La Nouvelle Revue Critique (p. 191-214).
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ix

la catastrophe


Dans les quatre jours qui suivirent, nous élargîmes lentement la zone déblayée et nous occupâmes, en y joignant le terrain conquis d’abord, environ dix-huit cents hectares, puis, il devint nécessaire de nous reposer, non que notre réserve énergétique eût sensiblement diminué, nous la renouvelions sans grande peine, mais il devenait difficile de maintenir un barrage efficace.

Nous portâmes alors tous nos efforts sur la fabrication des accumulateurs défensifs. Quatre de ces petits appareils, mis au point, envoyaient des radiations en éventail sur une ligne d’un kilomètre, mais il restait cinq kilomètres à couvrir, ce qui nous gênait beaucoup pendant l’attaque.

Il fut donc décidé que nous travaillerions à compléter nos moyens de guerre et, pendant dix jours, tout le camp se mit à la construction : il aurait été difficile de recruter, sur la Terre, des novices capables de comprendre, aussi rapidement que les Tripèdes, une tâche compliquée et de la remplir aussi habilement. En revanche, on eût trouvé bien plus d’initiative parmi les Terrestres. Nos amis, même ceux de l’élite, dépassaient à peine le stade de l’assimilation ; ils accomplissaient à merveille la besogne, ils se montraient étrangement dépourvus d’initiative.

Chaque geste, vite appris, devenait automatique, mais devant l’imprévu, il nous fallait intervenir. N’importe, la fabrication avançait bien plus rapidement que, dans les mêmes conditions, elle eût avancé sur Terre, et les Tripèdes nous livraient des appareils en série, tous exactement pareils aux modèles.

Près de deux semaines passèrent et déjà presque toute la ligne de couverture était défendue : grâce à leur faible débit, les accumulateurs se rechargeaient facilement aux rayons solaires.

Lorsque le travail fut organisé, l’automatisme même des Tripèdes nous donna le loisir d’examiner de plus près le Règne Zoomorphe. Dans la zone envahie comme dans les zones occupées depuis longtemps par ces organismes, nous ne tardâmes pas à voir qu’il n’y avait rien de comparable à la scission végétale-animale, caractéristique de la vie terrestre et aussi de la vie martienne dans le Règne auquel appartiennent les Tripèdes.

Tous les Zoomorphes empruntent des aliments au sol, mais les Zoomorphes supérieurs sont aussi « carnivores ». L’absorption des aliments s’opère par la surface du corps : les Zoomorphes ne possèdent aucun orifice propre à avaler des substances. Tout se fait par une manière d’osmose[1]. Que la nourriture soit empruntée au minéral ou aux êtres vivants, c’est par corpuscules infinitésimaux qu’elle entre dans les organismes. La proie ne périt qu’exceptionnellement : après une période de torpeur qui suspend toute action vitale, elle finit d’habitude par se ranimer.

Il nous fut facile de capturer des Zoomorphes de stature petite ou médiocre et d’étudier leur anatomie : il nous est jusqu’à présent impossible de concevoir exactement le jeu de leurs organes ni même de déterminer ceux-ci.

Comme je l’ai déjà écrit, la constitution des Zoomorphes supérieurs est trilatérale ; les espèces inférieures ont une structure aussi confuse que le thalle d’un champignon ou d’une algue. Inférieurs ou supérieurs, tous décèlent de nombreuses vacuoles, souvent disposées en chaînes ou en triangles. Nous supposons que ces vacuoles servent particulièrement à la circulation et à la nutrition.

Faute de liquides, la circulation se fait sans doute par projections de particules microscopiques : nous avons pu, à l’ultra-loupe, suivre sur quelques Zoomorphes « vivisectionnés » des courants et des tourbillons d’éléments qui semblent homologues à la circulation du sang et de la sève.

Primitivement nous crûmes que certains Zoomorphes demeuraient attachés au sol : nous nous trompions ; tous les Zoomorphes se meuvent, mais les individus des espèces rudimentaires ne le peuvent qu’après de longs intervalles d’immobilité, probablement lorsqu’ils ont appauvri l’endroit où ils s’étaient fixés.

La forme aplatie des Zoomorphes indique, je pense, qu’il leur faut une grande surface pour attaquer convenablement les solides inertes ou vivants dont ils tirent leur subsistance. C’est d’autant plus probable qu’ils semblent emprunter peu de choses à l’atmosphère : le sol rigide a dû, dès le principe, jouer le grand rôle dans leur formation ; et parce qu’ils n’y enfonçaient pas de racines, il n’est pas étonnant qu’ils se soient accolés et étendus à la superficie.

Il est d’ailleurs remarquable que l’aplatissement de la structure est un peu moindre chez les Zoomorphes de proie — mais comme ils continuent à demander le principal de leur alimentation à la planète, cette évolution n’a guère d’importance.

Il n’y a chez les Zoomorphes aucun indice de l’instinct d’association, et je ne parle pas d’un instinct affiné comme celui des fourmis, des termites, des abeilles, ni même des guêpes ou des castors, mais d’un instinct rudimentaire comme celui qui rassemble les oiseaux migrateurs, les troupeaux de bisons, les hordes de loups. Les actions des Zoomorphes sont strictement individuelles. Il n’y a pas même trace de famille.

La fécondation est externe ; les nouveaux nés semblent jaillir de terre, tellement le germe est minuscule, et, encore presque invisibles, ils semblent déjà posséder les facultés intégrales de leur espèce.

Peut-on parler de l’intelligence des Zoomorphes ? On dirait plutôt qu’ils sont entièrement à la merci de « tropismes », d’autant plus divers que l’être est plus évolué. Nous avons cherché des traces d’organes directeurs ou transmetteurs ; — nous supposons que ces organes ressortissent à la disposition des vacuoles : là où l’on s’attendrait à trouver une tête, comme chez l’animal terrestre ou martien, on ne trouve aucune structure matérielle particulière, mais plusieurs systèmes de vacuoles à l’intérieur desquelles se meuvent, avec une remarquable régularité, des multitudes de corpuscules.

Quant aux vacuoles disposées en chaînes et reliées par de fins canalicules, tout fait supposer qu’elles remplacent nos appareils nerveux et musculaires.

Rien n’est plus bizarre que les évolutions de ces êtres plats et informes, qui semblent aller au hasard, en traçant des zigzags innombrables, jusqu’à ce qu’ils soient sollicités par quelque appât ou quelque danger.

Lorsqu’un Zoomorphe-proie discerne l’approche d’un Zoomorphe carnivore, il fuit instantanément : et il a mainte chance de se sauver car, à une distance variable selon les espèces, mais jamais très grande, il cessera d’être perceptible. D’ailleurs, la chasse n’est pas continue, comme dans nos sylves et nos savanes : même, les Zoomorphes carnivores vivant surtout du sol et de l’atmosphère, c’est par intervalles seulement qu’ils recherchent leur proie.

Par contraste avec la vie des Zoomorphes, la vie des animaux et des végétaux martiens cessait presque de nous paraître étrange. Les plantes rappellent plus ou moins confusément mais enfin rappellent nos plantes. Les animaux supérieurs sont des homologues de nos vertébrés : la course des uns, le vol des autres — les cinq pattes ou les cinq ailes — ont fini par nous sembler naturels. Et quant aux aquatiques, leurs cinq membres nageurs les rapprochent de nos batraciens plus que de nos poissons.

Chez tous, la circulation est liquide ; c’est une manière de sang qui nourrit leur corps, bien que ce sang puisse être violet, bleu ou vert : les appareils qui le contiennent rappellent nos veines et nos artères, encore que le cœur unique soit remplacé par deux, trois, quatre, cinq poches pulsatives, selon les espèces.

Ils ont des gueules ; leurs yeux multiples sont de vrais yeux ; les organes digestifs ne diffèrent pas tellement des appareils de maints animaux terrestres. Si nous n’avions jamais vu soit des oiseaux, soit des poissons, soit des insectes, ils nous paraîtraient sans doute aussi singuliers que les bêtes martiennes. Mais nous reconnaîtrions, après un certain temps, une parenté entre les mammifères et les oiseaux, ou les insectes, ou les poissons. Ainsi faisons-nous avec les organismes martiens homologues de nos organismes, tandis qu’il faut bien reconnaître une différence fondamentale avec les Zoomorphes et combien plus encore avec les Éthéraux !

Quant aux Tripèdes, nous finissions positivement par les considérer comme des hommes, encore que leur évolution les eût, sur quelques points, plus nettement séparés de notre animalité supérieure que la plupart des bêtes martiennes les plus parfaites.

Mais leur station verticale, leur mentalité surtout, étonnamment proche de la nôtre, leur émotivité, leur charme et surtout le charme de leurs compagnes accroissaient chaque jour une familiarité, une intimité qui fait d’eux notre famille d’Outre-Terre.

Pendant la nuit, nous gardions l’habitude de nous réfugier dans le Stellarium, établi à l’arrière du camp. Les premiers jours, l’un de nous prenait la veille, puis le sentiment d’une sécurité profonde nous fit abandonner cette précaution : nous dormions tous trois aussi tranquillement que si nous avions vécu dans une maison terrestre.

Généralement, les Tripèdes s’éveillaient avant nous. Quelques centaines d’entre eux, tentés par des cavernes, s’étaient établis sous le terrain reconquis ; d’autres y circulaient à leur guise.

Un matin, nous fûmes réveillés par des coups frappés à la paroi du Stellarium, et nous aperçûmes de nombreux Tripèdes, évidemment bouleversés, ce que, faute de pouvoir exprimer leur émotion à l’aide de la voix, ils manifestaient par des gestes violents…

Dès qu’ils nous virent debout, ils multiplièrent les signaux ; nous sûmes instantanément que les Zoomorphes avaient franchi les barrières :

— Toutes les barrières ? demanda Antoine, fort surpris.

— Non ! répondirent plusieurs Tripèdes à la fois (les signes ne se confondaient pas, comme l’eussent fait des paroles), seulement à droite… une nuée d’ennemis. Un grand nombre des nôtres ont péri.

— Nous arrivons !

Déjà le Stellarium s’élevait de terre, et bientôt nous planâmes au-dessus de la multitude. Sept Zoomorphes énormes — le plus grand avait presque cent mètres de longueur — évoluaient parmi les cadavres des Tripèdes foudroyés. D’autres Tripèdes gisaient dans le lit sec de la rivière ancestrale et, au delà, une myriade de nos amis gesticulaient désespérément.

Sur l’extrême droite du territoire naguère reconquis, il n’y avait plus un seul Tripède vivant, ce qui nous permit de procéder rapidement à l’attaque… Puisqu’il était impossible d’attaquer tous les monstres de front, nous adoptâmes une tactique « fractionnée ». Chaque Zoomorphe fut manœuvré à son tour, et comme nous procédions plus intensivement qu’à l’ordinaire nous obtînmes des retraites rapides. À raison de cinq secondes d’arrosage par unité, nous pouvions reprendre chaque Zoomorphe deux fois par minute. Et les faisceaux tombant toujours dans la même direction, la fuite fut orientée à notre vouloir. D’ailleurs, par inertie, les Zoomorphes ne revenaient pas sur leurs pas ; ils suivaient presque, même pendant les intervalles de répit, la ligne que nous voulions leur faire suivre.

Il ne fallut pas un quart d’heure pour nettoyer la place ; après quoi Jean sortit pour examiner le radiateur d’extrême droite.

L’axe de l’appareil s’était relevé de quelques degrés, déclara-t-il au retour ; par suite, les rayons ne rasaient plus le sol… Les Zoomorphes ont tout simplement passé sous les faisceaux.

— C’est réparé ? demandai-je.

— Naturellement.

— Cela doit nous inciter à stabiliser plus solidement l’inclinaison ! dit Antoine. Peu de chose ! Maintenant faisons l’enquête auprès de nos amis…

Pendant que nous échangions ces propos sommaires, le Chef Implicite était accouru. Il nous parut profondément ému. Son corps tremblait comme un bouleau dans le vent et il nous remercia avec véhémence.

— Nous n’avons osé retourner aucun appareil contre les envahisseurs, dit-il, car c’était ouvrir une nouvelle issue à ceux du dehors…

— Irréfutable pour eux ! grommelai-je en songeant à leur « déficit » d’initiative.

Antoine demandait au Chef Implicite, en montrant un groupe de Tripèdes foudroyés :

— Croyez-vous qu’ils soient morts ?

Une tristesse morne éclatait dans les regards de notre allié :

— Je le crois, dit-il… mais parmi ceux qui ont pu fuir dans la fissure, beaucoup seront sauvés.

— Avez-vous des remèdes ?

— Contre ce mal-là, aucun. Lorsqu’on n’en meurt pas, on sort plus ou moins vite de l’engourdissement… et la guérison est complète après des heures ou des jours…

Il baissa la tête et ajouta, grelottant :

— Ma fille !

Bouleversé, je demandai à sortir du Stellarium.

— Je vous accompagne, fit Antoine. Il faut tâcher d’aider ces pauvres diables !

Je n’osais pas interroger le chef ; j’examinais avec terreur les cadavres :

— Elle n’est pas parmi eux, dit-il… elle a pu franchir la limite.

À mon émotion — ah ! très profonde ! — se mêlait l’effarement même de cette émotion. Cette petite existence, perdue naguère au fond des cieux, dans la goutte de feu rouge qui tremble le soir parmi les minuscules veilleuses solaires, cette créature si dissemblable des hommes et de toutes les vies qui entourent les hommes, voilà qu’elle me fait connaître les angoisses, les détresses, et l’impatience accablante et l’espérance violente combinée à la terreur — tout le drame de l’amour et de la mort.

Cependant, je suivais le Chef Implicite et nous arrivâmes au bord du long ravin qui fut une rivière, quand il y avait encore des rivières dans ce monde condamné…

Des corps étendus pèle-mêle, une foule éperdue comme un peuple de fourmis chassé par l’inondation, quelques Tripèdes qui s’efforcent de donner des soins aux foudroyés…

Déjà j’étais auprès de Grâce, immobile et qui semblait sans souffle, le corps rigide. Je me souvins de ce matin où mourut ma sœur Clotilde, où les abîmes du néant engloutissaient l’univers.

Le Chef Implicite devina ma pensée :

— Elle n’est pas morte ! fit-il.

Penché, il considérait attentivement sa fille ; ses yeux, d’abord assombris de tristesse, dardèrent des lueurs plus vives. Rassuré, et parce qu’il était l’Animateur, il s’en fut examiner d’autres corps.

Combien de temps suis-je resté seul auprès de Grâce ? Pas même un quart d’heure, je pense, mais la durée, pleine du flux tumultueux des sensations, se dilatait indéfiniment. Puis des Tripèdes vinrent, qui la transportèrent dans un abri chauffé par un radiateur assez semblable aux armes de nos alliés…

Le temps reprit un rythme normal ; les émotions cessèrent leur tumulte : je croyais à la résurrection de Grâce, et le Chef Implicite accroissait mon espoir à chacune de ses visites.

Toutefois, lorsqu’elle ouvrit les paupières, ce fut un tel saisissement que j’en demeurais paralysé. Les beaux yeux évoquèrent d’abord une constellation voilée par les vapeurs qui s’élèvent au bord des étangs d’automne ; puis la lumière en jaillit comme à l’aurore naissante. Elle me regardait avec une douceur étonnée qui devenait toujours plus tendre.

À la fin, elle me dit :

— Les monstres sont vaincus, puisque vous êtes près de moi.

— Oui, ils sont refoulés.

La joie rayonna comme les parfums émanent de la côte odoriférante, et les sentiments de Grâce se formaient, se métamorphosaient, exprimés par des gestes si légers que nous communiquions presque directement de conscience à conscience.

Il y eut une pause, qui eût été le silence entre êtres usant de la parole ; des choses indicibles passèrent, mystérieux oiseaux migrateurs de l’âme.

Puis elle reprit :

— Je suis très heureuse de vous voir maintenant auprès de moi !… C’est comme si votre présence m’avait fait renaître ! Si heureuse que vous ne pouvez pas me comprendre.

À ces mots, une exaltation inconnue me souleva :

— Et moi aussi, dis-je, je suis singulièrement heureux… d’un bonheur aussi neuf que le matin de ma vie !

Je m’étais incliné, nos épaules se touchèrent, le bras de Grâce se posa doucement sur mon cou. J’eus alors la prescience d’une sensation qui dépassait toutes les sensations humaines…

Mais le Chef Implicite entra, accompagné d’Antoine.

— Il n’y a plus aucun danger, fit-il. Avant ce soir, elle aura repris ses forces.

Comme Antoine et moi le regardions, interrogateurs :

— C’est toujours ainsi, reprit-il. Jamais la guérison n’est incomplète.

Il ne se trompait pas. Dès le lendemain, Grâce ne ressentait plus aucun malaise. Je la revis chaque jour, tandis que les hostilités reprenaient. Elles furent bientôt menées à leur terme. Dans l’intervalle, on avait pu construire les appareils de barrage. Pour obvier au défaut d’initiative des Tripèdes, nous prévîmes avec minutie tout ce qui pouvait arriver et nous énumérâmes les mesures qu’il conviendrait de prendre dans chaque cas.

Ils connaissaient maintenant à fond la fabrication des radiateurs et, comme je l’ai dit, leur habileté, leur promptitude, leur exactitude dépassaient de loin les nôtres : ils se proposaient de construire assez d’appareils pour défendre toutes leurs frontières :

— Nous apprendrons à nos voisins ce que vous nous avez appris, dit le Chef Implicite, le jour où il se disposait à ramener le gros de l’armée vers les cavernes natales. Ils l’apprendront à d’autres. De proche en proche, votre science mettra notre espèce à l’abri des invasions… Les Envoyés de la Terre auront sauvé leurs humbles frères de Mars !

  1. L’étude minutieuse des Zoomorphes et l’exposé complet des hypothèses sur leur organisation seront publiés ultérieurement par nos soins. N. D. E.