Les Nouveaux Romans américains

Revue des Deux Mondes3e période, tome 70 (p. 654-682).
LES
NOUVEAUX ROMANS
AMERICAINS



But yet a woman, by A.-S. Hardy; Boston, 1884. — Tales of three Cities, by Henry James.; London, 1884. — The Adventures of a widow. Tinkling Cymbals. Rutherford, by E. Fawcett ; Boston et New-York, 1884. — Newport, by G.-P. Lathrop: New-York. 1884. — Miss Ludington’s Sister, by Edward Bellamy ; Edinburg, 1884.


I.

De l’autre côté de l’Atlantique, les talens de toute grandeur continuent à germer comme les mille variétés d’une végétation luxuriante, tantôt robuste, tantôt capricieuse et folle, sur un terrain vierge qui donne trop jusqu’à l’heure de l’épuisement. Cette heure ne se laisse pas encore pressentir, mais il faut reconnaître que certains symptômes indiquent déjà un affaiblissement dans les qualités originales et spontanées des produits. De moins en moins, croyons-nous, ils différeront du roman anglais pur et simple ; les préoccupations psychologiques, l’analyse des passions qui sont communes à l’humanité tout entière prendront la place de cette peinture, assez rude parfois, expressive toujours, des mœurs locales que le génie d’un Bret Harte sait rendre saisissante, qui devient gaie d’une gaîté tout exotique d’enfant à demi barbare, et spirituel pourtant, sous la plume facile d’un Mark Twain, qui, avec Gable enfin, revêt une si étrange couleur de mélancolie passionnée. Ceux-là, les premiers peintres des terrains aurifères, des défrichemens de l’Ouest ou des marais pestilentiels de la Louisiane, ont exploité la veine qui a fait leur célébrité jusqu’à ne rien laisser pour quiconque voudrait les suivre; en vain M. Craddock a-t-il tenté dernièrement, avec beaucoup de verve, de se frayer un chemin nouveau dans les Montagnes du Tennessee[1] ; nous sommes un peu blasés sur ces descriptions de paysages abrupts alternant avec des échantillons non moins raboteux de dialecte. Cette forme de littérature a fait son temps, comme les mœurs et les caractères du Camp rugissant, comme la vie de frontière telle qu’elle est décrite dans Rougking it, comme les préjugés créoles contemporains de Madame Delphine. Tout cela est relégué dans le passé de l’Amérique. D’autre part le provincialisme de la Nouvelle-Angleterre, bien curieux à sa façon, nous a été révélé par Aldrich et par Howells. M. Fawcett s’est chargé de dénoncer les sphères mondaines encore toutes neuves à New-York, avec leur esprit d’imitation, leurs puérilités d’emprunt, leurs brutalités d’origine. Que reste-t-il aux romanciers de fraîche date qui s’appellent légion ?

Quelques-uns d’entre eux tournent leurs regards vers l’Europe et y cherchent des inspirations sans grand succès, car ce n’est pas trop d’appartenir à un pays par la race, l’éducation, les dons héréditaires pour pénétrer et rendre fidèlement certains dessous indispensables. Ainsi M. Arthur S. Hardy se pique de connaître Paris, pourtant il a beau donner à plusieurs de ses personnages des noms familiers à notre oreille, des noms trop connus même comme Scherer, de Vigny, de Sacy, etc., énumérer tous les quartiers de notre capitale avec leurs édifices et leurs restaurans, faire entrer le lecteur dans le secret des intrigues politiques qui ont pu naître depuis la guerre de 1870, tramer une conspiration légitimiste d’abord, mettre en scène des membres du clergé catholique, des sœurs de charité, des rédacteurs de l’Univers, il est toujours à côté de son sujet. Ce livre au titre baroque : Une Femme cependant, avec sa bizarre héroïne, la femme en question, qui commence en émissaire de Froshdorf et finit au couvent, ce livre prétentieux, où l’histoire coudoie maladroitement la fantaisie, où Henri V prend la parole. But yet a woman, ne sera, malgré le nombre imposant de ses éditions, un roman parisien que pour ceux des compatriotes de M. Hardy qui n’ont jamais voyagé.


Nous le répétons, un peintre de mœurs s’expose à mainte difficulté en sortant de son pays; seul, M. James s’est toujours tiré victorieusement de l’épreuve. Son observation est plus ou moins intéressante, plus ou moins sympathique, mais elle est toujours juste. La première des trois nouvelles qu’il vient d’intituler collectivement Tales of three cities doit prendre place parmi ses ouvrages les plus achevés. Lady Burberina nous fait finement sentir en effet le genre de fascination qui peut conduire un jeune docteur américain, héritier d’une colossale fortune gagnée dans le commerce, à tomber amoureux d’une beauté anglaise du grand monde, et les raisons qui rendent impossible pour cette patricienne, devenue par miracle Mrs Jackson Lemon, d’habiter jamais New-York.

L’entrée en matière au milieu du brillant tumulte de Hyde-Park, l’exposé des moyens qu’emploie une famille noble et pauvre pour prendre majestueusement au piège un homme d’esprit et de cœur qui croit de bonne foi s’avancer de lui-même avec audace, les débats entre les parens de Barberine et leur gendre agréé sur de prétendus détails qui sont en somme de grosses questions, d’où dépendent le bonheur et la dignité de l’existence, — autant de merveilles d’observation. Si vous redoutez les malentendus, n’épousez jamais une étrangère. Jackson Lemon et les Courtenay parlent pourtant la même langue, mais avec d’imperceptibles différences qui, montrées au microscope par M. James, prennent les proportions de barrières insurmontables. Malheureusement, l’amoureux de la belle et froide lady ne le possédait pas, ce microscope d’une effrayante sincérité. Il se jette tête baissée dans l’abîme avec l’ivresse aveugle qui préside à ce genre de suicide ; il emmène sa femme à New-York où on lui sait gré d’être médecin malgré ses millions, où cette qualité de docteur qui suffoque l’orgueil des Courtenay, passe pour le plus beau des titres, celui que l’on n’acquiert que par la force de l’intelligence et du travail.

Pauvre lady Barberine ! quel dédain est le sien pour le pays de son mari, un pays absolument dépourvu de nuances, un pays où tous les gens sont pareils, ayant les mêmes noms et les mêmes manières ! La ville est odieuse, et la campagne, grand Dieu ! qu’y faire ? On ne chasse pas le renard, on ne peut inviter chez soi que des boutiquiers en vacances. Jackson Lemon sera bien forcé de s’apercevoir que sa femme est sotte et pétrie de préjugés. Comment, avec cette conviction, consent-il à renoncer aux plus nobles projets pour aller traîner en Angleterre une vie d’opulente oisiveté ?… Ceux qui savent ce que c’est que l’obstination féminine qui revient sans cesse à la charge et se fait une arme de tout, le comprendront peut-être. Il ne faudrait pas d’ailleurs juger les Anglaises, en masse sur cette dédaigneuse, et languissante, et tenace lady Barberine, retranchée derrière sa morgue ; elle a des compatriotes singulièrement passionnées, beaucoup moins capables de calcul que les Américaines, plus impulsives cent fois, et toutes prêtes à faire hardiment certaines choses exorbitantes. Lady Agathe, la sœur cadette de Barberine, nous le prouve bien. Sa mère, foi-t ambitieuse, sous des dehors souverainemens indifférens, l’a envoyée en Amérique avec le jeune couple, dans l’espoir qu’elle y fera, elle aussi, la conquête d’un millionnaire, mais lady Agathe mord outre mesure à la flirtation, à l’indépendance, et s’amourache d’un Californien sans le sou, dont les façons incultes ont pour elle l’attrait de la nouveauté. Ce jeune sauvage de l’Ouest est bien tourné, il est ardent et ne voit dans cette grande dame qu’une jolie fille, avec laquelle il brusque les préliminaires, au point de l’enlever quand on la lui refuse. C’est une amusante petite pièce, à côté de la grande, assez triste, celle-là, dans son ironie profonde et spirituelle.


Parmi les romanciers internationaux nous voudrions pouvoir citer une fois de plus avec éloge M. Crawford, mais force nous est de reconnaître qu’il a été mal inspiré dans son Chanteur romain[2]. Peut-être faut-il s’en prendre à l’excès de fécondité qui lui a fait produire coup sur coup Doctor Claudius, To Leeward, A Roman Singer et An American Politician. L’esprit le plus inventif doit redouter le succès facile; tout artiste qui ne veut pas déchoir est tenu de se recueillir, de méditer, de chercher longuement le mieux.

L’exemple de M. Edgar Fawcett semblerait cependant donner tort à notre conseil. Parvenu depuis longtemps à un rang élevé comme poète, ce fécond écrivain est en grand progrès comme romancier; n’importe, la sympathie même que nous inspire son talent nous fait ouvrir avec crainte chacun des volumes qu’il a signés et qui menacent d’être aussi nombreux bientôt que les épis d’un champ de blé. Nous en comptons quatre au cours de cette aimée. Quatre fois, la réclame américaine, plus bruyante que judicieuse, s’est évertuée sur ces jolis volumes si clairement imprimés, si solides sous leur couverture en toile d’une coquetterie qui fait honte à nos éditions courantes, contre lesquelles, du reste, maints sarcasmes sont dirigés par les Américains qui prétendent ne pouvoir feuilleter un livre français sans l’avoir, préalablement envoyé chez le relieur.

Ils sont amusans, modernes par excellence, pleins d’esprit et d’observation fine, ces romans de M. Fawcett, les trois derniers du moins ; on y rencontre ce qui manquait à son œuvre de début : a Gentleman of leisure[3], le mouvement, la conduite alerte de l’intrigue ; mais comment les détails seraient-ils mûris, les caractères suffisamment développés? comment ne relèverait-on pas, au milieu de scènes charmantes, les traces d’un travail précipité? Par exemple, il manque aux Aventures d’une veuve[4] cette pondération indispensable dans toutes les œuvres d’art, le juste équilibre des masses et des figures, des accessoires et du fond ; il y a des trous, des lacunes dans l’exposé des transformations du personnage principal, cette Pauline, qui commence par se montrer vaine et ambitieuse, pour devenir esprit fort ensuite et s’éprendre follement à la fin de l’homme qui devrait être le moins sympathique à une raisonneuse de son espèce. Les prétendues inconséquences féminines ont souvent des causes secrètes, plus sérieuses qu’on ne croit et nous ne demanderions pas mieux que d’en avoir la clé, mais cette clé, M. Fawcett ne nous la donne guère et il nous laisse, en somme, sous l’impression que son héroïne a plus de bonheur qu’elle n’en mérite. N’a-t-elle pas fait d’abord un fort vilain mariage? Ce roman nous apprendrait, si nous ne le savions déjà, qu’en Amérique, du côté des femmes, le mariage est assez rarement décidé par des questions sentimentales, qu’il est plutôt, comme en Europe, un simple marché où l’on tient compte de l’argent d’abord, puis du nom, de la famille. Et le marché est infiniment plus choquant aux yeux des moralistes qu’il ne saurait l’être dans les vieux pays historiques, l’Américaine n’ayant rien de commun avec certaines brebis passives, obéissantes, qui se laissent donner sans amour. Cette soumission de la faiblesse et de l’innocence peuvent être ailleurs la suite d’habitudes féodales et cloîtrées, la conséquence des souvenirs de verrous et de grilles, l’héritage de l’oppression sous toutes ses formes, mais dans un pays où les préjugés et les superstitions sont inconnus, où les filles savent si bien calculer, se défendre et même attaquer au besoin, le mariage ne devrait être, logiquement, que le résultat d’un libre choix du cœur. Ces demoiselles, cependant, jurent fidélité à un somptueux hôtel et à de fringans équipages, beaucoup plus qu’au pauvre diable qui, lui, s’est laissé prendre tout bonnement à leur beauté.

Du moins est-il impossible de s’intéresser au mari de Pauline. S’il y a une victime, c’est ici l’imprudente jeune fille qu’une mère sans fortune a bercée de l’idée qu’elle devait employer ses charmes à trouver un beau parti. Pauline sait par expérience quel ennui il peut y avoir à compter sur la libéralité de quelque parente riche, qui croit être magnifique en vous offrant une méchante robe ou une douzaine de paires de gants ; son orgueil se révolterait volontiers contre les dons de cette nature, mais il s’agit d’être aussi bien mise que telle ou telle héritière. Sa mère, maladive et pressée de l’établir avant de quitter ce monde, excite en elle certaines ambitions qui ne sont que trop promptes à germer dans de jeunes cervelles ; bref, Pauline envient à envisager le mariage au point de vue purement commercial. Elle passe, sans condescendre à s’en apercevoir, auprès de l’amour de son cousin Courtlandt Beekman, un honnête homme qui n’a rien de très brillant, mais qui, sous une apparence d’ironique froideur, tient en réserve les plus nobles qualités. Mais Courtlandt est pauvre, pauvre comme elle, le bon sens lui commande de rechercher une héritière ; c’est du moins l’opinion de Pauline ; quant à elle, sans hésiter, elle met sa main dans celle d’un fat qui a passé la cinquantaine, quoiqu’on le trouve bien conservé. M. Varick a pris en France, où s’est écoulée la plus grande partie de sa vie, un ton de galanterie badine mal apprécié à New-York ; généralement on juge ses bons mots un peu lestes et ses façons auprès des femmes en flagrant désaccord avec une moustache blanche élégamment retroussée d’ailleurs.

— Bah ! dit Pauline à son cousin Courtlandt, il ne me déplaît pas à moi. C’est un changement enfin! Vous autres, ici, vous êtes tous taillés sur le même patron.

En vain, Courtlandt essaie-t-il de l’avertir à temps que son fiancé est Français, Français des pieds à la tête, ce qui naturellement veut dire corrompu jusqu’aux moelles. Pauline veut que sa mère soit contente, elle veut du luxe. M. Varick se débarrasse donc d’une maîtresse qui l’attend à Paris, après quoi il épouse la plus jolie personne de New-York, en se promettant de ne plus quitter sa ville natale, décidément supportable en pareille compagnie, bien qu’il l’eût trouvée au retour plus qu’ennuyeuse. Mais il a compté sans la goutte qui fond sur lui peu après son mariage. Les médecins conseillent un séjour prolongé en Europe ; il emmène sa femme et, quatre années plus tard, celle-ci revient veuve, désabusée du mariage et pour cause, jurant bien qu’on ne l’y reprendra plus. Après l’épreuve, sa beauté sérieuse et touchante frappe autant que jamais et retient davantage. Courtlandt est resté garçon. Comme autrefois, il se consacre à elle fraternellement; comme autrefois, elle le consulte, lui soumet tous ses projets, mais à la condition qu’il sera toujours de son avis. Par exemple, spirituelle et riche et mûrie par une triste expérience, elle tient, dit-elle, à faire un noble usage de sa liberté, elle prétend vivre par l’intelligence, avoir un salon, un salon choisi, exceptionnel, où personne n’entrera qui soit vulgaire ou seulement médiocre : l’argent, l’élégance, la situation sociale n’y donneront pas accès ; elle ne veut que du mérite et du talent ; un peu d’excentricité même ne lui déplaira pas.

Courtlandt la défie de satisfaire ce caprice à New-York, mais, sur le bateau même qui la ramenait en Amérique, Pauline s’est assuré l’appui du plus entreprenant des coopérateurs, qui lui a promis de l’aider dans l’œuvre qu’elle médite. C’est un Irlandais du nom de Kindelon ou plutôt l’Irlandais par excellence, car M. Fawcett a tracé le portrait d’une race tout entière en même temps que celui d’un individu. Le caractère de Kindelon suffirait au succès du roman. Il vit, il nous amuse, il nous enjôle comme il enjôle Pauline, ce superbe garçon qui est tout expansion, toute faconde, toute franchise apparente. La grâce naturelle de ses mouvemens n’a d’égale que la solidité de ses épaules ; on dirait que chez lui le sang coule plus libre et plus chaud que chez tout autre ; un sourire éblouissant illumine sa physionomie, ses cheveux, d’un noir bleu, frisent trop; de sa bouche fraîche et sensuelle sort un anglais très pur en dépit de l’accent irlandais. Ses yeux sont irlandais aussi, expressifs jusqu’à l’indiscrétion ; sa voix basse et sonore fait croire à une profondeur de sentiment qui lui est étrangère. Quoiqu’il parle beaucoup, personne ne s’en plaint, tant sa conversation est entraînante ; mais il plaide avec une égale conviction le pour et le contre d’une thèse quelconque; en l’écoutant toutefois, on a le sentiment, il a lui-même la certitude de sa sincérité absolue ; jamais il n’a menti avec la volonté de mentir, non, il se trompe lui-même lorsqu’il trompe les autres. Ralph Kindelon, le quatrième fils d’une famille de onze enfans, est venu chercher fortune en Amérique; il s’est découvert un certain talent pour écrire ; le voilà journaliste avec des dons prodigieux sans être supérieurs, une mémoire incomparable, une facilité funeste, un semblant de génie enfin. Du reste, ni patience, ni suite dans les idées, le suprême dédain de toute économie, bien qu’il soit pauvre, une incapacité enfantine pour apprécier la valeur de l’argent. Posséder, à son gré, c’est dépenser. Il rit de toutes les conventions et les brave naïvement ; il n’a jamais su s’imposer de contrainte : bref, le plus effronté, le plus aimable des bohèmes. Et c’est à un pareil homme que l’altière et délicate Pauline, revenue de toutes les choses qui ne sont pas purement éthérées, accordera sa confiance à première vue, lui permettant de la guider pour la création de ce fameux salon dont elle n’a pas les premiers élémens; car la société proprement dite l’assomme : les femmes, ses anciennes amies, ne causent pas, elles babillent comme des perruches au brillant plumage ; les hommes semblent tous disposés à lui faire la cour, Courtlandt excepté, qui persiste dans le rôle d’Alceste, lui disant à tout risque de dures vérités, et d’abord que son Kindelon n’est qu’un aventurier. L’intimité de Pauline avec ce personnage scandalise « le meilleur monde ; » on jase, elle n’en tient pas compte et s’éprend et s’affiche de plus en plus.

D’après les conseils de son nouvel ami, elle s’est liée avec une Mrs Dares, divorcée, fort respectable d’ailleurs, qui a fait toute sa vie de la littérature de modes, de la littérature industrielle, pour élever deux filles dont l’une est peintre et l’autre professeur. Mrs Dares donne des soirées modestes où affluent tous ceux qui tiennent une plume. Chez elle, il sera facile de lever des recrues pour le fameux salon, à la condition de choisir un peu. Mais c’est justement ce choix que l’on ne pardonnera pas à Mrs Varick ; son discernement est taxé d’insolence, elle aura contre elle tous ceux qu’elle croit devoir exclure et une bonne partie de ceux qu’elle invite. Les premiers crient à l’outrage, les seconds, par esprit de corps, soutiennent leurs confrères. Le tableau satirique de la première soirée est, comme on dirait en argot moderne, le clou auquel s’accroche l’intérêt du livre, la partie la plus vive et la plus piquante, bien qu’il nous semble tourner à la caricature. M. Fawcett a le rare talent de mettre en scène, auprès des acteurs principaux, un grand nombre de comparses qui se meuvent avec aisance et dont on n’oublie plus la physionomie bien marquée. Nous ne savons si les silhouettes de personnages littéraires qu’il pose malicieusement en deux traits sont ressemblantes ou chargées; nous inclinerions à croire qu’il a exagéré les couleurs, notre expérience personnelle ne nous ayant fait connaître rien de semblable à ces conférencières ridicules, à ces bas-bleus affamés, à ces poètes qui, abrutis par le tabac, ou exaspérés par les stimulans, cherchent à imiter Victor Hugo. Théophile Gautier, Baudelaire, quand ils ne s’attachent pas aux traces de Keats, à moins qu’ils ne rêvent de fonder une poésie purement américaine. Tous, qu’ils aient du talent ou qu’ils n’aient que des prétentions, sont aussi mal élevés les uns que les autres et feraient mille bassesses pour entrer dans la seule société qui existe en somme à New-York, celle qui représente l’aristocratie. Mrs Varick s’en aperçoit avec dégoût; ses hôtes lui font l’effet de vanités monstrueuses greffées sur les plus mauvaises manières ; ils ne savent même pas causer, car l’effort continuel d’atteindre en écrivant à l’originalité de l’expression, d’éviter le lieu-commun, a tué chez eux toute spontanéité, tout naturel. Le salon qui devait être l’orgueil et l’intérêt de sa vie n’aura vécu qu’un soir, un soir de supplice, mais cette tentative avortée entraînera pour elle de longs ennuis.

Une espèce de virago, un reporter femelle, du nom de miss Cragge, furieuse de n’avoir pas été invitée, publie dans quelque journal de bas étage une de ces diffamations qui sont en Amérique l’un des fruits de la liberté absolue de la presse. Sous une rubrique transparente, les amours de Pauline et de Kindelon sont raillés de la façon la plus venimeuse, avec de perfides allusions au passé de la jeune veuve. Cette bombe éclate à l’heure où Pauline est décidée à rompre avec le dan intraitable des Poughkeepsie, auquel sa naissance la rattache, à s’encanailler une fois pour toutes en épousant son journaliste, dont elle a encouragé, provoqué même la demande comme une reine ferait pour le sujet qu’elle autorise à monter jusqu’à elle. L’hifàme et calomnieux article la révolte naturellement, mais il a pour premier effet de précipiter le mariage : Kindelon saura défendre sa femme ! Cependant l’une des insinuations de miss Cragge a laissé dans le cœur de Pauline la flèche aiguë d’une insupportable jalousie ; cette vipère n’a-t-elle pas dénoncé l’engagement du journaliste avec Cora Dares, la jeune fille peintre, une admirable élève de Henner et de Daubigny, qui réussit avec un égal talent le portrait et le paysage? Cora est belle, infiniment attrayante, et bien des signes ont trahi déjà sa tendre préférence pour Kindelon, mais celui-ci affirme à Pauline qu’il n’aime qu’elle au monde et Pauline veut le croire. Il est vrai que ce parangon de sincérité jure non moins éloquemment à Cora qu’il l’adore toujours, que l’enivrement d’une fortune qui semble lui tomber des étoiles a pu seul le séparer d’elle. Or, un hasard heureux fait que, la veille même de la bénédiction nuptiale, l’épouse du lendemain entend les adieux passionnés qu’adresse son fiancé à l’amante abandonnée. Il n’a rien prémédité... Kindelon est incapable de réfléchir, toujours il cède à la tentation du moment avec l’élan irrésistible, l’absence absolue de logique et les intentions généreuses qui, en dirigeant d’une certaine façon violente autant que vague les Irlandais présens et passés, ont fait de la malheureuse Irlande ce qu’elle est devenue, hélas! Son grand cœur hibernois, expansif, aisément attendri, dévoré de flammes légères, changeantes, mais inextinguibles, est assez large pour loger deux amours à la fois et même plus ; en revanche, sa conscience éminemment flottante se refuse à lui montrer le droit chemin, mais Pauline sait mieux que lui ce qu’elle veut et ce qui s’appelle le devoir. Elle repousse pour toujours une fantaisie indigne d’elle et retourne à la solitude de son veuvage qu’aucune illusion ne peut plus embellir.

— Ah! dit-elle au brave cousin Courtlandt, devant qui elle répand sans contrainte toutes ses larmes de honte et de douleur, ma vie est brisée, elle me fait l’effet maintenant d’un escalier qui ne conduit à rien. Combien peu elle m’a donné de satisfaction ! Quelle destinée que la mienne !

— Toutes les existences se valent si nous les considérons à ce point de vue, répond Courtlandt; la différence ne subsiste que dans la manière de les envisager... Vous êtes jeune encore...

— Oh! j’ai soixante ans! s’écrie-t-elle en gémissant de lassitude.

— Dans un an d’ici vous aurez recouvré votre âge normal,

— Non, je ne puis le croire.

— Attendez et vous verrez. J’attendrai aussi.

La veuve rejette sa tête en arrière avec un éclat de rire bref.

— Vous attendrez longtemps.

— J’y compte bien, répond Courtlandt de son air morose et résolu, mais j’aurai le dernier mot. Vous savez que je suis toujours bon prophète ; vous-même, vous me l’avez dit.

Vraiment, Pauline, en présence de cet attachement obstiné, n’a plus le droit de se faire l’écho des théories de Schopenhauer sur l’amour. Sa thèse favorite, auparavant, était celle-ci : « Toute femme qu’un don intellectuel spécial ne sépare pas de la masse de ses pareilles, toute femme qui ne proteste pas, par une œuvre, contre l’infériorité de son sexe, est vouée au mépris de l’homme ; mépris recouvert d’adulations, d’idolâtrie peut-être, mais trop réel cependant, cette prétendue idolâtrie n’étant qu’un instinct aveugle qui seul empêche les hommes de détruire la femme, comme ils font de tout animal plus faible qu’eux. » Courtlandt, en lui rendant sa propre estime, en se posant devant le monde comme le champion de son honneur, lui prouvera que l’amour peut être, du côté de la barbe, autre chose qu’une fascination toute physique et tout involontaire. Il a été patient, désintéressé, il a veillé sur elle tandis qu’elle le méconnaissait; à l’heure des déceptions, enfin, il lui pardonne. Pauvre excellent Courtlandt! Amènera-t-il cette insatiable, dévorée d’abord de l’envie d’être riche, puis de besoins intellectuels plus ou moins factices, à se contenter tout simplement du lot de femme heureuse?

Dans un roman plus récent de M. Fawcett : Cymbales retentissantes[5], l’admirable abnégation d’un autre redresseur de torts, Lawrence Rainsford, fait ressortir la sécheresse et la frivolité si fréquentes chez la jeune fille américaine. Repoussé par une étourdie qui se laisse prendre aux avantages tout extérieurs d’un homme à la mode, Tracy Tremaine, dont les vices, sous cette surface élégante, sont ceux d’un portefaix, puisque nous le voyons, après un prétendu mariage d’amour, s’enivrer habituellement et finir par frapper sa femme, Rainsford renouvelle son offre à la veuve de ce drôle. Il épouse cette Leah, toujours chérie, malgré sa beauté pâlissante, malgré les cheveux blancs qui sont venus atténuer l’éclat de son auréole d’or. Ayant grandi en talent, en renommée, tandis qu’elle s’usait dans une horrible lutte contre des humiliations et des douleurs trop méritées, il s’est gardé pour l’ingrate, il considère comme une récompense le droit tardif qu’elle lui accorde de consoler sa vie brisée.

Après avoir lu ces divers récits, d’un tour très réel, comment ne pas conclure que, sur leur trame triste ou gaie, l’Américain se détache bien supérieur moralement à l’Américaine? Non pas l’Américain déguisé, gâté par l’imitation étrangère, contrefaçon de l’Anglais débauché, comme Tracy Tremaine, ou du mauvais sujet parisien, comme le vieux beau Hamilton Varick, mais ce type de force virile, de dévoûment sans phrases, d’affection protectrice et de bon sens imperturbable, un Courtlandt Beekman, un Laurence Rainsford. La créature humaine, quel que soit son sexe, n’est bonne apparemment qu’à la condition d’être victime. Peut-être les jeunes filles américaines ont-elles trop de privilèges. Il en résulte que parfois elles ressemblent à cette dure et capricieuse Leah, qui n’aime que les hommages, son indépendance et sa beauté, qui défie l’opinion, se moque de tout le monde, a des idées arrêtées sur toutes choses, donne de rudes leçons aux ecclésiastiques, se fait présenter un beau garçon désagréable à sa mère, accepte ses bouquets malgré les conseils, court partout avec lui en tête-à-tête et répond à une timide admonestation : « Chère maman, n’essayez pas de me mettre le mors; jetez-moi plutôt les rênes sur le cou une bonne fois, laissez-moi prendre mon petit temps de galop. Je vous jure que je ne m’emporterai pas ! »

Miss Leah s’emporte cependant jusqu’à épouser le vaurien contre lequel on avait voulu la prémunir, jusqu’à entrer de force; pour ainsi dire, dans une famille qui ne veut pas d’elle, car Tracy Tremaine appartient au prétendu grand monde, que nous voyons avec un mélange de surprise et d’amusement s’imposer à chaque pas : cette république, au point de vue social, tient plus d’une mystification en réserve!

La mère de Tremaine ne peut faire grâce à la mère de Leah, l’éminente Mrs Romilly, sur laquelle se concentre toute l’estime de l’auteur, — Mrs Romilly, une fort honnête femme et une belle personne, qui, si elle eût possédé le don d’écrire, aurait, assure-t-il, doté la littérature d’ouvrages d’une haute valeur sur les questions humanitaires et philosophiques. Elle n’a rien fait imprimer, mais elle a parlé d’une façon entraînante ; elle a bravé pour cela le ridicule et la calomnie ; ses idées généreuses se sont épanchées dans des conférences qui lui ont valu d’être caricaturée en costume d’amazone, désignée par les gens timorés comme l’apôtre de réformes dangereuses, attaquée sans merci dans les feuilles dévotes. A la fin, elle s’est sagement aperçue que le progrès marche de lui-même, sans que ses partisans s’offrent en holocauste avec un tapage qui sert plutôt à le retarder; et elle se borne désormais à méditer dans la retraite les auteurs grecs et Herbert Spencer. Peut-être aurait-elle mieux fait d’élever sévèrement son indomptable fille, qui nous paraît beaucoup plus pénétrée des droits de la femme que de ses devoirs. Quoi qu’il en soit, l’alliance avec une émancipée convaincue d’avoir péroré en public, sur une plate-forme, contre le mariage et la religion, déplaît singulièrement à Mrs Tracy Tremaine douairière. Cette patricienne exaspérée jette à la tête de la femme forte les hauts faits d’une race illustre en Angleterre bien avant l’émigration qui l’a conduite sur d’autres rivages, race féconde en généraux, en hommes d’état, en diplomates, en dignitaires de l’église, lesquels n’ont cessé d’honorer leur nouvelle patrie jusqu’à la naissance de l’ivrogne de bonne mine, dernier représentant du nom. Ce sont là. des préjugés, sans doute, mais dont le poids retombera lourdement sur Leah pour l’écraser; elle paiera cher son intrusion, l’erreur qui lui a fait prendre pour une délicieuse musique la vaine pompe et le vain bruit de ce que la Bible qualifiait d’airain sonnant, de cymbales retentissantes ; alors que la vie fashionable, avec ses raffinemens n’était pas inventée, déjà il y avait de fausses amours, de faux honneurs, de faux plaisirs. Mais les enthousiasmes intempestifs des réformatrices trop pressées, les utopies des cervelles surexcitées par une culture vague, les grands projets téméraires que l’on n’accomplit qu’en foulant aux pieds son bonheur et celui de ses plus proches, n’est-ce pas aussi un vain bruit, une vaine fumée, la sonnerie creuse de l’airain, le retentissement non moins orgueilleux qu’inutile des cymbales d’or dont le cliquetis meurt dans l’air?..

Nous serions tenté de le croire en lisant le plus dramatique et le plus attachant de tous les livres de M. Fawcett, celui où il a donné la pleine mesure d’un talent dont on a le droit désormais d’attendre beaucoup : Rutherford[6].

L’héroïne, Constance Calverley, est pourtant ici une noble fille, un type rare de beauté vigoureuse et féminine à la fois, de virginité sérieuse et imposante. Avec ses intentions philanthropiques un peu confuses, mais généreuses, elle rappelle la Dorothée Brooke de Middlemarch ; elle aussi est persuadée que tous les dons de l’intelligence et toutes les ressources d’une grande fortune ne nous sont accordés qu’en dépôt pour servir au bien général, elle aussi aurait honte d’accaparer le bonheur qui, en ce monde, n’est qu’une fugitive exception. La plus tendre compassion pour les misères de l’humanité décide du sort de ces deux femmes, mais l’héroïne de George Eliot, en poursuivant ses grands rêves, ne sacrifie qu’elle-même, tandis que celle de M. Fawcett est funeste d’abord aux deux êtres qu’elle chérit le plus. Par ses refus, qui la torturent d’ailleurs. Constance décide à un mariage déplorable Duane Rutherford, le dilettante aimable épris de la perfection jusqu’au découragement, un Américain formé, affiné par des voyages et revenu d’Europe aussi séduisant que possible. Celui-là ne fait cas que du beau dans un sens esthétique, et pour Constance il n’y a rien de beau que le bien. De là le gouffre qui les sépare; et puis, cette ardente patriote est persuadée qu’un long exil volontaire a rendu Rutherford étranger aux véritables intérêts de son pays. Elle ne peut épouser que celui qui paraît être capable de la seconder dans ses vastes projets, et celui-là est John Penrhyn, l’une des figures les plus sympathiques que nous ayons rencontrées dans la littérature romanesque d’aucun pays. Le vulgaire qualifierait de communes sa stature massive, ses manières toutes simples ; on peut le trouver gauche, mais Constance est capable d’apprécier la valeur morale de cet homme. Il rougit comme une jeune fille, il a la naïveté d’un enfant; quel mélange, avec cela, d’énergie et de dignité modeste, de volonté intrépide et de magnanime patience ! Quoiqu’il soit de l’Ouest et qu’il n’ait jamais passé les mers, Penrhyn ne manque pas de culture ; nous connaissons mal une partie des États-Unis, qui de jour en jour se civilise ; on n’y trouve pas seulement des buffles, elle renferme aussi d’excellens collèges. Dans l’Illinois, Penryhn est devenu un fort bon légiste; avant tout, il a un but arrêté dans la vie, un but conforme à celui de miss Calverley, qui se servira de ce beau zèle. Il sera entre ses mains un instrument précieux, son esprit et le sien formeront une admirable union de forces administratives mises en jeu pour la réforme des misères sociales.

Il ne manque à leur entente parfaite qu’un sentiment passionné qui, porté chez Penryhn à sa suprême puissance, ne lui sera jamais accordé par sa fiancée. Le pauvre homme s’en aperçoit bien tard ! Trop amoureux pour pouvoir se passer de réciprocité, trop loyal pour admettre le compromis qu’elle lui propose, il rend sa parole à l’imprudente et s’éloigne, emportant au plus profond du cœur une blessure qui ne se fermera jamais, capable encore cependant de faire un usage excellent de sa vie, car de pareils êtres, l’honneur de l’humanité, ne tombent pas, quoi qu’il arrive, dans le désespoir égoïste et stérile.

Rutherford, d’autre part, est devenu l’époux fort tourmenté d’une jolie créature, aussi malheureuse qu’insupportable, qui s’est jetée à sa tête avec une sorte de véhémence, de brutalité. La nature d’Adélaïde est l’antithèse même de celle de Constance et très curieusement américaine. On plaint cette frêle enfant, tout en s’irritant contre elle. Souple comme une branche de saule, le visage amaigri et coloré d’une rougeur hectique, les yeux étincelans d’une sorte de fièvre entre deux paupières palpitantes comme ses lèvres, qui frémissent toujours, sujette à s’évanouir le matin et a danser le soir, elle frappe à première vue par une mobilité quasi maladive. Nombre de ses compatriotes sont ainsi, à un degré plus ou moins excessif, dominées par leurs nerfs, vivant trop vite sans que leurs forces aient le temps de se réparer, semblables à une flamme brillante que le vent fouette jusqu’à ce qu’il l’éteigne. Pauvre et mondaine, elle a toute sa vie accepté sans rien donner en échange ; son engoûment pour Rutherford est excité par la jalousie que lui inspire Constance et qui devient peu à peu chez cette détraquée une monomanie odieuse : elle environne son mari de pièges, elle l’accable de reproches, lui sachant mauvais gré même des tendres égards qui servent, dit-elle, de masque à son indifférence. Au fond, elle a raison, il n’a jamais adoré que Constance. Constance, de son côté, a compris finalement qu’elle se brisait contre l’impossible : après avoir tenté d’écraser l’amour, elle sent que l’amour se relève pour l’écraser à son tour. Au moment où cette cruelle situation paraît le plus inextricable, l’auteur la dénoue de main de maître par une catastrophe qui laisse Rutherford seul au monde en face de Penryhn son ancien rival.


L’émotion n’est pas moindre, quoique plus contenue, dans le dernier roman d’un émule de M. Fawcett, George Parsons Lathrop, le gendre de Nathaniel Hawthorne. Nous pouvons rappeler cette illustre parenté sans risque de suggérer aucune idée de comparaison fâcheuse entre le plus grand des romanciers du Nouveau-Monde et l’auteur de Afterglow, an Echo of passion, Newport[7], la qualité principale de M. Lathrop étant, chacun le reconnaîtra, d’être avant tout lui-même. Newport se rattache à l’ordre de romans dont nous parlions en commençant, qui ne relèvent pas d’une inspiration purement américaine. Ce n’est ni la description, vive et colorée du reste, de cette succursale de Brighton, Niewport, ni les portraits croqués sur cette avenue de Bellevue, spirituellement comparée à la parodie de la Voie Appienne par Boulanger, qui fixent particulièrement notre attention, c’est une crise psychologique susceptible d’être transportée sans y rien changer dans tous les cadres. Le casino de Newport pourrait être aussi bien celui de Trouville, les parties de polos donnent lieu à une flirtation qui, en Angleterre, accompagne également le crocket ; et, s’il est amusant de penser que les grands seigneurs plus ou moins ruinés de l’ancien monde passent la mer d’aventure pour aller courtiser chez elles les héritières yankees, nous voyons sur nos plages françaises assez d’héritières yankees faire les yeux doux à un titre pour que le jeu ne semble pas très nouveau. Non, c’est le fond du sujet qui attache, et il n’est d’aucun climat en particulier, il est humain. Le voici, résumé dans une rapide esquisse qui lui fait grand tort, car elle ne permet pas de rendre le parfum d’idéal, subtil et concentré, qui pénètre toutes les situations pour les ennoblir.

Le héros du livre, Oliphant, trouve dans les papiers de sa jeune femme morte la trace d’une correspondance amoureuse qui a précédé son mariage ; il acquiert la preuve que celle qu’il pleure s’est. conduite comme une coquette à l’égard d’un homme vraiment épris. Presque aussitôt sur la plage même de Newport, le hasard le jette en présence de la veuve infiniment gracieuse et désirable de cet homme, Mrs Octavia Gifford. Celle-ci, trop instruite du passé, a la tentation diaboliquement féminine de satisfaire une sorte de jalousie posthume et de venger l’époux dont elle n’a pas été l’unique amour, sur le mari de la cruelle dont autrefois Helvétius Gifford fut victime. Et elle se venge, en effet, et elle souffre, car elle s’est prise dans ses propres filets, la comédie qu’elle joue est devenue peu à peu réalité. C’est une nouvelle illustration du proverbe: On ne badine pas avec l’amour. Mais est-ce de l’amour vraiment qu’elle éprouve?.. L’analyste habile qui conduit cette brûlante expérience se demande si l’amour et la haine ne sont pas une même passion, différente seulement dans les effets, comme certaines substances dangereuses peuvent être tantôt un poison mortel, tantôt un moyen au contraire de ramener le malade à la santé. Quoi qu’il en soit, Octavia est perplexe; elle avait cru dans sa fierté ne pouvoir s’attacher qu’une fois et voilà que l’amour sincère qui l’effleure en passant lui donne soudain une plus haute conception de ce qu’elle n’avait jamais véritablement ressenti. Imaginez une saine et vigoureuse bouffée de brise marine passant à travers l’atmosphère attiédie d’un salon. Est-elle donc infidèle aux premières tendresses ? Ne serait-elle pas fidèle plutôt, en dépit de ses changemens, à l’idéal unique qui une fois ne lui a pas tenu parole tout à fait ? Ce sphinx se trouve aux prises à son tour avec une énigme troublante. Oliphant lui est cher, voilà tout ce qu’elle sait, et elle s’en assure alors qu’il n’est plus temps, quand la mort implacable a résolu le dilemme.

Signalons la dernière scène, celle où l’on voit Oliphant périr sur le bateau qui, après une épouvantable épreuve, le ramenait vers le bonheur recouvré. Il le sacrifie, ce bonheur, à une créature humaine, la première venue rencontrée par hasard au milieu d’un naufrage. L’inconnue dont il sauve l’existence au prix de la sienne n’a rien qui la recommande, rien, sauf qu’elle est femme et qu’elle est mère, qu’elle présente à ce double titre une image de la vie en sa forme la plus sacrée. Ce ne sera pas sans raison qu’Octavia portera un deuil éternel, sous lequel sans doute se déchaîneront des remords plus cruels encore que ses regrets.


II.

Avec la Sœur de misa Ludington[8], qui, imprimée à Edimbourg, fait brillamment son chemin en. Angleterre et en Amérique, nous rentrons dans l’étrangeté pure. Ce roman, fantastique à demi, repose sur l’idée que nous ne sommes pas des êtres indivisibles, mais une succession de personnes différentes. Notre enfance, notre jeunesse, chaque phase de notre vie aurait une âme à part et dans l’autre monde ces âmes diverses pourraient se rejoindre. L’hypothèse n’a rien de trop absurde après tout. Elle se rattache à un sentiment que nous avons tous, à l’idée que nous sommes au moral susceptibles de prendre plusieurs manières d’être. Dans le roman qui nous occupe, cette pensée première se combine avec le spiritisme à la mode. L’esprit de la jeunesse de l’héroïne est évoqué par une magnétiseuse qui, après l’avoir obligée à se matérialiser meurt subitement... trop vite pour opérer la dématérialisation. L’auteur, M. Bellamy, a tiré de ce thème impossible des effets fort curieux. Peut-être interprète-t-il à sa manière l’opinion de certains savans atomistes qui prétendent que les créatures vivantes sont des groupes de molécules et que ces molécules avant de se séparer peuvent former plusieurs organismes différens ? Mais nous ferions grand tort à M. Bellamy en lui supposant plus de pédantisme qu’il n’en montre et nous nous bornerons à donner la substance d’un récit qui certainement sera traduit quelque jour en entier, car il est pour plaire à tous : aux imaginations frivoles qui ne tiennent qu’à l’amusement et à la nouveauté, comme aux amateurs de problèmes psychologiques qui trouveront là plus d’une grave question agitée sous une forme légère.

Le bonheur de certaines existences est distribué assez également dans toute leur étendue, depuis le berceau jusqu’à la tombe, tandis que pour certaines autres le bonheur vient tout à la fois, illuminant cette époque particulière et laissant le reste dans l’ombre. Durant deux, cinq ou dix années selon le cas, toutes les sources de notre être jaillissent vives et pures, la joie est dans l’air que nous respirons, nous savourons le meilleur de cette vie qu’ensuite il nous faudra simplement supporter, endurer. Pour les hommes, pour ceux-là surtout qui ont choisi des carrières ardues où ils ne réussissent qu’avec lenteur, ce point culminant accompagne d’ordinaire la maturité, mais le bonheur des femmes s’épanouit plutôt avec leur jeunesse. Celui de miss Ludington s’était dissipé sans retour avant qu’elle eût atteint sa vingt-cinquième année. Dès lors elle n’était plus jeune et ce fait, déjà triste, avait été encore aggravé par des circonstances tout spécialement douloureuses.

Les Ludington représentaient la plus ancienne famille de Hilton, un petit village situé parmi les collines du Massachusetts. Ils n’étaient pas riches, mais à leur aise, et la population, composée tout entière de cultivateurs, considérait en eux les notables du pays. L’enfance de miss Ludington fut choyée à l’excès; jeune fille. on l’appelait la belle Ida, on l’entourait d’hommages, on faisait d’elle le centre et l’arbitre de la vie sociale à Hilton ; puis, en plein triomphe, elle tomba gravement malade; la mort semblait imminente, et, de fait, la belle Ida mourut; la ravissante fille qui s’était couchée sur ce lit de douleur ne se releva pas ; une femme flétrie, défigurée guérit à sa place. Ses amis mêmes ne pouvaient la reconnaître, et rien ne venait tempérer pour elle l’amertume d’une perte irréparable. La disparition de la jeunesse est toujours une pénible épreuve, mais, d’ordinaire, elle se produit graduellement, de telle sorte qu’on s’en aperçoit à peine. Miss Ludington, au contraire, devint vieille sans transition ; elle se pleura, elle se garda un deuil obstiné. Tant que dura sa longue convalescence, elle ne quittait pas des yeux une miniature qui la représentait à dix-sept ans, souriant comme elle ne devait plus jamais sourire ; au reflet insensible de ce qu’elle avait été, la pauvre Ida ne cessait d’adresser des paroles de tendresse incohérentes entrecoupées de sanglots. Vainement ses compagnes s’efforçaient-elles de l’intéresser à autre chose, elle ramenait la conversation sur le portrait qu’elle se plaisait à leur faire admirer, et on l’entendait dire : « — N’était-elle pas belle?.. Le peintre ne l’avait assurément point flattée, » — exprimant ainsi d’une manière presque pathétique, qu’aucun retour sur elle-même ne se mêlait à sa pitié pour la belle morte. Il lui semblait parler d’un être infiniment cher que la destinée lui avait pris, voilà tout. Les atours d’autrefois furent conservés pieusement comme des reliques, puisqu’elle ne devait plus porter que du noir.

Sa santé resta singulièrement délicate ; de plus en plus elle devint étrangère aux plaisirs, aux intérêts d’autrui. Les personnes de son âge se mariaient, elles n’avaient rien de commun avec elle désormais, elles étaient le présent et Ida Ludington restait en arrière, recherchant la solitude et couvrant d’un voile épais son visage méconnaissable lorsqu’elle allait à l’église, le seul lieu où elle ne se sentît pas déplacée. Fille unique, la malheureuse avait perdu sa mère depuis longtemps; son père mourut sur ces entrefaites, et elle n’eut plus à s’occuper de personne. Ses journées se passaient à ranger sa maison en maintenant toutes choses à la même place qu’autrefois, afin que rien ne fût changé au cadre qui avait vu fleurir la beauté d’Ida. Si elle avait pu assurer la même immutabilité au village de Hilton tout entier! Mais c’était impossible. La main du progrès bouleversait ce site pastoral, qui se transformait à vue d’œil en un gros bourg manufacturier. Le chemin de fer y passa, des magasins, des maisons neuves bordèrent les rues méthodiquement alignées. Miss Ludington avait beau chercher en se promenant tel arbre, tel coin de prairie qui jouait un rôle parmi ses souvenirs, elle trouvait à leur place une cheminée de briques ou un terrain à vendre. Et cependant ses voisins disaient d’un air de complaisance : «Vous ne reconnaîtriez pas Hilton ! » Hélas! non, pas plus qu’on ne reconnaissait miss Ludington. Celle-ci, indignée de voir effacer pour la seconde fois un passé qui était toute sa vie, finit par se défendre le spectacle de cette profanation, et ne sortit plus de chez elle.

Tout à coup, au moment où elle s’y attendait le moins, un événement qu’elle-même fut forcée d’appeler heureux vint l’arracher à son tombeau anticipé. Un parent éloigné, fort riche, lui légua tout ce qu’il possédait. Miss Ludington n’avait pas de besoins, ses dépenses annuelles. n’avaient jamais excédé quelques centaines de dollars ; pourtant aucun prodigue dans toute la force des passions impatientes de se satisfaire, n’accueillit jamais un héritage avec plus de transports que cette vieille fille; une idée bizarre lui était venue qui la consolait enfin. Arpenteurs et architectes furent convoqués; elle leur fit lever le plan exact de l’ancien village, et lorsqu’une année après, elle quitta Hilton, le laissant à la merci des vandales, ce fut vers le Hilton de son enfance qu’elle dirigea ses pas. Parmi les propriétés dont elle héritait se trouvait une grande ferme dans Long-Island. Là, elle fit reconstruire en fac-similé la maison paternelle, avec tout ce qui l’entourait jadis, peu de chose en somme : une large rue bordée de deux rangées d’érables, une trentaine de bâtisses achevées à l’extérieur seulement. On ne donna la dernière main qu’à l’école, au petit temple et à la demeure des Ludington où la vieille fille, une fois installée, se sentit chez elle plus qu’elle ne l’avait été depuis dix ans. Certes le village ainsi restitué demeurait vide, mais il n’était pas plus vide que ne l’avait été l’autre Hilton, alors que ses compagnons de classe devenaient des pères et mères de famille. Ces personnages respectables ne représentaient nullement les camarades qu’avait aimés Ida, et elle leur en voulait un peu de gêner par leur présence des réminiscences qui lui étaient si douces.

Naturellement ses nouveaux voisins de Long-Island la croyaient folle, d’une folie paisible et inoffensive. Elle s’en souciait peu, les seuls voisins dont elle fît quelque cas étant les figures nuageuses dont son imagination peuplait l’ex-village arraché à l’oubli. Souvent il lui semblait les voir sourire d’un air de gratitude aux fenêtres des maisonnettes qu’elle leur avait rendues, car c’était son plaisir de croire que ses vieux amis morts depuis des années avaient retrouvé le chemin de ce Hilton ressuscité. Si elle avait souffert des changemens de toute sorte, ils avaient dû en souffrir davantage : les vivans se refont à la rigueur de nouvelles habitudes, mais les morts ne peuvent être qu’errans et désolés si Dieu leur permet de visiter la terre. Or miss Ludington croyait à cette permission. Le sentiment de faire du bien à de pauvres créatures vivantes n’eût pu la laisser aussi satisfaite d’elle-même que celui de rendre un gîte à ces fantômes déshérités. Toute cette évocation d’ailleurs n’avait d’autre but que de former un arrière-plan à la figure capitale toujours présente dans sa pensée ; ce nouveau Hilton n’était que le mausolée de la jeunesse qu’elle adorait, le temple d’une idole : Ida Ludington.

Au-dessus de la cheminée, dans la chambre principale, elle avait suspendu, un portrait à l’huile qu’un peintre en renom avait fait d’après la petite miniature pâlie à laquelle il ne ressemblait peut-être pas très exactement, quoique miss Ludington se gardât d’en convenir ; grâce au prestige d’une exécution savante, cette jeune fille aux épaules nues, aux épais cheveux d’or flottans sur une robe blanche, lui paraissait au contraire rappeler sa chérie beaucoup mieux encore que la première image ; c’étaient bien les mêmes yeux, d’un violet tendre et profond, le même buste virginal qu’on aurait cru sculpté dans le marbre. Combien brillante, combien pleine avait été la vie de cette adorable fille ! combien plus réelle que celle de la personnalité morne et fanée qui depuis si longtemps n’avait reçu d’autre lumière que celle qui jaillissait de ce jeune visage ! Et pourtant tout cet éclat s’était évanoui comme une vapeur et ses éléments ne pouvaient pas plus se combiner de nouveau que ne le pourraient les nuances insaisissables de l’aube d’hier. À cause de cela, miss Ludington avait enveloppé d’un crêpe noir le cadre du portrait d’Ida.

Ce portrait fut l’objet des premières curiosités d’un enfant qu’elle se vit obligée quelques années plus tard de recueillir, la mère du petit Paul, une cousine pauvre, le lui ayant légué au lit de mort. Lorsqu’il fut admis dans le salon, Paul tendit les bras à l’aimable figure qui souriait au-dessus de la cheminée ; ce mouvement devait lui gagner aussitôt l’affection de miss Ludington. Puis, à mesure que le baby grandit, toutes ses questions furent d’abord sur « la belle dame du tableau ; » il était content lorsque sa tante, aunty, comme il l’appelait familièrement, lui racontait des des histoires vraies sur Ida. Jamais il ne songea dans sa naïveté à établir le moindre lien entre cette jeune déesse et la vieille aunty. En se promenant avec cette dernière à travers le village il recueillait mille détails sur ce qui était arrivé à sa belle dame ici ou là. L’innocente sympathie de l’enfant consolait singulièrement miss Ludington. Ln jour, Paul avait huit ans alors, elle le surprit grimpé sur une table et baisant à pleine bouche les lèvres peintes qui le laissaient faire. Émue jusqu’aux larmes, elle le saisit dans ses bras et le couvrit elle-même de baisers dont la véhémence lui fit peur. Bientôt il annonça très sérieusement son intention d’épouser Ida quand il serait grand. Miss Ludington se vit forcée alors de lui expliquer qu’elle était morte. Paul en eut un chagrin tout à fait au-dessus de son âge.

Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’étant toujours resté prisonnier dans les limites d’un village fantastique, sans autre compagnie que celle d’une demi-folle, un garçon enthousiaste et rêveur tel que celui-ci conçoive lui-même un certain penchant pour les chimères. Le portrait d’Ida demeure donc l’idéal de Paul adolescent, il attire vers lui, comme le soleil pompe les brumes du matin, tout ce qui dans son jeune cœur est sentiment et passion. Rien ne l’empêchera d’être amoureux, rien, pas même la mort, pas même ce qui est pis que la mort, l’entière vérité dite par miss Ludington. Il sait maintenant que sa maîtresse n’existe nulle part, ni sur la terre, ni dans l’autre monde, et néanmoins il jure de lui être fidèle. « C’était ma destinée de l’aimer, déclare-t-il. Si je n’avais jamais vu son portrait, j’aurais continué toute ma vie à la chercher sans savoir qu’elle était morte et en me désolant de ne point la trouver. »

Vainement miss Ludington espère-t-elle qu’en le faisant voyager, elle anéantira cette passion romanesque ; chaque fois il revient plus amoureux d’Ida. Comme d’autres insensés que les médecins renoncent à guérir, il raisonne sa folie. La pensée qu’Ida n’existe plus lui étant insupportable, il déclare qu’elle vit et il le prouve; sa conviction, armée d’argumens plausibles en apparence, se fonde sur cette théorie que nous ne sommes point des individus, mais plusieurs personnes différentes qui se succèdent, chacune d’elles ayant une âme à part, une âme immortelle. Le vieillard n’a-t-il pas beaucoup plus d’affinités avec les autres vieillards, ses contemporains, qu’avec le jeune homme qu’il fut jadis? Ne voit-on pas un prodigue, un débauché devenir sage par la suite et une créature innocente, au contraire, tomber de cette pureté dans de honteux désordres? Il arrive que nous ne comprenions plus les mobiles qui provoquèrent telle ou telle de nos actions. Mis en présence de son moi disparu, on le contemplerait étonné, en admettant que l’on n’en eût pas horreur. Supposons, par exemple, que Paul, le persécuteur des disciples de Jésus, Paul, le gardien des vêtemens de ceux qui lapidaient saint Etienne, rencontre face à face Paul l’apôtre : cette entrevue n’aurait rien d’amical. Les moins incohérens dans leur conduite ont l’impression d’être comme une série de flammes entretenues dans une même lampe par toute sorte de combustibles différens. Quiconque est sincère en fera l’aveu.

Chacune de ces personnalités successivement disparues avait-elle une âme distincte? Sans doute, car autrement quelle raison aurions-nous de croire à l’âme immortelle de l’être que nous sommes aujourd’hui ? Et quel moyen de se figurer que l’étincelle spirituelle, bien affaiblie, hélas ! chez un septuagénaire, soit de force pourtant à résister au souffle de la mort, quand il ne resterait rien de la jeunesse, de la virilité ardente et vigoureuse? Non, toutes les âmes qui ont animé la même créature se rejoindront un jour et Dieu rendra leur félicité parfaite en les unissant par un lien plus doux et plus fort incomparablement que tous les liens mortels. Ce ne sera qu’une vie unique, mais complexe, une harpe aux cordes multiples, qui, touchées l’une après l’autre ici-bas, formeront là-haut un sublime accord.

Du rêve Paul est passé à une foi ardente. Il compte sur la possession, dans les sphères éternelles, d’une Ida entrevue dès ce monde. La doctrine qu’il développe éloquemment a la vertu de consoler miss Ludington. Ainsi le fantôme qu’elle pleure l’attendrait quelque part?., elle le retrouvera?.. Pénétrée à son tour d’une joyeuse certitude, elle enlève le crêpe noir attaché au portait, en disant à Ida : « Pardon!.. Comment ai-je pu jamais te croire morte! » — Elle quitte le deuil, elle se complaît à entendre le récit des illusions de Paul. Le jeune homme vit plus que jamais en présence de sa bien-aimée. Il ne faudra pas beaucoup de temps pour qu’il la rejoigne, l’épreuve de la mort ne sera point nécessaire ; aussitôt qu’un nouveau lui-même viendra remplacer le Paul qu’il est aujourd’hui, leur réunion pourra s’effectuer. Sans doute sa personnalité enfantine est déjà auprès d’Ida. Elle a reçu le petit Paul, qui lui tendait les bras il y a vingt ans.

Paul se nourrit de chimères qui, graduellement, deviennent des réalités. Peut-être la plupart des hommes de son âge trouveraient-ils une satisfaction médiocre dans ce commerce avec un esprit, mais l’amant de l’immatérielle Ida ne serait pas moins dédaigneux de ce que, de leur côté, ils appellent l’amour; pour lui, ce n’est qu’un appétit grossier. Aucune femme ne le ferait manquer à la fidélité qu’il voue à une image plus belle que toutes les beautés ensemble. Fier et sauvage, il écoute avec dédain le récit des conquêtes et des folies de ses condisciples. Que savent-ils de l’amour, ces malheureux? Qu’est-ce que leur sensualité peut avoir de commun avec la passion rare et délicate qui le remplit tout entier?..

Miss Ludington, après avoir fait ses délices de cette passion, s’inquiète bien un peu de l’avenir, elle a des scrupules en constatant le tour mystique et singulièrement exalté que prennent les pensées de Paul. Il n’y a pas d’inconvénient, pour une vieille fille comme elle, à dédier sa vie au passé, mais Paul pourrait faire de ses talens un meilleur usage que d’aligner des vers amoureux à une morte. Après tout, il doit être son héritier. Pourquoi le tourmenter inutilement ?

Paul reste donc à ses côtés dans la solitude de Hilton. Une fois seulement une visite du dehors vient rompre leur tête-à-tête mélancolique. Miss Ludington rencontre à l’improviste, dans la ville voisine, où elle est allée faire des emplettes, une amie qu’elle n’a pas vue depuis trente ans et elle l’invite à l’accompagner chez elle. Cette amie, Sarah Cobb, qui se nomme aujourd’hui Mrs Slater, était autrefois son inséparable : on les appelait les jumelles, tant il y avait d’analogie entre elles deux et parce qu’elles étaient toujours ensemble, échangeant leurs petits secrets. Mrs Slater est allée vivre à New-York; elle y a connu le chagrin, des difficultés de toute sorte. C’est pour elle un moment de vacances fort agréable que la promenade proposée dans le faux Hilton, qui l’émerveille. Entre les deux amies que d’exclamations ! que de questions !

— Vous rappelez-vous ceci?.. Vous rappelez-vous cela?

L’école les retient longtemps à parler de leurs succès, comme s’ils dataient de la veille. Oui, vraiment, elles étaient autrefois les belles de Hilton, et si heureuses !..

— Mon Dieu ! s’écrie tout à coup Mrs Slater, je ne puis me figurer que j’aie été Sarah Cobb ! Tout a si cruellement changé! Il semble que je sois devenue une autre personne.

— Naturellement, répond miss Ludington ; vous n’êtes pas la même, en effet.

— Comment l’entendez-vous, chère amie?

— Dame ! vous n’avez pas la prétention, si bien conservée que vous soyez, de passer pour une fillette de seize ans?

— J’ai été cette fille de seize ans, si je ne le suis plus, dit Mrs Slater.

— Pardon, elle n’était pas la vieille dame que j’ai devant moi, ma bonne Sarah, pas plus que vous n’êtes la jolie enfant qu’elle fut.

— Bon ! vous jouez sur les mots.

— Sur les mots? La question est autrement grave. Je soutiens que nous n’avons rien de commun avec les chères petites qui s’asseyaient sur ce banc il y a une quarantaine d’années et qui se sont transformées au dedans comme au dehors.

— Que seraient-elles donc devenues, ces petites, si elles ne sont pas vous et moi?

— Elles sont où nous irons quand, à notre tour, nous quitterons ce monde. Elles sont immortelles avec Dieu, qui nous les rendra un jour.

— Quelle idée singulière ! s’écrie Mrs Slater.

— Pas plus singulière, beaucoup moins répulsive surtout, que la vôtre, qui vous fait voir en nous les momies décharnées de Sarah et d’Ida. N’aimez-vous pas mieux croire que notre jeunesse est immortelle quelque part plutôt que de vous la représenter défigurée par l’âge? Non, le paradis n’est pas seulement un jardin de fleurs fanées ; nous y trouverons épanouis les roses et les lis.

Mrs Slater croit découvrir d’abord que le cerveau de son amie n’est pas très sain, puis elle devient songeuse quand miss Ludington lui expose, devant le portrait d’Ida, les raisons qui l’ont conduite à penser ainsi. Ce portrait, aussitôt qu’elle l’aperçoit, fait jaillir de ses lèvres un cri de surprise :

— Vous me trouvez ressemblante? dit miss Ludington, satisfaite.

Mais Mrs Slater n’explique pas la cause de son premier saisissement; de plus en plus elle réfléchit, elle regarde Paul avec un extrême intérêt; son dévoûment romanesque au portrait d’Ida paraît l’avoir touchée. Sans être d’une grande culture intellectuelle. Mrs Slater n’est pas sotte, elle se fait expliquer les doctrines voisines de la métempsycose qui ont pour ce jeune homme la force d’une religion ; elle les discute, évidemment sceptique.

— Rien de pareil ne s’est produit dans aucune séance de spiritisme, dit-elle; on n’y a jamais vu apparaître sa personnalité d’autrefois.

— Bah ! le spiritisme n’est que supercherie.

— C’est bien possible,.. vous devez avoir raison,.. pourtant j’ai été témoin de choses extraordinaires accomplies grâce à lui, et, si j’avais vos idées, j’irais certainement trouver un certain médium de New-York dont on m’a parlé.

— Les médiums, autant de charlatans !..

— Oh! certes, on aurait tort de se fier à eux; règle générale, ils vivent de la crédulité de leurs dupes. N’importe; le médium que je recommande, une femme, vous ferait peut-être voir celle-ci...

Et Mrs Slater désigne le portrait.

À cette seule pensée, Paul pâlit, miss Ludington s’agite. Ils ne peuvent admettre la bonne foi d’une personne qui, moyennant cinquante dollars, donne des séances particulières où se matérialisent les esprits. Honteux de leur faiblesse, ils se décident néanmoins à voir Mrs Legrand, qu’elle soit ou non capable d’imposture. Mais Mrs Slater ne se rappelle plus l’adresse du médium ; après avoir promis de la chercher, de l’envoyer, elle oublie quelque temps de le faire, sous prétexte que son mari a trouvé une position à Cincinnati et qu’elle est toute aux préparatifs du départ ; puis, finalement, l’adresse arrive par quelque voie indirecte, et presque aussitôt un rendez-vous est pris, un rendez-vous que Paul, en dépit de ses doutes, attend avec une anxiété, une fièvre, une ivresse impossibles à décrire. C’est l’art très subtil de M. Bellamy de nous avoir inspiré à nous-mêmes, ses lecteurs, un sentiment de curiosité, de vague effroi mêlé à une méfiance bien naturelle. Nous pressentons une supercherie en présence de Mrs Legrand, cette grosse femme brune, aux yeux cerclés de noir, à lamine épuisée ; les lunettes d’or éminemment scientifiques, la barbe blanche vénérable, les excellentes façons de son compère, le docteur Hull, ne nous rassurent que très imparfaitement. Il y a là quelques pages qui rappellent un peu the Undiscovered Country, ce roman de Howells, fondé lui-même sur le spiritisme[9].

Le médium, sympathique aux théories de Paul, prétend avoir l’intuition que la séance réussira. Le docteur Hull insiste pour que le local où l’apparition doit se produire soit visité dans ses moindres recoins, afin de bien constater qu’aucune ruse, aucun tour de prestidigitation n’est possible. C’est une grande pièce séparée en deux par des portes à coulisses ; la chambre du fond communique seulement avec un cabinet noir, elle n’a qu’une fenêtre dont les volets intérieurs sont clos. Le cabinet noir, sans issue, ne renferme d’autre meuble qu’un canapé de canne. Mrs Legrand reste étendue sur ce canapé pendant l’espèce de catalepsie qui accompagne chez elle l’évocation de chaque esprit matérialisé. Point de tentures, point de rideaux, point de papier aux murs, rien qui puisse dissimuler une porte secrète, impossibilité de pénétrer dans le second salon ou dans le cabinet noir, sans que les personnes assises dans le premier salon s’en aperçoivent. Le docteur Hull a soin de soulever tous les tapis, de faire résonner toutes les cloisons.

Peu importe, du reste, à miss Ludington ; elle est bien sûre qu’on ne pourra la tromper, qu’Ida, si elle la reconnaît, arrivera certainement de la terre des esprits, quels que soient les stratagèmes habituels de la maison, et Paul partage sa sécurité sous ce rapport. Il défie l’imposture la plus habile de l’abuser. Cependant trois chaises ont été placées devant la porte ouverte, qui permet aux regards de plonger jusqu’au fond de la seconde pièce ; les amis d’Ida y prennent place, très émus, en compagnie du docteur Hull, tandis que Mrs Legrand passe dans le cabinet. Une petite fille d’apparence assez fantastique elle-même, la fille du médium, se met au piano et joue quelques mesures lentes, mystérieuses dans la demi-obscurité, car on a préalablement baissé le gaz de façon à produire un crépuscule que des abat-jour de cristal bleuâtre rendent favorable aux apparitions. La mélodie devient de plus en plus mélancolique, laissant tomber, pour ainsi dire, des larmes goutte à goutte, puis elle s’éteint; un souffle froid passe sur les assistans et soudain, au seuil du cabinet, apparaît la forme d’une jeune fille qui, après quelques instans d’immobilité parfaite, glisse d’un mouvement imperceptible jusque dans la chambre. Cette clarté si faible tout à l’heure permet de distinguer maintenant les moindres lignes de ses traits. Est-elle donc lumineuse de sa nature?.. C’est Ida elle-même, vêtue exactement comme la figure du portrait, plus belle que son portrait encore. Elle arrête sur miss Ludington un long regard de tendresse inexprimable; assurément elle l’a reconnue, puis ce sourire d’ange devient le sourire d’une femme lorsque ses yeux se fixent sur Paul. Celui-ci reste sans souffle, sans voix, bouleversé. Elle s’est approchée de lui, si près, qu’il pourrait la toucher et, dans le transport qui le saisit, il va en effet la serrer sur son cœur, mais, d’un geste, elle l’arrête, et, obéissant comme à regret au pouvoir qui la rappelle loin de ce monde, recule et disparaît. La musique de nouveau murmure, puis on entend la voix affaiblie de Mrs Legrand appeler Alta : c’est le nom de la petite pianiste ; la lumière du gaz reprend son éclat, et le docteur Hull s’écrie : — « Voilà, certes, la séance la mieux réussie dont je me souvienne; elle a fait faire un grand pas au spiritisme. »

Inutile de dire quel désir passionné de revoir Ida reste au jeune Paul. Ce désir va jusqu’à la férocité, car le docteur Hull ayant déclaré que les séances tuent Mrs Legrand, qui a la plus grave des maladies de cœur, qui peut mourir d’un moment à l’autre dans une crise de catalepsie, il pose d’une voix tremblante une question horriblement significative :

— Quel effet produirait sur l’esprit évoqué la mort du médium survenue pendant la matérialisation?

— Le cas ne s’est jamais présenté, répond le docteur Hull.

— Supposons... L’esprit n’est-il pas dans la dépendance du médium pour quitter sa forme passagèrement matérielle aussi bien que pour l’adopter?

— Je comprends.., je comprends... Vous croyez que si le médium mourait ainsi, l’esprit pourrait rester matérialisé?

— Sans doute. La mort du médium fermerait la porte qui le sépare du monde des esprits ; il se retrouverait prisonnier dans la vie avec nous. Et qui sait s’il n’hériterait pas die d’existence physique qui abandonne le médium au moment même, puisqu’il possède déjà une partie de ce fluide vital? Il me semble que tout le reste affluerait vers lui et compléterait la matérialisation. Qu’en dites-vous ? — Vraiment?.. L’esprit reprendrait un corps terrestre comme le nôtre ? s’écrie miss Ludington éperdue.

— Ce ne sont que des suppositions; mais je me figure que l’esprit dépouillé de ses qualités surnaturelles rentrerait dans ce monde sans autre souvenirs que ceux qu’il possédait au moment où jadis il l’a quitté.

— Après ce que j’ai vu ce soir rien ne me paraît impossible, fait observer miss Ludington.

Et, en effet, rien n’est impossible, la bonne volonté de Mrs Legrand et du docteur Hull aidant. Paul retournera seul dans la maison mystérieuse, son Ida lui accordera une nouvelle entrevue. Il insistera, il suppliera si bien que Mrs Legrand, très malade ce jour-là, promettra de l’évoquer encore. Miss Ludington sera présente, elle craint que l’inappréciable médium ne leur manque bientôt et, avec elle, ce qui est déjà devenu la joie de deux cœurs, la possibilité de rencontrer Ida, car son portrait ne suffit plus, ni à elle ni à lui, à lui surtout. Il est froid et décoloré, ce portrait, à peine leur paraît-il ressemblant. L’esprit a éclipsé pour toujours cette médiocre image.

Heureusement Ida revient dans une troisième séance, plus lentement cette fois, mais pour s’évanouir moins vite. Attirée d’abord comme par un aimant vers Paul qui la dévore des yeux, elle s’arrête. Soudain, un changement inexplicable se produit dans sa physionomie, un léger frisson agite ses membres, elle semble stupéfaite, promène autour d’elle des yeux de somnambule éveillée en sursaut. Après un premier mouvement vers le cabinet d’où elle a surgi, elle demeure indécise comme si le fil qui devait l’y ramener était rompu. En même temps un cri étouffé retentit dans le cabinet. Le docteur Hull s’élance, miss Ludington et Paul le suivent. Mrs Legrand gît immobile, l’écume aux lèvres. Elle est morte,.. et, telle que Galatée répondant à l’appel de Pygmalion, plus belle qu’Eve naissante, Ida, la véritable Ida, en chair et en os, reste au milieu du salon brillamment éclairé, une main sur ses yeux éblouis.

— Où suis-je?.. demanda-t-elle dans un premier soupir.

Jusque-là le récit est mené sans faiblesse. Le tort de M. Bellamy est peut-être, à la fin, d’avoir trop précisé, trop expliqué, de n’avoir pas laissé subsister ce vague où Mérimée plonge si adroitement les lecteurs de la Vénus d’Ille et de Lokis, des modèles, la Vénus d’Ille surtout, dans un genre difficile qui entremêle étroitement le fantastique et la réalité.

Ida est emmenée, cela va sans dire, chez l’excellente folle, qui veut désormais être nommée sa sœur, ne sachant par quel degré de parenté humaine exprimer un lien si étroit, et justifier l’amour qu’elle a pour cette autre elle-même, amour plus que fraternel cependant, celui qu’on a pour soi au beau temps de la jeunesse. La robe blanche qu’elle portait lors de l’évocation et qui s’émiette, qui se réduit en poudre à la pression du doigt, au contact de l’air, est remplacée par les plus ravissantes toilettes que puisse envier une mortelle. Hilton tout entier appartient à Ida, et en effet elle est bien chez elle, car elle reconnaît tout, et ses récits du passé affermiraient miss Ludington dans sa croyance, si elle n’était déjà convaincue.

Ce sont entre les deux femmes des confidences vraiment surnaturelles, car elles semblent se rappeler en même temps les mêmes choses. Paul est parfois jaloux de ce passé auquel il n’a pas eu de part, où d’autres que lui courtisaient la belle Ida. La présence réalisée de son idéal ne lui suffit plus. Elle est encore au-dessus de ce qu’il rêvait : bonne, spirituelle, douce, aimante; il aurait mille raisons de l’adorer, ne se fût-il pas dès son enfance donné à elle corps et âme ; c’est justement ce qui fait qu’il est bientôt malheureux comme il ne l’avait encore jamais été, malheureux à la façon d’un amant qui, après avoir été séparé longtemps de sa maîtresse, obtiendrait de quelque bonne fée la permission de la revoir, sous la condition expresse qu’elle eût tout oublié, qu’il fût devenu un étranger pour elle. Miss Ludington, qui compatit à ce supplice, avertit sa prétendue sœur, et la jeune fille s’excuse presque de n’avoir pas deviné le roman dont, sans le savoir, elle a été l’héroïne. La voilà gagnée d’un coup à l’adoration de Paul. Mais, lorsqu’il la supplie d’être à lui, de consentir à l’épouser, ce qui serait fort raisonnable, par parenthèse, et même nécessaire, car cette échappée de l’autre monde acquerrait ainsi un nom, une espèce d’état civil, elle éclate en pleurs et en refus. Le pauvre garçon désespéré s’imagine naïvement qu’elle ne peut descendre à certaines choses de la terre, que, n’étant pas une femme comme les autres, elle reste une fille du ciel qui ne saurait se charger de liens mortels. Soit, il s’élèvera donc jusqu’à elle, il sacrifiera ce qu’il y a d’humain dans son amour, pour s’en tenir aux tendresses éthérées qu’un ange même accepterait sans déchoir. Quand il lui fait ces propositions de dévouement héroïque, Ida pleure de plus belle et lui répète cent fois qu’elle l’aime. C’est parce qu’elle l’aime qu’elle ne peut pas l’épouser ; c’est parce qu’elle l’aime que bientôt elle le fuit, qu’elle fuit miss Ludington, qu’elle fuit le Hilton fantastique tout entier.

L’auteur aurait dû en rester là, faire disparaître de quelque façon mystérieuse cet instrument désolé d’une odieuse imposture. Mais non, la fugitive laisse derrière elle une lettre où tout se trouve surabondamment expliqué : elle n’est pas Ida Ludington, elle est Ida Slater, la fille de Mrs Slater, qui lui avait donné le prénom d’une ancienne amie. Son père s’est déguisé sous la barbe de magicien du docteur Hull pour exploiter la crédulité publique. Une affreuse misère le poussait à faire passer le devoir de nourrir sa famille avant toute autre considération. Il a été secondé par une parente, Mrs Legrand, qui n’a jamais eu de maladie de cœur et qui n’est pas morte, nous le soupçonnions déjà. Toutes ces fourberies sont venues peu à peu à l’esprit des faux médiums. Quelques-unes leur ont été involontairement suggérées par Paul lui-même. Mrs Slater ayant visité le village reconstruit de Hilton, a été frappée de la curieuse ressemblance de sa fille avec le fameux portrait ; elle a pensé que les théories bizarres développées devant elle pourraient être l’objet d’une utile exploitation. Ida Slater est bonne comédienne, elle a déjà figuré dans les scènes d’apparition dont le cabinet noir de Mrs Legrand possède le secret, elle se fera sans peine adopter par miss Ludington, puis épouser par Paul. Et la jeune fille se prête d’autant plus volontiers au jeu qu’on lui propose qu’à première vue elle s’est éprise de ce beau garçon qui la regarde comme on ne l’a jamais regardée de sa vie.

Rien ne reste obscur, nous avons la clé des moindres détails du subterfuge. Il n’y avait pas de porte secrète dans l’appartement des Slater, mais le plafond du cabinet s’abaissait à volonté ; on descendait aisément de l’étage supérieur au moyen d’une échelle ; cette manœuvre produisait même le courant d’air précurseur de l’apparition. Et la robe fantôme? On l’avait trempée dans une préparation chimique pour qu’elle tombât en poussière. Tout étant concerté d’avance, Ida, serinée avec soin, n’eut aucune peine à garder dans sa mémoire les prétendus souvenirs de Hilton : elle avait répété tout ce que savait sa mère sur la jeunesse de miss Ludington. Du reste, l’excellente demoiselle chérissait tant son rôle de dupe! il eût été si facile de prolonger son erreur ! Mais la conscience était tardivement intervenue chez Ida. Transplantée au milieu de braves gens, elle avait conçu tout à coup l’horreur d’elle-même. D’abord elle put réussir à se donner le change. Elle rendait, en somme, sa bienfaitrice heureuse, elle lui prodiguait les marques de tendresse et de vénération, elle l’avait entourée d’une sollicitude filiale durant certaine maladie survenue peu après son entrée dans la maison. Un dévoûment absolu ne pouvait-il racheter sa faute?.. Non, puisque miss Ludington exprimait l’intention de faire d’elle son héritière; non, puisque Paul lui prouvait l’abnégation sincère d’un amour sans pareil. C’était impossible, la malheureuse était lasse de voler, lasse de mentir. La fuite restait sa dernière ressource. Indigne et se déclarant telle, Ida partait pour jamais, sa confession une fois écrite; elle partait soumise à la plus atroce, mais à la mieux méritée des punitions, le mépris de Paul.

Hélas! Paul n’est qu’un homme, il aime cette créature de mensonge. Au fond, la première stupeur passée, il éprouve une satisfaction facilement explicable à savoir qu’elle est femme tout de bon, femme à ce point... Il ne craindra plus de la voir s’évanouir en vapeur dans ses bras. Miss Ludington, qui n’a pas les mêmes compensations, pourrait se montrer plus sévère, mais le repentir de la coupable la désarme bien vite. On recherche Ida, on la retrouve, elle sera l’épouse de Paul, l’héritière de miss Ludington. Celle-ci cependant ne peut survivre à son illusion : elle meurt huit jours après le mariage, avec l’espoir de retrouver dans le ciel la véritable Ida, qu’elle a cru un instant posséder sur la terre. La mort ne l’effraie pas. Pour elle, la dissolution du corps n’est que la fin de cette mort quotidienne qui compose notre vie terrestre. Et le roman se clôt sur quelque chose d’étrange : un incendie, allumé par des vagabonds, détruit durant le voyage de noces que le nouveau couple fait en Europe, le simulacre de Hilton et le portrait d’Ida avec la maison qui l’abrite. Paul, décidément heureux d’en avoir fini avec les chimères, emmène sa femme dans une grande ville et s’accommode, à notre profond dégoût, de la société de son beau-père, le faux docteur Hull. Il va jusqu’à soutenir que Mrs Legrand est magicienne quand même, puisqu’elle a su transformer le plus vague des rêves d’amour en une adorable réalité.

Tout ce qui dans Miss Ludington’s Sister est simplement terre à terre ne mérite pas beaucoup d’éloges, mais l’imagination ne fait pas défaut dans l’ensemble à ce récit original entre tous ceux que nous venons d’énumérer. Il se fonde sur une piquante fantaisie de penseur qui semble avoir pour but de nous faire conclure que la même impression, sage ou folle, est susceptible de se traduire dans n’importe quel formulaire, et que les explications pédantesques de la science ne sont guère moins absurdes parfois que celles de la superstition nuageuse.


TH. BENTZON.

  1. In the Tennessee Mountains, C.-E. Craddock, 1 vol.; Osgood, Boston.
  2. A Roman Singer, Houghton, Mifflin and co, Boston 1884.
  3. Voyez, dans la Revue du 15 mars, le Roman de mœurs mondaines en Amérique.
  4. The Adventures of a widow, Osgood. Boston, 1884.
  5. Tinkling Cymbals, 1 vol. Osgood. Boston.
  6. Un vol. Funk et Wagnalls. New-Vork, !884.
  7. Newport, 1 vol. Charles Scribners, 1884.
  8. Miss Ludington’s Sister, a romance of immortality, by Edward Bollamy. Edinburgh, David Douglas.
  9. Voyez les Nouveaux Romanciers américains, 15 janvier 1883.