Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 302-309).

XXXV. COMMENT IRINC FUT TUÉ

Irinc, le margrave du Tenemark, s’écria : « — J’ai longtemps cherché la gloire et je me suis vaillamment conduit dans maintes batailles entre peuples divers ; qu’on m’apporte mes armes : je veux lutter contre Hagene. »

— « Je ne vous le conseille pas, lui cria Hagene ; faites, au contraire, reculer les guerriers Hiunen ; car si deux ou trois d’entre vous pénètrent dans la salle, je les jetterai à terre du haut des degrés, assez mal portants. »

— « Ce que tu dis ne m’arrêtera pas, dit Irinc peu intimidé ; j’ai tenté des entreprises plus périlleuses : avec mon épée seule je veux te combattre. À quoi te servira la forfanterie qui a éclaté dans tes paroles ? »

Le brave Irinc fut bientôt armé, ainsi que Irnfrit de Düringen, un vaillant jeune homme, et le fort Hâwart, avec mille hommes au moins. Ils étaient prêts à soutenir Irinc dans son entreprise.

Le ménestrel vit approcher une grande troupe, qui s’avançait bien armée avec Irinc. Ils portaient, fortement attachés, maints bons boucliers. Le hardi Volkêr en fut animé de colère :

— « Vois-tu, ami Hagene, s’avancer Irinc, qui promit de lutter contre toi avec sa seule épée ? Est-ce qu’il est donc permis à des héros de mentir ? Je méprise cette manière d’agir : mille guerriers bien armés ou plus marchent avec lui. »

— « Ne m’accuse pas de mentir, dit l’homme-lige de Hâwart. Je suis prêt à faire ce à quoi je me suis engagé : nulle terreur ne m’y fera renoncer. Quelque terrible que soit Hagene, seul je lutterai contre lui ! »

Irinc supplia instamment ses parents et ses fidèles de le laisser combattre seul le héros ; ils y consentirent à regret, car ils connaissaient la grande valeur de Hagene du pays burgonde.

Pourtant il les pria si longtemps qu’à la fin ils cédèrent. Quand ses compagnons virent sa ferme volonté et qu’il recherchait de l’honneur, ils le laissèrent aller. Un terrible combat s’engagea entre eux deux.

Irinc du Tenemark portait haut la pique et il se couvrait de son bouclier, ce noble et valeureux guerrier. Il remonta les degrés de la salle pour rejoindre Hagene. Un effroyable fracas s’éleva, aux coups des combattants.

Leurs bras lancèrent les piques, à travers les épais boucliers, jusque sur leur armure polie et avec tant de force que les bois des javelots volèrent au loin. Ces deux vaillants hommes, animés par la colère, saisirent leurs épées.

La force de l’audacieux Hagene était extraordinairement grande. Irinc asséna sur lui des coups si violents que toute la salle en résonna. Le palais et les tours retentissaient de ces terribles chocs. Mais le guerrier ne put venir à bout de son dessein.

Irinc quitta Hagene sans l’avoir blessé. Il se mit à marcher vers le ménestrel, croyant pouvoir le vaincre par la vigueur de ses coups ; mais ce superbe héros sut bien se défendre.

Le ménestrel frappa si rudement de son épée, que la garniture de fer du bouclier vola en éclats. Alors il laissa là Volkêr, qui était un homme terrible, et s’élança sur Gunther, le roi des Burgondes.

L’un et l’autre étaient forts au combat ; mais, quels que fussent les coups que Gunther et Irinc se portassent, ils ne firent point couler le sang des blessures ! Leurs armures, qui étaient belles et fortes, les préservèrent.

Alors il quitta Gunther pour s’élancer sur Gêrnôt. Il fit jaillir les étincelles hors de sa cotte de mailles. Gêrnôt, le roi burgonde, frappa presque à mort le hardi Irinc.

D’un bond il s’éloigna du prince ; il était si agile ! Le héros abattit quatre Burgondes de la noble suite venue de Worms d’outre-Rhin. La fureur de Gîselher était au comble.

« — Dieu en est témoin, sire Irinc, dit Gîselher le jeune, vous me paierez la mort de ceux que votre main vient de frapper à l’instant. » Et il se jeta sur lui et atteignit si rudement le héros du Tenemark qu’il le jeta à terre.

Celui-ci tomba sur ses mains dans le sang, et tous crurent que ce vaillant guerrier ne porterait plus jamais un coup dans les combats. Pourtant Irinc était couché sans blessure aux pieds de Gîselher.

Le choc de son casque et le fracas de l’épée avaient troublé complètement ses sens, et le brave guerrier n’avait plus conscience de la vie. Le fort Gîselher avait fait cela par la puissance de son bras.

Quand l’étourdissement produit par la violence des coups sur la tête se fut dissipé, Irinc pensa : « Je suis encore vivant et je n’ai point de blessure ; maintenant, j’ai appris à connaître la force de Gîselher. »

Il entendait ses ennemis à ses côtés : s’ils l’avaient su vivant, ils l’eussent achevé complètement. Il apercevait aussi Gîselher tout près de lui. Il réfléchissait aux moyens d’échapper à ses ennemis.

Avec quelle vigueur il bondit hors du sang ! Grâce à sa grande agilité, il s’élança hors de la salle, et rencontrant là Hagene, il lui asséna des coups rapides de son bras puissant.

Hagene se dit : « Il faut que tu sois la proie de la mort. Si le diable ne te protège, tu n’en réchapperas pas. » Pourtant Irinc blessa Hagene à travers la visière de son casque, il porta cette blessure avec Waske qui était une arme excellente.

Quand le sire Hagene eut reçu ce coup, il fit tournoyer effroyablement son épée dans sa main. L’homme-lige d’Hâwart dut céder devant lui. Hagene descendant l’escalier se mit à le poursuivre.

Irinc, le très hardi, leva son bouclier au dessus de sa tête ; mais quand cet escalier eût eu trois fois plus de degrés, Hagene ne lui eût pas laissé porter un seul coup. Oh ! que de rouges étincelles jaillirent de son casque.

Irinc revint sain et sauf vers les siens. Kriemhilt apprit la nouvelle de la blessure qu’il avait faite à Hagene de Troneje, durant le combat : c’est pourquoi la reine se prit à le remercier hautement.

— « Que Dieu te récompense, Irinc, illustre et excellent héros. Tu as consolé mon cœur et raffermi mon courage. Oui, je vois en ce moment l’armure de Hagene rougie de son sang. » Kriemhildt reconnaissante lui prit elle-même le bouclier de son bras.

— « Remerciez-le modérément, dit Hagene. Veut-il encore tenter la lutte ? cela serait digne d’un guerrier, et alors s’il en revient, ce sera un vaillant homme ; ne-vous réjouissez pas trop de la blessure que j’ai reçue.

« Si vous voyez ma cotte de mailles rougie de sang, cela m’excitera à donner la mort à plus d’un. Cette petite blessure anime ma colère pour la première fois. Le guerrier Irinc m’a bien légèrement atteint. »

Irinc du Tenelant se plaça contre le vent. Il se rafraîchit dans sa cotte de mailles et délia son heaume. Tout le monde disait que sa force était grande. Le margrave en conçut un indomptable orgueil.

Alors Irinc s’écria : — « Mes amis, sachez qu’il faut que vous m’armiez à l’instant. Je veux encore essayer si je ne puis dompter cet homme outrecuidant. » Son bouclier était haché ; il en reçut un meilleur.

Bientôt le héros fut mieux armé qu’auparavant. Il saisit une lance puissante ; poussé par la haine, il voulait s’en servir pour abattre Hagene. Mais Hagene, l’homme très hardi, allait le recevoir rudement.

Hagene, la bonne épée, ne l’attendit pas. Il bondit en bas des degrés à sa rencontre, lançant un javelot et brandissant son épée ; sa colère était terrible. La force d’Irinc ne lui servit guère.

Ils frappaient sur leurs boucliers au point que des flammes rougeâtres semblaient les allumer. L’homme-lige d’Hâwart reçut à travers bouclier et cuirasse une profonde blessure de l’épée de Hagene ; elle lui enleva la vie pour toujours.

Quand Irinc, le guerrier, sentit la blessure, il leva son bouclier à la hauteur de la visière de son casque. Le coup qu’il avait reçu lui semblait mortel. Pourtant, peu après, l’homme-lige de Gunther lui en porta un plus terrible.

Hagene trouva à ses pieds une pique tombée à terre ; il la lança sur Irinc, le héros du Tenelant, avec tant de force, que le bois lui sortait tout droit de la tête ; Hagene, le chef hardi lui avait fait subir une mort cruelle.

Irinc fut obligé de reculer vers ceux du Tenelant. Avant de délier le heaume on brisa le bois qui avait pénétré dans la tête. Sa mort approchait. Ses parents se prirent à verser des larmes ; leur affliction était profonde.

Voici venir la reine qui se penche sur lui. Elle commença de pleurer le fort Irinc ; elle s’affligeait de ses blessures. Sa douleur était poignante. Le noble et brave guerrier parla ainsi devant ses parents.

— « Cessez vos plaintes, ô très illustre femme ; à quoi peuvent servir vos pleurs ? Je dois perdre la vie par suite des blessures que j’ai reçues. La mort ne veut pas me laisser plus longtemps à votre service et à celui d’Etzel. »

Puis, il dit à ceux de Duringen et du Tenelant : — « Vos mains ne recevront jamais les présents de la reine, son or rouge et brillant. Et si vous attaquez Hagene, c’est comme si vous couriez au devant de la mort. »

Sur ses joues pâlies, Irinc, le très vaillant, portait les signes de la mort. C’était pour tous une amère douleur que l’homme-lige d’Hâwart dût succomber. Ceux du Tenemarck voulaient recommencer le combat.

Irnfrit et Hâwart s’élancèrent vers le palais avec mille hommes. On entendit de toutes parts des cris effrayants, un grand et terrible fracas. Oh ! que de javelots acérés on lança aux Burgondes.

Irnfrit, le hardi, courut vers le ménestrel ; mais il reçut grand dommage de sa main. Le noble joueur de viole atteignit le landgrave à travers son casque épais ; il était au comble de la fureur.

Le seigneur Irnfrit frappa le hardi ménestrel si fort que sa cotte de mailles en fut lacérée, et que toute son armure fut couverte d’une flamme sanglante. Pourtant le landgrave tomba mort au pied du joueur de viole.

Hâwart et Hagene s’étaient rencontrés. Celui qui les vit assista à des prodiges. Aux mains de ces héros, les épées retombaient rapides, mais Hâwart devait succomber sous les coups de l’homme du pays burgonde.

Quand les Tenen et les Duringen virent leurs maîtres morts, une épouvantable mêlée s’engagea devant le palais avant que par la force de leurs bras ils pussent atteindre la porte. Maints heaumes et maints boucliers furent hachés en cet endroit.

— « Arrière, s’écria Volkêr et laissez-les entrer ; ils ne parviendront jamais au but qu’ils poursuivent. En peu de temps ils succomberont dans la salle, et ils gagneront en mourant les présents qu’a promis la reine. »

Quand ces hommes audacieux eurent pénétré dans la salle, plus d’un eut la tête abattue et trouva la mort sous leurs coups précipités. Il se battit bien, le hardi Gêrnôt ; ainsi fit également Gîselher, la bonne épée.

Mille et quatre étaient entrés dans le palais. Les épées rapides en tournoyant lançaient des éclairs. Tous ceux qui étaient entrés furent tués. On put raconter des merveilles des Burgondes.

Le fracas s’apaisa : le silence se fit. De toutes parts le sang des guerriers morts coulait par les ouvertures et par les trous destinés à dégager les eaux. Voilà ce qu’avaient fait les bras puissants des hommes du Rhin.

Ceux du pays burgonde s’assirent pour se reposer. Ils déposèrent leurs armes et leurs boucliers ; mais le hardi ménestrel se tenait toujours debout devant le palais. Il attendait que quelqu’un osât encore venir l’attaquer.

Le roi se lamentait désespéré et ainsi faisait la reine. Vierges et femmes avaient l’âme déchirée. Je crois vraiment que la mort était liguée contre eux. Bientôt les étrangers tuèrent encore plus d’un guerrier.