Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 309-317).

XXXVI. COMMENT LA REINE FIT METTRE LE FEU À LA SALLE DU BANQUET

— « Maintenant déliez vos casques, dit Hagene le guerrier, moi et mon compagnon nous veillerons sur vous. Et si les hommes d’Etzel veulent encore tenter l’assaut, j’avertirai mes chefs le plus tôt que je pourrai. »

Maints bons chevaliers désarmèrent leur front. Ils s’assirent dans le sang, sur les corps meurtris de ceux que leurs mains avaient tués. Les nobles étrangers étaient surveillés par leurs ennemis.

Avant le soir, le roi et la reine firent en sorte que les guerriers Hiunen pussent tenter l’assaut avec plus de succès. On voyait réunis à leurs côtés plus de vingt mille hommes qui devaient se rendre au combat.

Une épouvantable tempête se déchaîna contre les étrangers. Dancwart, le frère de Hagene, cet homme très rapide, quitta ses maîtres et bondit devant la porte, en face des ennemis. On crut qu’il était tué ; mais il reparut sain et sauf.

La terrible lutte dura jusqu’à ce que la nuit y mit fin. Les étrangers se défendirent ainsi qu’il convient à de bons héros pendant tout un long jour d’été contre les hommes d’Etzel. Ah ! que de braves combattants tombèrent morts devant eux.

Ce fut au solstice d’été que ce grand massacre eut lieu, et que dame Kriemhilt vengea ses afflictions de cœur sur ses plus proches parents et sur maints guerriers. Depuis lors le roi Etzel ne connut plus la joie.

Elle n’avait point prévu un si grand carnage. Dans son cœur, elle avait espéré mener les choses à ce point que nul autre que le seul Hagene n’eût perdu la vie. Mais le mauvais démon étendit le désastre sur tous.

Le jour était écoulé ; ils avaient angoisses et soucis. Ils pensaient qu’une prompte mort valait mieux pour eux que de souffrir longuement en d’atroces douleurs. Ces fiers et adroits guerriers désiraient faire la paix.

Ils prièrent qu’on voulût conduire le roi vers eux. Brillants de l’éclat de leurs armes et teints de sang, ces héros et les trois princes sortirent du palais. Ils ne savaient à qui se plaindre de leurs maux effroyables.

Etzel et Kriemhilt s’avancèrent tous deux. Le pays était le leur ; ce qui augmenta la troupe qui les accompagnait. — Le roi dit : — Maintenant, parlez, que voulez-vous de moi ? Vous croyez obtenir la paix ; mais cela peut difficilement se faire.

« Après les maux affreux que vous m’avez fait souffrir, jamais tant que je vivrai, vous ne jouirez de la paix. Vous avez tué mon enfant et un si grand nombre de mes parents. C’est pourquoi toute réconciliation et composition vous sont à jamais refusées. »

Gunther répondit à ces mots : — « Une pénible nécessité nous a poussés. Tous mes gens de suite ont été tués dans leurs logements par tes guerriers. Comment avais-je mérité cela ? Je suis venu à toi en toute confiance ; je croyais que tu m’étais dévoué. »

Gîselher, le jeune, de Burgondie, parla : — « Vous, héros d’Etzel, qui êtes encore vivants, quel reproche avez-vous à m’adresser ? Que vous avais-je fait ? Je suis venu vers ce pays en ami. »

— « Oui, répondirent-ils, c’est votre bonté qui a rempli ce burg et toutes nos terres de désolation ! Ah ! nous souhaiterions que vous ne fussiez jamais venu de Worms d’outre-Rhin. Hélas ! que vous avez fait d’orphelins en ce pays, vous et vos frères ! »

L’âme irritée, Gunther, la bonne épée, répliqua : — « Voulez-vous, quittant cette violente haine, en venir à un accommodement avec nous, chefs étrangers ? cela sera bon pour nous tous. Nous n’avons pas mérité tout ce qu’Etzel nous fait subir. »

Le roi parla à ses hôtes : — « Mes maux et les vôtres ne sont pas égaux. La cruelle nécessité à laquelle j’ai été réduit, les dommages sans nombre que j’ai soufferts, voilà les motifs pour lesquels nul de vous ne doit revoir sa patrie ! »

Le fort Gêrnôt parla au roi : « Que Dieu puisse vous inspirer de nous traiter amicalement. Voulez-vous nous tuer, nous étrangers, laissez-nous descendre avec vous dans la plaine. Ainsi il vous en reviendra de l’honneur !

« Là le sort qui nous attend se décidera vite. Vous avez encore tant d’hommes valides prêts à nous combattre, que nous ne pourrons leur échapper, nous qui sommes fatigués de la lutte. Combien de temps pourrions-nous résister dans cette mêlée ? »

Les guerriers d’Etzel étaient prêts à consentir à ce qu’ils sortissent du palais. Kriemhilt l’entendit : c’était pour elle une amère douleur. Aussitôt la paix fut refusée aux chefs du Rhin.

— « Non, non, beaux guerriers ! Je vous conseille en toute confiance de ne pas exécuter le projet que vous avez conçu de laisser sortir de la salle ces hommes avides de carnage ; sinon tous vos parents seront frappés à mort.

« Quand nul autre ne survivrait que les enfants d’Uote. mes nobles frères, s’ils arrivent à respirer le vent et à rafraîchir leurs cottes de mailles, vous êtes tous perdus. Jamais il n’est venu en ce monde d’aussi hardis guerriers. »

Le jeune Gîselher prit la parole : — « ma très charmante sœur, je m’attendais bien peu à une semblable extrémité quand tu m’invitas à traverser le Rhin pour venir en ce pays. Comment ai-je mérité la mort de la part des Hiunen ?

« Je t’ai toujours été fidèle, jamais je ne te fis aucun mal. Je me suis rendu à ta cour dans la pensée que tu m’étais dévouée, ô ma sœur chérie. Pense à nous avec cette affection que tu ne peux nous refuser. »

— « Je ne puis avoir de miséricorde pour vous ; je n’ai que de la haine. Hagene de Troneje m’a causé tant de tourments ! Aussi longtemps que je vivrai, il n’y aura ni oubli, ni composition. Il faut que vous me le payiez tous, s’écria la femme d’Etzel.

« Voulez-vous me livrer le seul Hagene comme prisonnier ? je ne refuserai point de tous laisser la vie ; car vous êtes mes frères et les enfants de ma mère. Alors je parlerai de réconciliation ainsi que tous ces guerriers qui m’entourent. »

— « Le Dieu du ciel ne le veut point, dit Gêrnôt. Quand nous serions mille, nous succomberions tous, nous, tes parents et tes fidèles, avant que nous te livrions un seul homme prisonnier. Cela ne sera jamais. »

— « Il nous faut plutôt mourir, s’écria Gîselher. On n’enlèvera personne de notre garde de chevaliers. Que ceux qui veulent nous attaquer, sachent que nous sommes ici ; car je ne trahirai ma foi envers aucun de nos amis. »

Le hardi Dancwârt parla, il ne lui convenait pas de se taire : — « Mon frère Hagene ne sera pas seul. Il pourra en arriver malheur à ceux qui nous refusent ici la paix ; nous vous le ferons bien sentir, je vous le dis en vérité. »

La reine prit la parole : — « Vous, guerriers adroits, approchez-vous des degrés et vengez mon offense. Je vous en serai toujours obligée, comme je devrai l’être en effet. Oui, par moi, l’outrecuidance de Hagene recevra son salaire.

« N’en laissez pas sortir un seul de la salle, je ferai mettre le feu aux quatre coins du palais. Ainsi, je saurai venger toutes mes offenses. » Bientôt tous les guerriers d’Etzel furent prêts.

Ils repoussèrent dans la salle, à coups d’épée et à coups de javelots, ceux qui étaient dehors. Ce fut un grand fracas. Mais les princes et leurs hommes ne voulurent point se séparer. Ils ne pouvaient renoncer à la fidélité qu’ils se devaient les uns aux autres.

Alors la femme d’Etzel fit mettre le feu à la salle. On tortura par les flammes les corps de ces héros. Bientôt, par suite du vent, l’incendie embrasa tout le palais. Jamais guerriers, je rois, ne subirent pareil supplice.

Beaucoup criaient : — « Hélas ! cruelle extrémité ! mieux nous eût valu trouver la mort dans le combat. Que Dieu ait pitié de nous ! Nous sommes tous perdus. Maintenant la reine fait tomber sur nous sa colère d’une façon effroyable ! »

L’un d’eux prit la parole : — « Nous devons succomber ; à quoi nous servent maintenant les salutations que le roi nous envoya ? La grande chaleur me fait tellement souffrir de la soif, que je crois bien que ma vie s’éteindra bientôt en ces tourments. »

Hagene de Troneje, le bon guerrier, répondit : — « Que ceux qui souffrent l’angoisse de la soif, boivent du sang. Dans une pareille chaleur, cela vaut mieux que du vin. Il ne peut rien y avoir de meilleur en ce moment. »

Le guerrier se dirigea vers un mort, s’agenouilla devant lui, délia son casque, puis se mit à y boire le sang qui coulait des blessures. Quelque étrange que ce fût, cela parut lui faire grand bien.

— « Que Dieu vous récompense, dit l’homme épuisé, pour l’avis que vous m avez donné de boire ce sang. Rarement un meilleur vin m’a été versé. Si je survis, je vous en serai toujours reconnaissant. »

Quand les autres entendirent qu’il s’en trouvait bien, il y en eut beaucoup qui se mirent aussi à boire du sang. Cette boisson accrut la force de leurs bras. Bientôt maintes belles femmes en perdirent leurs amis bien-aimés.

Les brandons enflammés tombaient de toutes parts sur eux dans la salle ; mais ils les faisaient glisser à terre, s’en préservant avec leurs boucliers. La fumée et la chaleur les faisaient beaucoup souffrir. Je pense que jamais héros ne furent exposés à d’aussi grands tourments.

Hagene de Troneje leur dit : — « Tenez-vous près des murs de la salle. Ne laissez point tomber les brandons sur les visières de vos heaumes. Enfoncez-les avec les pieds plus profondément dans le sang. Ah ! c’est une triste fête que la reine nous offre. »

Le voûte qui couvrait la salle, préserva beaucoup les étrangers, et un grand nombre parvint à échapper à la mort. Mais ils souffrirent des flammes qui pénétraient par les fenêtres. Fidèles à ce que leur commandait leur courage, ainsi se défendirent ces guerriers.

La nuit s’écoula pour eux au milieu de ces tourments. Le hardi ménestrel et Hagene, son compagnon, se tenaient encore devant le palais, appuyés sur leurs boucliers et attendant de plus rudes assauts de la part des hommes d’Etzel.

Le joueur de viole dit : — « Maintenant, rentrons dans la salle : ainsi les Hiunen croiront que nous sommes tous morts dans le supplice qu’ils nous ont fait subir. Mais ils nous verront encore dans la mêlée tenir tête à plus d’un. »

Le jeune Gîselher de Burgondie parla : — « Je crois que le jour va venir ; un vent frais se lève. Le Dieu du ciel nous laissera encore vivre heureux quelque temps. Ma sœur Kriemhilt nous a donné une fête épouvantable ! »

L’un d’eux dit : — « Je vois le jour, et puisque un sort plus favorable ne nous est pas réservé, armons nous, et pensons à défendre notre vie. Bientôt nous verrons venir vers nous la femme du roi Etzel. »

Le souverain du pays croyait que ces hôtes étaient morts des suites du combat et par les tortures des flammes. Mais il y avait encore là vivants, six cents hommes hardis, les meilleures épées que jamais roi ait eues à son service.

Ceux qui surveillaient les étrangers avaient bien vu que parmi eux beaucoup étaient vivants, quoi qu’on eut fait pour les faire souffrir et pour tuer les chefs et leurs hommes. On les voyait sains et saufs marcher dans la salle.

On dit à Kriemhilt que beaucoup d’entre eux vivaient encore. La reine répondit : — « Il n’est pas possible qu’aucun d’eux ait survécu à l’assaut des flammes. Je croirais bien plutôt qu’ils sont tous morts.

Les princes et leurs hommes auraient bien voulu échapper à cette extrémité, si l’on avait voulu leur faire miséricorde ; mais ils ne purent rencontrer de pitié chez les hommes du Hiunen-lant. Ils vengèrent leur mort d’un bras indomptable.

Au matin de ce jour, on les salua par des attaques redoublées : les héros furent en péril. On leur lança maints forts javelots ; mais ces chefs nobles et hardis se défendirent d’une façon chevaleresque.

Le courage des hommes d’Etzel était singulièrement excité, parce qu’ils voulaient mériter les présents de Kriemhilt ; ils désiraient également accomplir les ordres du roi. Aussi maints d’entre eux furent bientôt atteints par la mort.

On peut raconter merveille des promesses et des dons de Kriemthilt. Elle fit apporter de l’or rouge à pleins boucliers. Elle le distribuait à qui le désirait et à qui le voulait accepter. Jamais plus grandes récompenses ne furent données pour attaquer des ennemis.

Une grande partie des guerriers accourut. Le hardi Volkêr leur dit : — « Nous sommes ici ! Jamais je ne vis des héros accourir aussi volontiers au combat que ceux qui ont reçu l’or du roi pour notre perte. »

Beaucoup d’entre les Burgondes criaient : — « Allons, héros, plus prés ! Que nous en arrivions enfin au dénoûment. Nul ne succombera ici que ceux qui doivent mourir. » Aussitôt on vit leurs boucliers hérissés de javelots.

Que dirai-je de plus ? Au moins douze cents hommes les assaillirent de tous côtés. Les étrangers calmèrent leur ardeur en faisant de terribles blessures. Nul ne pouvait séparer les combattants : aussi le sang coula à flots,

Sous les coups mortels qui étaient portés de toutes parts. On entendait chacun appeler ses amis à son secours. Les braves de l’illustre et puissant roi furent tous tués. Leurs parents qui les chérissaient, en reçurent une profonde affliction.