Les Navigateurs de l’infini/Épilogue

La Nouvelle Revue Critique (p. 215-220).


épilogue


Et les jours coulèrent. Nous connûmes d’autres groupes de Tripèdes, nous établîmes, dans une vaste plaine, un organisme lumineux si ample et si intense qu’il devait être aperçu sur la Terre. Par une nuit claire, nous lançâmes les premiers signaux d’appel, selon le système des longues et des brèves que nous ont transmis les hommes du dernier siècle, système si parfait et si simple, qu’il peut traduire le langage humain d’autant de manières différentes qu’il y a de sens et presque de formes d’énergie[1].

Nous fûmes tout de suite compris car nous répétions les signaux déjà employés par les explorateurs de la terre. Dix postes radiogènes nous répondirent ; nous eûmes, en bref, des nouvelles aussi précises de la terre que celles qui s’échangent, par ondes, de ville en ville, de continent à continent. Antoine et Jean reçurent des « radios stellaires » de leur famille, et moi, qui ai perdu les miens, quelques messages amicaux.

Notre voyage excitait un enthousiasme frénétique sur toute la planète ; les journaux célébraient le plus grand événement du siècle, quelques-uns le plus grand événement de l’histoire humaine…

Ma prédilection pour Grâce s’accrut encore. Je la voyais longuement chaque jour et mes sentiments devinrent si étranges que je redoutais de les analyser. Ces beaux frissons, ces ondes prodigieuses, comment les définir ? Rien n’y ressemble dans mon humble pèlerinage. L’idée que ce pût être de l’amour, au sens humain, me semblait absurde et même répugnante. Le pauvre sens de notre volupté était complètement engourdi ; son éveil auprès de Grâce m’eût rempli, je crois, de dégoût et de honte.

Pourtant, c’est bien du désir que je ressentais auprès d’elle à chaque frôlement de son corps, je sentais passer cette douceur merveilleusement pure que j’avais ressentie le jour de la résurrection. Serait-ce un amour tout de même ? Alors, il est aussi étranger à notre pitoyable amour que Grâce est étrangère à la féminité humaine…

Parce qu’aucune parole n’aurait pu l’exprimer, parce que Grâce sans doute ne le comprendrait point, je me contentais de le vivre et nous errions comme des ombres heureuses dans la sylve, au bord des lacs silencieux, aux profondeurs souterraines.

Nous vînmes un jour dans une caverne spacieuse, où des lueurs d’aigue-marine montaient du sol et coulaient des murailles. La légende de Mars était inscrite dans la pierre, au temps où la jeune planète créait les premiers êtres.

Nous nous assîmes sur une pierre antique, dont la substance, jadis dispersée en bestioles innombrables, ne forme plus qu’un bloc lourd et mélancolique, où des énergies obscures vacillent et tourbillonnent interminablement.

C’est là que je sentis, avec une certitude éblouissante, que Grâce m’était devenue plus chère que toutes les créatures, et je ne pus m’empêcher de le lui dire.

Elle frissonna tout entière comme un feuillage ; ses beaux yeux s’emplirent de lueurs enchantées, et sa tête se posa doucement sur mon épaule… Alors… ah ! qui pourrait le dire !… Une étreinte, rien qu’une étreinte, aussi chaste que l’étreinte d’une mère qui saisit son enfant, et tous les bonheurs d’antan parurent de pauvres choses flétries — les joies subites venues avec le vent, les parfums sur la colline, la résurrection du matin, les mensonges divins des crépuscules, et toute la fable de la femme, si patiemment construite à travers les millénaires, et la femme même, à l’heure que je croyais la plus grande ivresse de l’univers… Rien n’était plus. Tout disparaissait dans ce miracle qui semblait le miracle même de la Création…


Note des éditeurs. — Au moment de mettre ce texte sous presse, nous apprenons que le second voyage du Stellarium est accompli et que les fabuleux explorateurs ont retrouvé leurs amis de l’Autre Monde. Le volume, relatant les observations et les expériences d’ordre scientifique, paraîtra bientôt. Il sera suivi de la relation d’un second voyage, transmise cette fois de Mars même.

  1. Le système Morse, qui peut s’adresser à la vue, à l’ouïe, au tact, même à l’odorat et au goût, qui peut utiliser tous nos mouvements, employer presque toutes les énergies perceptibles.