Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 55-64).

VI. COMMENT GUNTHER ALLA EN ISLANDE VERS BRUNHILT

Derechef des récits se répandirent sur le Rhin. On disait que là-bas, bien loin, il y avait maintes vierges, et le courageux Gunther songeait à en conquérir une. Cela parut bon à ses guerriers et aux chefs.

Au delà de la mer siégeait une reine ; nulle part on ne vit plus la pareille. Elle était démesurément belle et sa force était très grande. Elle joutait de la lance contre les héros rapides qui venaient pour obtenir son amour.

Elle lançait une pierre au loin et bondissait après à une grande distance. Celui qui désirait son amour, devait sans faillir vaincre en trois épreuves cette femme de haute puissance ; s’il perdait en une seule, sa tête était tranchée.

La jeune fille l’avait fait très souvent. Le chevalier l’apprit aux bords du Rhin ; il le savait fort bien, et pourtant son âme se tournait sans cesse vers cette belle femme. Bien des guerriers depuis en perdirent la vie.

Un jour Gunther et ses hommes étaient assis, réfléchissant et cherchant de toute façon quelle femme leur seigneur pourrait prendre, qui lui convînt pour épouse et qui convînt au pays.

Le chef du Rhin parla : — « Je veux traverser la mer pour aller vers Brunhîlt, n’importe ce qui peut m’en arriver. Pour son amour je veux exposer ma vie ; je veux mourir, si elle ne devient ma femme. »

— « Je dois vous le déconseiller, dit Siegfrid ; car cette reine a des coutumes si cruelles, qu’il en coûte cher à celui qui veut conquérir son amour. Puissiez-vous renoncer à ce voyage. »

Le roi Gunther parla : — « Jamais ne naquit une femme si vaillante et si forte que, dans un combat, je ne puisse la dompter, avec cette seule main. » — « Ne parlez pas ainsi, dit Siegfrid, sa force vous est inconnue.

« Quand vous seriez quatre, vous ne pourriez vous préserver de sa terrible fureur. Abandonnez donc votre dessein. Je vous le conseille en bonne amitié ; si vous voulez éviter la mort, que son amour ne vous possède et ne vous entraîne pas ainsi. »

— « Qu’elle soit aussi forte qu’elle voudra, je n’abandonnerai pas ce voyage vers Brunhilt, n’importe ce qui peut m’arriver. Il faut tout tenter pour sa beauté démesurée. Si Dieu le veut, peut-être me suivra-t-elle aux bords du Rhin.

— « Voici mon conseil, dit Hagene : Priez Siegfrid, qu’il supporte avec vous les dangers de l’expédition ; tel est mon avis, car il sait ce qui en est de cette femme. »

Gunther dit : — « Veux-tu m’aider, noble Siegfrid, à conquérir cette vierge digne d’amour ? Fais ce dont je te prie, et si cette belle femme m’appartient, j’exposerai pour te complaire mon honneur et ma vie. »

Siegfrid, fils de Sigemunt, répondit ainsi : « Je le ferai, si tu me donnes ta sœur, la belle Kriemhilt, cette superbe fille de roi. Je ne veux point d’autre prix de mes efforts. »

— « Siegfrid, en tes mains j’en fais le serment, dit Gunther, que la belle Brunhilt arrive en ce pays, et je te donne ma sœur pour femme et puisses-tu vivre heureux avec elle. »

Ils échangèrent leurs serments, les fiers guerriers. Ils eurent à accomplir de rudes travaux, avant de réussir à emmener la vierge aux bords du Rhin. Les braves coururent depuis de grands dangers.

J’ai entendu parler de nains sauvages qui habitent les cavernes et qui portent pour leur défense une chose merveilleuse, la Tarnkappe. Celui qui la porte sur lui, est parfaitement à l’abri

Des coups et des blessures. Nul ne voit la personne qui en est revêtue ; elle peut entendre et voir, mais nul ne l’aperçoit. Sa force aussi en devient beaucoup plus grande. Ainsi nous le disent les traditions.

Siegfrid devait donc porter ce chaperon, qu’il avait enlevé, non sans peine, le héros intrépide, à un nain qui s’appelait Albrich. Les guerriers hardis et puissants se ceignaient pour le voyage.

Lorsque le fort Siegfrid portait la Tarnkappe, il était d’une vigueur terrible. Son corps seul possédait la force de douze hommes. Il conquit avec grande adresse la femme superbe.

Ce chaperon était ainsi fait que celui qui le portait faisait ce qu’il voulait sans être vu. C’est par ce moyen qu’il conquit Brunhilt ; il lui en arriva malheur.

— « Maintenant, avant d’entreprendre le voyage, dis-moi, bonne épée Siegfrid, combien amènerons-nous de guerriers au pays de Brunhilt, afin de nous présenter avec honneur aux bords de la mer. Trente mille combattants seraient bientôt réunis. »

— « Quelle que soit l’armée que nous emmenions, dit Siegfrid, cette reine est si féroce que cette armée succomberait tout entière à sa fureur. Je vous donnerai un meilleur conseil, ô guerrier brave et bon.

« Descendons le Rhin et suivons les us de la chevalerie ; je vous nommerai ceux qui doivent nous suivre : deux autres avec nous deux et personne de plus. Ainsi nous conquerrons cette femme, quoi qu’il puisse en arriver après.

« Je serai l’un des compagnons, tu seras l’autre, le troisième sera Hagene, — de cette façon nous réussirons, — le quatrième Dancwart, l’homme très hardi. Mille hommes ne pourraient jamais nous résister. »

— « Je voudrais bien savoir, dit le roi, avant d’entreprendre cette expédition, qui me remplit de joie, quels habits il conviendrait de porter devant Brunhilt. Dis-moi cela, Siegfrid. »

— « Les plus beaux vêtements qu’on puisse trouver ont toujours été portés dans le pays de Brunhilt. Il faut donc que nous portions de riches habits en présence des femmes, afin qu’il ne nous en advienne point de honte, quand le récit en sera fait. »

Le bon guerrier dit : — « J’irai vers ma mère chérie, afin d’obtenir que ses belles suivantes nous aident à préparer des vêtements que nous puissions porter avec honneur devant la vierge superbe. »

Alors Hagene de Troneje parla courtoisement : « Pourquoi demander ce service à votre mère ? Que votre sœur sache ce que nous voulons. Elle, si pleine de talents, saura choisir les vêtements convenables. »

Gunther fit prévenir sa sœur qu’il la voulait voir, lui et le guerrier Siegfrid. Avant qu’ils vinssent, elle s’était vêtue à souhait, la très belle. Certes la venue des chefs ne lui déplaisait pas !

Sa suite était habillée ainsi qu’il convenait. Les princes s’avancent tous deux. Dès qu’elle l’apprend, elle se lève de son siège et avec modestie va recevoir le très noble hôte et son frère.

— « Soyez les bien-venus, mon frère, vous et votre compagnon. J’apprendrai volontiers, ajouta la jeune fille, ce que vous désirez pour aller vers cette cour lointaine. Faites-moi connaître de quoi il s’agit pour vous, nobles guerriers. »

Le roi Gunther dit : — « Ô dame, je vous le dirai. Malgré notre grande valeur, nous avons de graves soucis. Nous voulons chevaucher avec magnificence vers un pays étranger. Il nous faut pour ce voyage des habits richement ornés. »

— « Asseyez-vous, frère chéri, dit la fille du roi, et dites-moi où sont ces femmes dont vous cherchez l’amour et ces terres qui appartiennent à d’autres chefs. » Et elle prit par la main les deux guerriers d’élite.

Elle les mena tous deux là où elle se tenait assise sur de riches coussins — je ne dois pas l’ignorer — ouvragés de beaux dessins et tout bosselés d’or. Ils eurent douce jouissance près des femmes.

Regards d’affection, aspirations d’amour s’échangeaient souvent entre eux. Siegfrid la portait dans son cœur ; elle était pour lui comme sa propre chair. Depuis, la belle Kriemhild devint la femme du hardi guerrier.

Le roi Gunther parla : — « Ô ma très noble sœur, sans votre concours notre projet ne pourra jamais réussir. Nous voulons jouter dans le pays de Brunhilt. Il nous faut donc de beaux vêtements pour paraître devant les femmes. »

La princesse dit : — « Mon frère très aimé, je vous offre mon aide sans réserve, et je suis prête à vous servir. Si quelqu’un vous refusait quoi que ce soit, ce serait une peine pour Kriemhilt.

« Vous ne devez point, nobles chevaliers, m’adresser de prières. Donnez-moi plutôt des ordres avec courtoisie. Tout ce que vous désirez, je suis prête à le faire, et je le ferai avec plaisir. » Ainsi parla la belle vierge.

— « Nous voulons, sœur chérie, porter de bons vêtements ; que votre blanche main nous aide à les choisir. Que vos femmes les achèvent, afin qu’ils nous aillent bien, car notre volonté ne se départira jamais de cette expédition. »

La jeune fille parla : — « Remarquez ce que je dis. J’ai, moi, de la soie. Faites qu’on m’apporte des pierreries sur un bouclier et nous ferons les vêtements. » Gunther et Siegfrid furent satisfaits.

— « Quels sont, dit la princesse, les compagnons qui doivent être habillés avec vous pour aller vers cette cour lointaine ? » Le roi dit : — « Moi, quatrième : deux de mes hommes, Dancwart et Hagene, m’accompagneront à cette cour.

« Ô dame, faites attention à mes paroles : endéans les quatre jours, pour nous quatre, il nous faut à chacun trois vêtements divers et de bonne étoffe, afin que nous puissions revenir sans honte du pays de Brunhilt. »

Les seigneurs se retirèrent en prenant gracieusement congé d’elle. La belle reine appela hors de leurs appartements trente jeunes filles parmi ses suivantes qui avaient un talent merveilleux pour de semblables ouvrages.

Elles ornèrent de pierreries les soies d’Arabie, blanches comme neige, et les soies de Zazamanc, vertes comme trèfle. Ce furent de beaux vêtements. Kriemhilt les coupa elle-même, la charmante vierge.

Elles couvrirent de soie des garnitures en peau de poissons des mers lointaines, qui semblaient alors extraordinaires à chacun. Écoutez maintenant des merveilles de ces splendides habillements.

Les meilleures soieries des pays de Maroc et de Lybie que jamais fils de roi eût portées, furent employées avec profusion. Kriemhilt laissait bien voir ainsi son bon vouloir pour eux.

Comme ils méditaient une si haute entreprise, la peau d’hermine leur parut convenable, et sur l’hermine des pelleteries noires comme charbon, qui, encore aujourd’hui, parent dans les fêtes les vaillants héros.

Quantité de pierreries étincelaient dans l’or d’Arabie. Le travail des femmes n’était point petit. En sept semaines, les vêtements furent achevés. Les armes furent prêtes en même temps pour les vaillants héros.

Quand tout fut préparé, une forte barque fut construite en hâte sur le Rhin pour les porter vers la mer. Les nobles jeunes filles étaient épuisées de leur travail.

On avertit les guerriers que les vêtements magnifiques qu’ils devaient porter étaient prêts. Tout ce que désiraient les héros avaient été fait : ils ne voulaient point demeurer plus longtemps aux bords du Rhin.

Un messager fut envoyé aux compagnons d’armes pour leur demander s’ils voulaient voir leur nouveaux habillements, et s’ils n’étaient pas trop longs ou trop courts. Ils furent trouvés de bonne mesure. On remercia grandement les dames.

Quiconque les voyait devait avouer qu’il n’avait jamais rien vu de si beau au monde. Et certes ils pouvaient les porter avec plaisir à la cour lointaine. Nul ne peut vous citer de plus beaux vêtements de guerriers.

Les remercîments ne furent point épargnés. Les guerriers très vaillants désiraient prendre congé : ils le firent suivant les us de la chevalerie. Des yeux brillants furent assombris et mouillés de pleurs.

Kriemhilt dit : — « Ô ! frère très aimé, demeurez, il en est temps encore, et recherchez une autre femme (voilà ce que j’appellerais agir sagement) qui ne mette point votre vie en danger. Vous pouvez trouver non loin d’ici une femme d’une haute naissance. »

J’imagine que leur cœur leur disait ce qui devait arriver. Elles pleuraient toutes ensemble dès qu’un mot était prononcé. L’or qui ornait leur poitrine était terni par les larmes abondantes qui tombaient de leurs yeux.

Elle parla : — « Seigneur Siegfrid, laissez-moi recommander à votre fidélité et à votre merci mon frère bien-aimé ; que rien ne l’atteigne au pays de Brunhilt. » Le très hardi en fit le serment entre les mains de Kriemhilt.

Le puissant guerrier parla : — « Si je conserve la vie, soyez sans souci, ô dame, je le ramènerai sain et sauf sur le Rhin ; tenez ceci pour certain. » La belle vierge s’inclina.

On apporta sur le sable les boucliers couleur d’or et le reste de l’équipement. On fit approcher les chevaux ; les héros voulaient partir. Bien des larmes furent versées par mainte belle femme.

Et plus d’une jeune fille digne d’amour se tenait aux fenêtres. Un fort vent enflait la voile de la barque. Les fiers compagnons d’armes étaient emportés sur les flots du Rhin. Voilà que le roi Gunther parla : — « Qui sera le pilote ? »

— « Moi, dit Siegfrid. Je puis vous conduire là-bas sur les ondes, sachez-le, bons héros. Les vrais chemins sur la mer me sont connus. » Ils quittèrent gaîment le pays des Burgondes.

Siegfrid saisit aussitôt un aviron et poussa la barque loin du rivage. Gunther prit lui-même une rame. Ils s’éloignèrent de la terre, ces héros rapides et dignes de louanges.

Ils emportaient des mets succulents et le meilleur vin qu’on pût trouver sur le Rhin. Les chevaux étaient tranquilles ; ils reposaient à l’aise. Le vaisseau marchait aussi doucement. Les guerriers n’eurent point de soucis.

Les forts cordages de la voile furent solidement attachés. Ils firent vingt milles avant la nuit par un bon vent qui soufflait vers la mer. Depuis, leurs rudes travaux affligèrent les femmes.

Au douzième matin, ainsi l’avons-nous entendu dire, les vents les avaient portés au loin vers Isenstein, au pays de Brunhilt. Ce pays n’était connu que de Siegfrid seul.

Lorsque le roi Gunther vit les nombreuses forteresses et les vastes Marches, il s’écria soudain : — « Dites-moi, ami, seigneur Siegfrid, connaissez-vous ceci ? À qui sont ces Burgs et ce beau pays ?

« Je n’ai vu de ma vie, il faut que je dise la vérité, en aucune contrée, plus de forteresses si bien bâties qu’il ne s’en trouve en ce moment devant moi. Il doit être bien puissant, celui qui les a fait construire. »

Siegfrid répondit : — « Cela m’est bien connu : ce sont les Burgs, les terres et le fort d’Isenstein ; c’est moi qui vous l’affirme. Vous pourrez y voir, aujourd’hui même, beaucoup de belles femmes.

« Je vous conseille, ô guerriers, de ne vous point contredire et d’affirmer les mêmes choses : voilà ce qui me parait bon. Si nous paraissons encore aujourd’hui devant Brunhilt, nous devons nous tenir sur nos gardes devant la reine.

« Quand nous verrons la femme digne d’amour avec sa suite, vous, héros, accordez-vous tous pour faire le même récit : que Gunther soit mon seigneur et moi son homme-lige, et tout ce qu’il désire s’accomplira.

« Je m’aventure si loin, non pour satisfaire tes désirs, mais pour Kriemhilt, la belle vierge. Elle est comme mon âme et comme mon propre corps, et j’accomplirai tout ceci afin qu’elle devienne ma femme. »

Ils étaient prêts à exécuter tout ce qu’il leur fit promettre : aucun n’y manqua par orgueil. Ils parlèrent comme il le voulait. Cela leur réussit bien, lorsque le roi Gunther parut devant Brunhilt.