la poitrine peut seul vous convenir…

Comme j’étais résignée à entendre chacun extravaguer ce jour-là, je me contentai de le laisser parler entre ses dents tant qu’il voulut.

Ce que voyant, il changea de ton, et poursuivit :

— Je vous assure, Berthe, que si cela vous fait le moindre plaisir, lorsque vous serez ma femme, il vous sera loisible d’être tout à votre aise l’épouse de Jésus-Christ. Je prends l’engagement de vous laisser en tête-à-tête avec mon rival, jusqu’au jour où vous me demanderez de le faire cesser.

— Dans ces conditions-là, Monsieur… je pense, je veux dire… j’espère que notre mariage deviendrait possible.

Croirais-tu qu’au lieu de rester quelques instants près de moi, il me serra presque respectueusement dans ses bras et sortit en courant ?

Trois semaines après, ma chère, en revenant de l’église où mon mariage s’était célébré à minuit, je quittais ma robe de faille blanche et je me disposais à entrer dans ce même lit où j’avais déjà couché cette bienheureuse nuit, me répétant intérieurement :

— Nous allons voir si ce que mon mari m’a assuré est sérieux, et si, comme je n’ai pas lieu de douter de sa loyauté, je passerai une heure aussi agréable que le jour mémorable qui a suivi l’instant fameux où mon mariage a été décidé.

Il n’y avait pas dix minutes que je sommeillais, quand le vicomte m’appelait et se penchait sur moi pour m’embrasser.

— Monsieur, dis-je très-sévèrement, Monsieur, je vous croyais un honnête garçon ?

— Est-ce que Jésus-Christ n’est pas encore venu, Madame ? me demanda M. de Juvisy sans s’émouvoir.

— Pas encore venu… que signifie ?

— Je vois de suite que non. Permettez-moi, je vous en prie, de prendre sa place. S’il fait mine seulement de se montrer, je vous jure que je suis trop bien né pour ne pas la lui céder. D’ailleurs, vous savez, ma chère, rien ne donne envie à un absent trop supplié, comme de se présenter dès qu’on ne l’attend plus.

Naturellement, j’avais le rouge au visage. Mais mon mari continua imperturbablement :

— Croyez-moi, dès qu’il verra l’endroit occupé, votre céleste infidèle se décidera à me sommer de partir immédiatement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma chère, c’est au milieu de la nuit que le même phénomène se produisit pour la seconde fois… C’est au milieu de la nuit que la prédiction du vicomte se réalisa. Mais qu’ajouterai-je ? Rien que tu ne devines, sans doute. Toutes les intransigeances s’étaient trouvées foudroyées dans ma couche nuptiale, et il est absolument certain que la vérité fondit autour de ma personne, l’abîma d’évidences, la combla de délices. On irait comme cela jusqu’à la vie éternelle, avec la même fureur que la grâce s’abattit sur saint Paul, sans crier gare.

Si tu es sur le point de prononcer tes vœux, viens me voir avant. J’ai déjà averti sœur Perpétue qui doit épouser notre intendant. Pour toi, ma chérie, le P. Z… a encore d’autres élèves.

À toi toujours,
Vsse de Juvisy.
LE
CALICE DE Mme DE TRIGONEC


LE
CALICE DE Mme DE TRIGONEC



Il s’agissait d’assurer un échec au parti républicain, et M. de Trigonec qui vivait depuis sept ou huit années sous la coupe absolue de la communauté de Saint-Gildas, desservie par les pères jésuites, se voyait à la veille d’être abandonné de ses puissants protecteurs qui, tout à coup, se refusaient à avancer les sommes nécessaires pour patronner sa candidature. Soit que ces messieurs jugeassent Trigonec comme prédestiné à un échec certain ; soit qu’ils craignissent une rupture déloyale de sa part après l’avoir fait élire, le conseil se décidait à se tenir à l’écart et à laisser tout bonnement passer le candidat du gouvernement.

M. de Trigonec avait accepté jusque-là de représenter le parti des bons pères ; mais, s’apercevant que ses dîners, ses complaisances, les assiduités de sa femme au confessionnal du P. Loreau n’aboutissaient qu’à grever sa fortune d’un déficit assez considérable chaque jour, il résolut, tout en courant le risque de se perdre à jamais, d’un seul trait, dans l’esprit de la communauté, de regagner son prestige devant l’opinion par un coup d’audace. Il ne se dissimulait guère qu’au cas où il ne réussirait pas, il serait obligé de quitter la ville ; mais, du moins, gardait-il la certitude qu’il mettrait, de toutes les façons, les rieurs dans son camp.

L’on ne rompt pas facilement avec les traditions qui vous tiennent par des fils plus ténus, plus subtils que des fils de la Vierge. Aussi, le jour où M. de Trigonec feignit d’engager sa femme à se montrer moins assidue au confessionnal du P. Loreau, Mme de Trigonec s’empressa-t-elle d’y courir afin d’avertir son directeur du changement survenu dans la conduite de son mari.

— Nous nous en doutions, lui répondit le révérend ; c’est pourquoi nous avons décidé de lui retirer notre toute-puissante intervention. Votre mari, ma chère enfant, n’eût pas rempli jusqu’au bout son mandat religieux. Tôt ou tard il aurait pactisé avec l’Élysée, et nous n’avons pas le droit de disposer aveuglément des fonds de notre ordre, lorsqu’il s’agit d’un tiède ou d’un irrésolu.

— Mais, mon père, d’où tenez-vous ces détails ?

— Eh ! eh ! le maître d’école m’a assuré que M. de Trigonec lui avait parlé en faveur des institutions laïques.

Mme de Trigonec sentit ses mâchoires claquer d’horreur.

— Mon père, ne puis-je par des sacrifices matériels, des dons faits à l’église, racheter ce que la conduite de mon mari offre de scandaleux ?

Le père sourit gracieusement.

— Vous le pouvez, ma chère enfant, et soyez sûre que l’âme de M. de Trigonec sera bientôt en bonne voie de guérison, grâce à nos prières.

— Je ne nie point l’efficacité de vos prières, mais il me semble que j’y participerais pour une plus large part si je joignais un don sérieux aux efforts que vous allez faire pour ramener M. de Trigonec.

— Dans ce cas, je n’ai aucune hésitation à vous avouer que toute la ville étant sous le coup du scandale résultant des discours détestables attribués à votre mari, un don de votre main, officiellement annoncé chez nous au prône de dimanche, serait d’un exemple qui vous porterait très-haut dans l’opinion.

Mme de Trigonec se leva et partit.

Le P. Loreau savait à qui il s’adressait, et quelles fibres orgueilleuses il touchait chez son aristocratique pénitente. On peut renoncer à ne pas être femme d’un député quand on a la perspective d’être donnée en exemple dans une petite ville comme Quimper.

Mme de Trigonec commença d’abord à parler mystérieusement des dispositions affectées par son mari ; elle se fit plaindre ; on la vit se vêtir de couleurs sombres ; marcher lentement, tête baissée, dans les allées solitaires ; chacun la montrait avec respect en se disant : « Comme cette femme porte noblement son malheur ! Voyez, nulle récrimination ; elle se contente de prier. Quel exemple ! » Les jeunes filles en arrivaient à échafauder des plans pour l’avenir, comme si elles s’étaient déjà senti poindre au front les palmes du martyre conjugal, ce qui équivalait à supposer que la moitié des futurs époux de ces dames, quoique inconnus, devraient être des scélérats, des riens de rien.

Le dimanche suivant, le P. Loreau prit pour texte de son prône le portrait de l’épouse chrétienne. Il la suivit dans les moindres détails de sa vie domestique, la montrant depuis le matin sous le poids de ces innombrables tourments qu’un époux athée accumulait sur son passage. Le mécréant l’abreuvait d’ennuis et de douleurs ; il s’asseyait à table sans réciter son Benedicite, mangeait comme quatre et buvait comme un sonneur. Dans la journée, il forçait sa femme à subir son odieux contact, alors qu’elle eût préféré s’enfermer dans sa chambre et s’entretenir avec Jésus-Christ. Partait-il pour la chasse ? À son retour, il n’éprouvait qu’un appétit bestial qu’il ne demandait qu’à assouvir, au lieu d’avoir faim et soif de justice et de s’en saouler tout à son aise. Ah bien, oui ! L’épouse chrétienne était obligée de le voir engloutir ainsi qu’un goinfre, et assistait les yeux résignés à ces scènes de voracité, — déplorable exemple donné aux serviteurs, — et ce n’était qu’après ce dernier acte qui terminait la journée, qu’elle obtenait enfin la permission tacite d’aller verser ses larmes aux pieds de son Dieu.

L’auditoire entier frémit. Le P. Loreau ne garda pas son aménité habituelle en descendant de la chaire ; il se retira d’un air courroucé. Les maris présents se regardèrent, complètement ahuris ; et les femmes eurent un port si majestueux et des regards si foudroyants à jeter sur ces messieurs, que la cérémonie s’acheva dans un trouble indescriptible. Les malheureux, écrasés sous l’anathème, paraissaient demander aux voûtes de l’église ce qui avait pu déterminer cette trombe à leur adresse. Quelques-uns revinrent chez eux désespérés, convaincus que le pasteur devait connaître certaines de leurs peccadilles restées secrètes jusque-là et s’attendant à de terribles scènes.

Mme de Trigonec savoura le plus doux triomphe que, de mémoire de dévote, elle se rappelait avoir goûté. Les vieilles filles de l’archiconfrérie de la Vierge, détrônées de la sphère dans laquelle elles planaient du haut de la puanteur de leur crasse virginale, ne furent point satisfaites de la palme décernée à l’épouse chrétienne.

— Il indisposera la sainte Vierge et sainte Geneviève contre lui, assuraient-elles. C’est d’une criante injustice. Le célibat n’est-il pas par-dessus tout l’état agréable au Seigneur ?

Le vicaire tâchait de mettre la paix, les assurant qu’un célibat bien porté ne nuisait pas, au contraire ; mais qu’un joug marital non moins bien supporté n’était point sans mérite. Ces demoiselles prirent une attitude de componction, affectant de marcher deux à deux, en bridant encore davantage, s’il est possible, les jupes plates collées à leurs inexpressibles.

Le résultat du sermon de l’abbé eut ce dénouement : c’est que beaucoup de femmes, drapées dans leur fière mélancolie, paraissaient des victimes vouées à une destinée effroyable ; et, comme sous l’effet de la reprise de la Case de l’Oncle Tom à l’Ambigu, l’on entendit un jour la cuisinière du percepteur des douanes répliquer à son maître qui lui demandait un tire-bouchon :

— Monsieur, mon corps peut vous appartenir, mais mon âme, jamais !

M. de Trigonec se frottait les mains ; il avait ouï raconter le petit mouvement exécuté par les bons pères ; il savait, en outre, que Mme de Trigonec se disposait à adresser un cadeau sérieux au P. Loreau. Il résolut donc de frapper définitivement le grand coup.

— J’aurai raison de ces gredins-là, se dit-il ; je les tuerai sous le ridicule. Et, si j’échoue, j’en serai quitte pour partir immédiatement à Paris. Mais si j’ose ouvertement me moquer d’eux et que j’aie seulement deux ou trois alliés, quel triomphe, et quelle réputation de bravoure ! Le gouvernement est capable de m’adresser des offres.

Cependant Mme de Trigonec faisait demander à Paris, rue Saint-Sulpice, un calice en vermeil aux ciselures richement fouillées. Il s’agissait de graver le chiffre du P. Loreau, ce qui occasionnait un léger retard. Elle en profita pour écrire une lettre pesée, calculée, mûrie, qu’elle recommença quatre ou cinq fois, se répétant qu’elle écrivait en vue de la postérité.

M. de Trigonec, de son côté, ne perdait pas son temps ; il s’agissait de gagner Svdonie, la femme de chambre de sa femme. Faute de ce faible auxiliaire, tout pouvait échouer.

— Sydonie, lui dit-il un matin en affectant un ton très-grave, j’ai à vous parler, mon enfant ; venez dans mon cabinet.

Sydonie suivit son maître, assez interloquée.

— Ma fille, poursuivit celui-ci, vous n’êtes pas sans avoir remarqué la mésintelligence qui s’est élevée entre votre maîtresse et moi. Vous m’envoyez excessivement malheureux.

Flattée de recevoir une pareille confidence, la soubrette baissa et releva alternativement les yeux en poussant un petit soupir.

— Savez-vous pourquoi je vous fais venir ? Voici simplement mon projet. Je veux me réconcilier avec ma femme.

— Ah ! Monsieur ! fit la femme de chambre, tout le monde dit que ça ne se peut plus.

— Bah ! quand je vous aurai communiqué mon idée…

— Monsieur est trop bon.

— Mon plan, Sydonie, est d’une exécution facile. Je voudrais déposer un billet de mille francs dans le calice que Madame doit vous envoyer porter demain au P. Loreau, y joindre ma carte et causer à Mme de Trigonec l’émotion fort légitime et inespérée d’apprendre ainsi que je cesserai d’être un adversaire pour l’excellent père. Vous êtes une personne intelligente, mon enfant, et vous comprenez que je n’ai pas de meilleure façon de terminer cette querelle ridicule dont chacun glose dans la ville.

— Monsieur est bien aimable de me raconter ça. Si Monsieur veut, je lui apporterai demain le calice ; il lui sera facile de mettre l’argent dedans, et je ferai la double commission de Monsieur et de Madame.

— Non, non, Sydonie. Je veux, au contraire, que l’envoi soit fait au nom seul de Mme de Trigonec. Je tiens à m’effacer derrière ma femme, et à lui causer une véritable surprise, lorsqu’elle saura qu’un don, qui ne peut venir que de ma main, accompagnait son offrande.

— Soyez tranquille. Monsieur, je me tairai. C’est égal, c’est quand même beau à raconter. Si tous les maris de Quimper agissaient comme Monsieur…

— Vous comprenez, Sydonie, que toutes les femmes ne sont pas Mme de Trigonec.

— C’est ce que je voulais dire à Monsieur.

Là-dessus, Sydonie se retira très-impressionnée.

— C’est embarrassant, au fond, pensait-elle. J’ai peut-être tort d’agir sans consulter… Cependant c’est dans une intention louable, et je n’ai pas de raison pour refuser à Monsieur.

Vers le soir, agitée par sa conscience, la femme de chambre demanda à aller se confesser, et s’en fut à la communauté trouver le P. Antoine auquel elle raconta l’incident de la journée.

— Un billet de mille francs dans un calice d’or ! se récria le père. Je vous octroie de suite mon autorisation pour nous l’apporter. Vous ferez une œuvre méritoire et dont Dieu vous tiendra compte.

On conçoit que la camériste n’hésita point à remettre à M. de Trigonec la petite caisse en question, arrivée le matin de Paris, et dont il s’agissait de faire sauter le couvercle afin de déposer le soi-disant billet de mille francs. Sydonie pensait assister à l’opération, mais elle avait compté sans un certain ton impératif qui la priait de sortir deux secondes.

Cependant toute la ville de Quimper était avertie que Mme de Trigonec allait offrir un cadeau princier, consistant en un merveilleux ouvrage d’orfèvrerie, que l’on devait déposer le dimanche de Pâques à la chapelle de la communauté.

La curiosité de connaître et de palper ce cadeau s’empara si vite de ces cervelles à moitié fondues sous le soleil eucharistique, qu’on décida qu’il resterait exposé dans la sacristie, à la libre dévotion des fidèles, qui seraient admis à le visiter à tour de rôle.

L’archiconfrérie de la Vierge fut convoquée afin d’assister au déballage que l’on annonça presque solennellement.

Les convenances exigeaient que Mme de Trigonec s’abstînt de paraître au prône où elle savait que lecture serait faite, en guise d’exhortation, de la lettre édifiante qu’elle adressait au P. Loreau.

Le moment d’exhiber l’objet arriva enfin. Pendant cette délicate opération, l’heureux révérend revêtit son surplis, se disposant à monter en chaire. Le suisse l’attendait respectueusement. Au moment où il frappait ses trois appels de hallebarde et où le P. Loreau quittait la sacristie, le bedeau donnait le premier coup de marteau à la caisse. Un second coup fit sauter le couvercle. Une légère surprise se manifesta immédiatement. On s’attendait à trouver dans la boîte un riche écrin, digne du précieux bijou annoncé. Tous les yeux se fixèrent cependant pleins de convoitise sur l’objet, soigneusement enveloppé d’un triple papier de soie. Toutes les lèvres s’ouvrirent et toutes les mains s’avancèrent. Le P. Antoine désentortilla avec déférence le cadeau de Mme de Trigonec et poussa soudain une sourde exclamation. L’horreur le disputait à la honte, la honte à la colère ; son cou se raidit, ses dents s’entre-choquèrent, ses mains frémirent, il faillit tomber. Le digne père venait d’exhiber un irrigateur, d’un format moyen, fort savamment entouré de son conduit vert. Le bout d’ivoire, au lieu de disparaître discrètement dans un angle de la boîte, semblait se redresser animé d’une provocante malice, et surgir dans le serpentement du tuyau en caoutchouc, en pointant de toute sa raideur au nez du malheureux P. Antoine qui le regardait d’un air abruti.

On se crut, un instant, dans la pieuse assemblée, en proie à un formidable rêve, à quelque chose de semblable à la violation d’un vase sacré. Du reste, il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était bien là ce que l’on avait voulu offrir au P. Loreau en guise de calice.

Et, pendant ce temps, on entendait la voix retentissante du confesseur de Mme de Trigonec, clamant du haut de la chaire, la lettre pieusement décachetée devant l’assemblée des fidèles :

« Mon révérend, — disait la lettre, — je souhaite qu’en élevant entre vos mains vénérées cet objet précieux, vous daigniez m’accorder la situation que je désire tenir en votre esprit. Je serai près de vous, par la pensée, chaque fois que vos doigts consacrés effleureront le saint métal qu’avec respect j’ai fait travailler pour l’usage et la pratique que j’espère vous en voir faire quotidiennement. Je vous en prie, ne vous servez pas d’un autre calice que celui-ci ; prenez-le, du moins, de préférence à aucun autre. J’ai cette pieuse jalousie de désirer que le vase, consacré sous vos pratiques augustes, vous soit sans cesse présent à la mémoire, comme un symbole consolateur. Buvez, ô mon révérend père ! buvez, dans ce vase que je vous présente, la vie que je voudrais, à mon tour, qu’il me fût permis de prendre sur ses bords. Je n’aurai pas le bonheur d’en subir le contact, une fois que vous vous en serez servi, puisque les rites sacrés s’y opposent ; mais, du moment qu’il aura touché votre sainte personne, qu’il l’aura accompagnée aux processions, je suis convaincue que rien qu’un seul attouchement de cet objet dont vous êtes maintenant le légitime propriétaire aura le pouvoir d’opérer des miracles, de calmer la fureur des uns et l’impiété des autres.

« Puisse votre âme, mon révérend père, monter à Dieu comme le saint calice que je vous offre ; c’est-à-dire, le suivre dans son essor lorsque vous l’élèverez entre vos mains. Je souhaite qu’il soit vraiment pour vous une source d’eau jaillissante, une fontaine de grâce, une auge sacrée dans laquelle vous retremperez toujours, et sans cesse, votre existence terrestre, qui nous est si nécessaire, mon révérend.

« Je souhaite enfin que votre bouche s’approche, assoiffée d’ivresse, de l’orifice sacré, qu’elle y boive la sagesse qui dicte ses discours, l’abondance, la douceur et l’onction qui nous les font chérir. »

Le P. Loreau continuait sa lecture, en y apportant une telle conviction, qu’il ne se sentait pas tirer par son surplis. Il allait, soulignant onctueusement certains passages de la lettre de Mme de Trigonec. Il fallut qu’une interpellation d’un vicaire, un peu accentuée, le forçât à retourner la tête.

— Mon père, disait le jeune vicaire, terminez au plus vite, je vous prie. Il se passe des choses inouïes.

Ne soupçonnant rien, le P. Loreau s’empressa de recommander aux prières de tous la pieuse femme qui donnait un pareil témoignage public de sa munificence envers l’Église. Et il termina en récitant un Ave Maria qui précipita les fidèles contre les dalles avec fracas.

Ce qui se passa fut simplement soupçonné ; car on venait d’entraîner le père vers la sacristie, où les portes se refermèrent derrière lui. On apprit seulement qu’un coup de sang, une colère apoplectique, — assurait malignement l’archiconfrérie, — en atteignant subitement l’abbé Loreau, le contraignaient à rester enfermé chez lui durant une semaine.

Comment Mme de Trigonec apprit-elle la vérité ? Nul ne saurait le dire encore à Quimper. Ce ne fut certainement pas au confessionnal. Mais, un mois après, le P. Loreau recevait son changement ; et ceux qui se trouvèrent au courant du scandale commis, virent M. de Trigonec sortir un matin du cabinet du Préfet, la satisfaction peinte en son visage.

Aux prochaines élections, il était porté sur les listes des candidats du gouvernement et présenté à l’Élysée. Il siège aujourd’hui parmi les députés gambettistes, et s’est distingué dernièrement, au moment du décret rendu pour l’expulsion des révérends pères. Sa femme doit lui intenter un procès en séparation ; mais son principal grief à articuler contre lui est si scabreux qu’on ne sait encore comment elle s’y prendra. Et, dernièrement, elle assurait sans malice qu’elle ne savait de quelle façon son avocat aborderait la question des « vases sacrés ».



PARIS
TYPOGRAPHIE F. DEBONS ET Cie
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