Les Nouveaux romanciers américains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 859-889).
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LES
NOUVEAUX ROMANCIERS
AMERICAINS

V.[1]
F. MARION CRAWFORD.

Ceux qui ne connaissent de M. Crawford que ses derniers romans doivent voir en ce jeune écrivain un imitateur de M. Henry James, qui, après avoir comme lui parcouru l’Europe, s’applique à peindre une société singulièrement bigarrée, où l’Américain ne joue pas toujours le plus beau rôle. Pour les lecteurs français qui ont peu voyagé, c’est une étude curieuse, mais assez fatigante, que celle de ces caractères appartenant aux nationalités les plus diverses et qui, sous une même surface de civilisation mondaine, gardent chacun leurs sentimens et leurs préjugés, traits de race et d’éducation inconciliables : on s’en aperçoit dès que la passion met le feu aux poudres et fait sortir l’homme du mannequin artificiellement façonné. The American, the Portrait of a lady, etc., nous ont déjà donné ce spectacle, et nous n’aurions, s’il s’agissait de Doctor Claudius ou de To Leeward, qu’à constater l’avantage de la brièveté dans les nouvelles scènes de la vie cosmopolite en Allemagne et en Italie, où l’on nous montre tantôt les inconvéniens du mariage entre une jolie Anglaise philosophe, éprise de Herbert Spencer, et un Romain de la vieille roche, artiste et catholique, tantôt les affinités qui peuvent surgir entre un jeune privat-docent suédois de l’université de Heidelberg et une comtesse russe, née à New-York. Ces études fines et serrées, très ingénieuses, très subtiles, n’excèdent jamais les limites honnêtes d’un volume de trois cents pages. Mr Isaacs n’y atteint même pas, et il éclipse si complètement les autres ouvrages du même auteur par le talent dont il déborde, que nous croyons devoir nous en tenir à ce petit chef-d’œuvre pour faire connaître l’un des mieux doués parmi les nouveaux romanciers américains.

M. Crawford est, paraît-il, aussi familier avec l’extrême Orient qu’avec le reste de la terre, car les aventures de son Isaacs se passent dans l’Inde moderne. L’Inde moderne! comme ces deux mots hurlent d’être accouplés et quelle juste méfiance ils inspirent ! Méry l’a peuplée autrefois des héros romantiques et factices de sa Guerre du Nizam ; Théophile Gautier en a tiré son dandy de conte bleu, Fortunio ; que le ciel nous garde du retour dans cette Inde de carton et de strass! Depuis on l’a mise en musique : nous savons quelle discordance produisent les fifres britanniques à travers la poésie au santal de Lakmé; Nana-Sahib nous a rassasiés de tigres, de massacres et d’amours fauves. Vraiment la curiosité semble émoussée sur ce pays quasi fabuleux dont les temps dignes d’intérêt se perdent dans l’obscur lointain des origines de notre globe. Tout a fleuri sans doute jusqu’à épuisement sur ce sol étrange d’où les religions, les sciences et les arts sont sortis; on n’y doit plus rencontrer qu’une vie contemplative, végétative, opposant sa morne constance aux entreprises de ce que les conquérans appellent le progrès. L’Inde apparaît de loin comme une belle morte, bien des fois séculaire, embaumée dans ses parfums vénéneux, au fond des forêts encore vierges où l’invasion anglaise a refoulé son antique poésie. Seuls, quelques initiés prétendent que la morte est plus vivante qu’on ne le suppose, qu’à l’heure actuelle une lente absorption de l’Occident par l’Orient s’accomplit sur le terrain philosophique; enfin, détail curieux, que les noms de Darwin et d’Auguste Comte sont honorés dans le grand temple de Ceylan, les doctrines du positivisme et du transformisme ayant leur source dans la plus ancienne des théologies, et une élite parmi les adeptes de cette théologie sachant le reconnaître.

Le nombre est petit de ceux qui s’intéresseront en connaissance de cause à certains personnages secondaires que Mr Isaacs nous présente et que l’on croirait empruntés, avec les actes surprenans qu’ils accomplissent, au domaine du merveilleux. Ce merveilleux, importé chez nous, est en train par parenthèse, nous comptons le prouver, d’asseoir son empire sur les confins de notre scepticisme, avec lequel bientôt il fraternisera peut-être, phénomène qui ne sera pas la moindre des curiosités de ce temps-ci! Mais les lecteurs les plus ignorans ou les plus dédaigneux de l’acclimatation en Europe des idées bouddhiques trouveront d’autre part un extrême plaisir à l’action si originale, si bien conduite de Mr Isaacs, détachée de toute la partie ésotérique, qu’un traducteur habile supprimerait facilement. La suppression d’ailleurs serait regrettable, ne fût-ce qu’au point de vue de l’art, car tout ce mysticisme estompe d’un voile qui les grandit et les exalte les amours hétérogènes d’Abdul-Hafiz-ben Isâk et de miss Westonhaugh, leur prêtant le flou nécessaire pour se faire accepter. Appliquons cependant ce procédé pour plus de clarté à l’analyse qui va suivre. Avant de plonger avec quelque crainte dans les profondeurs du sujet, nous commencerons par en exposer la partie qui doit plaire à ce juge souverain, ami du sens commun, qu’on appelle tout le monde.


I.

Le rideau se lève, au mois de septembre 1879, sur un décor inattendu, absolument différent de ceux qui ont servi jusqu’ici à la description de l’Inde. Il est clair, dès les premières lignes, qu’une plume hostile aux amplifications banales et aux épithètes redondantes va nous révéler des choses nouvelles. Rien de plus piquant que l’aspect hybride des eaux de Simla, cette station thermale située au flanc de l’Himalaya et qui est à elle seule le Bagnères-de-Bigorre, le Wiesbaden, le Karlsbad, le Saratoga de l’Inde. On y va pour tous les cas de fièvre, pour la malaria prise en chassant le tigre, pour la dyssenterie attrapée sur le Gange. Contre ces maux il n’y a que la montagne et, entre tous les points renommés de la montagne, Simla. C’est à Simla que le gouvernement émigré chaque été, vice-roi, membres du conseil, employés d’administration; les hauts fonctionnaires de la plaine y transportent leur inévitable maladie de foie. Les journalistes à l’affût des nouvelles, les flâneurs de toute sorte se joignent à eux. Sur une pente boisée au-dessus de la ville, un industriel allemand a établi l’éternelle salle de concert et son jardin de bière, vous voyez errer parmi les rhododendrons de riches touristes américains, des botanistes de Berlin, çà et là un grand seigneur anglais, sans parler de Mme Blavatzky, du colonel Olcott et de M. Sinett, les fameux théosophes sur le rôle desquels nous aurons l’occasion de revenir tout à l’heure. Il n’y a pas de route carrossable à Simla, sauf un chemin réservé aux voitures du vice-roi. Tout le monde est à cheval, hommes, femmes et enfans. Le narrateur s’est installé dans un hôtel en vogue. Paul Griggs, c’est son nom, nous occupera fort peu de lui-même. Journaliste américain, appelé à la direction d’une gazette anglo-indienne, il est né en Italie et connaît aussi bien que M. Crawford lui-même tous les pays qui sont sous le ciel. Personne n’est capable plus que lui de parler avec impartialité des Hindous et des Anglais ou, parmi ces derniers, soit du parti libéral, soit du parti conservateur, car la seule politique à laquelle il soit dévoué est celle qui concerne son propre pays, et il ne fait pas plus de cas des hypocrites qui se piquent de voler et d’opprimer l’Inde pour son bien que des cyniques qui agissent de même avec le but pur et simple de remplir leurs poches. Ce désintéressement lui permet d’intervenir très utilement dans l’action où il n’est d’abord qu’un simple comparse, observant ce qui se passe du haut de son humeur sceptique et de sa force herculéenne.

Le voisin qu’un heureux hasard lui donne à table d’hôte est un jeune homme qui l’éblouit d’abord au point de vue pittoresque, lui et l’appareil qui l’entoure. Deux khitmatgars, enturbannés de blanc et d’or, se tiennent debout, derrière sa chaise, pour lui verser, dans un gobelet sans prix, l’eau que renferme un vieux flacon de Venise. Son dîner d’abstème forme un frappant contraste avec la gloutonnerie qui a valu aux Anglais le nom de mangeurs de bœuf et les copieuses libations qui expliquent la ruine de tant de robustes tempéramens sous le soleil des tropiques. La figure du voisin de M. Griggs suffirait, en dehors de tout autre motif, à fixer l’attention : il est d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, sans être grand, et d’une grâce qui trahit la parfaite symétrie de toutes les parties du corps. Ce corps, infiniment souple et bien proportionné, sert de piédestal à la plus noble tête; l’ovale allongé, d’un ton merveilleux à la fois olivâtre et transparent, est oriental, à n’en pas douter; l’extrême beauté du front intelligent, des sourcils délicatement arqués, du nez aquilin, dont les narines dilatées expriment le courage, des lèvres qui, en souriant volontiers, ne rient jamais et sont éloquentes à traduire la sympathie aussi bien que le dédain, cette beauté parfaite de l’ensemble s’efface devant celle des yeux, qui exercent une sorte de fascination. Griggs en compare prosaïquement l’éclat à celui d’un bijou qu’il a une fois admiré à Paris et qui était formé de six pierres multicolores rapprochées de manière à darder des feux changeans. Ces yeux étranges, ardens et sombres, s’allongent en forme d’amande aux momens de douceur et s’arrondissent comme ceux de l’aigle sous l’impression de la colère ou de la surprise ; ils rayonnent d’une intensité de vie extraordinaire, révélant la force combinée de cent générations de mages. En effet, Abdul-Hafiz-ben-Isâk, communément appelé en affaires, car il est marchand à Delhi, Mr Isaacs, a vu le jour en Perse, quoiqu’il porte avec aisance des habits qui semblent sortir de chez le plus élégant tailleur de Londres et qu’il parle un anglais admirablement correct. Aucun des sujets anglo-indiens ne lui est étranger, Griggs a le temps de s’en apercevoir durant l’interminable dîner, vers la fin duquel la glace se trouve rompue si bien, que Mr Isaacs invite sa nouvelle connaissance à venir le soir fumer chez lui.

Il faut voir comme il a su transformer en diminutif du palais d’Aladin un banal appartement d’hôtel ! Les murs, le plafond scintillent d’or et de pierreries, les moindres encoignures recèlent des armes étincelantes, des idoles incrustées de diamans, des narghilés d’un travail exquis, des coupes de jade et de métaux précieux, des morceaux d’orfèvrerie de toute sorte. Ce déploiement n’a rien de trop extraordinaire, puisque les millions que possède Isaacs ont été gagnés dans le commerce des pierreries et autres objets de grande valeur intrinsèque, mais l’effet n’en est pas moins féerique. Les lampes octogonales, nourries d’huile aromatique, répandent une lumière doucement tamisée sur un divan bas, aux coussins de soie. Les brûle-parfums envoient leur fumée bleue autour des tapis où repose, sans pantoufles, Isaacs penché sur un manuscrit arabe. Cet Eldorado est bien le cadre qu’il faut à la personnalité d’un descendant dégénéré de Zoroastre, mahométan de religion.

Il n’est pas rare que l’on rencontre dans l’Inde des hommes de toutes provenances asiatiques qui vendent et achètent des pierreries jusqu’à s’enrichir énormément dans ce commerce, mais Griggs n’en avait jamais vu auparavant qui s’exprimassent comme s’ils avaient fait leurs études à Oxford. Mr Isaacs lui donne la clé de cette énigme. Sa vie a été, par la force des circonstances, celle d’un aventurier, ce qui ne l’empêche pas d’avoir su conserver, au milieu d’étranges vicissitudes, un caractère honoré, une réputation sans tache. Ailleurs encore que dans les Mille et une Nuits de jeunes Persans sont enlevés par des marchands d’esclaves et transportés en Turquie, comme le fut Isaacs vers l’âge de douze ans ; mais le sort de ces malheureux enfans, vendus pour leur beauté, est généralement misérable. Grâce à sa bonne étoile (hâtons-nous de dire que cet esprit cultivé croit cependant à l’intervention des astres dans les affaires humaines), Abdul-Hafiz-ben-Isâk trouva en son maître un vieillard généreux et fort érudit qui, frappé de sa connaissance précoce de la littérature arabe et persane, prit à cœur de l’instruire davantage. Après la mort de ce bienfaiteur, le jeune homme s’enfuit de Stamboul, rejoignit une caravane de pèlerins en route pour la Mecque, et, ayant accompli son pèlerinage avec la ferveur d’un dévot musulman, finit par s’embarquer sur un navire arabe qui portait du café à Bombay. Il lui fallut gagner sa vie à bord et il s’en tira bien, car, dit-il, « dans le travail des bras de même que dans l’effort intellectuel, un homme qui a reçu de l’éducation est toujours supérieur au simple manœuvre ; il applique ses moyens de la bonne façon, qu’il s’agisse de tirer une poulie ou d’écrire un poème. » Arrivé à Bombay sans une obole, Abdul-Hafiz se contenta d’abord du plus chétif emploi; puis la protection d’un coreligionnaire influent le fit entrer comme scribe et interprète chez le nizam de Hayderabad. Au bout de deux ans, il consacrait ses économies à l’acquisition d’un diamant dont la mauvaise taille ne permettait pas de soupçonner la valeur. Il put le revendre avec bénéfice, et, achetant une pierre plus importante, commença ainsi un trafic qu’il mena toujours avec la plus stricte honnêteté, mais avec tant de bonheur que sa fortune croissante lui permit bientôt de se donner toutes les douceurs de l’opulence. Par exemple, il a épousé trois femmes. Ce triple ménage, autorisé par le Prophète, lui procure d’ailleurs plus d’ennui que de plaisir. Il en convient avec son ami Griggs, à mesure que l’intimité s’établit entre eux. Les deux nouveaux amis causent de tout : des fautes de la politique anglaise, de l’expédition sur Kaboul pour venger la mort de Cavagnari, des querelles féminines incessantes, jalousies, rivalités, enfantillages de toute sorte qui empoisonnent la vie domestique d’Isaacs, et aussi parfois, bien que sur ce chapitre le musulman soit d’une étrange réserve, de la beauté, des qualités aimables, de l’accueil bienveillant d’une jeune Anglaise, miss Westonhaugh, qui habite, à peu de distance de Simla, le bungalow de son oncle, M. Ghyrkins, receveur des revenus de l’état.

Une première fois nous avons salué Catherine Westonhaugh à cheval, dans une de ces promenades matinales que dès l’aube on fait autour de Jako, le sommet principal de la montagne dont les épaisses forêts de plus et de rhododendrons abritent des villas éparpillées. Sous son habit d’amazone et son chapeau à grands bords elle est incomparable, grande et bien faite, couronnée d’une chevelure magnifique, blond d’argent, qui forme le contraste le plus extraordinaire avec ses yeux noirs. Il faut la voir sur son pur-sang, côte à côte avec Isaacs, qui monte un étalon arabe. Jamais plus beau couple ne représenta mieux deux grandes races. Griggs en fait malgré lui la réflexion, mais quelle apparence que ce mahométan, marié à trois femmes dont il parle comme d’animaux capricieux et souvent incommodes, puisse être jamais autre chose qu’un objet de curiosité pour cette fière et placide Anglaise qui épousera probablement quelque gentleman campagnard voué à chasser en habit rouge et à prononcer des speeches dans les assemblées électorales? Isaacs est tant soit peu en méfiance avec les dames européennes; celles qu’il a rencontrées affectaient généralement un certain mépris de sa nationalité, comme si elles l’eussent confondu avec les indigènes dont il ne fait pas plus de cas qu’elles-mêmes. Si recherché qu’il puisse être par leurs maris à cause de sa richesse et de son influence, il les évite d’ordinaire, mais miss Westonhaugh l’a décidément apprivoisé. C’est à elle qu’il applique tout le bien que dit Griggs des femmes de son pays. Quoiqu’il n’ait jamais connu sa mère et qu’il soit resté garçon, le journaliste yankee a le respect, essentiellement américain, de la femme, il ne peut souffrir le ton de dédain écrasant ou de railleuse indifférence avec lequel Isaacs parle des houris qu’il héberge.

— Pour nous, dit-il, celles que vous traitez de jouets du diable sont des anges ; vous leur refusez une âme, et nous allons un de ces jours leur accorder le droit de voter ; comment nous entendre sur ce chapitre?

Ils discutent longuement, en effet ; enfin Isaacs, les mains entrelacées autour de son genou et à demi étendu sur des coussins, prononce ces mots qui révèlent sa préoccupation secrète :

— Le but de l’ignorant est le plaisir, celui du sage est le bonheur. Dans laquelle de ces deux catégories placez-vous votre mariage chrétien avec une femme unique? Qu’attendez-vous de votre respectueuse adoration : le bonheur ou le plaisir?

— Tous les deux, répond Griggs ; un jour viendra où la femme ne sera plus belle et où elle restera toujours digne d’amour dans la plus haute acception du mot. Alors, si le plaisir a été pour vous ce qu’il devait être, s’il n’a compté que comme un rafraîchissement placé le long du chemin pendant le voyage à travers la vie, vous découvrirez tout à coup qu’il n’est plus nécessaire à votre bonheur, resté parfait sans lui, quoiqu’au commencement il ait contribué à l’assurer pour une grande part.

Griggs n’insiste pas du reste, il n’a aucune intention de convertir ce polygame à son point de vue. A-t-il un point de vue seulement? C’est la contradiction qui l’excite à l’éloquence, une éloquence dont les effets ne sont pas perdus pour Isaacs, parce qu’elle est d’accord avec ses sentimens intimes encore mal définis. Le Persan rêve de plus en plus au soulagement qu’il éprouverait d’être débarrassé de son harem et à la félicité qu’il peut y avoir réellement à ne pas quitter une noble créature capable de penser comme lui, de lire ce qu’il a lu, d’aspirer à la haute destinée qu’il se propose, une femme qui le comprenne, qui charme sa vie, qui charme jusqu’à sa mort, puisque la mort scellerait, au lieu de la détruire, une union qui ne finirait plus. Il en a assez des confitures à la rose, des jalousies puériles, des caresses inopportunes, des plaintes d’enfant gâté: une amie qui serait une amante, voilà ce qui le séduit tandis qu’il écoute Griggs avec des sourires incrédules et moqueurs. Il songe qu’il lui sera facile de divorcer sans scandale et Dieu sait qu’il ne reviendra pas aux femmes de l’Inde ou de la Perse, qui certainement n’ont pas d’âme, celles-là. Non, il se tournera plutôt vers une femme du Nord, vers une beauté blonde et blanche comme miss Westonhaugh. A l’âme de celle-là il croirait volontiers.

Vraiment, elle semble digne de convertir le plus récalcitrant au culte de la femme, cette superbe Anglaise qui est toute franchise, toute loyauté avec un courage presque viril et la simplicité d’un enfant. Isaacs est en rapports habituels avec son oncle ; il la voit donc souvent, et Griggs compte aussi parmi les hôtes de « Carlsbrook Castle, » c’est le nom que l’on donne au bungalow de M. Ghyrkins, selon l’usage de Simla, qui veut des désignations pompeuses pour de petites choses. Tantôt, quand ils arrivent, Catherine se balance dans le hamac de la vérandah, en dressant à mille tours le petit chacal apprivoisé qui lui sert de chien favori, tantôt elle interrompt pour les recevoir une partie de tennis avec lord Steepleton Kildare, du 33e lanciers, un brillant et sympathique officier irlandais, très épris de son côté, à n’en pas douter, car il a déjà cet air de propriétaire particulier aux amoureux d’outre-Manche qui ne se manifeste ni par des paroles ni par des actes et qui n’en saute pas moins aux yeux, bien qu’il admette une combinaison de timidité souvent fort amusante. Lord Steepleton Kildare trouble miss Westonhaugh beaucoup moins qu’Isaacs, parce qu’elle le comprend tout à fait. Il est comme elle-même de cette race avec laquelle on s’entend sur le terrain du sport et des jeux athlétiques sans avoir besoin de causer.

C’est une preuve de tact de la part de M. Crawford de n’avoir rendu son héroïne ni sentimentale ni raisonneuse, de n’avoir pas fait naître entre elle et Isaacs des discussions quintessenciées à perte de vue. La jeune fille anglaise est ordinairement malhabile aux conversations légères, elle n’a pas l’esprit de repartie et ne sait pas trouver d’argumens ingénieux. Miss Westonhaugh ne taquine donc point Isaacs, bien qu’elle en ait parfois envie. Elle craint trop de s’enferrer, ne sachant rien des musulmans et étant au fond choquée d’une religion qui semble empêcher de croire que la femme livrée à elle-même soit capable d’agir raisonnablement. Son oncle dit que c’est une religion d’homme, et elle s’en rapporte à son oncle. Le langage flatteur de cet Oriental la gêne un peu ; comme toutes les Anglaises, elle a si peu l’habitude des fadeurs galantes de la part de ses compatriotes qu’elle est toujours prête à prendre un compliment un peu vif pour la pire des insultes ; cependant, à la longue elle se fait aux jolies phrases d’Isaacs parce qu’elle a découvert qu’en somme il est toujours sérieux et croit dire la vérité. De son côté, pour lui plaire, il se laisse expliquer les finesses du tennis et prend goût à ces prouesses au grand air qui sont ce que préfère cette belle créature saine et bien portante, chez qui déborde la joie de vivre, — les animal spirits. À cheval ou sur un terrain de crocket, elle est heureuse.

Sa préférence pour Isaacs se trahit dans la plus tragique des parties de polo. Pour briller au polo, il suffit d’être bon cavalier : Isaacs battrait ses adversaires anglais, malgré leur vigueur et leur adresse, si, au moment même il n’était atteint d’un coup de maillet que, par inadvertance, dans la joyeuse furie du moment, lui porte l’un des joueurs. La blessure est très grave, tout près d’être mortelle. C’est d’une compresse que le couronne miss Westonhaugh, qui a promis de remettre le prix au vainqueur, mais la pâleur de la jeune fille, son émotion, le tendre dévoûment dont témoignent ses premiers soins, donnent à Isaacs, lorsqu’il revient à lui, l’espoir d’être aimé. Dès lors, et la jalousie que lui inspire Kildare aidant à l’enflammer, il s’abandonnera naïvement à la passion qui depuis longtemps couve en lui, — sa première passion, notons-le bien, — car cet être fort et puissant qui a usé de tout, ne soupçonnait pas jusque-là ce que peut être l’amour. Isaacs ne redoute aucun obstacle au mariage qu’il a dès lors arrêté dans son esprit. Miss Westonhaugh n’est pas riche, et son oncle sera bien aise sans doute de lui voir épouser un homme haut placé, pourvu d’une immense fortune et qui jouit de la considération générale. Nul Européen ne prend au sérieux les mariages musulmans ; quant à Isaacs, il est autorisé par le Prophète à choisir une quatrième femme ; il profitera de ce droit en renvoyant les trois autres.

Il épousera miss Westonhaugh à son église et selon la loi anglaise ; il se trouvera lié à elle, et à elle seule comme le serait un Anglais. Si M. Ghyrkins par hasard fait quelque objection, il est prêt, argument décisif et péremptoire, à fonder, avec l’aide de Griggs, un journal qui soutienne à Delhi les intérêts des conservateurs et les idées de lord Beaconsfield. Que lui importe ?.. Isaacs a en politique des sentimens particuliers qui lui font refuser d’être émir de l’Afghanistan, sur la proposition du maharajah de Baithopoor, parce qu’il préfère, en paiement d’une dette que le maharajah compterait acquitter de cette façon, assurer la vie et la liberté du terrible ennemi des Anglais, Shere-Ali, mais ces affaires-là le regardent seul. Il les traite haut la main avec le vieux roi de Baithopoor, un de ces despotes à demi déchus, qui tremblent toujours d’être mis à contribution par les Anglais et d’encourir le sort du roi d’Oude, sans réfléchir que si on leur laisse leurs états, c’est que le sol en produit plus de roses que de rubis. Le maharajah doit beaucoup d’argent à Isaacs ; celui-ci, par égard pour la partie musulmane de la population, a empêché ses sujets de mourir de faim dans la dernière famine. Maintenant, il exige qu’en guise d’intérêts son débiteur lui livre l’émir fugitif Shere-Ali, qui, disparu en 1879, après sa défaite, est venu chercher asile à la cour de Baithopoor, où, depuis lors, on le retient captif. Les Anglais paieraient cher pour avoir cet homme, et si le maharajah ne le leur vend pas, c’est qu’il craint d’être interrogé d’une façon compromettante sur les motifs qui l’ont conduit d’abord à le cacher. Isaacs le sait bien, et hardiment menace l’Indien de le dénoncer comme traître s’il refuse. Il y a des scènes superbes entre le vieux tigre édenté, perfide, cruel, prêt à tous les crimes, mais réduit à l’impuissance, et ce marchand aux allures de prince, abordant avec lui d’égal à égal une question qui implique une somme colossale sortie de sa poche, une accusation possible de haute trahison et les destinées, en somme, de l’Afghanistan. Isaacs, durant cette transaction, grandit à nos yeux de telle sorte, il se pose si bien en leader, en conducteur d’hommes, qu’aucune prétention de sa part ne paraît exorbitante et que la fascination qu’il exerce sur miss Westonhaugh, ignorante d’ailleurs de ce grand rôle, est désormais justifiée.

Avec un art infini, M. Crawford a effacé les distances qui séparaient d’abord les deux amans. Leur mariage se décide pendant une chasse au tigre, qui est, — pour nous servir de l’expression acceptée aujourd’hui, — le don du livre, un chef-d’œuvre en son genre, car elle échappe absolument au reproche de redite ou de banalité, ne rappelle rien de ce qui a été écrit auparavant sur ce sujet et encadre admirablement des amours insolites, tout à coup transportées hors du monde civilisé.

A la prière de sa nièce, qui veut absolument avoir assisté une fois à ces expéditions, auxquelles il n’est pas rare d’ailleurs que les dames se joignent, M. Ghyrkins, grand chasseur, et qui a fait ses preuves dans les hécatombes de tigres dont le Népaul fut le théâtre en 1861, consent à passer une quinzaine de jours dans les jungles du Teraï. La fièvre l’effraie un peu, car la saison des pluies vient de finir, et sous ce rapport, on court quelques risques, mais la belle amazone s’entête, supplie, il faut bien lui céder. Ils partent six, un receveur des revenus publics, M. Ghyrkins, un fonctionnaire de Bombay, John Westonhaugh, frère de Catherine, un grand seigneur irlandais, Steepleton Kildare, un journaliste yankee, Griggs, un Persan millionnaire, Isaacs, et Bradamante, reine de la fête, avec l’escorte voulue, naturellement.

Nous suivons dans l’Himalaya les tongas qui emportent nos amis. La tonga est l’ancien chariot de guerre persan, modifié de façon à laisser trois personnes s’y asseoir dos à dos. Muni d’un long fouet à manche court, le cocher pousse grand train au bord des précipices ses chevaux à peine harnachés, en avertissant au moyen d’une corne les voitures qui viennent en sens inverse que le chemin ne comporte pas deux tongas de front. Tous les cinq ou six milles, on change de chevaux, et à travers des tourbillons de poussière, on atteint Kalka pour y prendre le dâk-gharry, une voiture de poste arrangée de façon à ce que vous puissiez, la nuit, vous y étendre, car elle se prolonge sous le siège du cocher de façon à laisser de la place aux jambes. La différence de température est énorme entre Simla et les plaines, qui fument encore des dernières pluies. Aussi a-t-on eu soin de joindre aux paniers de provisions assez de glace pour que les boissons restent fraîches. Tout paraît arrangé en vue du plus grand confort. Les voyageurs arrivent sans trop de fatigue le lendemain à Fyzabad, dans le royaume d’Oude, où ils sont rejoints par des guides et des shikarries (chasseurs indigènes), chargés de les avertir qu’il y a des tigres près de la station voisine de Pegnugger, où les éléphans attendent. Le trajet de Fyzabad à Pegnugger n’est ni long ni difficile. On envoie d’avance pour tout préparer ces admirables domestiques indous à qui, en quelque lieu que l’on soit, il suffit de dire : « Allez et attendez, » pour les retrouver avec leur petit paquet où rien de ce qui est nécessaire à vos besoins n’a été oublié ; jamais ils ne cassent ni ne perdent le moindre objet. Comment se sont-ils transportés? C’est un mystère. N’importe, ils sont là, toujours propres et sourians à l’heure dite. Les engins de campement, tentes de toutes sortes, fusils de tous calibres, armes variées, vivres, ustensiles de cuisine, etc., attendent donc à Pegnugger, où s’est l’assemblée la masse des chasseurs, des indigènes chargés de la battue, etc. Le receveur des contributions de cette localité, un tout petit homme qui, juché sur son éléphant, a l’air d’un champignon, grâce au grand chapeau qui l’abrite, est un des plus fameux tueurs de tigres de la région ; un vieux shikarry barbu montre sur sa poitrine brune les marques ineffaçables qu’y ont imprimées autrefois les griffes d’une de ces terribles bêtes, et les récits de chasse commencent pour ne plus s’interrompre. Par les soins d’Isaacs, tout a été organisé de telle sorte que jamais semblable équipée ne se sera vue depuis le voyage du prince de Galles, Du haut de son éléphant, miss Westonhaugh écoute le Persan amoureux, comme Lalla-Rookh put jadis dans des conditions presque semblables, écouter Feramorz, qui certes n’avait pas plus d’esprit que ce marchand de diamans de Delhi. Le campement est situé près du futur champ de carnage, sur la lisière des jungles; rien n’y manque : les tentes nombreuses représentent fort commodément chambres à coucher, cuisines, salle à manger munie d’un auvent ou connât, cabinets de toilette et de bain. Catherine retrouve ses tapis, ses petites tables et même quelques-uns de ses livres. Un dîner est servi, qui ferait honneur au meilleur hôtel, Kildare, en attendant qu’il ait abattu le premier tigre, raconte, avec l’exagération irlandaise, ses aventures dans l’Afrique méridionale, d’où revient le régiment dont il fait partie; Isaacs répond par le récit de certain combat corps à corps dans lequel un homme qu’il connaît a tué son tigre d’un coup de revolver tiré à longueur de bras.

— Ah oui ! répond le receveur des contributions, qui n’a pas encore retenu les noms de toutes les personnes présentes ; on en a beaucoup parlé il y a deux ans; c’était un M. Isaacs, de Delhi. Tout le monde rit, miss Westonhaugh est émue, Isaacs ennuyé. Il échappe à l’ovation en proposant un peu de musique pendant que les hommes fument autour de la blanche miss qui aime l’odeur du cigare, et, toujours, comme le roi déguisé de Boukharie il chante en s’accompagnant d’une guitare qui se trouve parmi ses bagages, des chansons d’amour tendres d’abord, dans le genre de celles que nous ont fait connaître les notices sur la poésie persane de sir Gore Ousely, puis si passionnées que personne n’ose plus les traduire, et que miss Westonhaugh elle-même, quoiqu’elle ne comprenne pas le persan, se garde bien d’en demander la signification. Isaacs a la plus délicieuse voix de ténor, et les vibrations profondes, douces et brûlantes tout ensemble de cette voix enchanteresse ont leur effet à la clarté des étoiles qui brillent comme elles ne savent briller que dans l’Inde. Kildare enrage naturellement; mais c’est un cœur loyal, franc au tennis, franc dans les steeple-chases, franc en amour : la lutte qui s’engage entre lui et le Persan sous les yeux de la belle qu’ils se disputent fait honneur à l’un et à l’autre, Ils y apportent : celui-ci, sa droiture britannique, celui-là, un sentiment chevaleresque plus raffiné qui finit par lui gagner l’estime et l’amitié même de son rival.

Voilà donc la vie anglaise organisée dans cette solitude : on prend le thé. Isaacs fait venir des roses à prix d’or dans l’intervalle des chasses. Lord Steepleton Kildare s’est couvert de gloire en abattant une jeune tigresse qui, blessée au premier coup, avait bondi jusque sur la tête de l’éléphant qu’il montait. Comme miss Westonhaugh est belle sous le chapeau léger en forme de casque qui abrite ses cheveux de lin et assombrit encore ses yeux noirs, un revolver au côté, des rangées de cartouches en bandoulière, tandis que son éléphant avance en écrasant avec fracas les fougères, les roseaux, les épaisses broussailles jusqu’au cœur de la jungle! On n’a pas mis en branle moins de trente-sept éléphans pour l’ouverture; les connaisseurs préfèrent une expédition moins considérable, de douze éléphans, par exemple, servant de rabatteurs et de trois howdahs (palanquins).

L’idée fixe des indigènes, aussitôt qu’un tigre est tué, est de lui couper les oreilles, dont ils font un jâdu, un charme contre la mort subite, les mauvais esprits et la maladie. Miss Westonhaugh ne tarde pas à remarquer que tous les corps rapportés au camp sont mutilés et elle exprime étourdiment le désir d’avoir elle aussi le précieux talisman. Dès le lendemain, elle reçoit dans une boîte d’argent deux oreilles coupées par Isaacs à un « mangeur d’hommes » de dix pieds de long, qu’il est allé tuer à minuit, en compagnie d’un indigène, dans la jungle où il y autant à craindre des cobras que des tigres. Catherine acceptera ces dépouilles opimes avec des sentimens faciles à concevoir, mais elle renverra la boîte, aucune considération ne pouvant décider une fille anglaise à recevoir des mains d’un homme rien qui ressemble à un bijou; seulement, au fond du petit coffret, Isaacs, d’abord décontenancé, trouvera quelque chose de plus précieux que le présent qui a failli lui coûter la vie, une mèche de ces beaux cheveux d’or pâle qu’il adore.

La chasse continue avec tous les dramatiques épisodes où chacun joue son rôle, mais le roman qui rapproche de plus en plus ce « lis d’un vallon d’Angleterre » et « cette rose sombre du Gulistan de Perse » nous intéresse davantage. Un soir mémorable vient où Kildare et Griggs errant bras dessus bras dessous, le cigare à la bouche, au clair de la lune, après souper, aperçoivent entre les arbres écartés d’un petit bois deux figures qui fixent l’attention du premier de la façon la plus désagréable. Un homme et une femme sont immobiles sous le rayon de la lune qui vernit le feuillage des manguiers et projette aux alentours une clarté verte étrange. Il a un bras autour d’elle et la haute taille élancée de la jeune fille se ploie vers lui comme une branche de saule, tandis que sa tête blonde repose sur son épaule. Un frémissement involontaire de Kildare avertit Griggs que son compagnon a vu aussi bien que lui-même. Par un commun instinct, ils tournent les talons. Griggs a évité de regarder l’Irlandais, et celui-ci parle avec volubilité de tigres et de clair de lune, faisant des deux sujets un mélange assez incohérent auquel l’Américain trouve cependant moyen de répondre avec le même entrain, de sorte que tous les deux font bonne contenance. En somme, ils regagnent le camp avec le regret de l’avoir quitté.

Le bonheur, hélas! est si court que l’on peut pardonner à ceux qui, par hasard, le goûtent, d’avoir approché leurs lèvres de cette coupe divine. Bientôt il ne restera plus à Isaacs que la longue boucle argentée qui lui a été envoyée en échange des oreilles du tigre. La fièvre des jungles flétrira son lis blanc avant qu’il l’ait cueilli ; la chasse, dont les émouvantes péripéties avaient favorisé ses amours, a été funeste après tout à la pauvre Catherine Westonhaugh ; elle est emportée par un mal foudroyant ; et celui qu’elle laisse seul à jamais, qui, du moment où il l’a aimée, a perdu son étoile, comme il disait, l’étoile de sa vie, éteinte par la sublime lumière venue vers lui des contrées du Nord, Isaacs, que rien ne peut plus intéresser ici-bas, cherche refuge dans un cercle d’existence supérieure, dans des régions immatérielles dès ce monde. Il va rejoindre au Thibet les ascètes trop peu connus dont nous avons volontairement passé sous silence jusqu’ici le rôle prépondérant au cours de cette histoire.


II.

Personne n’ignore les prestiges attribués à certains brahmines mendians; les uns en parlent comme de jongleurs, les autres comme de véritables thaumaturges. Il n’est guère d’officier ou de fonctionnaire anglais ayant habité l’Inde qui n’ait été témoin du mango-trick, du tour du manguier, consistant à voir semer par un yogui quelconque un pépin de mangue, lequel devient arbre dans l’espace d’une heure. Le seau de cuir retenu au fond d’un puits comme par quelque main cachée, en dépit de tous les efforts de la poulie, jusqu’au moment où le brahmine lui ordonne de remonter, est un fait bien connu; d’aucuns vous racontent aussi qu’une corde lancée dans l’air y reste suspendue, accrochée, pour ainsi dire, à la voûte bleue du ciel, permettant au prestidigitateur, — donnez-lui ce nom si vous voulez, — d’y grimper et de disparaître. Ce n’est là peut-être que de la magie amusante infiniment perfectionnée ; nous ne nous y arrêterons pas. Les hautes phases du bouddhisme offrent un tout autre intérêt; elles nous apparaissent incarnées en la nuageuse personne de Ram Lal, le divin ami d’Isaacs, qui surgit à l’improviste sur les chemins déserts, d’où il était bien loin deux minutes auparavant, qui apparaît de même au milieu d’une chambre où nul ne l’a vu entrer, pour répondre de sa voix basse et musicale que l’on perçoit de très loin, à la pensée que vous n’exprimez pas, mais qu’il devine. Sous le caftan gris et le turban de même nuance qui le pâlissent, avec sa barbe grise, il a l’air d’une ombre échappée à la placidité du nirvana.

Ram Lal est un sage, — un pandit, — comme il y en a dans les monastères du Thibet. Brahmine de naissance, bouddhiste de religion, adepte de profession, il a étudié à Edimbourg, ce qui expliquerait peut-être qu’il parlât plusieurs langues et fût parfaitement au courant des affaires européennes, si ce n’était là le moindre côté de ses connaissances, qui s’étendent à tout et lui prêtent un singulier pouvoir sur les forces de la nature.

Il est facile ici de sourire et de nier. Considérons cependant que les suprêmes théories du bouddhisme, qui repoussent d’ailleurs très raisonnablement toute hypothèse d’intervention surnaturelle, méritent aujourd’hui de fixer l’attention des « libres penseurs » américains ; ceux-ci se demandent s’il n’y a pas parmi les ascètes du Thibet des esprits de la force d’Emerson et de Channing.

Quand il faudrait la vie entière pour arriver à l’état nommé moksha, par les degrés d’initiation successifs, le but réalisé vaudrait qu’on lui sacrifiât tout, et, ne parvînt-on jamais à cette fin idéale, la somme de vertus acquise en s’efforçant d’y toucher justifierait la tentative, car ce que proposent Ram Lal et ses frères n’est autre que d’atteindre au bonheur par la sagesse. Cette sagesse n’implique point des macérations extraordinaires ; le Bouddha Çakya-Mouni s’est jadis séparé du brahmanisme en répudiant, après s’y être livré, la solitude absolue et les tortures volontaires ; une vie pure, où la chair tient de moins en moins de place, l’affranchissement graduel de tout soin terrestre suffit. En atténuant le lien qui existe entre leur corps et leur âme, les saints du Thibet croient que l’âme, devenue libre, peut s’identifier temporairement avec d’autres objets animés ou inanimés en dehors du corps spécial auquel elle appartient, acquérant ainsi la connaissance directe de ces objets, — connaissance qui lui reste, qui lui permet de se transporter aux antipodes par le seul fait de sa volonté, de condenser, pour s’en servir, le fluide astral ou de stimuler les forces vitales de la nature jusqu’à une activité anormale; et ces miracles apparens peuvent être, disent-ils, scientifiquement expliqués, comme tous les miracles. Notons une différence fondamentale entre le sage asiatique et le savant d’Europe : le premier suppose que la somme totale des connaissances est directement à la portée de l’âme sous certaines conditions, tandis que le second nie que le savoir soit jamais absolu, puisqu’on ne l’obtient que par l’intermédiaire, toujours suspect, des sens et de l’intelligence. D’ailleurs les adeptes du Thibet ne dédaignent pas d’étudier, quoiqu’ils admettent la possibilité de saisir dans son ensemble la science absolue et de se l’assimiler en dehors du procédé laborieux de la digestion intellectuelle. Nombre d’entre eux travaillent et accordent une profonde attention aux phénomènes de la nature; seulement ils subdivisent ces phénomènes à un point qui déconcerterait tout penseur de l’Occident ou qui, plus vraisemblablement, lui ferait hausser les épaules. Ils distinguent, par exemple, quatorze couleurs dans l’arc-en-ciel et associent les sons avec ces couleurs. La classification des résultats est poussée chez eux jusqu’à la dernière minutie ; en outre, ils considèrent que les sens de l’homme sont susceptibles d’être affinés à un degré extraordinaire et que la valeur des définitions auxquelles il arrive tient à cette acuité acquise des perceptions.

Pour atteindre au degré de sensitivité nécessaire à la perception des phénomènes les plus subtils, la première condition est de se délivrer du fardeau des besoins terrestres qui nous accable. Le fakir vulgaire conclut de même, mais, de fait, il n’arrive pas au même point. Sans doute, par des jeûnes et par des mortifications absurdes, il aiguise ses sens de façon à voir et à entendre certaines choses que les hallucinés seuls ont vues et entendues, mais son système, respectable par la doctrine du détachement volontaire dont il émane, manque de base intellectuelle : il s’imagine que la science infuse lui sera révélée dans une vision. C’est un dévot, un extatique de l’ordre le plus bas. Le bouddhiste pur se borne à regarder la science comme un tout harmonieux où les connaissances humaines à la portée du vulgaire ne tiennent qu’une petite place ; sans dédaigner les moyens analytiques connus, il s’efforce également d’atteindre des résultats finis par un adroit usage de l’infini. Ce monde-ci lui apparaît tel qu’un immense réceptacle de faits physiques et sociaux sur lesquels il peut acquérir des connaissances spécifiques par une méthode transcendante. La conception limitée des choses n’exclut pas l’idéal de la parfaite sagesse. Pour leur compte, les u frères du Thibet » ne condamnent personne, et ont l’esprit le plus large; il n’y a pas de raison, à leurs yeux, pour que la poursuite du bonheur en dehors des conditions matérielles ne soit pas compatible avec toutes les religions et toutes les écoles philosophiques.

Voilà pourquoi Ram Lal traite en frère le musulman Isaacs, voilà pourquoi Isaacs, qui disserte comme le plus savant docteur, à l’éternelle surprise de Paul Griggs, sur la forme de pensée analytique et synthétique, sur les différences entre le subjectif et l’objectif, etc., a déclaré dès le commencement que si, par impossible, un jour, il devenait malheureux, son refuge serait dans l’étude des doctrines bouddhiques supérieures. De toute façon, il est fait pour les goûter. Profondément pénétré de ses obligations envers ses frères, il a toujours mêlé la religion aux moindres actes de sa vie; il professe l’horreur et le mépris de l’égoïsme et possède la plus belle des qualités humaines, cette sympathie large et puissante qui s’étend à tout ce qui respire; enfin il a naturellement des tendances mystiques, s’entretient en rêve avec son étoile et tombe parfois dans des crises cataleptiques pendant lesquelles son esprit est emporté vers ce qu’il croit être la vision de l’avenir. L’amour qu’il ressent pour Catherine Westonhaugh commence ainsi. D’une profonde rêverie dont elle est l’objet, il passe à une sorte d’extase qui la lui montre endormie. Tout à coup la légère vapeur de cette haleine virginale semble se condenser et prendre la forme aérienne de la charmante créature qui s’envole, en jetant à Isaacs un regard sublime de confiance, d’amour et de joie, vers l’étoile qu’il a si longtemps nommée la sienne. Cette étoile, elle la lui montre du doigt avant de s’élever dans l’infini, d’abord lentement, puis avec une rapidité vertigineuse.

— Je bénis Allah, qui m’a donné de voir qu’elle a une âme aussi bien que moi-même, dit Isaacs au réveil, car j’ai contemplé son esprit face à face et j’y crois.

Le magnétisme est bien connu des brahmines et pratiqué par eux. Conduit-il les frères du Thibet à lire vraiment dans la pensée de leur interlocuteur et même dans l’avenir comme dans un livre ouvert? A moins de nier la réalité du personnage de Ram Lal, nous sommes forcés de le croire. Ram Lal met Isaacs en garde contre cette funeste chasse au tigre, d’une façon trop ambiguë, il est vrai, pour que le danger imminent soit conjuré, il prévoit qu’une ruse perfide du maharajah de Bathopoor accompagnera la reddition de l’émir afghan Shere-Ali, mais la simple expérience de la fièvre des jungles et du caractère indou suffit peut-être, dira-t-on, à lui dicter ces avertissemens. C’est la grande habileté de M. Crawford de nous laisser flottans entre le possible et le merveilleux sans rien conclure. La scène étrange qui nous fait assister à la délivrance de Shere-Ali donnera une juste idée de cette ingénieuse manière.

Griggs a été prié par Isaacs de le rejoindre en toute hâte au-dessous de Keitung, vers Sultanpoor, et nous l’avons suivi dans un rapide voyage sur des routes presque inaccessibles :

« Les Himalayas inférieurs nous laissent d’abord sous l’influence d’une singulière déception. Le point de vue est énorme, il n’est pas grandiose. La partie basse présente au regard une série de collines doucement ondoyantes et de vallons boisés où l’on aurait presque envie de chasser. Un certain temps est nécessaire avant que vous compreniez que tout cela est sur une échelle gigantesque, que les haies apparentes sont formées de rhododendrons dans toute leur hauteur, que les rivières sont des fleuves et les banquettes des chaînes de montagnes ; pour franchir à la chasse de pareils obstacles, il faudrait que votre cheval eût deux cents pieds de haut. Cette colline en a cinq ou six mille. Souvenez-vous qu’à Simla, vous étiez à trois mille pieds au-dessus du niveau du Righi. Ceux qui connaissent les Montagnes-Rocheuses se rendent compte du manque de noblesse de leur silhouette colossale. Vous ne les trouvez belles qu’en atteignant certains points favorisés où quelque contraste imprévu met en relief d’une façon saisissante la distance prodigieuse qui sépare les sommets les moins hauts des plus élevés. De même dans l’Himalaya. Vous voyagerez des journées entières par la forêt et la montagne sans aucun sentiment particulier d’admiration jusqu’à ce que tout à coup votre sentier aboutisse au bord d’un précipice insondable, d’un abîme dont l’aspect réduit aux proportions de la plus parfaite insignifiance tous vos souvenirs du Mont-Blanc, de la Jungfrau ou de la Bernina, Ce gouffre, qui vous sépare de la montagne lointaine, fait l’effet d’une brèche formée par les dents d’un dieu vorace qui a mordu au flanc même du monde. Là-bas se dressent des pyramides de neige qui vous inspirent une pitié méprisante pour les glaciers suisses. La vallée sans fond qui se déroule à vos pieds est noire et bouillonnante de brumes, tandis qu’au-dessus les pics qui s’élancent orgueilleux vers le soleil arrêtent ses rayons au passage, comme feraient de majestueux étendards blancs. Un large bouclier d’or plane en décrivant des cercles immenses et précis ; il reflète et renvoie la lumière à travers toutes les teintes de l’or bruni. C’est l’aigle d’or de l’Himalaya, suspendu entre le ciel et la terre, tel qu’une nappe de métal aux vives étincelles, parfois immobile et flamboyant dans cette immobilité comme jadis le soleil et la lune dans la vallée d’Ajalon; il défie le regard d’affronter son éclat. Tout ce tableau est fait pour des titans; vous restez devant lui écrasé par le sentiment de votre faiblesse. Jamais encore votre œil n’avait embrassé un pareil morceau du globe.

« Ce fut dans un lieu tel que celui-ci, raconte Griggs, que je mis pied à terre, au terme de mon voyage... J’avais déjà visité d’autres parties des bas Himalayas; j’avais depuis longtemps surmonté le malaise qui se dégage de cette terrifiante grandeur; j’osais contempler ce panorama si disproportionné avec notre nature humaine et même analyser jusqu’à un certain point ce que j’éprouvais. Mais ma rêverie fut troublée assez vite par une voix bien connue dont le salut de bienvenue sonnait comme l’appel d’une trompette répété par l’écho. Isaacs accourait vers moi en bondissant au bord du précipice. — Où est Ram Lal? lui demandai-je.

— Je ne sais. Probablement quelque part à charmer des cobras, à arrêter des avalanches ou à faire toute autre de ces drôleries qu’il prétend avoir apprises en Écosse. Depuis que nous nous sommes rejoints, il s’est toujours humainement comporté; je ne l’ai pas vu une fois s’évanouir dans l’espace, je ne l’ai entendu se livrer à aucune mystérieuse prophétie. Vous pourrez causer science occidentale avec lui tout à votre aise. Tenez, le voici. Je voulais qu’il attrapât un aigle doré pour miss Westonhaugh, mais il m’a fait observer que ce superbe animal mangerait probablement le chacal et tous les domestiques, de sorte que nous y avons renoncé.

Isaacs était évidemment de joyeuse et plaisante humeur; quant à Ram Lal, le bouddhiste, il m’apparut très différent dans ces solitudes de ce qu’il était au milieu de la civilisation de Simla. Sa silhouette d’ombre grisâtre semblait moins vague, ses traits dantesques mieux définis à la clarté de ce soleil.

— Ah! me dit-il en anglais, vous arrivez à temps, monsieur Griggs. Nous aurons besoin de vous, le gentleman qui ne se laisse pas facilement étonner, qualité que j’apprécie fort. Des nerfs solides et calmes,.. à la bonne heure! Pourquoi ne dînerions-nous pas dès à présent? Vous devez avoir faim.

Abritée contre le nord par des blocs de grès en saillie, se trouvait une petite tente soigneusement ajustée pour résister aux tempêtes s’il devait en survenir. Nous nous assîmes autour du feu, car il fait froid dans les défilés de la montagne au mois de septembre. Nous rompîmes le pain ensemble comme si des siècles sans nombre n’eussent pas séparé nos différentes nationalités. Ram Lal fut parfaitement naturel et affable; son repas avait été le plus frugal des trois; il eut vite fini de manger et se mit à fabriquer des cigarettes avec une rapidité merveilleuse, tandis que nous satisfaisions notre appétit plus jeune.

— Abdul-Hafiz, dit-il enfin à Isaacs, son visage gris penché sur les mains sans couleur qui roulaient prestement le papier à cigarettes, ne dirons-nous pas à M. Griggs ce que nous comptons faire? Ensuite il pourra s’étendre sous la tente jusqu’au soir, car il est las et je l’engage à rassembler ses forces.

— Ainsi soit-il, Ram-Lal! répondit Isaacs.

— Très bien. Nous ne nous fions pas aux hommes qui vont nous rejoindre, monsieur Griggs; nous craignons d’être tués par trahison et nous vous avons fait venir pour nous protéger.

Il sourit en présence de l’étonnement que dut exprimer mon visage.

— Voici de quoi il s’agit. Le lieu du rendez-vous n’est pas loin d’ici, dans la vallée au-dessous. La troupe approche déjà. Vers minuit nous descendrons à sa rencontre. Tout se passera selon l’usage établi pour la délivrance d’un prisonnier. Le capitaine de la troupe s’avancera vers nous accompagné de l’homme qui lui est confié, peut-être d’un sowar. Nous nous tiendrons côte à côte tous les trois, attendant. Or, leur dessein est d’assassiner, s’ils le peuvent, Shere~Ali et Isaacs. Ils n’ont pas compté sur nous, mais supposent sans doute que notre ami viendra sous une escorte de cavaliers. Les gens du maharajah s’élanceront au signal de leur chef, qui, tout en causant, doit toucher l’épaule d’Isaacs. Maintenant, écoutez bien, monsieur Griggs : votre ami, mon ami, ne veut pas de miracles, de sorte que nous devons demander à la force ce que nous aurions pu obtenir par stratagème. Quand vous verrez le chef poser sa main sur l’épaule d’Isaacs, saisissez-le à la gorge et prenez garde à son autre bras qui sera armé. Empêchez-le de blesser Isaacs, je me charge du reste, qui réclamera probablement toute mon attention.

— Mais, fis-je observer, si le capitaine est plus fort que moi?..

— Personne n’est plus fort que vous, répondit Isaacs en souriant.

— Ne vous tourmentez pas, reprit Ram Lal ; rendez-vous maître de l’homme, voilà tout. Je réponds que cela ne vous sera pas difficile; d’ailleurs je pourrais vous aider au besoin.

All right! Donnez-moi quelques cigarettes.

Avant d’avoir achevé la première, je dormais profondément. A mon réveil le soleil s’était éteint, mais une grande lumière le remplaçait. Au-dessus des montagnes à l’orient, la pleine lune baignait d’argent tous les objets. Au loin, les pics de neige saisissaient le reflet et renvoyaient les rayons flottans dans les sombres vallées intermédiaires. Le rocher auquel s’appuyait notre abri semblait lui-même changé en un métal précieux. Le clair de lune eût permis de compter les chevilles et les cordes de la tente, il mettait en relief la forme svelte d’Isaacs occupé à sangler sa ceinture et à y glisser le portefeuille où devait s’inscrire le traité; il donnait à la silhouette incolore de Ram Lal l’aspect d’une statue d’argent et pâlissait la flamme mourante du bivouac. Oui, c’était une lune merveilleuse. Je consultai ma montre : huit heures.

— Vous avez dormi longtemps, dit Isaacs. Allons! ce flacon renferme du whisky. Je ne touche jamais à ces choses-là, mais Ram Lal dit que pour vous c’est un préservatif contre la fièvre.

J’obéis, et nous partîmes laissant la tente comme elle était. Nos porteurs[2] avaient été renvoyés de l’autre côté de la vallée, et nous ne craignions rien des chacals, ayant jeté dans le précipice le reste de notre repas. En fait d’armes, j’avais un bon revolver et un bâton solide; Isaacs, un revolver et un couteau turc; Ram Lal ne portait, pour sa part, qu’une baguette longue et légère.

L’effet du clair de lune était d’une étrangeté sauvage à mesure que nous descendions la montagne par des sentiers qui n’avaient rien de lisse. Nous découvrions de temps à autre l’étendue de la plaine, quitte à retrouver ensuite la nuit derrière les grès, où nous butions sur les pierres roulantes le long d’un tracé de sable incommode, incliné sous un angle de quarante-cinq degrés. En grimpant toujours, en sautant, en jurant dans un nombre considérable de langues, — nous parlions vingt-sept langues entre nous trois, par parenthèse, — nous touchâmes enfin une surface ferme, et tout redevint facile jusqu’à certaine plate-forme rocheuse à l’angle du chemin. Nous venions d’émerger là en plein clair de lune, quand Ram Lal, qui marchait devant et semblait connaître les êtres, leva la main pour nous imposer silence. Isaacs et moi, nous nous agenouillâmes au bord du précipice, et nos regards, en plongeant à deux cents pieds de profondeur, virent attachés sur l’herbe, qui servait de litière à la pente escarpée, un piquet de chevaux. Nous les entendions paître à belles dents ; nous distinguions l’accoutrement bariolé des hommes en turbans étendus çà et là. Une figure, enveloppée de quelque vêtement lourd, était assise au milieu du camp, et fumait. Debout, à ses côtés, nous reconnûmes, aux ornemens qui brillaient sur sa personne, le capitaine de la bande. Celui qui fumait ne pouvait être autre que Shere-Ali. Avec de grandes précautions, nous achevâmes de descendre le lacet escarpé, nous retournant chaque fois que nous en avions l’occasion pour regarder les hommes au-dessous de nous. Quand nous eûmes atteint la plaine, à un quart de mille environ du camp, Ram Lal me renouvela ses instructions : «Dès que le capitaine touchera Isaacs, saisissez-le, renversez-le. Si vous n’en pouvez venir à bout sans cela, il faudra le tuer, peu importe comment, — un coup de pistolet sous le bras. C’est une question de vie ou de mort. »

All right !

Et nous avançâmes hardiment sur le gazon, qu’illuminait la lune presque immédiatement au-dessus de nous : il était minuit.

J’avoue que ce spectacle m’émotionnait un peu : les masses géantes des montagnes, les vastes étendues de l’éther mystérieux à travers lequel les neiges scintillaient d’un éclat fantastique, le bruit du torrent rapide au bas de la pente que nous longions, le vol velouté des grandes chauves-souris qui passaient tournoyantes en agitant les branches, tout était de nature à pénétrer les moins nerveux d’une sorte de crainte vague. La lune brillait de plus en plus claire. A vingt mètres du camp, où ceux qui nous attendaient étaient en tout une cinquantaine, Isaacs, s’arrêtant, chanta : « La paix soit avec vous, hommes de Baithopoor! » C’était le signal convenu. Le capitaine se tourna aussitôt vers nous, puis il donna des ordres à voix basse et, prenant son prisonnier par la main, l’aida à se lever. Il y eut quelques secondes d’agitation : les hommes semblaient se rassembler et faire un mouvement collectif vers la lisière du bivouac. Plusieurs commencèrent à seller les chevaux. Tous leurs moindres gestes nous étaient aussi clairement révélés qu’en plein jour.

Deux personnes marchaient vers nous, le capitaine et Shere-Ali. En les regardant, non sans curiosité on le devine, je constatai que le capitaine était le plus grand des deux; mais la poitrine large, les jambes légèrement arquées de Shere-Ali révélaient une force prodigieuse. Tout en lui, de la tête aux talons, donnait l’idée du guerrier au cœur et au bras de fer qu’il était ; en vertu des conventions passées avec Isaacs, il avait été bien traité, bien vêtu, sa barbe était soigneusement taillée, le turban tordu avec art autour de son front sombre et proéminent.

La première précaution que prit le capitaine fut pour s’assurer autant que possible que nous n’avions de troupes en embuscade ni dans la jungle ni au bas de la montagne. Il avait probablement envoyé des éclaireurs auparavant et savait à peu près à quoi s’en tenir. Pour gagner du temps, il affecta de lire le contrat d’un bout à l’autre et de le comparer avec la copie qu’il tenait. Je m’étais rapproché de lui, et Isaacs causait en persan avec Shere-Ali. L’émir prétendait que cette lecture du contrat devait cacher quelque ruse, son gardien ne sachant pas un traître mot de la langue. Assuré que le capitaine ne comprenait pas, Isaacs fit connaître à Shere-Ali la tentative de meurtre projetée contre eux, dont lui avait parlé son ami Ram Lal, et je vis l’œil du vieux héros étinceler, tandis que sa main cherchait son arme absente. Le capitaine parlait maintenant à Isaacs; moi, je me tenais prêt à le colleter. Le signal cependant n’était pas donné. Il continuait à s’exprimer très poliment en hindoustani. Mais qu’arrivait-il à la lune?..

Quelques minutes auparavant, il semblait impossible que le moindre nuage, le moindre brouillard pût obscurcir ce ciel radieux, et maintenant une légère brume s’élevait, assombrissant la splendeur de la nuit. Je regardai Ram Lal. Il était debout, appuyé sur son bâton, les yeux fixés sur la lune. Au moment même, le capitaine produisit un reçu qui attestait que le prisonnier avait été remis à son nouveau maître, et pria celui-ci de signer. La lumière baissait de telle sorte que l’on pouvait à peine distinguer les caractères. Tout à coup le capitaine avança une main vers l’épaule d’Isaacs en levant son autre bras pour avertir ses hommes, qui s’étaient insensiblement rapprochés durant ce long entretien. Je guettais : aussitôt que la main du traître s’abattit sur Isaacs, je le saisis par le bras qu’il tenait levé et lui serrai la gorge; cette lutte ne fut pas longue, mais furieuse. Le robuste Punjab se tordait, se débattait comme un chat sous mon étreinte, ses yeux flamboyaient pareils à deux charbons ardens; il s’élançait de côté et d’autre dans ses vains efforts pour rencontrer mes pieds et me renverser. Mais je ne lâchais pas prise. Mes doigts s’enfonçaient de plus en plus profondément dans sa chair, tandis que nous nous étreignions en nous secouant avec violence, poitrine contre poitrine, jusqu’à ce qu’enfin, après une tension terrible de tous les muscles de nos deux corps, son bras se renversa brisé comme un tuyau de pipe. En même temps, il tombait lourdement à la renverse sous mon poids. Toute ma force s’employait dans cette lutte; mais, en étranglant mon homme, j’entrevoyais cependant ce qui se passait autour de moi.

Tel que le poêle virginal dont on recouvre le cadavre d’une jeune fille, tel que ce velours blanc doux et moelleux, mais lourd et impénétrable comme la mort, quelque chose descendit vers, la terre épouvantant notre âme, nous glaçant jusqu’aux moelles. La figure du mystique vieillard grandit à mes yeux, prit des proportions surnaturelles; ses mains de géant étendaient leurs paumes décharnées pour recevoir le grand rideau tiré soudain entre le clair de lune et la terre endormie. Ses yeux luisaient comme des étoiles, sa tête blanche s’élevait majestueusement à une hauteur incalculable et toujours l’épais brouillard tombait, enveloppant les chevaux et les cavaliers, et les lutteurs et l’émir, dérobant tout, couvrant tout, enveloppant tout de ses flocons neigeux, jusqu’à ce que rien ne fut plus perceptible à un demi-pas de distance. Je sentais la poitrine haletante du capitaine sous mon genou et les contractions du bras cassé que torturait la pression de ma main gauche ; mais je ne voyais ni le visage, ni le bras, ni la poitrine, ni même mes propres doigts. Seulement, quand je levais les yeux, je distinguais toujours la silhouette surhumaine de Ram Lal, lumineusement blanche à travers la blancheur opaque qui dissimulait tout le reste. Ce ne fut qu’un instant. La voix d’Isaacs retentit à mon oreille, parlant à Shere-Ali ; puis Ram Lal m’entraîna :

— Vite, prenez ma main, je vous conduirai vers la lumière. Nous courûmes sur l’herbe molle, à la file, guidés par le bruit des pas. Une minute encore et nous atteignîmes le col; déjà le brouillard s’éclaircissait, nous voyions notre chemin... Enfin, nous étions saufs sur le sentier pierreux, courant toujours jusqu’à ce que nous eussions retrouvé dans toute sa splendeur argentée le clair de lune étincelant. En bas, tout en bas, le même drap blanc restait tendu, épais et lourd, cachant à nos yeux le camp et ceux qui s’y trouvaient :

— Ami, dit Isaacs à l’émir, vous êtes libre autant que moi-même. Louez Allah et partons en paix.

Le vieux guerrier serra la main qu’il lui tendait, en hurlant :

— Illallaho-oh-oh-oh!

Sa voix sonnait comme du cuivre.

— La illah-ill-Allah ! répéta Isaacs du ton de cent clairons à la fois, les arbres, la montagne, la rivière et toute la vallée lui répondant.

— Dieu soit loué ! dis-je à Ram Lal.

— Appelez-le du nom que vous voudrez, ami Griggs, répliqua le pandit…….

Il faisait jour quand nous regagnâmes la tente au sommet du col.

— Abdul-Hafiz, dit Ram Lal tandis que nous préparions notre nourriture autour du feu, si c’est ton plaisir, j’emmènerai ton ami en lieu sûr.

— Je te remercie, Ram Lal, répondit Isaacs. Où conduiras-tu l’émir ?

— Je le ferai passer dans le Thibet, où mes frères auront soin de lui, puis nous voyagerons dans le pays tartare et de là jusque chez les Russes, où votre Prophète a de nombreux disciples. En présentant les lettres que tu as écrites aux principaux mollahs, il pourra prospérer. Quant à d’autres ressources, as-tu de l’or? Donne-le-lui et, sinon, donne-lui de l’argent, et si tu n’as ni l’un ni l’autre, peu importe ! La liberté de l’esprit vaut mieux que l’obésité du corps,

— Bishmillah ! ta langue est celle de la sagesse, vieillard, dit Shere-Ali; pourtant quelques roupies...

— Sois en repos ! dit Isaacs, j’ai pour toi quelques roupies d’argent et deux cents mohurs d’or dans ce sac... Prends aussi ce diamant... tu le vendras en cas de besoin, et il te fera riche.

Shere-Ali, qui hésitait encore à se croire vraiment libre, fut convaincu par cette générosité. Le rude guerrier, le vaillant patriote qui avait fermé les portes de Kaboul au nez de sir Neville Chamberlain et tout bravé plutôt que de souffrir le progrès des Anglais dans ses états, avait tenu bon contre la captivité, la misère, les tortures morales, les souffrances physiques; mais, quand Isaacs eut ainsi assuré sa fuite, l’orgueil céda, la reconnaissance fut la plus forte. De grosses larmes roulèrent sur ses joues tannées ; son visage s’abîma entre ses mains, qui tremblèrent violemment, puis le calme extérieur qui lui était habituel revint :

— Allah te récompense, frère ! dit-il ; je n’espère pas en être capable.

— Je n’ai rien fait, dit Isaacs. C’est Allah, dont le nom est grand et tout-puissant, qui te délivre. Il ne permettra pas que les croyans soient la proie des chacals et des bêtes immondes. Mashallah ! il n’y a d’autre Dieu que Dieu.

Ram Lal et Shere Ali partirent, nous laissant causer des événemens de la nuit.

Je déclarais que, vu la puissance de Ram Lal, tout aurait pu se passer beaucoup plus simplement.

— Et moi je ne le crois pas, répondit Isaacs. Tandis que vous me débarrassiez de ce brigand, qui m’eût assommé sans peine, Shere Ali et moi, nous venions à bout des sowars, accourus au signal de leur capitaine. L’émir assure en avoir étranglé un de ses mains, et le petit couteau que voici semble s’être assez bien comporté.

Il me montra la dague turque tachée de sang plus haut que la garde. J’insistai pourtant :

— Si Ram Lal est capable de commander aux élémens jusqu’à évoquer un brouillard, ne pouvait-il de même charger la foudre d’exterminer tous ces bandits ?

— Il y aurait bien des réponses à vous opposer, répliqua Isaacs, mais d’abord savez-vous si Ram Lal pouvait faire plus que de découvrir le signal convenu et d’amener le brouillard ? Il ne prétend à aucun pouvoir surnaturel, il affirme seulement comprendre les lois de la nature mieux que vous. Qu’est-ce qui nous prouve seulement que ce brouillard soit son œuvre ? Votre imagination, surexcitée par les circonstances, par cette lutte surtout avec le capitaine, qui vous envoyait le sang à la tête, vous a fait croire que vous voyiez la figure de Ram Lal grandie au-delà des proportions humaines. Sans brouillard nous nous serions probablement tirés d’affaire tout de même. Ces gens-là, leur chef une fois à terre, ne se seraient point battus…

C’est ainsi que Mérimée, en nous racontant l’histoire de la Vénus d’Ille, ou celle de Lokis, assaisonne d’une pointe de scepticisme le récit fantastique, si bien qu’il laisse son lecteur incrédule, comme lui, et cependant ému, révoquant le phénomène en doute, sans se contenter de ce qui l’expliquerait à la rigueur, ne sachant en somme que penser. Le but que se propose l’artiste est atteint.

Les doutes d’Isaacs font de lui un personnage bien humain, bien moderne, malgré le déploiement de poésie orientale qui l’environne. Ce ne sont pas les prodiges accomplis par Ram Lal qui le convaincront surtout de la puissance de ce voyant. Il a trop longtemps vécu dans l’Inde, dans la terre des merveilles, pour être très sensible au merveilleux. Entre le tour du manguier et le voyage de dix mille milles en autant de secondes ou le don de pénétration qui fait passer les gens à travers un mur, il n’y a qu’une question de degrés : n’a-t-il pas vu dans certaine boutique de Calcutta un marteau qui pouvait à la fois fêler une coquille d’œuf sans la briser et aplatir en gâteau plat un lingot de fer? Simple différence dans la somme d’action employée. Non, les phénomènes sont bons pour amuser les femmes et les enfans; les véritables beautés du bouddhisme pur se trouvent ailleurs. Isaacs le comprend mieux que jamais le jour où, sa bienaimée étant morte, il a prononcé dans le calme d’un désespoir insondable ces mots : — Tout est fini ! — auxquels Ram Lal, surgissant à ses côtés, répond :

— Tout ne fait que commencer, au contraire! Tu as épuisé dans une première destinée à jamais évanouie ce que le plaisir et la richesse peuvent donner; les cheveux d’or ou les cheveux d’ébène, les yeux de diamant, l’haleine fraîche comme l’aube et la peau soyeuse d’une femme ne te disent, plus rien parce que ton cœur a une fois aimé, t’apprenant que le corps n’aime que lui-même; que ton bonheur, — car tu étais heureux, croyant l’être, — procédait du dehors et non pas du dedans. La plus grossière des écailles matérielles qui couvraient tes yeux est tombée à l’heure où tes lèvres ont touché celles de cette femme, qui avait une âme. Réjouis-toi de ce qu’elle est partie dans sa blancheur virginale, puisque tu la suivras bientôt et que rien ne survit à ce monde croulant que ce qui est pur et fidèle. Tu ne peux plus descendre, maintenant; te voilà livré à ta troisième destinée, la grande, la vraie, la destinée de l’âme. Si je t’avais dit, il y a deux jours, qu’il existait en toi quelque chose de plus beau qu’un cœur aimant, tu ne m’aurais pas cru ; aujourd’hui cependant tu me crois, tu sens frémir la partie éthérée de ton cœur, celle qui aspire à être délivrée du corps pour rejoindre en haut son autre moitié. Cet amour que tu regrettes, tu en as eu la meilleure part qui puisse être accordée à l’homme. Si votre bonheur a semblé court, il a en réalité duré toute une existence et davantage ; tu as, dans l’espace de deux mois, pris beaucoup d’années. Auparavant, tu étais plongé dans les jouissances de ce monde, et voilà que tu as passé, d’un coup, la frontière critique où erre l’amour, ne sachant trop lui-même s’il va retourner aux bosquets tentateurs, aux pâturages fleuris de la vie sensuelle, ou bien monter vers les hauteurs que fouette et purifie le vent de l’esprit. Viens,.. ces hauteurs, gravissons-les ensemble pour retrouver l’âme immortelle fiancée à la tienne.

Isaacs, anéanti jusque-là dans la douleur, relève la tête. Il possède vraiment la toute-puissance, celui qui sait le consoler.

— Viens, répète Ram Lal, les forces cachées de la nature te prêteront leur vertu et leur sagesse, tu te rafraîchiras aux sources éternelles. Des morsures de ton angoisse passée germeront les fleurs d’or de ta future couronne.

— Et pour cela que faudra-t-il faire ?

— Être fidèle à celle qui t’a précédé, apprendre parmi nous en quoi consiste le bonheur. Tu n’auras pas besoin de beaucoup d’aide. Bannis seulement de ta pensée cette conviction humaine que ce que tu aimes s’en est allé pour toujours. Regarde devant toi, elle t’appelle, elle te conjure de ne pas tarder; ne perds pas un instant pour atteindre ce qui seul désormais t’importe.

Ram Lal est vraiment un de ces prêtres sublimes qui, chez tous les peuples et dans toutes les religions, ont su et savent encore servir de médiateurs entre le temps et l’éternité, précipiter vers les sommets la course de l’esprit qui s’éveille, exercer sur des êtres inférieurs à eux un magnétisme qui transforme le chagrin en félicité, la défaite en triomphe.

Isaacs laisse tout ce qu’il possède au frère de miss Westonhaugh, qui autrefois, à la suite de son esclavage chez les Turcs, lui a rendu un de ces services insignifians en eux-mêmes, mais grands par leurs résultats. Son dernier acte humain est pour s’acquitter d’une dette de reconnaissance, puis, la main dans la main de Ram Lal, il s’en va sous le regard des étoiles vers les solitudes du Thibet d’où jamais plus il ne reviendra. Peut-être un jour Mme Blavatzky nous racontera-t-elle ses miracles, de même qu’elle a répandu en tous lieux, par la voix de la presse, l’aventure de la résurrection d’un autre « frère » enseveli comme Lazare et comme Lazare aussi, mais après un temps beaucoup plus long, sorti vivant de son sépulcre.


III.

Qu’est-ce que Mme Blavatzky ?

Cette dame russe, après avoir longtemps habité l’Inde, est arrivée à la même conclusion qu’Isaacs sur la possibilité d’accorder les plus hautes et les plus pures doctrines du bouddhisme avec toutes les religions. Elle s’est unie à d’autres théosophes (c’est le nom qu’ils se donnent), parmi lesquels un Anglais, le colonel Olcott, pour une grande tentative de conciliation, non-seulement entre les différentes religions, mais entre la religion et la science, en affirmant que les miracles pouvaient être scientifiquement expliqués. Cette mission qui se poursuit parmi nous depuis quelque temps, sans que le grand nombre en ait probablement la moindre idée, a ses racines au plus profond des monastères du Thibet. Les « frères » sont persuadés que l’Occident, après avoir fait le tour de tous les systèmes philosophiques, revient au point de départ de ces systèmes. Schopenhauer et Hartmann dérivent de Çakya-Mouni : nous avons dit en commençant que l’Inde revendiquait comme sorties de son sein nos théories scientifiques les plus récentes. Le bouddhisme serait donc destiné à faire la conquête de l’Europe et du monde entier. Que ses « adeptes » se bercent de cette illusion, nous le comprenons encore, mais qu’ils trouvent des complices dans notre société, voilà ce qui semble invraisemblable : il suffit cependant pour s’en assurer de parcourir le livre qui d’Angleterre a fait son chemin en France : Isis unveiled, Isis dévoilée, ou l’ouvrage de Sinnett, Exoteric Buddhism, ou bien encore quelques numéros de la Revue théosophique, à moins que l’on ne préfère suivre le cours qui a lieu régulièrement sur ces sujets occultes devant un auditoire attentif. Nous avons assisté l’an dernier à l’une de ces réunions dont nous n’oublierons jamais la physionomie toute particulière.

Dans un appartement très correct, sous les auspices de personnes parfaitement honorables, étaient rassemblés les élémens sociaux les plus hétérogènes : d’abord, frappant l’attention par sa belle figure et son costume, un prince afghan dont les énergiques protestations contre l’Angleterre ont fait quelque bruit dans la presse ; un interprète levantin l’accompagnait; non loin d’eux étaient assis un jeune Hindou au type bizarre d’une vivacité singulière, ses cheveux luisans comme l’aile du corbeau retombant sur des oreilles percées, toute sa grêle personne exotique dépaysée d’une façon visible dans des habits européens ; un ministre protestant bien connu pour son éloquence et ses opinions libérales ; un officier de la garde de sa majesté la reine du Royaume-Uni qui échangeait avec l’Afghan des regards agressifs, et enfin, une vingtaine de personnes de nationalités diverses, les unes curieuses, mais incrédules, les autres convaincues d’avance. Pour peu que l’on ait fréquenté les séances de magnétisme ou de spiritisme, on a rencontré ces chercheurs de merveilleux que trahissent une forme de tête spéciale où phrénologiquement l’imagination prédomine au détriment de la logique et dont le regard vague sous un front obstiné est plus prompt à voir ce qui n’existe pas qu’à discerner les choses réelles. Tourguénef a peint souvent cet ordre de gens qui sourient d’un air de dédaigneuse pitié quand vous hésitez à croire au don de prophétie de Mlle X.., à la façon aussi facile qu’infaillible dont M. Z... explique l’Apocalypse et le Talmud, aux prodiges de Rome, aux tables enlevées par des agens invisibles ou à la catalepsie des écrevisses. Il nous a montré aussi d’autres rêveurs faciles à reconnaître parmi cette plèbe, ceux qui n’acceptent que les superstitions pourvues d’un caractère scientifique, qui discutent très raisonnablement, très éloquemment de graves chimères, qui se partagent entre la passion du progrès et celle des abstractions.

Comme le dit fort justement Hawthorne, un observateur plus subtil encore que Tourguénef, ces personnages deviennent inférieurs à l’humanité pour avoir voulu des choses extra-humaines. — N’est-ce pas l’opinion de Pascal : «Qui fait l’ange fait la bête? »

Ne nous y trompons point, les réformateurs et les hallucinés sont bien moins rares qu’on ne pense dans notre société moderne; nous les rencontrons dans la rue sans les deviner, nous causons avec eux dans le monde sans nous douter que cet homme aux manières aimables et insinuantes, que cette femme à l’esprit cultivé aient chacun son dada, son idée fixe, son utopie et ne soient tout disposés, pourvu que vous vous y prêtiez, à commencer une œuvre de prosélytisme.

Devant l’assemblée qui l’écoutait, un professeur en théosophie commença l’exposé de la doctrine qui, servant de trait d’union entre la vieille Asie et l’Europe libre penseuse, entre le besoin de croire et celui de savoir, rapprochera le christianisme et le bouddhisme ésotériques. Ceux-ci ne sont qu’un ; malheureusement les diverses églises n’ont donné aux masses que la doctrine esotérique, produisant ainsi des oppositions, des haines et des luttes qui ont retardé le progrès. Par sa tendance générale, la théosophie se trouve en opposition avec les « prétentions du catholicisme, » et pourtant elle est dans un certain sens une réhabilitation du mysticisme chrétien envisagé comme fait scientifique.

Certes, ce rêve de conciliation générale, s’il est impraticable, ne manque pas de grandeur, et nous sommes loin de vouloir nier la bonne foi généreuse des théosophes, surtout après avoir lu Mr Isaacs. L’exemple de Jean Reynaud a prouvé tout ce qu’on pouvait apporter de sincérité, d’élévation, de raison même dans l’illusion. Swedenborg fut un juste ; on ne peut parler qu’avec respect des Boehme et des Saint-Martin. Théosophie n’est donc synonyme, pour nous, ni de charlatanisme ni de démence; nous voudrions seulement que les correspondans à Paris des adeptes du Thibet imitassent la sage discrétion de leurs frères de l’Inde, qu’ils ne fissent pas tant de fracas des « miracles scientifiques, » dont Isaacs et Ram Lal évitent de parler, qu’ils laissassent dans une pénombre favorable aux mystères ces histoires d’ubiquité, de résurrection, d’évanouissement dans les airs, de phénomènes de toute sorte « qui sont bons pour amuser les enfans et les femmes, » et derrière lesquelles se cachent les beautés morales du système. Si le professeur qui a choqué nos oreilles par ce mot d’occultisme, cent fois répété, évoquant pour nous l’image de Robert Houdin plus encore que celles de Simon le Magicien et d’Apollonius de Tyane, nous avait simplement montré la poursuite du bonheur en dehors de toutes les conditions matérielles, comme le but assuré de la vie, son succès eût sans doute été plus général. Il serait parvenu sans peine à prouver qu’une clairvoyance presque divine peut être le résultat d’une vie pure, puisque nous voyons tous les jours le genre de vie opposé conduire à l’épaississement des facultés et transformer en brutes, disposées à nier l’âme, parce qu’elles ont atrophié la leur jusqu’à l’éteindre, des hommes qu’un spiritualisme bien entendu aurait élevés au-dessus d’eux-mêmes. Tel qu’on nous le donna, au contraire, l’exposé des doctrines bouddhiques sous la forme que leur a prêtée une libre adaptation russo-anglaise, devait nous laisser plus qu’indifférens.

Il fut réfuté brièvement, avec autant de clarté que de tact, par le ministre protestant, qui rappela que toutes ces choses merveilleuses étaient renouvelées des écoles gnostiques, du dualisme, d’où émanèrent les enseignemens du Persan Basilide, ceux de Valentin, un autre théosophe d’Alexandrie, et de Bardesane, qui vivait également au IIe siècle de notre ère. Sa réponse parut trop rationnelle et trop mesurée aux amateurs d’extraordinaire, que la théorie de la science par illumination avait conquis d’emblée, cette science surtout permettant à ceux qui la possèdent de passer à travers les murailles et de s’élever dans les nues.

Ce qu’avait compris le prince afghan, qui, en trois mois de séjour ici, ne pouvait avoir appris beaucoup de français, bien qu’il accompagnât ses saluts à l’orientale de mots étonnamment bien choisis, nous l’ignorons; mais il voulut répondre en arabe, et pendant une demi-heure nous entendîmes les syllabes gutturales d’une langue inintelligible pour tous sortir de cette bouche aux lèvres fines aiguisées de ruse, dont l’expression s’accordait admirablement avec celle des yeux noirs pleins de flammes sous le turban d’une éclatante blancheur. Tous les muscles de son fin visage olivâtre vibraient d’énergie et de passion. A la façon dont il foudroyait du regard l’Angleterre représentée par le colonel de la garde, à l’animation de son geste, on pouvait croire qu’il parlait des événemens de Kaboul beaucoup plus que de religion. Les personnes présentes attendaient impatiemment la traduction qui ne leur fut pas donnée, l’interprète levantin, fort étranger à toute métaphysique, ayant, après deux ou trois phrases qui semblaient impliquer que son patron ne croyait pas à grand’chose, déclaré avec une certaine confusion qu’il était hors d’état de rendre un jargon aussi compliqué. Peut-être était-il effaré par les coups d’œil courroucés, les gestes impatiens de l’Afghan, qui finit par promener sur nous tous son sourire énigmatique, comme s’il se fût amusé au fond de notre déconvenue.

Là-dessus, le jeune Hindou habillé à la Belle Jardinière, et qui n’était autre qu’un fils de brahme récemment converti par nos missionnaires, dirigea une attaque en assez bon anglais contre les croyances auxquelles il venait de renoncer ; on lui fit observer qu’il sortait de la question, puis tout le monde se mit à parler à la fois pour ne rien conclure, pendant que, dans la pièce voisine, — ce détail comique nous est souvent depuis revenu à l’esprit, — le coucou d’une horloge suisse jetait sa note moqueuse à travers cette Babel. Nous nous retrouvâmes comme au sortir d’un rêve incohérent dans une rue du Paris affairé où l’on travaille et qui pense. Depuis, bien que les conférences théosophiques se soient renouvelées et aient pris de l’extension, nous n’avons pas été tenté d’y revenir. Il nous semble que la théosophie pourra séduire la Russie nihiliste, une partie de l’Allemagne même, théoriquement dégoûtée de la vie par ses deux grands pessimistes; elle intéressera l’Angleterre, favorable à toutes les excentricités, l’Amérique, dont les sentimens à la fois respectueux et incertains sont ceux de Paul Griggs et de M. Crawford en matière de bouddhisme, mais ses chances de réussir sont médiocres au pays de Voltaire. N’est-ce pas justement eu nous racontant l’Histoire d’un bon bramin que celui-ci a dit qu’il fallait faire cas de la raison encore plus que du bonheur et tenir au sens commun, même si le sens commun contribue à notre mal-être ? C’est le contraire de l’enseignement des frères du Thibet.

La France verra toujours l’Orient et sa magie à travers Zadig, ce qui ne l’empêchera pas, — bouddhisme et théosophie à part, — de reconnaître que Mr Isaacs, récit de l’Inde moderne, est le roman le plus délicieusement original qu’ait produit depuis des années la littérature anglo-américaine.


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 1er mai 1883, du 15 janvier et du 1er avril 1884.
  2. Lorsque les défilés de la montagne sont impraticables pour les chevaux, on sert du dooly, litière basse, suspendue à un bambou que portent des coolies.