Les Nicandres, ou Les Menteurs qui ne mentent point/Acte III
ACTE III
SCENE PREMIERE.
Enfin de mon malheur vous avez connoissance ;
Je vous ai de ma honte assez fait confidence :
Je vous ai découvert de quel sexe je suis,
Et le nom de l’ingrat qu’à présent je poursuis :
Mais tout ingrat qu’il est, comme il a du courage,
Il peut vous outrager, & je crains qu’on l’outrage ;
Car enfin à la haine il a beau m’animer,
Mon naturel usage est l’usage d’aimer :
En m’ôtant son amour, il retient ma tendresse ;
Ainsi pour s’en saisir il faut user d’adresse,
Puis que de tous côtés je redoute les coups,
Soit qu’ils viennent de lui, soit qu’ils viennent de vous.
Vous craignez vainement qu’il se puisse défendre.
Jusques dans son logis on le peut aller prendre ;
Et quinze ou seize Archers, aux captures forts prompts…
Ah ! de grace, à Nicandre épargnons ces affronts.
L’ingrat m’est toujours cher, tout cruel qu’il puisse être ;
Et quoiqu’il soit éteint, son amour peut renaître :
Ecoutez le biais que je croi le plus doux,
Je lui fais un appel, & je prens rendez-vous ;
Je m’en dis offensé, sans lui dire autre chose ;
Je lui mande qu’au Cours il en sçaura la cause ;
Que je suis Gentilhomme aussi noble que lui,
Et qu’au lieu que je marque il peut même aujourd’hui…
Et sur votre parole il aura l’assurance ?…
Il a tant de courage & si peu de prudence,
Qu’à sa seule valeur osant trop se fier,
Dans le Cours de la Reine il sera le premier.
Là, vous & vos Archers ayez soin de vous rendre ;
Et sous un faux semblant de vouloir nous défendre,
Nous ayant désarmés par votre autorité,
Vous pourrez le saisir avec facilité.
Cette voye est plus douce, & me semble plus sure.
Mais enfin d’une femme il verra l’écriture,
Et d’un cœur amoureux prévenant le dessein…
Vous croyez mon cartel fabriqué de ma main ?
Une main empruntée a pris soin de l’écrire ;
Et pour en peu de mots achever de tout dire,
Un Valet que j’ai pris aux degrés du Palais
Mieux vêtu mille fois que mille autres valets
Servira ma colere, & fera mon message.
Vous de votre côté commencez votre ouvrage,
Amassez tous vos gens, & selon mon espoir
Faites-les rendre au Cours à six heures du soir :
Voilà ce que de vous j’ai voulu me promettre,
Et tandis qu’au Courrier mon valet va remettre…
Il revient ; il me cherche, allez tout dépêcher.
Adieu.
SCENE II.
N’est-ce pas vous que je viens rechercher,
Dites-moi ?
Car je ne doute point que tu ne sois fidéle,
Et de ta part enfin je crains peu d’accidens.
N’ai-je pas dans Paris cinq ou six Répondans
Pour me cautionner, s’ils me sont nécessaires,
J’ai trois Laquais, un Page, & deux Clercs de Notaires ;
Diable, je suis connu par d’honnêtes Messieurs !
J’ai l’honneur, qui plus est, d’être aimé de plusieurs ;
Et je conte cela mon plus bel avantage.
Il est grand ; mais écoute, as-tu bien du courage ?
Du courage ? j’en créve… en mon juste courroux…
Produisez quelques-uns qui me tâtent le poux.
Est-ce Brave ? Soldat ? Mousquetaire ?
Moi-même.
Vous, Monsieur ?
Moi ?
Je suis votre valet.
Mais enfin…
C’est un point chatoüilleux que l’honneur d’un Laquais ;
Je suis plein de courage, & n’en suis jamais vuide ;
Mais j’aurois du regret de faire un Maîtricide :
Vous ne l’ignorez pas, les honnêtes Chrétiens…
Tu conçois à rebours le discours que je tiens ;
J’ai querelle.
Querelle ! est-il vrai ?
Et je veux éprouver à quel point va ton zéle.
Pour porter un cartel de toi seul j’ai fait choix.
Donnez-vous bien souvent de semblables emplois ?
Selon.
Si c’est que je me louë, ou bien si je m’enrôle ?
As-tu peur ?
Moi ? non ; mais…
Si tu sens de la peur tu peux le dire.
Mais…
Voilà le cartel ; prens le soin de le rendre ;
Tu liras le dessus ; il s’adresse à Nicandre.
A Nicandre !
A ce nom tu frémis que je crois ?
Moi ? non, mais…
S’il demande le nom de celui qui t’envoye,
Il pourra le sçavoir, puisqu’il faut qu’il me voye.
Je vais dans mon logis, ruë aux Ours, au Dauphin,
De ce jour ennuyeux attendre le déclin ;
Cela fait, dans ce lieu tu viendras me reprendre ;
Adieu.
SCENE III.
Je vais porter un cartel à Nicandre !
A lui qui me veut battre, & qui fait le madré,
Ah ! Nicandre, ma foi tu seras Nicandré !
Tu t’en vas étrenner mon épée. Il avance ;
Mais il ne songe pas à ceci, que je pense ;
Dieu sçait si le cartel le va rendre éperdu !
SCENE IV.
Iacinte assurément m’aura trop attendu ;
Il m’a trop retenu cet Ami ; j’en déteste.
Où pourrai-je à présent la trouver ? Ah, ah.
Zeste.
Tu reviens à belle heure, & tu penses qu’au cas…
Oui, je pense ; pourquoi ne penserois-je pas ?
Je veux penser.
Et si tu fais le fou tu ne doutes pas…
Zeste.
Où crois-tu que tu sois ? dis marouffle.
J’ai mon droit comme vous sur le pavé du Roi,
De quoi vous mêlez-vous ? Qu’est-ce donc ? J’y veux être.
Mais à qui donc es-tu ?
Avec autre que vous on se trouve un peu mieux ;
Tenez quasi défunt, jettez ici les yeux,
Puis après au Seigneur recommandez votre ame.
Cet infame…
Vous m’avez querellé, vous avez fait le fat ;
Vous en mourrez, beau Sire, & mourrez intestat ;
Lisez.
Nicandre, vous sçaurez que je suis Gentilhomme ;
Que l’épée à la main j’ai dessein de vous voir.
Du sujet que j’en ai, j’ose tout me promettre :
C’est au Cours de la Reine, à six heures du soir ;
Et j’aurai le second qui vous rend cette Lettre.
Tu ne me sers donc plus, Ragotin ?
Non, ma foi.
Je n’en murmure point ; cela dépend de toi ;
Tu te rends le second de celui qui m’appelle ?
Tu le dois, c’est ton maître, & j’admire ton zéle ;
Voyons si ta valeur à ton zéle répond.
Que ne suis-je premier, aussi-bien que second !
Voyez-vous de courroux comme le nez me fronce ?
Quoi ! tu crains…
Si vous vouliez m’attendre un moment dans ce lieu ?
Je le veux…
C’est assez ; si j’y viens que le Diable m’emporte. bas
SCENE V.
Ciel ! vous m’êtes propice, & l’on ouvre la porte ;
Le bonheur de vous voir va donc m’être accordé,
Hipolite : Iacinte, ai-je point trop tardé ?
Si vous pouviez sçavoir quel plaisir vous me faites.
Je jure…
SCENE VI.
Allez vous-en au peautre, à qui vous êtes.
Quoi ! Iacinte me laisse, & dans cet embarras…
Allez vous-en au Diable, & ne me touchez pas,
Vous dis-je.
Mais, Iacinte, il me semble…
Qu’on ne vaut pas la peste alors qu’on vous ressemble ;
Qu’être lâche, perfide, hypocrite, emballeur,
Méchant comme la grêle, insolent, suborneur ;
Qu’avoir l’ame du Diable à tous coups possédée ;
C’est de votre peinture une légére idée :
Il me semble cela.
Mais au moins…
Au moins mais…
Mais vous m’avez promis…
Et de plus laissez-moi, j’ai des mains, je dévore.
SCENE VII.
Est-ce pas près d’ici que demeure Isidore ?
Oui ; le voulez-vous voir ?
Ah ! je le voudrois bien.
Attendez.
A tout ce procédé, je ne puis rien comprendre,
Iacinte.
Je le vois, c’est lui même. A la fin je te tiens.
C’est en vain que tes bras sont plus forts que les miens.
Qu’as-tu fait de ma fille ?
A Eutrope.
Tenez ferme, tenez, car il faut qu’on le gîte.
Isidore !
Ou du moins…
Son filou de caquet m’a sçû rendre éblouie.
SCENE VIII.
Une voix transcendante a percé mon ouïe.
Apprêtez-vous…
A Eutrope.
Vénérable vieillard, tenez ferme toujours ;
D’une fille de bien, de famille assez grande
Ayant pris tout l’honneur, il faut qu’il me le rende,
Ou qu’il creve.
Le déloyal, le traître !
Quoi Iacinte elle même aura donc de la joye !…
Venez vîte, Monsieur, vous saisir de la proye ;
C’est Nicandre.
Il est vrai, mais confus…
Rendons-en grace & los à Jupin de la sus.
O malin Téréus, de qui l’ame trop noire
D’une Philomela contamines la gloire ;
Toi qui dans le vrai centre où l’on prend les plaisirs,
Veux immatriculer tes coupables desirs ;
Un saut patibulaire est le prix que j’annexe
Aux torrides souhaits dont l’outrage me vexe ;
Et par un sort tragique âprement avancé,
Du terrestre climat tu seras expulsé.
Prenez l’occasion qu’un bon Ange vous offre ;
Tandis qu’il est ici permettez qu’on le coffre :
Je m’en vais au plus vîte amener le Coffreur.
Quoi ! de l’un & de l’autre éprouver la fureur !
D’un courroux si bizarre apprenez-moi la cause ;
Soit à vous, soit à vous, ai-je fait quelque chose ?
De qui m’ose arrêter que je sçache le nom.
Est-ce vous ? Est-ce vous ?
C’est moi-même.
Une fille effleurée est un grand vitupére.
Et cela de bien près touche un malheureux pere.
Isidore !
Isidore ! Hé vous me connoissez ?
Je ne vous ai point vû depuis dix ans passez.
Un tel temps a rendu ma mémoire affoiblie,
Cependant de vos traits elle est toute remplie ;
Eutrope aime Isidore, & le Ciel a permis…
Eutrope ! ah parangon des fidéles amis !
Charissime collegue, incapable de noises,
Relégué par le sort aux rives Lyonnoises,
Si vous êtes fertile en tendresses pour moi,
Etreignez Isidore, & plaignez son émoi :
C’est Eutrope !
Mais ma joye Isidore est pourtant imparfaite,
Une fille abusée…
Ah !
Ah !
Ah !
Ah !
Je suis débarrassé de leurs mains à la fin ;
Mais le foible malheur que celui que j’évite,
Si le triste Nicandre est haï d’Hipolite ;
Elle est seule chez elle, allons-y de ce pas.
SCENE IX.
Ah ! que déménager est un rude tracas !
Peste soit la valise ! Elle est diablement lourde,
Haye ! Au meurtre ! Ah l’échine !
Ah maudite balourde !
J’ai les muscles froissés, & le corps mutilé.
Ce coquin… Dieux, Eutrope ! Il paroît désolé :
Quoi le pere d’Isméne est dedans cette ville !
A la premiére porte attrapons un asyle,
Fuyons.
SCENE X.
Est-ce pour rire, ou du moins es-tu fou ?
Oui vraiment c’est pour rire ; on se casse le cou,
Pour rire ! c’est Eutrope, il faudra qu’on acheve…
Monsieur ! je croi, ma foi que le diable l’enléve.
Ho, Nicandre ! Il fait gille, & je suis retenu ;
Dites-moi, s’il vous plaît, ce qu’il est devenu,
Messieurs ?
Il nous a fait tomber pour faire fuir son maître :
Quoi, perfide Crispin, oses-tu nous choquer ?
Dans la prison prochaine il le faut colloquer ;
Et que touchant son maître une réminiscence…
Moi, Messieurs, en prison ? Vous raillez, que je pense.
Dis l’endroit qui le cache, ou du moins nous le rend.
Si le diable l’emporte, en puis-je être garand,
Messieurs ?
Le malheur d’une fille émeut l’ame d’un pere ;
Peut-être est-elle grosse, & je sçai le moyen…
Ma foi, grosse ou menuë, il n’y va rien du mien.
De ce qu’a cette fille on peut dire les causes,
Et ne pas se méprendre en faisant choix des choses :
Si dedans un cachot je me voyois caché
Je ferois pénitence, & je n’ai pas péché ;
De quoi que mon étoile aujourd’hui me menace
Ou souffrez que je péche, ou qu’un autre le fasse ;
Je ferois à regret pénitence gratis.
Empêchons que nos vœux ne soient pas mi partis ;
Thémis veut qu’on le tole, & s’il ratiocine…
En son chien de patois qu’est-ce qu’il baragoüine ?
Ma mort est résoluë, il le dit en Hébreu.
A condamner Crispin différez tant soit peu ;
Et qu’un jour à venir le bon Dieu vous le rende,
Charitables Messieurs, qui voulez qu’on me pende,
Et qui tous acharnés sur un pauvre garçon…
Mais que voici des gens de méchante façon !
Ah ! combien les Bourreaux ont de Valets de Chambre ?
SCENE XI.
CRISPIN, UN SERGENT, les Archers.
Messieurs, de la Justice ayant l’heur d’être membre…
Membre, vous ?
Oüida, Membre ; & je dirai de plus…
Diable ! que la justice a les membres dodus !
On diroit qu’à vos vœux toute chose réponde.
Ces Messieurs tous ensemble attendoient d’autre monde,
Et Nicandre… Le traître, où s’est-il retiré ?
Imperceptiblement il s’est évaporé ;
Mais voilà qui le pleige, il faut qu’on l’appréhende ;
Que dedans une Chartre après on le descende ;
Et son procès ensuite étant fait & parfait,
Qu’il serve d’holocauste à mon sang putrefait.
Votre sang, dites-vous ? C’est le mien qu’on outrage.
C’est le mien.
C’est le mien.
J’ai le dos bon, courage.
Votre fille à ce compte a perdu son honneur ?
Oui, perfide.
La vôtre a le même malheur ?</poem>
Oüi, pécore.
Et le tien ?</poem>
Moi ? je l’ai.
Car si tu ne l’as plus, il faut bien que je l’aye.
Croi-moi, tâtes-y, tâte, & ne déguise rien.
Tu peux parmi le leur faire passer le tien ;
Cependant que d’honneur tout le monde me charge,
Signe au bas de la feuille, & te mets à la marge.
Ton honneur, si tu l’as.
Moi, si j’ai mon honneur ! si je l’ai !
Que sçait-on ?
On te voit du grand monde imiter la méthode :
Tu veux comme ce monde enchérir sur la mode :
Ce qu’il fait tu le fais, & pour cette raison,
Le Si, dont je te parle est assez de saison.
Si donc…
Quoi ! vous souffrez que ce perfide cause ?
Si de mon ministére il vous plaît quelque chose,
Messieurs…
C’est ce pendard qu’il faut prendre.
Qui ?
Toi.
Accipez.
Saisissez.
Prenez.
De par le Roy…
Vrais Suppots de Satan, effroyable couvée…
Peste ! comme le membre a la tête levée !
Il me va mener pendre, il n’est rien si constant.
Membre, qui démembrez, ne me tirez pas tant.
Aux archers.
Vous, petits membrillons dont je crains la présence,
Vous, qui du maître-membre accroissez la puissance,
Hapes-chairs de mon ame, ah ! ne permettez point
Que de pierre de taille on me fasse un pourpoint.
Je suis valet de bien, & c’est pure malice.
D’un méchant ravisseur c’est l’infame complice ;
Et l’honneur d’une fille a rendu désolé…
Eh ! Monsieur, qu’on me foüille, on verra si je l’ai.
L’honneur est nécessaire, en de bonnes familles,
Et j’en voudrois avoir pour donner à vos filles.
Si pour prendre le mien dans ce lieu l’on m’a pris,
Messieurs…
Sufficit ; Domine vous sçaurez m’en répondre,
Dans un sombre manoir vous devez le profondre ;
Puis, quand dans la prison vous l’aurez intégré,
L’hôtel de Nicandre vous sera démontré.
Sur-tout vers sa demeure ayez soin qu’on se muce.
Employez à sa prise & la fourbe, & l’astuce ;
L’amiable Iacinte ira guider vos pas.
Vous, Eutrope, in domum venez prendre un repas.
Et lors qu’à vos douleurs vous aurez donné tréve,
Vous me clarifierez le sujet qui vous gréve.
Venez.
Au Sergent.
Débonnaires Messieurs, vous serez satisfaits ;
Mais au traître Crispin, daignez joindre Nicandre.
SCENE XII.
Membre, nous sommes seuls, on ne peut nous entendre.
Dites-moi, puis-je pas un moment vous parler ?
Tu le peux un moment ; que veux-tu ?
O cher membre !
Il raisonne : on diroit qu’il méprise…
Menez donc à ma suite en prison la valise,
O gigot de Justice ! & traînez avec moi
Mon malheureux paquet dans la maison du Roi.