Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 201-208).

XXII. COMMENT KRIEMHILT FUT REÇUE CHEZ LES HIUNEN

Elle demeura à Zeizenmûre jusqu’au quatrième jour, et pendant ce temps jamais la poussière ne retomba sur la route. Elle était partout soulevée en tourbillons semblables à ceux d’un incendie. C’étaient les hommes du roi Etzel qui chevauchaient à travers l’Osterriche.

On annonça au grand chef — toute douleur s’évanouit de son âme — que Kriemhilt s’avançait magnifiquement par le pays. Le roi se dirigea en hâte vers le lieu où il devait rencontrer la femme digne d’amour.

On voyait chevaucher, par les chemins, devant Etzel des troupes nombreuses de guerriers, de cent langues diverses, chrétiens et païens, tous épées vaillantes. Ils s’avançaient pompeusement au devant des dames.

Maint homme d’entre les Riuzen et les Kriechen[1] chevauchait là. Le Pôlân[2] et le Vlâchen[3] accouraient rapidement ; ils guidaient avec vigueur d’excellents chevaux. Ils ne se cachaient point pour suivre leurs usages.

On voyait là plus d’un guerrier du pays de Kiewe et de sauvages Pesnœre[4]. Ils s’exercèrent beaucoup à tirer de l’arc sur des oiseaux en plein vol. Ils lançaient les flèches au but avec une prodigieuse vitesse.

Dans l’Osterlant il est une ville, au bord delà Tuonouw, nommée Tulnâ[5]. Là Kriemhilt apprit à connaître des coutumes qu’elle n’avait jamais vues jusqu’à ce jour. Beaucoup la reçurent, qui, par elle, devaient éprouver bien des maux dans la suite.

Devant le roi Etzel, chevauchait une troupe d’élite, joyeuse et très riche, belle et magnanime, composée d’au moins vingt-quatre princes puissants et de haute lignée. Ils ne désiraient rien tant que de voir leur souveraine.

Le duc Ramunc du Vlâchenland s’avançait d’abord avec sept cents hommes. On les voyait tous s’élancer comme des oiseaux au vol. Le prince Gibeke venait ensuite avec plus d’un superbe escadron.

Hornboge le rapide, avec mille hommes au moins quitta le roi pour aller à la rencontre de la reine. Ils jetaient de grands cris, suivant la coutume de leur pays. Les chefs des Hiunen chevauchaient aussi très rapidement.

Venaient ensuite le hardi Hâwart de Tenemarke, Irinc, le très agile, incapable de la moindre déloyauté, et Irnvrit de Duringen[6], un homme de grand courage ; afin de faire honneur à Kriemhilt, ils la reçurent

Avec douze cents hommes qu’ils conduisaient en troupe serrée. Suivait le seigneur Blœdel[7], le frère d’Etzel, avec trois mille hommes du Hiunen-lant ; il s’avança majestueusement vers l’endroit où se trouvait la reine.

Puis arrive enfin le roi Etzel et le sire Dietrîch[8] avec tous ses compagnons. On voyait là en superbe équipage maints chevaliers nobles, bons et vaillants. Cette vue releva l’âme de Kriemhilt.

Le seigneur Ruedigêr dit à la reine : « ô dame, c’est ici que je dois recevoir le grand roi. Accordez un baiser à ceux que je vous indiquerai, car vous ne pouvez saluer d’une même façon tous les hommes d’Etzel. »

On enleva de sa haquenée la reine majestueuse. Le très puissant Etzel n’attendit pas davantage : il descendit de cheval avec ses nombreux fidèles et s’avança plein de joie au devant de Kriemhilt.

Deux chefs opulents, ainsi nous le raconte-t-on, marchaient magnifiquement vêtus à côté de la dame, quand le roi Etzel s’avança à sa rencontre et qu’elle reçut le noble prince avec d’affectueux baisers.

Elle écarta ses bandeaux ; ses belles couleurs resplendissaient parmi tout l'or qu’elle portait. Il y avait là bien des gens qui prétendaient que dame Helche n’avait pu être plus belle. Le frère du roi, Blœdel, se tenait à côté d’eux.

Ruedigêr, le riche margrave, lui dit de l’embrasser, ainsi que le roi Gibeke et Dietrîch, qui étaient présents. La femme d’Etzel baisa ainsi douze des guerriers. Elle favorisa d’un salut les autres chevaliers.

Pendant tout le temps qu’Etzel fut près de Kriemhilt, les jeunes cavaliers firent ce qu’on fait encore maintenant : ils se livrèrent à des joutes brillantes. Ainsi faisaient et les guerriers chrétiens et aussi les païens, suivant leurs coutumes.

De quelle façon chevaleresque les hommes de Dietrîch faisaient voler bien haut au dessus des boucliers, les tronçons des lances brisées par leurs fortes mains ! Le bord de maints boucliers fut percé par les coups des Tiuschen[9].

On entendait au loin le bruit des lances qui se rompaient. Tous les guerriers de la contrée et les hôtes du roi étaient accourus, tous nobles hommes. Enfin le roi puissant partit avec dame Kriemhilt.

Non loin de là s’élevait une tente magnifique. La plaine était couverte de pavillons de feuillage, où l’on devait se reposer après les fatigues du jour. Maintes belles jeunes filles y furent conduites par les chevaliers,

À la suite de la reine, qui s’assit sur un siège garni d’étoffe. Le margrave s’était occupé d’arranger avec soin le siège de Kriemhilt. Le cœur d’Etzel en fut réjoui.

J’ignore ce qu’Etzel dit en ce moment. Dans sa main droite il tenait la blanche main de la reine. Ils étaient assis côte à côte, tendrement. Mais Ruedigêr, la bonne épée, ne permit pas encore au roi de lui offrir son amour seul à seule.

On fit cesser partout les tournois. Le grand fracas prit fin après de glorieux exploits. Les hommes d’Etzel se rendirent dans les huttes. On procura à tous des logements suffisants.

Le jour était à sa fin. Chacun se livra au repos jusqu’à ce qu’on vit luire la brillante aurore. Alors les hommes se hâtèrent vers leurs chevaux. Ah ! que de jeux on entreprit en l’honneur du roi.

Le roi commanda aux Hiunen de se préparer pour rendre à la reine les honneurs qu’on lui destinait. De Tulnâ on chevaucha vers la ville de Wiene, où l’on trouva grand nombre de dames très bien vêtues. Elles reçurent avec de grands hommages la femme du roi Etzel.

Tout ce qui était nécessaire était là à leur usage, en grande profusion. Plus d’un héros magnanime se réjouissait aux cris d’allégresse. On se mit à s’installer, et les noces du roi commencèrent au milieu de la joie générale.

Tous ne purent se loger dans la ville. Ruedigêr pria ceux qui n’étaient pas étrangers de prendre des logements dans le pays d’alentour. Je pense que sans cesse on trouvait près de Kriemhilt.

Le seigneur Dietrîch et maint autre guerrier, Ils avaient fort à faire pour distraire l’esprit de leurs hôtes. Ruedigêr et ses amis se livraient à de joyeux divertissements.

La Pentecôte fut le jour des noces, où le roi Etzel reposa à côte de Kriemhilt, dans la ville de Wiene. Auprès de son premier époux elle n’avait pas acquis, j’imagine, le service de tant de guerriers.

Elle se fit connaître par ses dons à ceux qui ne purent la voir. Plus d’un d’entre ceux-ci dit aux étrangers : « Nous croyions que dame Kriemhilt ne possédait plus de richesses et ici elle fait merveille avec ses présents. »

Les noces durèrent dix-sept jours. Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’aucun roi en célébra de plus belles, ou du moins nous l’ignorons. Tous ceux qui étaient là portaient des vêtements neufs.

En aucun temps, je crois, elle ne siégea dans le Nîderlant avec tant de guerriers. Et je pense que Siegfrid, quoiqu’il fût riche en biens, ne s’attacha jamais un si grand nombre de nobles hommes qu’on en voyait là devant Etzel.

Jamais roi ne donna, à ses noces, tant de riches manteaux, grands et larges, ni de si bons vêtements que ceux qui furent distribués à profusion, par la volonté de Kriemhilt, à toutes les personnes qui en voulaient.

Ses amis et aussi les étrangers étaient d’humeur si généreuse qu’ils n’épargnèrent point leur bien. Ils étaient disposés à donner ce que chacun désirait. Plus d’un chevalier, par bonté d’âme, se dépouilla de tout, même de ses vêtements.

La reine pensait au temps où elle était près du Rhin avec son époux chéri ; des larmes mouillèrent ses yeux, mais elle les cacha soigneusement, de façon que nul ne put le remarquer. Elle recevait de grands honneurs après avoir subi tant de souffrances.

Quelle que fût la générosité des autres, elle n’était rien auprès de celle de Dietrîch. Il distribua tout ce que le fils de Botelung lui avait donné. La main du bon Ruedigêr fit aussi des merveilles.

Le prince Bloedel de l’Ungerlant fit vider maints coffres pleins d’or et d’argent, dont on fit largesse. En vérité, les guerriers du roi vivaient bien grandement.

Werbel et Swemel, les joueurs d’instrument du roi, gagnèrent chacun, je pense, au moins mille marcs et même davantage à cette fête, ou la belle Kriemhilt porta la couronne à côté d’Etzel.

Au matin du dix-huitième jour, ils partirent de Wiene. Dans les jeux chevaleresques bien des boucliers furent brisés par les lances que les héros portaient en leurs fortes mains. Le roi Etzel se mit en marche vers le Hiunen-lant.

On passa la nuit dans l’antique Heimburc[10]. Personne ne peut se figurer avec quelle puissance cette immense troupe chevauchait par le pays. Et que de belles femmes aussi on allait trouver dans la patrie !

Ils s’embarquèrent à Misenburc[11] la riche. Le fleuve était couvert, aussi loin qu’on pouvait le voir couler, d’hommes et de chevaux en si grand nombre, qu’il semblait terre ferme. Les femmes fatiguées de la route jouirent là de la douceur du repos.

Maints bons vaisseaux furent attachés ensemble, de façon à mettre tout le monde à l’abri des ondes et du courant. On tendit au dessus de bonnes tentes : c’était comme si on se fût trouvé dans la plaine sur terre ferme.

Ces nouvelles arrivèrent au burg d’Etzel, et hommes et femmes s’y réjouirent. La suite d’Helche, qui jadis servait cette princesse, passa depuis des jours heureux auprès de Kriemhilt.

Là attendait plus d’une noble vierge qui depuis la mort d’Heiche était dans la douleur. Kriemhilt y trouva sept filles de rois, dont la beauté ornait les États d’Etzel.

La jeune dame Herrât dirigeait cette suite. Elle était fille de la sœur de Helche et riche en vertus, l’épouse de Dietrîch et l’enfant d’un noble roi, étant fille de Nentwîn.

Plus tard elle fut l’objet de grands honneurs. Son âme se réjouit de l’arrivée des étrangers ; de grands préparatifs étaient faits pour les recevoir. Qui pourrait vous décrire la vie que le roi mena depuis ? On n’avait pas mieux vécu chez les Hiunen du temps de l’autre reine.

Quand le roi et sa femme eurent quitté les bords du fleuve, on dit le nom de ces dames à la noble Kriemhilt, qui les salua très gracieusement. Oh ! avec quelle puissance elle occupa la place d’Helche !

Chacun lui offrit son loyal service ; la reine distribua à pleines mains de Tor et des vêtements, de l’argent et des pierreries. Elle donna alors tout ce qu’elle avait apporté chez les Hiunen, de par delà le Rhin.

Aussi depuis lors, tous les parents et tous les hommes du roi lui furent-ils soumis avez dévoûment, si bien que dame Helche ne leur commanda jamais d’une manière plus absolue, que ne le fit Kriemhilt jusqu’à sa mort.

La cour et le pays vivaient si honorablement, qu’en tout temps on y trouvait des divertissements suivant le goût et l’humeur de chacun, par l’effet de la générosité du roi et de la bonté de la reine.



  1. Les Russes et les Grecs.
  2. Le Polonais.
  3. Le Valaque.
  4. Horde de Tartares, qui apparaît depuis le onzième siècle entre le Don et le Danube. Ils servaient dans les armées grecques et hongroises.
  5. Tuln, à l’embouchure de la petite rivière Tuln. Les archiducs d’Autriche allaient à la rencontre de leurs fiancées jusqu’à cette ville.
  6. La Thuringe.
  7. Le Bleda de l’histoire, qui aurait bâti Buda. Le père d’Attila dans l’Edda est Budli, que notre poème appelle Botelung.
  8. Théodoric, roi des Goths, Thiothrec dans l’Edda.
  9. Tiuschen, Deutschen, les burgondes, les hôtes allemands.
  10. Carnuntum, du temps des Romains.
  11. Wiselburg sur la Leita.