Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz/Jour 6

Traduction par Auriger.
Chacornac Frères (Les Écrits rosicruciens) (p. 106-123).

SIXIÈME JOUR


Le lendemain, le premier réveillé tira les autres du sommeil et nous nous mîmes aussitôt à discourir sur l’issue probable des événements. Les uns soutenaient que les décapités revivraient tous ensemble ; d’autres les contredisaient parce que la disparition des vieux devait donner aux jeunes non seulement la vie mais encore la faculté de se reproduire. Quelques-uns pensaient que les personnes royales n’avaient pas été tuées mais que d’autres avaient été décapitées à leur place.

Quand nous eûmes ainsi conversé pendant quelque temps le vieillard entra, nous salua et examina si nos travaux étaient terminés et si l’exécution en avait été correcte ; mais nous y avions apporté tant de zèle et de soins qu’il dut se montrer satisfait. Il rassembla donc les fioles et les rangea dans un écrin.

Bientôt nous vîmes entrer quelques pages portant des échelles, des cordes et de grandes ailes, qu’ils déposèrent devant nous et s’en furent. Alors le vieillard dit :

« Mes chers fils, chacun de vous doit se charger d’une de ces pièces pendant toute la journée, vous pourrez les choisir ou les tirer au sort ».

Nous répondîmes que nous préférions choisir.

— « Non », dit le vieillard, « on les tirera au sort ».

Puis il fit trois fiches ; sur la première il écrivit échelle ; sur la seconde : corde, et sur la troisième : ailes. Il les mêla dans un chapeau ; chacun en tira une fiche et dut se charger de l’objet désigné. Ceux qui eurent les cordes se crurent favorisés par le sort ; quant à moi il m’échut une échelle, ce qui m’ennuya fort car elle avait douze pieds de long et pesait assez lourd. Il me fallut la porter tandis que les autres purent enrouler aisément les cordes autour d’eux ; puis le vieillard attacha les ailes aux derniers avec tant d’adresse qu’elles paraissaient leur avoir poussé naturellement. Enfin il tourna un robinet et la fontaine cessa de couler ; nous dûmes la retirer du centre de la salle. Quand tout fut en ordre, il prit l’écrin avec les fioles, nous salua et ferma soigneusement la porte derrière lui, si bien que nous nous crûmes prisonniers dans cette tour.

Mais il ne s’écoula pas un quart d’heure, qu’une ouverture ronde se produisit dans la voûte ; par là nous aperçûmes notre vierge qui nous interpella, nous souhaita une bonne journée et nous pria de monter. Ceux qui avaient des ailes s’envolèrent facilement par le trou ; de même nous qui portions des échelles en comprîmes immédiatement l’usage. Mais ceux qui possédaient des cordes étaient dans l’embarras ; car dès que l’un de nous fut monté on lui ordonna de retirer l’échelle. Enfin chacune des cordes fut attachée à un crochet en fer et on pria leurs porteurs de grimper de leur mieux, chose qui, vraiment, ne se passa pas sans ampoules. Quand nous fûmes tous réunis en haut, le trou fut refermé et la vierge nous accueillit amicalement.

Une salle unique occupait tout cet étage de la tour. Elle était flanquée de six belles chapelles, un peu plus hautes que la salle ; on y accédait par trois degrés. On nous distribua dans les chapelles et on nous invita à prier pour la vie des rois et des reines. Pendant ce temps la vierge entra et sortit alternativement par la petite porte a et fit ainsi jusqu’à ce que nous eussions terminé.

Dès que nous eûmes achevé notre prière, douze personnes — elles avaient fait fonction de musiciens auparavant — firent passer par cette porte et déposèrent au centre de la salle, un objet singulier, tout en longueur qui paraissait n’être qu’une fontaine à mes compagnons. Mais je compris immédiatement que les corps y étaient enfermés ; car la caisse inférieure était carrée et de dimensions suffisantes pour contenir facilement six personnes. Puis les porteurs disparurent et revinrent bientôt avec leurs instruments pour accompagner notre vierge et ses servantes par une harmonie délicieuse.

Notre vierge portait un petit coffret ; toutes les autres tenaient des branches et de petites lampes et, quelques-unes des torches allumées. Aussitôt on nous mit les torches en mains et nous dûmes nous ranger autour de la fontaine dans l’ordre suivant :

La vierge se tenait en A ; ses servantes étaient postées en cercle avec leurs lampes et leurs branches en c ; nous étions avec nos torches en b et les musiciens rangés en ligne droite en a ; enfin les vierges en d, également sur une ligne droite. J’ignore d’où venaient ces dernières ; avaient-elles habité la tour, ou y avaient-elles été conduites pendans la nuit ? Leurs visages étaient couverts de voiles fins et blancs de sorte que je n’en reconnus aucune.

Alors la vierge ouvrit le coffret qui contenait une chose sphérique dans une double enveloppe de taffetas vert ; elle la retira et, s’approchant de la fontaine, elle la posa dans la petite chaudière supérieure ; elle recouvrit ensuite cette dernière avec un couvercle percé de petits trous et muni d’un rebord. Puis elle y versa quelques-unes des eaux que nous avions préparées la veille, de sorte que la fontaine se mit bientôt à couler. Cette eau était rentrée sans cesse dans la chaudière par quatre petits tuyaux.

Sous la chaudière inférieure on avait disposé un grand nombre de pointes ; les vierges y fixèrent leurs lampes dont la chaleur fit bientôt bouillir l’eau. En bouillant, l’eau tombait sur les cadavres par une quantité de petits trous percés en a ; elle était si chaude qu’elle les dissolvait et en fit une liqueur.

Mes compagnons ignorent encore ce qu’était la boule enveloppée ; mais moi, je compris que c’était la tête du nègre et que c’était elle qui communiquait aux eaux cette chaleur intense.

En b, sur le pourtour de la grande chaudière, se trouvait encore une quantité de trous ; les vierges y plantèrent leurs branches. Je ne sais si cela était nécessaire pour l’opération, ou seulement exigé par le cérémonial ; toutefois les branches furent arrosées continuellement par la fontaine et l’eau qui s’en écoula pour retourner dans la chaudière, était un peu plus jaunâtre.

Cette opération dura près de deux heures ; la fontaine coulait constamment d’elle-même, mais peu à peu le jet faiblissait.

Pendant ce temps les musiciens sortirent et nous nous promenâmes ça et là dans la salle. Les ornements de cette salle suffisaient amplement à nous distraire car rien n’y était oublié en fait d’images, tableaux, horloges, orgues, fontaines et choses semblables.

Enfin l’opération toucha à sa fin et la fontaine cessa de couler. La vierge fit alors apporter une sphère creuse en or. À la base de la fontaine il y avait un robinet ; elle l’ouvrit et fit couler les matières qui avaient été dissoutes par la chaleur des gouttes ; elle récolta plusieurs mesures d’une matière très rouge. L’eau qui restait dans la chaudière supérieure fut vidée ; Puis cette fontaine — qui était très allégée — fut portée dehors. Je ne puis dire si elle a été ouverte ensuite et si elle contenait encore un résidu utile provenant des cadavres ; mais je sais que l’eau recueillie dans la sphère était beaucoup trop lourde pour que nous eussions pu la porter à six ou plus, quoique, à en juger par son volume, elle n’aurait pas dû excéder la charge d’un seul homme. On transporta cette sphère au dehors avec beaucoup de peine et on nous laissa encore seuls.

Comme j’entendais que l’on marchait au-dessus de nous, je cherchai mon échelle des yeux. À ce moment on aurait pu entendre de singulières opinions exprimées par mes compagnons sur cette fontaine ; car, persuadés que les corps reposaient dans le jardin du château, ils ne savaient comment interpréter ces opérations. Mais moi, je rendais grâce à Dieu d’avoir veillé en temps opportun et d’avoir vu des événements qui m’aidaient à mieux comprendre toutes les actions de la vierge.

Un quart d’heure s’écoula ; puis le centre de la voûte fut dégagé et on nous pria de monter. Cela se fit comme auparavant à l’aide d’ailes, d’échelles et de cordes ; et je fus passablement vexé de voir que les vierges montaient par une voie facile, tandis qu’il nous fallait faire tant d’efforts. Cependant je m’imaginais bien que cela se faisait dans un but déterminé. Quoi qu’il en soit il fallut nous estimer heureux des soins prévoyants du vieillard, car les objets qu’il nous avait donnés, les ailes, par exemple, nous servaient uniquement à atteindre l’ouverture.

Quand nous eûmes réussi à passer à l’étage supérieur, l’ouverture se referma ; je vis alors la sphère suspendue à une forte chaîne au milieu de la salle. Il y avait des fenêtres sur tout le pourtour de cette salle et autant de portes alternant avec les fenêtres. Chacune des portes masquait un grand miroir poli. La disposition optique des portes et des miroirs était telle que l’on voyait briller des soleils sur toute la circonférence de la salle, dès que l’on avait ouvert les fenêtres du côté du soleil et tiré les portes pour découvrir les miroirs ; et cela malgré que cet astre, qui rayonnait à ce moment au delà de toute mesure ne frappât qu’une porte. Tous ces soleils resplendissants dardaient leurs rayons par des réflexions artificielles, sur la sphère suspendue au centre ; et comme, par surcroît, celle-ci était polie, elle émettait un rayonnement si intense qu’aucun de nous ne put ouvrir les yeux. Nous regardâmes donc par les fenêtres jusqu’à ce que la sphère fût chauffée à point et que l’effet désiré fût obtenu. J’ai vu ainsi la chose la plus merveilleuse que la nature ait jamais produite : Les miroirs reflétaient partout des soleils, mais la sphère au centre rayonnait encore avec bien plus de force de sorte que notre regard ne put en soutenir l’éclat égal à celui du soleil même, ne fût-ce qu’un instant.

Enfin la vierge fit recouvrir les miroirs et fermer les fenêtres afin de laisser refroidir un peu la sphère ; et cela eut lieu à sept heures.

Nous étions satisfaits de constater que l’opération, parvenue à ce point, nous laissait assez de liberté pour nous réconforter par un déjeuner. Mais, cette fois encore, le menu était vraiment philosophique et nous n’avions pas à craindre qu’on insistât pour nous pousser aux excès ; toutefois on ne nous laissa pas manquer du nécessaire. D’ailleurs, la promesse de la joie future — par laquelle la vierge ranimait sans cesse notre zèle — nous rendit si gais que nous ne prenions en mauvaise part aucun travail et aucune incommodité. Je certifierai aussi que mes illustres compagnons ne songèrent à aucun moment à leur cuisine ou à leur table ; mais ils étaient tout à la joie de pouvoir assister à une physique si extraordinaire et méditer ainsi sur la sagesse et la toute-puissance du Créateur.

Après le repas nous nous préparâmes de nouveau au travail, car la sphère s’était suffisamment refroidie. Nous dûmes la détacher de sa chaîne, ce qui nous coûta beaucoup de peine et de travail, et la poser par terre.

Nous discutâmes ensuite sur la manière de la diviser, car on nous avait ordonné de la couper en deux par le milieu ; enfin un diamant pointu fit le plus gros de cette besogne.

Quand nous eûmes ouvert ainsi la sphère, nous vîmes qu’elle ne contenait plus rien de rouge, mais seulement un grand et bel œuf, blanc comme la neige. Nous étions au comble de la joie en constatant qu’il était réussi à souhait ; car la vierge appréhendait que la coque ne fût trop molle encore. Nous étions là autour de l’œuf, aussi joyeux que si nous l’avions pondu nous-mêmes. Mais la vierge le fit bientôt enlever, puis elle nous quitta également et ferma la porte comme toujours. Je ne sais ce qu’elle a fait de l’œuf après son départ ; j’ignore si elle lui a fait subir une opération secrète, cependant je ne le crois pas.

Nous dûmes donc nous reposer de nouveau pendant un quart d’heure, jusqu’à ce qu’une troisième ouverture nous livrât passage et nous parvînmes ainsi au quatrième étage à l’aide de nos outils.

Dans cette salle nous vîmes une grande chaudière en cuivre remplie de sable jaune, chauffée par un méchant petit feu. L’œuf y fut enterré afin d’y achever de mûrir. Cette chaudière était carrée ; sur l’un de ses côtés, les deux vers suivants étaient gravés en grandes lettres :

O. BLI. TO. BIT. MI. LI.
KANT. I. VOLT. BIT. TO. GOLT.

Sur le deuxième côté on lisait ces mots :

SANITAS. NIX. HASTA.

Le troisième côté portait ce seul mot :

F. I. A. T.
Mais sur la face postérieure il y avait toute l’inscription suivante :
CE QUI EST :
Le Feu, l’Air, l’Eau, la Terre :
AUX SAINTES CENDRES
DE NOS ROIS ET DE NOS REINES,
Ils ne pourront l’arracher.
LA TOURBE FIDÈLE OU CHYMIQUE
DANS CETTE URNE
EST CONTENUE
[1].


Je laisse aux savants le soin de chercher si ces inscriptions étaient relatives au sable ou à l’œuf ; je me contente d’accomplir ma tâche en n’omettant rien.

L’incubation se termina ainsi et l’œuf fut déterré. Il ne fut pas nécessaire d’en percer la coque car l’oiseau se libéra bientôt lui-même et prit joyeusement ses ébats ; mais il était tout saignant et difforme. Nous le posâmes d’abord sur le sable chaud, puis la vierge nous pria de l’attacher avant qu’on ne lui donnât des aliments ; sinon nous aurions bien des tracas. Ainsi fut fait. On lui apporta alors sa nourriture qui n’était pas autre chose que le sang des décapités dilué avec de l’eau préparée. L’oiseau crût alors si rapidement sous nos yeux que nous comprîmes fort bien pourquoi la vierge nous avait mis en garde. Il mordait et griffait rageusement autour de lui et s’il avait pu s’emparer de l’un de nous, il en serait bientôt venu à bout. Comme l’oiseau — noir comme les ténèbres — était plein de fureur, on lui apporta un autre aliment, peut-être le sang d’une autre personne royale. Alors ses plumes noires tombèrent et des plumes blanches comme la neige poussèrent à leur place ; en même temps l’oiseau s’apprivoisa un peu et se laissa approcher plus facilement ; toutefois nous le regardions encore avec méfiance. Par le troisième aliment ses plumes se couvrirent de couleurs si éclatantes que je n’en ai vu de plus belles ma vie durant, et il se familiarisa tellement et se montra si doux envers nous que nous le délivrâmes de ses liens, avec l’assentiment de la vierge.

« Maintenant », dit la vierge, « comme la vie et la plus grande perfection ont été donnés à l’oiseau, grâce à votre application, il sied qu’avec le consentement de notre vieillard nous fêtions joyeusement cet événement ».

Puis elle ordonna de servir le repas et nous invita à nous réconforter parce que la partie la plus délicate et la plus difficile de l’œuvre était terminée et que nous pouvions commencer, à juste titre, à goûter la jouissance du travail accompli.

Mais nous portions encore nos vêtements de deuil, ce qui, dans cette joie, paraissait un peu ridicule ; aussi nous nous mîmes à rire les uns des autres.

Cependant la vierge ne cessa de nous questionner, peut-être pour découvrir ceux qui pourraient lui être utiles pour l’accomplissement de ses projets. L’opération qui la tourmentait le plus était la fusion ; et elle fut bien aise quand elle sut que l’un de nous avait acquis les tours de mains que possèdent les artistes.

Le repas ne dura pas plus de trois quarts d’heure ; et encore nous en passâmes la majeure partie avec notre oiseau qu’il fallait alimenter sans arrêt. Mais maintenant il atteignait son développement complet.

On ne nous permit pas de faire une longue sieste après notre repas ; la vierge sortit avec l’oiseau, et la cinquième salle nous fut ouverte ; nous y montâmes comme précédemment et nous nous apprêtâmes au travail.

On avait préparé un bain pour notre oiseau dans cette salle ; ce bain fut teint avec une poudre blanche de sorte qu’il prit l’aspect du lait. Tout d’abord il était froid et l’oiseau qu’on y plongea s’y trouva à son aise, en but, et prit ses ébats. Mais quand la chaleur des lampes commença à faire tiédir le bain, nous eûmes beaucoup de peine à y maintenir l’oiseau. Nous posâmes donc un couvercle sur la chaudière et nous laissâmes passer sa tête par un trou. L’oiseau perdit toutes ses plumes dans le bain de sorte qu’il eut la peau aussi lisse qu’un homme ; mais la chaleur ne lui causa pas d’autre dommage. Chose étonnante, les plumes se dissolvèrent entièrement dans ce bain et le teignirent en bleu. Enfin nous laissâmes l’oiseau s’échapper de la chaudière ; il était si lisse et si brillant qu’il faisait plaisir à voir ; mais comme il était un peu farouche nous dûmes lui passer un collier avec une chaîne autour du cou ; puis nous le promenâmes ça et là dans la salle. Pendant ce temps on alluma un grand feu sous la chaudière et le bain fut évaporé jusqu’à siccité, de sorte qu’il resta une matière bleue ; nous dûmes la détacher de la chaudière, la concasser, la pulvériser et la préparer sur une pierre ; puis cette peinture fut appliquée sur toute la peau de l’oiseau. Alors ce dernier prit un aspect plus singulier encore ; car, à part la tête qui resta blanche, il était entièrement bleu.

C’est ainsi qu’à cet étage notre travail prit fin et nous fûmes appelés par une ouverture dans la voûte au sixième étage, après que la vierge nous eût quittés avec son oiseau bleu ; et nous y montâmes.

Là nous assistâmes à un spectacle attristant. On plaça, au centre de la salle, un petit autel semblable en tous points à celui que nous avions vu dans la salle du Roi ; les six objets que j’ai déjà décrits se trouvaient sur cet autel et l’oiseau lui-même formait le septième. On présenta d’abord la petite fontaine à l’oiseau qui s’y désaltéra ; ensuite il aperçut le serpent blanc et le mordit de manière à le faire saigner. Nous dûmes recueillir ce sang dans une coupe en or et le verser dans la gorge de l’oiseau qui se débattait fortement ; puis nous introduisîmes la tête du serpent dans la fontaine, ce qui lui rendit la vie ; il rampa aussitôt dans sa tête de mort et je ne le revis plus pendant longtemps. Pendant ces événements, la sphère continuait à accomplir ses révolutions, jusqu’à ce que la conjonction désirée eût lieu ; aussitôt la petite horloge sonna un coup. Puis la deuxième conjonction eut lieu et la clochette sonna deux coups. Enfin quand la troisième conjonction fut observée par nous et signalée par la clochette, l’oiseau posa lui-même son col sur le livre et se laissa décapiter humblement, sans résistance, par celui de nous qui avait été désigné à cet effet par le sort. Cependant il ne coula pas une seule goutte de sang jusqu’à ce qu’on lui ouvrit la poitrine. Alors le sang en jaillit frais et clair, telle une fontaine de rubis.

Sa mort nous attrista ; cependant comme nous pensions bien que l’oiseau lui-même ne pouvait être utile à grand’chose, nous en primes vite notre parti.

Nous débarrassâmes ensuite le petit autel et nous aidâmes la vierge à incinérer sur l’autel même le corps ainsi que la tablette qui y était suspendue, avec du feu pris à la petite lumière. Cette cendre fut purifiée à plusieurs reprises et conservée avec soin dans une petite boîte en bois de cyprès.

Mais maintenant je dois relater l’incident qui m’arriva ainsi qu’à trois de mes compagnons. Quand nous eûmes recueilli la cendre très soigneusement, la vierge prit la parole comme suit :

« Chers seigneurs, nous sommes dans la sixième salle et nous n’en avons plus qu’une seule au-dessus de nous. Là, nous toucherons au terme de nos peines et nous pourrons songer à votre retour au château pour ressusciter nos très gracieux Seigneurs et Dames. J’aurais désiré que tous ici présents se fussent comportés de manière à ce que je pusse proclamer leurs mérites et obtenir pour eux une digne récompense auprès de nos Très Hauts Roi et Reine. Mais comme, contre mon gré, j’ai reconnu que parmi vous ces quatre — et elle me désigna avec trois autres — sont des opérateurs paresseux et que, dans mon amour pour tous, je ne demande cependant point à les désigner pour leur punition bien méritée, je voudrais cependant, afin qu’une telle paresse ne demeurât point impunie, ordonner ceci : Seuls ils seront exclus de la septième opération, la plus admirable de toutes ; par contre on ne les exposera à aucune autre punition plus tard, quand nous serons en face de Sa Majesté Royale ».

Que l’on songe dans quel état me mit ce discours ! La vierge parla avec une telle gravité que les larmes inondaient nos visages et que nous nous considérions comme les plus infortunés des hommes. Puis la vierge fit appeler les musiciens par l’une des servantes, qui l’accompagnaient toujours en nombre, et on nous mit à la porte en musique au milieu d’un tel éclat de rire que les musiciens eurent de la peine à souffler dans leurs instruments tant ils étaient secoués par le rire. Et ce qui nous affligea particulièrement, ce fut de voir la vierge se moquer de nos pleurs, de notre colère et de notre indignation ; en outre, quelques-uns de nos compagnons se réjouissaient certainement de notre malheur.

Mais la suite fut bien inattendue ; car à peine eûmes-nous franchi la porte, que les musiciens nous invitèrent à cesser nos pleurs et à les suivre gaiement par l’escalier ; ils nous conduisirent sous les combles, au-dessus du septième étage.

Là nous retrouvâmes le vieillard, que nous n’avions pas vu depuis le matin, se tenant debout devant une petite lucarne ronde. Il nous accueillit amicalement et nous félicita de tout cœur d’avoir été élu par la vierge ; mais il faillit mourir de rire quand il sut qu’elle avait été notre désolation au moment d’atteindre un tel bonheur.

« Apprenez donc par cela mes chers fils », dit-il, « que l’homme ne connaît jamais la bonté que Dieu lui prodigue ».

Nous nous entretenions ainsi quand la vierge vint en courant avec le petit coffret ; après s’être moquée de nous, elle vida ses cendres dans un autre coffret et remplit le sien avec une matière différente en nous disant qu’elle était obligée de mystifier maintenant nos compagnons. Elle nous exhorta à obéir au vieillard en tout ce qu’il nous commanderait et à ne pas faiblir dans notre zèle. Puis elle retourna dans la septième salle, où elle appela nos compagnons. J’ignore le début de l’opération qu’elle fit avec eux ; car, non seulement on leur avait défendu d’une manière absolue d’en parler, mais nous ne pouvions les observer des combles à cause de nos occupations.

Or voici quel fut notre travail. Il fallut humecter d’abord les cendres avec l’eau que nous avions préparée auparavant, de manière à en faire une pâte claire ; puis nous plaçâmes la matière sur le feu jusqu’à ce qu’elle fût très chaude. Alors nous la vidâmes toute chaude dans deux petits moules qu’ensuite nous laissâmes refroidir un peu. Nous eûmes donc le loisir de regarder un instant nos compagnons à travers quelques fissures pratiquées à cet effet ; ils étaient affairés autour d’un fourneau et chacun soufflait dans le feu avec un tuyau. Les voici donc réunis autour du brasier, soufflant à perdre haleine, bien convaincus qu’ils étaient mieux partagés que nous ; et ils soufflaient encore quand notre vieillard nous rappela au travail, de sorte que je ne puis dire ce qu’ils firent ensuite.

Nous ouvrîmes les petites formes et nous y aperçûmes deux belles figurines presque transparentes, comme les yeux humains n’en ont jamais vues. C’étaient un garçonnet et une fillette. Chacune n’avait que quatre pouces de long ; ce qui m’étonna outre mesure, c’est qu’elles n’étaient pas dures, mais en chair molle comme les autres hommes. Cependant elles n’avaient point de vie, si bien qu’à ce moment j’étais convaincu que dame Vénus avait été également faite ainsi.

Nous posâmes ces adorables enfants sur deux petits coussins en satin et nous ne cessâmes de les regarder sans pouvoir nous détacher de ce gracieux spectacle. Mais le vieillard nous rappela à la réalité ; il nous remit le sang de l’oiseau recueilli dans la petite coupe en or et nous ordonna de le laisser tomber goutte à goutte et sans interruption dans la bouche des figurines. Celles-ci grandirent dès lors à vue d’œil, et ces petites merveilles embellirent encore en proportion de leur croissance. Je souhaitai que tous les peintres eussent été là pour rougir de leurs œuvres devant cette création de la nature.

Mais maintenant elles grandirent tellement qu’il fallut les enlever des coussins et les coucher sur une longue table garnie de velours blanc ; puis le vieillard nous ordonna de les couvrir jusqu’au-dessus de la poitrine d’un taffetas double et blanc, très doux ; ce que nous fîmes à regret, à cause de leur indicible beauté.

Enfin, abrégeons ; avant que nous leur eussions donné tout le sang, elles avaient atteint la grandeur d’adultes ; elles avaient des cheveux frisés blonds comme de l’or et, comparée à elles, l’image de Vénus que j’avais vue auparavant, était bien peu de chose.

Cependant on ne percevait encore ni chaleur naturelle ni sensibilité ; c’étaient des statues inertes, ayant la coloration naturelle des vivants. Alors le vieillard, craignant de les voir trop grandir, fit cesser leur alimentation ; puis il leur couvrit le visage avec le drap et fit disposer des torches tout autour de la table.

— Ici je dois mettre le lecteur en garde, afin qu’il ne considère point ces lumières comme indispensables, car l’intention du vieillard était d’y attirer notre attention pour que la descente des âmes passât inaperçue. De fait, aucun de nous ne l’aurait remarquée, si je n’avais pas vu les flammes deux fois auparavant ; cependant je ne détrompai pas mes compagnons et je laissai ignorer au vieillard que j’en savais plus long.

Alors le vieillard nous fit prendre place sur un banc devant la table et bientôt la vierge arriva avec ses musiciens. Elle apporta deux beaux vêtements blancs, comme je n’en avais jamais vus dans le château et qui défient toute description ; en effet, ils me semblaient être en pur cristal et, néanmoins, ils étaient souples et non transparents ; il est donc impossible de les décrire autrement. Elle posa les vêtements sur une table et, après avoir rangé ses vierges autour du banc, elle commença la cérémonie assistée du vieillard et cela encore n’eut lieu que pour nous égarer.

Le toit sous lequel se passèrent tous ces événements avait une forme vraiment singulière ; à l’intérieur il était formé par sept grandes demi-sphères voûtées, dont la plus haute, celle du centre, était percée à son sommet d’une petite ouverture ronde, qui était obturée à ce moment et qu’aucun de mes compagnons ne remarqua. Après de longues cérémonies, six vierges entrèrent, portant chacune une grande trompette, enveloppée d’une substance verte phosphorescente comme d’une couronne. Le vieillard en prit une, retira quelques lumières du bout de la table et découvrit les visages. Puis il plaça la trompette sur la bouche de l’un des corps, de telle sorte que la partie évasée, tournée vers le haut, vînt juste en face de l’ouverture du toit que je viens de désigner.

À ce moment tous mes compagnons regardaient le corps, tandis que mes préoccupations dirigeaient mes regards vers un tout autre point. Ainsi, lorsqu’on eut enflammé les feuilles ou la couronne entourant la trompette, je vis l’orifice du toit s’ouvrir pour livrer passage à un rayon de feu qui se précipita dans le pavillon et s’élança dans le corps ; l’ouverture se referma aussitôt et la trompette fut enlevée.

Mes compagnons furent trompés par la jonglerie car ils se figuraient que la vie était communiquée aux corps par le feu des couronnes et des feuilles.

Dès que l’âme eut pénétré dans le corps, ce dernier ouvrit et ferma les yeux, mais ne faisait guère d’autres mouvements.

Ensuite une seconde trompette fut appliquée sur sa bouche ; on alluma la couronne et une seconde âme descendit de même ; et cela eut lieu trois fois pour chacun des corps.

Toutes les lumières furent éteintes ensuite et enlevées ; la couverture de velours de la table fut repliée sur les corps et bientôt on étendit et on garnit un lit de voyage. On y porta les corps tout enveloppés, puis on les sortit de la couverture et on les coucha l’un à côté de l’autre. Alors, les rideaux fermés, ils dormirent un long espace de temps.

Il était vraiment temps que la vierge s’occupât des autres artistes ; ceux-ci étaient fort contents car, ainsi que la vierge me le dit plus tard, ils avaient fait de l’or. Certes, cela est aussi une partie de l’art, mais non la plus noble, la plus nécessaire et la meilleure. En effet ils possédaient eux aussi une partie de cette cendre, de sorte qu’ils crurent que l’oiseau n’était destiné qu’à produire de l’or et que c’est par cela que la vie devait être rendue aux décapités.

Quant à nous, nous restions là en silence, en attendant le moment où les époux s’éveilleraient ; il s’écoula environ une demi-heure dans cette attente. Alors le malicieux Cupidon fit son entrée et après nous avoir salués à la ronde, il vola près d’eux sous les rideaux et les agaça jusqu’à ce qu’ils s’éveillassent. Leur étonnement fut grand à leur réveil, car ils pensaient avoir dormi depuis l’heure où ils avaient été décapités. Cupidon les fit connaître l’un à l’autre, puis se retira un instant pour qu’ils pussent se remettre. En attendant il vint jouer avec nous et finalement il fallut lui chercher la musique et montrer de la gaieté.

Bientôt après la vierge revint également ; elle salua respectueusement le jeune Roi et la Reine — qu’elle trouva un peu faibles — leur baisa la main et leur donna les deux beaux vêtements ; ils s’en vêtirent et s’avancèrent. Deux sièges merveilleux étaient prêts à les recevoir ; ils y prirent place et reçurent nos hommages respectueux, pour lesquels le Roi nous remercia lui-même ; puis il daigna nous accorder de nouveau sa grâce.

Comme il était près de cinq heures, les personnes royales ne purent tarder davantage ; on réunit donc à la hâte les objets les plus précieux et nous dûmes conduire les personnes royales par l’escalier, par tous les passages et corps de garde, jusqu’au vaisseau. Ils y prirent place en compagnie de quelques vierges et de Cupidon et s’éloignèrent si vite que nous les perdîmes bientôt de vue ; d’après ce qu’on m’a rapporté, on était venu à leur rencontre avec quelques vaisseaux de sorte qu’ils traversèrent une grande distance sur mer en quatre heures.

Cinq heures étaient sonnés quand on ordonna aux musiciens de recharger les vaisseaux et de se préparer au départ. Mais comme ils étaient un peu lents, le vieux seigneur fit sortir une partie de ses soldats que nous n’avions pas aperçus jusque-là car ils étaient cachés dans l’enceinte. C’est de cette manière que j’appris que cette tour était toujours prête à résister aux attaques. Ces soldats eurent tôt fait d’embarquer nos bagages, de sorte qu’il ne nous restait qu’à songer au repas.

Quand les tables furent dressées, la vierge nous réunit en présence de nos compagnons ; alors il nous fallut prendre un air malheureux et étouffer le rire. Ils chuchotaient tout le temps entre eux ; cependant quelques-uns nous plaignaient. À ce repas le vieux seigneur était des nôtres. C’était un maître sévère ; il n’y eut de parole, si sage fût-elle, qu’il ne sût réfuter, ou compléter, ou du moins développer pour nous instruire. C’est auprès de ce seigneur que j’appris le plus de choses et il serait bon que chacun se rendît près de lui pour s’instruire ; beaucoup y trouveraient leur avantage.

Après le repas le seigneur nous conduisit d’abord dans ses musées édifiés circulairement sur les bastions ; nous y vîmes des créations naturelles fort singulières ainsi que des imitations de la nature produites par l’intelligence humaine ; il aurait fallu y passer une année entière pour tout voir.

Nous prolongeâmes cette visite à la lumière, bien avant dans la nuit. Enfin le sommeil l’emporta sur la curiosité et nous fûmes conduits dans nos chambres ; nous fûmes étonnés de trouver dans le rempart non seulement de bons lits mais encore des appartements très élégants tandis que nous avions dû nous contenter de si peu la veille. J’allai donc goûter un bon repos et comme j’étais presque sans soucis et fatigué par un travail ininterrompu, le bruissement calme de la mer me procura un sommeil profond et doux que je continuai par un rêve depuis onze heures jusqu’à huit heures du matin.

  1. Quod : Ignis, Aer, Aqua, Terra : Sanctis Regum et Reginarum nostrum cineribus, erripere non potuerunt. Fidelis chymicorum Turba in hanc urnam contulit. Aò.