Les Mystères du peuple — Tome VII
LES TENAILLES DE FER - Seconde partie : Les hérétiques de l’Albigeois

LES TENAILLES DE FER


ou


MYLIO-LE-TROUVÈRE ET KARVEL-LE-PARFAIT.




SECONDE PARTIE.


LES HÉRÉTIQUES DE L’ALBIGEOIS.


sommaire.


Karvel-le-Parfait et sa femme Morise. — La dame de Lavaur, son frère et son fils. — Aventures de Mylio, de Peau-d’Oie et de Florette. — La vertu de Peau-d’Oie. — Croyances et mariage des hérétiques. — Chant de Mylio sur la croisade. — L’abbé Reynier. — Simon, comte de Leicester et de Monfort l’Amaury. — Sa femme Alix de Montmorency. — Karvel, le médecin. — Mylio et Peau-d’Oie prisonniers. — Comment le vieux jongleur demande le baptême. — Les deux frères. — Le siége de Lavaur. — Aimery. — Dame Giraude et Florette. — La Torture. — Le bûcher, la potence et le glaive. — La citerne. — Le clair de lune.




Fils de Joel, vous connaissez les mœurs des nobles dames, des seigneurs et des abbés du nord de la Gaule, tous, d’ailleurs, bons catholiques, à en juger par leur farouche ardeur à mouvoir la croisade prêchée par l’abbé Reynier contre le Languedoc : — ce pays infecté d’une monstrueuse et diabolique hérésie, — a dit ce moine — Ô Fergan, notre aïeul ! il y a un siècle, à l’aspect de cette gigantesque tuerie de Jérusalem, où soixante-dix mille Sarrasins furent égorgés en deux jours, tu t’écriais : — « Tremblez, peuples ! l’Église de Rome s’est enivrée de sang, et cette sanguinaire ivresse durera longtemps encore ! » — Tu disais vrai, Fergan ! Les monstruosités des croisades sont aujourd’hui renouvelées en Gaule… Une guerre d’extermination est déclarée par le pape, non plus aux Sarrasins, mais aux fils de notre mère-patrie ! Et maintenant apprenez à connaître les mœurs de ces hérétiques du Languedoc contre qui l’on déchaîne tant de fureurs ! Vous êtes à Lavaur, ville florissante du pays d’Albigeois, située non loin d’Alby. Sacrovir-le-Brenn, fils de Colombaïk, et comme lui artisan tanneur, ayant amassé un petit pécule, est venu s’établir, avec sa femme et ses enfants, non loin de Lavaur, vers l’année 1060. En ce pays, il acheta un bien de terre qu’il cultiva, aidé de ses deux fils ; l’un mourut sans enfants ; l’autre eut pour fils Conan-le-Brenn, père de Karvel-le-Parfait et de Mylio-le-Trouvère. La scène se passe dans l’humble et riante demeure de Karvel, située à l’extrémité de l’un des faubourgs de Lavaur, ville forte distante d’environ sept lieues de Toulouse, capitale du marquisat de ce nom, dont le titulaire était alors Raymond VII. Karvel-le-Brenn exerce la profession de médecin. Il a affermé l’héritage de son père un métayer qui occupe avec sa famille une partie de la maison, l’autre est réservée à Karvel et à sa femme. Vous voyez une vaste chambre dont l’étroite fenêtre, garnie de petits vitraux enchâssés de nervures de plomb, s’ouvre sur une prairie traversée par la rivière de l’Agout, qui coule non loin des remparts de la ville ; une grande table, couverte de parchemins, occupe le milieu de la chambre ; sur des tablettes placées le long du mur sont rangées des vases contenant des feuilles, des fleurs ou des sucs de plantes médicinales ; un fourneau garni de différents vases de cuivre sert à la distillation de certaines herbes, soin dont s’occupe Morise, épouse de Karvel, tandis que celui-ci, penché sur la table, consulte différents manuscrits sur l’art de guérir. Karvel a environ trente-six ans ; sa belle figure est surtout remarquable par son expression de haute intelligence et d’adorable bonté. Une longue robe de drap noir, largement échancrée autour du cou, laisse voir les plis de sa chemise, fermée par des boutons d’argent. Sa femme Morise est âgée de trente ans ; ses cheveux blonds, tressés en nattes, encadrent son aimable visage ou, grâce à un heureux mélange, l’enjouement s’allie à la douceur et à la fermeté. Soudain elle interrompt son travail, reste un moment pensive, en contemplant un vase de cuivre de forme arrondie, sourit, et dit à son mari : — Ce vase de cuivre me rappelle les folies de ce pauvre Mylio, qui ne manquait jamais de se coiffer de ce bassin en guise de casque.

Karvel, souriant aussi. — Mais aussi tu forçais notre étourdi de goûter à nos décoctions les plus amères… Cher et bon Mylio ! puisse notre ami, le marchand lombard, l’avoir rejoint en Touraine !

Morise. — Notre ami en s’informant du célèbre Mylio-le-Trouvère, il l’aura facilement rencontré… Le nom de ton frère est si connu, qu’il est parvenu jusqu’ici ; avant-hier encore, Aimery ne nous citait-il pas avec enthousiasme des vers de Mylio traduits en langue d’oc ?

Karvel, souriant. — Dame Giraude ne partageait pas absolument l’enthousiasme de son frère Aimery pour ces vers licencieux, non qu’elle soit d’une pruderie affectée, car jamais plus haute vertu ne s’est jointe à plus charmante indulgence… Jamais !… si… chez toi, Morise.

Morise.— Fi ! le flatteur ! me comparer à dame Giraude ! cet ange qui, veuve à vingt ans, belle comme le jour, comtesse de Lavaur, et n’ayant qu’à choisir parmi les plus riches seigneurs du Languedoc, a préféré rester veuve pour se livrer tout entière à l’éducation de son fils Aloys ?

Karvel. — Oh ! dis tout le bien imaginable de notre amie Giraude et tu resteras toujours au-dessous de la vérité… Noble femme ! quel cœur angélique ! quelle inépuisable charité ! Ah ! le proverbe du pays n’est pas menteur : « Jamais pauvre ne frappe à la porte de la dame de Lavaur, qu’il ne reparte souriant. »

Morise. — Et cette école de petits enfants qu’elle surveille elle-même avec tant de sollicitude ! disant judicieusement : qu’ignorance et misère engendrent tous les vices.

Karvel. — Et lors de la grande contagion de l’an passé… Giraude a-t-elle montré assez de courage ! assez de dévouement ! 


Morise. — Et puis quelle mâle éducation elle donne à son fils ! jamais je n’oublierai ce jour où Aloys, atteignant sa douzième année, fut conduit à l’hôtel de ville de Lavaur, par Giraude qui dit à nos consuls : « Mes amis, soyez les tuteurs de mon fils ; son père l’aurait élevé comme il l’a été lui-même, dans le respect de vos franchises communales ; le seul privilége qu’il réclamera un jour de vous, sera de marcher au premier rang, si la ville était attaquée, ou de vous offrir refuge dans notre château ; mais, grâce à Dieu, nous continuerons à jouir de la paix, et mon fils, suivant l’exemple de son père, fera valoir nos biens avec ses métayers, aussi ce sera fête à Lavaur, lorsqu’il aura tracé dans nos champs son premier sillon, guidé par notre plus vieux laboureur, car Aloys s’honorera toujours de mettre la main à la charrue nourricière ! »

Karvel. — Sais-tu qu’il n’était pas de plus savant agriculteur que le châtelain de Lavaur ? de tous côtés on venait lui demander conseil… Ah ! quelle différence entre les seigneurs du nord de la Gaule et ceux de notre heureuse contrée ! les premiers ne songent qu’à briller dans les tournois, à afficher un luxe ruineux, qu’ils ne soutiennent qu’en accablant leurs serfs de taxes écrasantes ; ici, hormis quelques fous, les seigneurs, presque tous issus de la bourgeoisie, font valoir leurs terres de gré à gré avec leurs tenanciers, ou équipent des vaisseaux pour le commerce… Aussi, quelle prospérité ! quelle richesse ! en notre fortuné pays !

Morise. — Aimery ne nous disait-il pas encore hier : « Le Languedoc fait l’envie de la Gaule entière ! »

Karvel. — À propos d’Aimery, avoue, Morise, que rien n’est plus touchant que l’affection ineffable qui l’unit à sa sœur Giraude ! Aussi, lorsque je les vois jouir tous deux de ce sentiment délicieux, je regrette plus vivement encore l’absence de notre Mylio.

Morise. — Patience ! son cœur est bon… Sa première fougue passée, il nous reviendra.

Karvel. — Oh ! je n’en ai jamais douté. Il a cédé à l’ardeur de l’âge, à la vivacité de son caractère… que sais-je enfin ? À ce besoin d’aventures, qui semble parfois se réveiller en nous, fils de Joel.

Morise. — En effet, dans ces légendes de ta famille que nous avons lues si souvent, n’avons-nous pas vu Karadeuk-le-Bagaude, Ronan-le-Vagre, Amaël, qui fut favori de Karl-Martel, entraînés d’abord, comme ton frère, à une vie vagabonde ; mais, j’en suis certaine, Mylio, tôt ou tard, regrettera ses erreurs et nous le reverrons !

Karvel. — Je le crois ; seulement, sais-tu, Morise, ce qui me préoccupe ? hélas ! une seule joie a manqué jusqu’ici à notre union, nous n’avons pas d’enfant ! et j’aurais été content de voir Mylio marié, la race de Joel ne se serait peut-être pas éteinte.

Morise. — De ce mariage, moi, je me charge… Ton frère, de retour ici, n’aura qu’à choisir parmi les plus sages et les plus jolies filles de Lavaur.

À ce moment la porte de la chambre s’ouvre, le métayer de Karvel entre précipitamment et dit : — Maître Karvel, voici dame Giraude, son frère et son fils ! ils apportent une jeune fille évanouie !

Au moment où le Parfait va sortir pour aller à leur rencontre, Aimery, sa sœur Giraude et son fils entrent, transportant Florette évanouie. La dame de Lavaur et son frère tiennent la jeune fille entre leurs bras ; ses pieds sont soutenus par Aloys, adolescent de quatorze ans. On dépose Florette avec précaution sur une sorte de lit de repos tressé de paille, et pendant que Morise court chercher un cordial, Karvel touche le pouls de la douce enfant ; l’on voit à ses habits poudreux, à ses chaussures en lambeaux, qu’elle vient de parcourir une longue route ; son front est baigné de sueur, son visage pâle, sa respiration oppressée. La dame de Lavaur, son frère et son fils, silencieux, inquiets, attendent les premières paroles du médecin. Giraude, du même âge que Morise, et d’une beauté remarquable, est vêtue très-simplement d’une robe d’étoffe verte, un chaperon orange, d’où pend un voile blanc qui entoure à demi son visage, découvre ses deux épais bandeaux de cheveux noirs ; ses grands et doux yeux bleu d’azur, humides de larmes, sont attachés sur Florette avec l’expression du plus tendre intérêt. Aimery, âgé de quarante ans, porte le costume campagnard : large chapel de feutre, tunique serrée à sa taille par un ceinturon de cuir, surcot de drap et grosses bottes de cuir ; sa physionomie ouverte, avenante et résolue semble non moins que celle de la dame de Lavaur, appitoyée sur le sort de Florette. Aloys, aussi rustiquement vêtu que le frère de sa mère, ressemble à celle-ci d’une manière frappante ; seulement, son frais et charmant visage est légèrement bruni par le grand air et le soleil, car sa mère et son oncle lui donnent une éducation virile ; ses yeux se sont aussi remplis de larmes en contemplant Florette, à qui le médecin fait boire, malgré son évanouissement, un réconfortant.

La dame de Lavaur, soutenant toujours Florette, dit à voix basse au Parfait et à Aimery : — Pauvre enfant ! elle ne revient pas encore à elle… Vois donc, mon frère, quelle douce et charmante figure !

Aimery. — Une figure d’ange ! ami Karvel ; d’où pensez-vous que provienne son évanouissement ?

Karvel. — Je ne remarque aucune trace de blessure ou de chute… Cette infortunée a sans doute éprouvé un grand saisissement ou peut-être elle a succombé à une violente fatigue (S’adressant à sa femme.) Morise, un peu d’eau fraîche.

Aloys est venu souvent chez le Parfait, il connaît les êtres de la maison, et prévenant Morise, il court vers un grand vase d’argile, y puise de l’eau avec une écuelle, la remplit, et revient l’offrir au médecin. Celui-ci, touché de l’empressement de l’adolescent, regarde dame Giraude d’un air attendri ; elle baise son fils au front en disant à Karvel : — Aloys, en agissant ainsi, mon ami, se souvient de vos leçons.

Florette, dont le Parfait vient d’humecter les tempes avec de l’eau fraîche mélangée de quelques gouttes d’électuaire, reprend peu à peu ses sens ; son visage se colore légèrement, par deux fois elle soupire. Bientôt des larmes coulent sous ses longues paupières, et elle murmure d’une voix faible : — Mylio !… Mylio !…

Karvel, avec stupeur. — Que dit-elle ?…

Aimery. — Le nom de votre frère !

Morise. — Quel étrange hasard !

Florette porte péniblement ses deux mains à son front ; il se fait un profond silence. Elle se dresse sur son séant : ses grands yeux timides et étonnés errent çà et là autour d’elle ; puis, rassemblant ses souvenirs, elle s’écrie d’une voix déchirante en fondant en larmes : — Oh ! de grâce, sauvez Mylio ! sauvez-le !

Karvel, alarmé. — Mon frère !… il court un danger ?

Florette, les mains jointes. — Vous êtes Karvel-le-Parfait ?

Karvel. — Oui, oui ; mais calmez-vous, pauvre enfant, et tâchez de me répondre. Où est mon frère ? Quel danger le menace ? Où l’avez-vous connu ? Où est-il ?

Florette. — Je suis une pauvre serve du pays de Touraine ; Mylio m’a sauvé la vie et l’honneur. Je l’ai aimé, il m’a dit : « — Florette, je retourne en Languedoc ! pendant le voyage, tu seras ma sœur ; en arrivant auprès de mon frère, tu seras ma femme… Je veux qu’il bénisse notre union. » — Mylio a tenu sa promesse ; nous arrivions le cœur joyeux, lorsqu’à quatre ou cinq lieues d’ici… (Les sanglots étouffent la voix de Florette.)

La dame de Lavaur, tout bas au Parfait. — Ah ! Karvel, j’en prends à témoin son touchant amour pour cette pauvre serve, le cœur de votre frère est resté bon, malgré l’égarement de sa jeunesse !

Karvel, essayant ses yeux. — Nous n’en avons jamais douté… Mais qu’est-il devenu ? mon Dieu !

Aimery. — Ma sœur, je vais visiter les environs de cette demeure, peut-être apprendrai-je quelque chose.

Aloys, vivement. — Mon oncle… Je vous accompagne, si ma mère le permet.

Karvel, à Aimery. — Attendez un moment encore, mon ami. (À Florette, qui sanglotte.) Chère fille… chère sœur… car vous êtes maintenant notre sœur, je vous en supplie, calmez-vous, et apprenez-nous ce qui est arrivé à Mylio ?

Florette. — Il m’avait dit qu’en outre de son désir d’être promptement de retour près de vous, une autre raison, dont il vous instruirait, devait hâter notre marche, et que nous voyagerions presque nuit et jour ; c’est ce que nous avons fait. J’étais en croupe de Mylio, un de ses amis nous accompagnait monté sur une mule ; ce matin, nous nous sommes arrêtés dans un gros bourg, où l’on entre par une arcade en pierre.

Karvel, à Morise. — C’est le bourg de Montjoire, à quatre lieues d’ici.

Florette. — Depuis notre départ de Touraine, nous avions voyagé si rapidement que les fers de notre cheval s’étant usés, il en perdit deux avant d’entrer dans ce bourg ; Mylio, voulant faire referrer sa monture, s’informa d’un maréchal, et nous conduisit, son ami et moi, dans une auberge où il nous dit de l’attendre. Le compagnon de Mylio est un jongleur très-joyeux. Il se mit à jouer de la vielle et à chanter des chansons contre l’Église et les prêtres devant les gens de l’auberge ; à ce moment, deux moines, escortés de plusieurs cavaliers, entrèrent et ordonnèrent au jongleur de se taire. Il répondit par des railleries ; alors les hommes de l’escorte des moines se sont jetés sur le pauvre vieux Peau-d’Oie, c’est son nom, et l’ont battu, en l’appelant chien d’hérétique !

Aimery. — C’est à n’y pas croire ! jamais jusqu’ici les moines n’ont osé montrer tant d’audace ; car à Montjoire, comme dans tout l’Albigeois, on aime les prêtres de Rome comme la peste ! Mais, mon enfant, les spectateurs de l’auberge ont dû prendre le parti de votre compagnon de voyage ?

Florette. — Oui, messire, et Mylio est rentré au plus fort de la batterie ; il a voulu défendre son ami que l’on maltraitait, mais les hommes d’armes étaient nombreux ; les gens de l’auberge ont eu le dessous et se sont enfuis, laissant Mylio et le vieux jongleur au pouvoir des moines ; ceux-ci ont dit qu’ils allaient faire emprisonner ces deux hérétiques dans le château du seigneur de ce bourg.

Aimery. — C’est impossible ! Raoul de Montjoire exècre autant que moi cette milice enfroquée : mais, pardieu ! j’ai peine à concevoir l’imprudence de ces moines ; se croient-ils donc dans le nord de la Gaule ?

Florette. — Hélas ! messire, ce que je vous raconte n’est que trop vrai ; aussi Mylio se voyant, malgré sa résistance, chargé de liens et entraîné, ainsi que son compagnon, m’a crié : « — Florette, va vite à Lavaur ; tu demanderas ton chemin, et en arrivant dans les faubourgs de la ville, informe-toi de la demeure de Karvel-le-Parfait et dis à mon frère que l’on veut me retenir ici prisonnier. » Alors je me suis hâtée d’accourir ici…

La dame de Lavaur. — Pauvre petite !… Et sans doute vos forces trahissant votre courage vous êtes tombée évanouie à deux cents pas d’ici, à l’endroit où nous vous avons trouvée au bord du chemin ?…

Florette. — Oui, madame ; mais ! par grâce, sauvez Mylio ! ces moines vont le tuer peut-être !

Aimery, à Karvel. — Je reconduis ma sœur à Lavaur, puis nous montons à cheval pour nous rendre chez Raoul ; et nous ramènerons Mylio, j’en réponde !

Florette soudain tressaille, prête l’oreille du côté de la porte, se lève et s’écrie : — C’est lui !… j’entends sa voix !

Mylio, suivi de Peau-d’Oie, entre presque au même instant ; Florette, Karvel, Morise s’élancent à la rencontre du trouvère, il répond à leurs étreintes avec un bonheur inexprimable. Aimery, Aloys et sa mère, doucement émus, contemplent ce tableau, et la dame de Lavaur dit à son frère à demi-voix : — Ah ! celui qui inspire de pareilles affections doit les mériter !

Aloys, tout bas à Giraude, en lui montrant Peau-d’Oie resté à l’écart. — Ma mère, voyez donc ce pauvre vieux homme… personne ne lui parle… On l’oublie en ce moment ; aussi comme il paraît triste ! si j’allais lui souhaiter sa bienvenue en ce pays ?

La dame de Lavaur. — C’est une bonne pensée, cher enfant ; va !

Pendant que Mylio dans un muet transport répond aux caresses de ceux qui lui sont chers, Aloys s’approche timidement du vieux jongleur ; celui-ci n’est point triste, mais prodigieusement embarrassé. Mylio, en lui parlant des austères vertus de Karvel-le-Parfait et de sa femme, a surtout recommandé à Peau-d’Oie de ne point s’échapper, selon son habitude, en joyeusetés grossières ou licencieuses ; aussi, le jongleur, fidèle aux instructions de son ami, se gourme, se guinde, pince ses grosses lèvres, prend enfin, autant qu’il le peut, un air sérieux et vénérable qui donne à sa figure, ordinairement réjouie, cette expression piteuse qui, trompant la bienveillante candeur d’Aloys, lui fait croire à la tristesse de Peau-d’Oie, et il lui dit d’une voix touchante : — Soyez le bienvenu en notre pays, bon père…

Peau-d’oie, à part soi. — Ce garçonnet doit être aussi un petit Parfait, veillons sur ma langue ! (Haut à Aloys, d’un ton grave et sentencieux.) Que Dieu vous garde, mon jeune maître, et vous conserve toujours en la vertu ; car la vertu… hum !… hum !… voyez-vous, la vertu donne plus de vrai et gaillard contentement qu’une jolie ribaude… Que dis-je !… la vertu est la ribaude de l’homme de bien ! (Aloys, ne comprenant rien aux dernières paroles de Peau-d’Oie, le regarde d’un air naïf et surpris ; puis il retourne auprès de sa mère.)

Peau-d’oie, à part soi. — Je suis content… j’ai dû donner à ce jouvenceau une excellente idée de ma sagesse ! il doit déjà me vénérer ! 


Karvel, ramenant Mylio vers Aimery et sa sœur, dit à celle-ci : — Dame Giraude, je vous demande pour Mylio un peu de la bonne amitié que vous avez pour nous.

La dame de Lavaur. — Vous le savez, Karvel, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’Aimery et moi nous avons pris part à la tendre affection que vous portez à votre frère.

Mylio, d’un ton respectueux et pénétré. — Karvel vient de me dire, madame, la reconnaissance que je vous dois. (Montrant Florette.) Cette chère enfant, épuisée de fatigue, était tombée mourante sur la route… et vous, votre digne frère et votre fils, vous avez…

La dame de Lavaur, interrompant Mylio. — Si l’accomplissement d’un devoir méritait une récompense, nous la trouverions dans le bonheur d’avoir secouru cette charmante enfant, qui va bientôt appartenir au frère de l’un de nos meilleurs amis !

Mylio, à Aimery en souriant. — Me laisserez-vous du moins, messire, vous remercier de votre bon vouloir pour moi et pour mon compagnon de voyage ? Vous étiez prêt, m’a dit Karvel, à monter à cheval, afin de venir nous délivrer.

Aimery. — Rien de plus simple ; Raoul de Montjoire est mon ami ; il a, comme nous tous, habitants du Languedoc, la gent monacale en aversion ; j’étais certain qu’à ma demande il vous remettrait en liberté, vous et votre joyeux compagnon, ce gros compère, dont les chants drôlatiques ont causé la bagarre.

Peau-d’oie, s’entendant appeler : drôlatique et joyeux compère, redouble de gravité, en songeant qu’il se trouve au milieu de gens plus ou moins parfaits, et répond. — Je supplie la noble dame, le noble sire et l’assistance de ne point me prendre pour un drôlatique compère… Mon chant, qui a causé la colère de ces tonsurés, était simplement le cri d’indignation d’un homme qui fut peut-être vertueux… mais qui certainement, mûri par l’expérience, sait que l’habit ne fait pas le moine, que la cruche ne fait pas le vin, que la gorgerette ne fait pas la gorge, que la cotte ne fait pas…

Mylio interrompt Peau-d’Oie d’un regard courroucé ; le jongleur se tait, se recule tout penaud, et, afin de se donner une contenance, il va tracasser dans les vases de cuivre placés sur le fourneau de distillerie. Mylio s’adresse à Aimery, qui, non plus que Karvel, n’a pu s’empêcher de sourire des paroles du jongleur, et leur dit : — Saisi, désarmé, garrotté, malgré ma résistance, par les hommes d’escorte des deux moines, j’ai été, avec mon compagnon, conduit chez Raoul de Montjoire. L’un des moines lui a dit : « Ces deux hérétiques ont eu l’audace, l’un, de chanter une chanson outrageante pour les prêtres du Seigneur, et l’autre, de prendre la défense du chanteur ; je te somme, au nom de l’Église catholique, de faire justice de ces deux scélérats. — Pardieu, moine, je te remercie, a répondu Raoul ; — tu ne pouvais m’amener de meilleurs hôtes. » — Puis, s’adressant à ses gens : — « Ça, mes amis, que l’on délivre de leurs liens ces braves contempteurs de l’Église de Rome, cette moderne Babylone souillée de rapines et de sang. »

Aimery. — Oh ! je connais Raoul… il ne pouvait tenir un autre langage.

Mylio. — Aussitôt dit que fait ; on nous délivre, et le sire de Monjoire ajoute, en montrant la porte au moine : « — Hors d’ici, et au plus tôt, suppôt de Rome, vil Romieu, méchant Romipède !… » tu n’es pas ici en France, où les tonsurés commandent en maîtres ! — Détestable ensabbatté ! hérétique damné ! — s’écrie le moine furieux en sortant et menaçant Raoul — Tremble ! le jour du courroux céleste est arrivé !… Bientôt vous serez tous écrasés dans votre nid d’hérésie, race de vipères hérésiarques ! »

La dame de Lavaur. — L’audace de ces moines révolterait, si l’on ne savait l’impuissance de leur haine.

Mylio. — Le jour est venu, madame, où, malheureusement, la haine des prêtres est redoutable.

Karvel. — Que veux-tu dire ? 


Mylio. — J’ai voyagé presque jour et nuit pour devancer une nouvelle qui, je le vois, n’est pas encore parvenue jusqu’à vous, et qui explique l’insolence des paroles adressées à Raoul par ce moine.

Aimery. — Que s’est-il donc passé de nouveau ?

Mylio. — Le pape Innocent III a donné l’ordre à tous les évêques de la Gaule de prêcher une croisade contre les hérétiques du Languedoc.

Aimery, riant. — Une croisade ! Est-ce que ces tonsurés prennent notre pays pour la Terre-Sainte ?

Mylio. — Oui, et à cette heure ils déchaînent contre vos heureuses et libres provinces les haines fanatiques, les cupidités sauvages qu’ils ont, jadis, déchaînées contre les Sarrasins ; oui, pour pousser les seigneurs et les peuples à l’invasion de ce pays, le pape leur donne d’avance les terres, les richesses des hérétiques, et, par surcroît, il leur promet, comme d’habitude, le paradis.

Aimery, regardant sa sœur. — C’est à ne pas le croire ! Est-ce assez de rage sanguinaire ?

La dame de Lavaur. — Non, non… une pareille démence est impossible ! D’où viendrait tant de haine contre nous autres hérétiques, ainsi que l’on nous appelle ? L’Église catholique ne conserve-t-elle pas, en Languedoc, ses églises, ses domaines, ses évêques, ses moines, ses prêtres ? Les a-t-on jamais empêchés dans l’exercice de leur culte ? Quoi ! une croisade contre nous ? parce que nous pratiquons simplement, selon notre foi, l’évangélique morale de Jésus ! Une croisade contre nous ? parce que notre cœur et notre raison repoussent cette odieuse fable du péché originel, qui frappe d’anathème, jusque dans le sein maternel, un enfant encore à naître ! Une croisade contre nous ? parce que nous sourions de la prétention de ces prêtres qui, se disant les infaillibles représentants de Dieu sur la terre, affirment que s’ils ne baptisent pas notre enfant nouveau-né, l’innocente créature sera damnée ; que s’ils ne consacrent pas le mariage de nos fiancés, leur lien est criminel ; et qu’enfin, si nous ne mourons pas entre les mains de ces prêtres catholiques, en leur donnant large part de nos biens, nous allons droit en enfer ! Une croisade contre nous ? parce que nous préférons nos Parfaits, de dignes pasteurs comme vous, Karvel, qui, laborieux, austères, pratiquent et enseignent, au milieu des saintes joies de la famille, la doctrine sublime du Christ, l’ami des pauvres et des affligés, l’ennemi des hypocrites et des superbes ! Une croisade contre nous ! allons c’est folie ! Et puis à quoi bon la violence ? Les prêtres, catholiques sont-ils réellement les dépositaires de la véritable foi ? Eux seuls sont-ils inspirés de Dieu ? Alors qu’ils nous convertissent par la raison, par la douceur, par la persuasion ; mais en appeler à la force, à la violence !… non, non, ce serait le comble de l’aveuglement et de la méchanceté humaine !

Mylio. — Les croisades contre les Sarrasins ont été, madame, une monstruosité inouïe, et l’Église les a prêchées, et l’Église a été obéie par les nations hébétées ; aujourd’hui on lui obéit encore ; car elle ameute de nouveau d’exécrables passions contre nos fortunées provinces qui ont su échapper à la tyrannie et à la cupidité de Rome. Croyez-moi, madame, de grands périls menacent le Languedoc. En passant à Cahors, j’ai appris qu’un homme, d’une rare valeur militaire, mais fanatique, impitoyable : Simon comte de Montfort-l’Amaury, l’un des héros de la dernière croisade en Terre-Sainte, commandait en chef l’armée catholique, qui va bientôt envahir ce pays !

Karvel. — Simon de Monfort !… Ah ! le choix d’un pareil chef nous menace d’une guerre sans merci ni pitié !

Aimery. — Eh bien ! soit !… S’ils veulent la guerre, nous la leur ferons ! et terrible ! j’en jure Dieu !

La dame de Lavaur, avec angoisse. — La guerre ? Mais c’est affreux ! mais c’est impie ! Quel tort faisons-nous aux catholiques ? Leur imposons-nous nos croyances ? De quel droit veulent-ils nous imposer les leurs par la violence, la guerre ? Mais cela tue les enfants des pauvres mères ! — (En disant ces mots d’une voix altérée, les yeux humides de larmes, dame Giraude serre avec tendresse et anxiété son fils entre ses bras ; puis, pressant la main d’Aimery :) Mais les mères ? les sœurs ? les épouses ? c’est l’épouvante… la guerre ! 


Aimery. — Amie, calme tes craintes !

La dame de Lavaur. — Hélas ! je ne suis pas une héroïne ; je vis de mon amour pour mon fils et pour toi, et quand je pense que toi, lui… vous, Karvel, et tant d’autres amis bien chers à mon cœur, vous pouvez dans cette guerre horrible… — (Elle s’interrompt, embrasse de nouveau son fils avec passion en murmurant :) — Oh ! j’ai peur… j’ai peur !

Aloys. — Ma bonne mère, ne crains rien ! nous te défendrons !

La dame de Lavaur. — Tais-toi ! tu es fou !… Dès ce soir nous fuirons avec mon frère… Nous irons nous embarquer à Aigues-Mortes… Vous viendrez avec nous, Karvel, Morise…

Aimery. — Fuir ! pauvre sœur ! Et qui défendra la ville et le château de Lavaur, dont ton fils est seigneur ?

La dame de Lavaur. — Que ces prêtres s’emparent de notre château, de nos biens, peu m’importe, pourvu que mon enfant et toi vous me restiez !

Aimery. — Mais, ma sœur, la prise de la ville et du château, c’est la ruine, c’est la mort de tous ses habitants et des gens des campagnes, qui vont s’y réfugier à la première nouvelle de la croisade ?

La dame de Lavaur. — C’est vrai, je perds la raison… Pardon mon frère, pardon, mes amis ; c’était lâche ce que je disais là… Mais, mon Dieu, quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ?

Le métayer, entrant. — Messire Aimery, un de vos serviteurs, arrive du château où viennent de se rendre plusieurs de vos amis ; ils ont hâte de vous entretenir de choses très-graves ; ainsi que dame Giraude.

Aimery. — Plus de doute, la nouvelle apportée par Mylio se confirme !

Karvel, à la dame de Lavaur. — Courage, Giraude ! les cœurs amis, les dévouments fermes ne vous manqueront pas.

La dame de Lavaur, essuyant ses larmes. — Adieu, bon Karvel ! plaignez ma faiblesse, j’en ai honte ! 


Karvel. — Non, vous n’avez pas été faible, vous avez été mère… vous avez été sœur… le cri de la nature s’est échappé de votre âme, je vous en honore davantage ; car, je le sais, le moment venu, vous ne manquerez à aucun de vos devoirs.

La dame de Lavaur. — Hélas ! je l’espère… Ah ! quelle horrible chose que la guerre !… Nous étions si heureux ! (Regardant son fils et l’embrassant en pleurant.) Dis, mon pauvre enfant, quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ?

Aimery, à Mylio. — Bienvenue soit votre présence en ces temps périlleux, car vous êtes homme de résolution, Mylio… Au revoir, Karvel ; je vous ferai connaître ce soir le résultat de notre entretien avec nos amis.


La dame de Lavaur, avant de quitter la maison du Parfait, s’approche de Florette, qui est restée près de Morise ; Peau-d’Oie, après s’être tenu à l’écart, s’est assis sur un banc et a fini par s’endormir, car il est brisé de fatigue. La dame de Lavaur prend les mains de Florette, et lui dit avec un triste sourire : — Pauvre petite, aussi bonne que dévouée, vous arrivez dans notre pays en des jours malheureux ; puissions-nous les traverser sans perdre aucun des êtres qui nous sont chers ! Quoi qu’il arrive, comptez sur mon affection ! — Florette, émue jusqu’aux larmes, porte avec effusion à ses lèvres la main de la dame de Lavaur ; celle-ci, après un dernier adieu à Morise et au Parfait, sort accompagnée de son fils et d’Aimery.

Mylio la regarde s’éloigner, puis il dit à Karvel : — Non, je ne peux t’exprimer combien je suis touché de la bonté de cette charmante femme… Au milieu de ses angoisses de mère et de sœur avoir eu, avant de quitter cette maison, un souvenir et de bienveillantes paroles pour Florette !

Karvel. — Ah ! frère, c’est un ange que cette femme ! — (Puis, regardant Mylio, les yeux du Parfait deviennent de nouveau humides d’attendrissement ; il ouvre ses bras, et dit à son frère d’une voix entrecoupée :) — Encore un embrassement !… encore… 


Mylio serre Karvel sur son cœur ; Morise et Florette partagent la silencieuse émotion des deux frères, et n’entendent pas les ronflements de Peau-d’Oie, dont le sommeil devient de plus en plus profond et bruyant.

Morise, s’adressant à Mylio. — Ainsi, frère, vous voilà pour toujours revenu près de nous ?

Mylio. — Oh ! pour toujours… N’est-ce pas, Florette ?

Florette. — Ma volonté sera la vôtre, Mylio ; mais il m’est doux de m’y conformer, lorsque je suis accueillie avec tant de bonté par vos chers parents.

Mylio. — Pourtant, frère, si tu approuves mon projet, il me faudra bientôt te quitter pendant quelques jours.

Morise. — Quoi ! déjà ? L’entendez-vous, Florette, ce méchant ?

Florette, souriant. — Ou Mylio m’emmènera avec lui, ou il me laissera près de vous ; quoi qu’il arrive, je ne saurais être que contente.

Karvel. — Quel est donc ton projet, cher frère ?

Mylio. — M0n sincère amour pour Florette a mis terme aux égarements de ma jeunesse ; ton indulgence, celle de Morise, jettent un voile sur le passé ; mais enfin, je le sais, j’ai mal usé de ces facultés de poésie dont le hasard m’a doué ; pourquoi ne les emploierais-je pas désormais utilement, vaillamment ! Frère, tu l’as lu comme moi, dans les légendes de notre famille : jadis les Bardes gaulois excitaient le courage des combattants ; et plus tard, lors des temps désastreux de la conquête romaine, les Bardes soulevaient par leurs chants patriotiques, le peuple des Gaules contre le conquérant étranger… Ah ! crois-moi, frère, cet héroïque bardit du Chef-des-cent-vallées : — « Tombe, tombe, rosée sanglante… » — a armé plus d’un bras contre les Romains !

Karvel. — Je comprends ta pensée… Bien ! bien ! Mylio… Oui, ce serait noblement user du talent de poëte que Dieu t’a donné.

Mylio. — L’Église fait prêcher par ses moines l’extermination de ce pays ; nous, trouvères, comme jadis les bardes gaulois, nous soulèverons par nos chants les peuples contre les fanatiques imbéciles et féroces qui menacent notre liberté, notre vie !

Morise. — Cette pensée est généreuse et grande !

Mylio. — Tenez, tout à l’heure, la dame de Lavaur a, par deux fois, répété quelques mots qui m’ont arraché des larmes : l’avez-vous entendue dire en pleurant et en embrassant son fils : — « Quel mal leur avons-nous donc fait à ces prêtres, mon pauvre enfant ? »

Florette. — Ah ! Mylio, comme ces paroles m’ont fait pleurer !

Mylio. — C’est qu’elles sont vraies et navrantes, ces paroles échappées au cœur d’une mère. Oui, quel mal a-t-on fait en ce pays, à ces prêtres implacables ?

Un monstrueux ronflement de Peau-d’Oie, toujours endormi, retentit au milieu du silence de quelques instants qui a suivi les dernières paroles de Mylio ; il se retourne, et voyant le profond sommeil du vieux jongleur, il dit à Karvel en souriant : — Frère, j’ai oublié jusqu’ici de te parler de mon compagnon de voyage.

Morise. — Je ne sais pourquoi, malgré son air sérieux, il me donne envie de rire ?

Karvel. — Ce pauvre homme est peut-être attristé de ce que, tout à l’heure, et assez à propos, Mylio l’a arrêté au plus bel endroit de sa paraphrase sur la liberté : Que l’habit ne fait pas le moine.

Mylio. — Mon compagnon est jongleur, c’est te dire, Karvel, que ses chants grossiers, fort goûtés dans les cabarets, sont peu faits pour des oreilles délicates ; aussi, j’avais prévenu Peau-d’Oie, c’est son nom, que chez toi il devait s’observer dans ses paroles ; de là son embarras, et son obstination à se donner une apparence vénérable… Je te demande ton indulgence… Accordez-lui la vôtre aussi, Morise, il y a quelque droit, par le véritable attachement qu’il m’a souvent témoigné.

Karvel. — Tout bon cœur mérite indulgence et amitié, frère… (Souriant.) Mais sais-tu que je serais tenté de te reprocher d’avoir fait de nous des épouvantails de vertu et causé ainsi l’effroi de ce pauvre homme !

Peau-d’Oie, à ce moment, pousse un si prodigieux ronflement, qu’il en est lui-même réveillé en sursaut ; il se frotte les yeux et roule autour de lui un regard effaré, puis, se levant brusquement en reprenant son air grave, il dit à Morise avec une affectation de langage courtois : — Que notre compatissante hôtesse me fasse l’aumône de sa miséricorde pour l’énorme incongruité de mon sommeil ; mais depuis Blois nous voyageons jour et nuit, et ma fatigue est grande. D’ailleurs, le sommeil, en cela qu’il endort les vils et méprisables appétits terrestres, le sommeil est en soi une manière de vertu, car…

Mylio, l’interrompant. — Chère sœur Morise, ce gros homme vous vante la vertueuse innocence du sommeil, en cela qu’il endort les appétits terrestres ? Eh bien, ce même gros homme qui vous parle ainsi a failli m’étrangler un jour parce que je l’éveillais au milieu d’un rêve succulent où, après avoir vu combattre Carême contre Mardi-Gras, armés, l’un de poissons, l’autre de saucissons, il s’apprêtait à dévorer le vainqueur, le vaincu et leurs armes.

Peau-d’oie, d’un ton de reproche piteux à son compagnon de voyage en voyant rire Karvel et sa femme. — Ah ! Mylio !…

Mylio. — Donc, il est entendu que mon ami Peau-d’Oie que je vous présente est un peu gourmand, un peu ivrogne…

Peau-d’oie. — Moi, justes dieux !

Mylio. — Et aussi un peu menteur, un peu tapageur, un peu poltron, un peu libertin, un peu bavard !…

Peau-d’oie, d’un air contrit. — Ah ! mes respectables hôtes ! ne croyez pas ce méchant railleur.

Mylio. — Après cette confession, que la modestie retenait sur les lèvres de mon ami, j’ajouterai : mais il a bon cœur, il partage son morceau de pain avec qui a faim, son pot de vin avec qui a soif ; et enfin il m’a donné des preuves d’affection que de ma vie je n’oublierai. Ceci dit, mon vieux Peau-d’Oie, mes amis et moi, nous t’en supplions, n’aie plus sans cesse le mot de vertu à la bouche, et, au lieu de baisser les yeux, de te gourmer, de te pincer les lèvres d’un air confit, laisse s’épanouir à son aise ta bonne grosse mine réjouie, et même, si cela te plaît, chante à plein gosier ta chanson favorite :

Robin m’aime, Robin m’a…

Karvel, à Peau-d’Oie qui soupire avec allégement, et dont la figure semble peu à peu se dilater. — Mon frère est l’interprète de notre pensée ; allons, cher hôte, pas de contrainte, revenez à votre gaieté naturelle. Nous l’aimons beaucoup, nous autres, la gaieté, savez-vous pourquoi ? Parce que jamais cœur faux ou méchant n’est franchement joyeux. Nous pensons enfin qu’il faut beaucoup pardonner à ceux qui sont restés bons, parce qu’ils deviendront meilleurs encore ; vous êtes de ceux-là, notre hôte. Donc, soyez le bienvenu ! nous vous aimerons comme vous êtes, aimez-nous comme nous sommes.

Peau-d’oie, tout à fait à son aise. — Ah ! dame Vertu !…

Mylio. — Comment ! encore ?

Peau-d’oie. — … Ah ! dame Vertu, vous vous embéguinez d’une sale coiffe ; et l’œil louche, la bouche écumante, le cou tors, vous pourchassez les gens, leur disant de votre voix de chouette amoureuse, en les menaçant de vos doigts griffus : « — Ça, viens vite à moi me chérir, gros pendard ! sac à vin ! porc de goinfrerie ! bouc de luxure ! lièvre de couardise !… çà, viens vite m’adorer, me servir, me becquotter, sinon, je t’étrangle, truand ! chien vert ! âne rouge ! triple mulet !… » Et vous vous étonnez, mignonne, que l’on prenne sa bedaine à deux mains, afin de mieux trotter pour échapper à votre gracieux appel ?

Morise, à Karvel, en souriant. — Il a raison !

Peau-d’oie. — Ah ! dame revêche ! dame piaillarde ! dame griffue ! prenez donc un peu le doux air, la douce voix, le doux cœur, le doux langage de dame Morise, mon aimable hôtesse, que voici, ou de notre digne hôte Karvel, que voilà, et vous verrez, dame Vertu, si vous ferez fuir les gens, si l’on ne vous dira point au contraire : (il s’adresse à Morise) Dame Vertu, le pauvre vieux Peau-d’Oie a été jusqu’ici poursuivi par une horrible sorcière qui, usurpant votre nom, voulait, à grand renfort d’injures et de coups de griffes, se faire becquotter par lui. Hélas ! le vieux Peau-d’Oie reconnaît trop tard les artifices de la sorcière, car il n’est plus d’âge à becquotter personne ; aussi, gracieuse dame Vertu, plaignez Peau-d’Oie, il vous voit pour la première fois dans votre pure et charmante réalité. Mais, hélas ! encore hélas ! je suis trop vieux pour oser lever les yeux sur vous.

Morise, souriant. — Soit ! je suis dame Vertu ; et en acceptant ce nom, je ne suis certes pas dame Modestie ! Enfin, il n’importe, je suis dame Vertu ; or, comme telle, je vous engage fort, mon cher hôte, à oser lever les yeux sur moi. Point ne suis fière, ni exigeante, ni difficile, ni jalouse ; jeunes ou vieux, beaux ou laids, pourvu que leurs actes me prouvent que, parfois, ils gardent quelque souvenance de moi, me trouvent très-heureuse de leur amour. Vous le voyez, cher hôte, malgré votre âge, vous pouvez parfaitement aimer dame Vertu…

Peau-d’oie, se grattant l’oreille. — Oh ! certes, s’il ne s’agissait point de prouver cet amour, çà et là, par quelques bons petits actes, je me ferais votre servant, gracieuse dame Vertu ; mais, en toute humilité, je me connais, et…

Mylio. — Allons, mon vieil ami, pas de modestie outrée ; je vais te mettre en mesure de prouver à mon frère et à ma sœur que tu es capable d’un acte vaillant et généreux.

Peau-d’oie. — Ne t’engage pas trop… prends garde !

Mylio. — Tout à l’heure, pendant que tu dormais, j’ai fait part à Karvel, qui l’adopte, d’un projet utile et bon. Tu as entendu comme moi, à Blois, les paroles de l’abbé Reynier ; l’Église va bientôt déchaîner la guerre sur le Languedoc. Il faut, par nos chants, exalter jusqu’à l’héroïsme la résistance du peuple contre cette croisade sans pitié ni merci. Viens à mon aide… seconde-moi dans cette noble entreprise.

Peau-d’oie. — Eh ! Mylio, ma pauvre vielle, au lieu d’accompagner mes chants, éclaterait toute seule… de rire entre mes mains, si elle m’entendait prendre le ton héroïque… Non, non, à ta harpe le laurier des batailles ; et à mon humble vielle un rameau de pampre ou un bouquet de marjolaines.

Karvel, à Peau-d’Oie. — Notre hôte, croyez mon frère… S’il a charmé par ses chants l’oreille des riches, vous avez charmé l’oreille des pauvres ; de même aussi vous ferez battre leur cœur si vous leur dites les maux affreux dont notre pays est menacé par cette croisade prêchée contre nous.

Peau-d’oie. — Digne hôte, que de ma vie je ne touche à un broc de vin si je saurais quoi chanter sur un pareil sujet !

Florette, timidement. — Mylio… si j’osais…

Mylio. — Parle, douce enfant.

Florette. — Je vous ai entendu dire pendant la route que ce méchant moine de Cîteaux, l’abbé Reynier, à qui, grâce à vous, Mylio, j’ai échappé, était l’un des chefs de la croisade…

Mylio. — Oui, sans doute.

Florette. — Il me semble que si maître Peau-d’Oie racontait dans une chanson comment ce méchant moine, l’un des chefs de cette guerre entreprise au nom du seigneur Dieu… a voulu abuser d’une pauvre serve…

Peau-d’oie, frappant joyeusement dans ses mains. — Florette a raison… La Friture de l’abbé de Citeaux ! voilà le titre de la chanson… Tu te souviens, Mylio, des paroles de ce dom ribaud se rendant au moulin de Chaillotte ? Ah ! par ma vielle ! je le salerai, je le poivrerai si rudement, ce chant, que ceux qui l’auront goûté, eussent-ils le palais épais comme celui d’une baleine, se sentiront le furieux appétit d’assommer ces sycophantes ! Quoi ! ces hypocrites, souillés de luxure, viennent ici massacrer les gens au nom du Sauveur du monde ! Pouah ! pouah ! ces moines, ils puent la crasse, le rut et le sang !

Mylio. — Bien ! bien ! mon vieux Peau-d’Oie ! mets dans tes vers l’indignation de ton âme, et ta chanson vaudra mille guerriers pour la défense du Languedoc. (À Florette.) Ton excellent bon sens t’a, comme toujours, servi, douce enfant ; ton cœur droit et naïf s’est justement révolté de ce qu’il y a d’horrible dans l’hypocrisie de ces prêtres orgueilleux, cupides et débauchés, menaçant d’exterminer le pays en invoquant Jésus, ce Dieu d’amour et de pardon… (À Morise et à Karvel.) Du moins je vous reviens au jour du danger ; si mon amour pour Florette m’a inspiré le dégoût de ma vie stérile et licencieuse, votre souvenir à vous, Morise, à toi, mon frère, m’a ramené ici. Oui, j’ai voulu que mon mariage avec celle qui sera la compagne de ma vie fût consacré par ta présence et par celle de ta femme ; me marier sous vos auspices, n’est-ce pas m’engager à imiter votre exemple ?

Karvel, profondément ému, prend les mains de Florette et de Mylio, les joint dans les siennes, et dit d’une voix attendrie. — Demain, votre mariage sera inscrit sur le livre des magistrats de la cité. Mylio, mon frère, Florette, ma sœur, vous que les liens mystérieux du cœur unissent déjà, j’en prends à témoin la pensée de votre âme et les paroles de vos lèvres, soyez pour toujours l’un à l’autre ! désormais jouissez des mêmes joies, souffrez des mêmes peines, consolez-vous en une même espérance, partagez-vous enfin le labeur quotidien qui assurera dignement votre pain de chaque jour. Si, plus heureux que Morise et moi, vous revivez dans vos enfants, appliquez-vous, par vos leçons, par vos exemples, à développer leur bonté originelle. Élevez-les dans l’amour du travail, du juste et du bien ; que, fidèles à la morale du Christ, l’un des plus grands sages de l’humanité, ils soient indulgents envers celui que l’ignorance, l’abandon ou la misère a jeté dans une voie mauvaise ; qu’ils aient pour lui pardon, enseignement, amour et charité. Mais habituez aussi leurs jeunes âmes à avoir conscience et horreur de l’oppression ou de l’iniquité ; oui, habituez vos enfants à cette pensée : qu’ils pourront avoir un jour à souffrir, à lutter, à mourir peut-être pour la défense de leur bon droit ! Persuadez-les que si la clémence envers les faibles et les souffrants est une vertu, la résignation aux violences de l’oppresseur est une lâcheté, est un crime ! Trempez vigoureusement leur âme dans cette sainte haine de l’injustice ; et au jour de l’épreuve vos enfants seront prêts et résolus ! Qu’ils aient une foi inébranlable dans l’avenir, dans l’affranchissement de la Gaule, notre mère-patrie ; les guerres implacables des descendants de nos conquérants l’ont divisée en provinces hostiles les unes aux autres, cette antique et glorieuse terre, berceau de notre race ! Il n’importe ! Ces haies qui divisent passagèrement nos champs empêchent-elles la terre d’être une ? Non, non, le temps, les événements détruisent ces vaines barrières, et le champ est resté dans son antique unité ; la renaissance de cette vieille Gaule, une, entière et libre, tel doit être le seul but, le seul vœu des fils de Joel ! Enfin, donnez à vos enfants cette virile croyance druidique : — « Que l’homme, immortel et infini comme Dieu, va de monde en monde éternellement revivre corps et esprit dans ces astres innombrables qui brillent au firmament ; » — oui, donnez-leur cette mâle croyance, et ils seront, comme l’étaient nos pères aux temps héroïques de notre histoire : guéris du mal de la mort. Et maintenant, Mylio, mon frère, Florette, ma sœur, puisse votre union être selon les désirs les plus ardents de mon cœur ! Puissent les maux qui menacent ce pays ne pas vous atteindre ! Ah ! croyez-le, Florette, vous serez doublement aimée de nous, car, grâce à vous, notre frère nous revient, et dès aujourd’hui ma femme et moi avons une sœur !

En achevant ces mots, Karvel le parfait, serrant contre son cœur Florette et Mylio, les tient, pendant quelques instants, embrassés. Morise, le front appuyé sur l’épaule de son mari, partage son attendrissement et celui des fiancés. Peau-d’Oie lui-même ne peut retenir une larme, qu’il essuie du bout de son doigt ; puis bientôt, revenant à sa joyeuseté habituelle, il s’écrie : — Corbœuf ! maître Karvel, excusez la sincérité du vieux Peau-d’Oie, mais il lui semble qu’au nord, comme au midi de la Gaule, dans le pays de la Langue-d’oïl comme dans celui de la Langue-d’oc, il n’est point de noces sans repas. Or, croyez-moi, ce soir, le festin des épousailles ; demain, l’inscription du mariage aux registres de la cité ; et après-demain matin, Mylio et moi, nous partons pour prêcher l’anticroisade à notre façon… (S’adressant à Morise.) Ah ! douce dame Vertu ! voilà de vos coups : je suis poltron comme un lapin, et pour vous plaire, je m’en vais prêcher la guerre avec ma vielle pour clairon. Mais, voire-Dieu, je me sens si furieusement disposé à chanter mon chant de guerre, que d’avance mon gosier se sèche !

Karvel, souriant. — Heureusement, notre hôte, nous avons ici certain vieux baril de vin de Montpellier que nous allons mettre en perce.

Morise, à Peau-d’Oie. — Et moi j’ai là, dans le buffet, certain jambon d’Arragon, digne de servir de massue à ce fameux chevalier Mardi-Gras, dont vous avez rêvé la défaite !

Peau-d’oie. — Ah ! douce dame Vertu, vous croirez rêver vous-même en me voyant jouer des mâchoires.

Karvel. — Vous pourrez non moins dignement les exercer sur une paire de superbes chapons que notre métayer nous apporta hier, et sur une truite de l’Agoult, digne de servir de monture au chevalier Carême.

Peau-d’oie. — Ah ! notre hôte, c’est un festin digne d’un chapitre de chanoines !

Karvel, montrant Mylio, qui parle bas à Florette. — L’enfant prodigue est de retour, ne faut-il pas tuer le veau gras, comme dans la parabole ?

Mylio, à Florette, d’une voix basse et passionnée. — Enfin, douce amie, te voilà ma femme !

Florette, regardant son époux avec amour et les yeux humides de larmes. — Mylio, je n’ai que mon cœur, mon amour, ma vie à vous donner ; c’est peu… pour le bonheur que je vous dois !

Peau-d’oie, venant interrompre joyeusement les deux amants. — Qu’avez-vous à chuchotter ainsi d’un air langoureux ? Chantez donc, au contraire, à pleine voix, ma chanson, petite Florette… c’est le cas ou jamais :

Robin m’aime Robin m’a.
Robin m’a voulu… il m’aura.




CHANT


DE MYLIO-LE-TROUVÈRE


SUR


LA CROISADE CONTRE LES ALBIGEOIS[1]




Les voilà, prêtres en tête ! — Les voilà, les croisés catholiques ! — la rouge croix sur la poitrine, — le nom de Jésus aux lèvres, — la torche d’une main, — l’épée de l’autre ! — Les voilà dans notre doux pays de Languedoc ! — Les voilà, les croisés catholiques, — les voilà, prêtres en tête !

— Quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ? Quel mal leur avons-nous jamais fait ?

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— De toutes les contrées de la Gaule — ils entrent dans l’Albigeois, les croisés catholiques. — À leur tête marchent le légat du pape et Reynier, abbé de Cîteaux. — Avec eux maint évêque et maint archevêque : — l’archevêque de Sens et celui de Reims ; — l’évêque de Cahors et celui de Limoges ; — l’évêque de Nevers et celui de Clermont ; — l’évêque d’Agde et celui d’Autun.

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— Nombreuse est la seigneurie, — Simon, comte de Montfort, la commande ; — puis viennent le duc de Narbonne et le comte de Saint-Paul, — le vicomte de Turenne et Adhémar de Poitiers, — Bertrand de Cardaillac et Bertrand de Gordon, — le comte de Forez et celui d’Auxerre, — Pierre de Courtenay et Foulques de Bercy, — Hugues de Lascy et Lambert de Limoux, — Neroweg, de l’Ordre du Temple, — et Gerard de Lançon, — et tant d’autres encore ! et tant d’autres !

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— Quelle armée ! quelle armée ! — Vingt mille cavaliers bardés de fer. — Deux cent mille piétons, routiers, serfs ou truands. — De près, de loin, tous, à la voix des prêtres, — ils sont venus faire sanglante curée du Languedoc. — Ils sont venus d’Auvergne et de Bourgogne, — du Rouergue et du Poitou, — de Normandie et de Saintonge, — de Lorraine et de Bretagne. — Par monts, par vaux, par chemins, par rivière, ils sont venus, — ils viennent, ils viendront encore, criant : — Mort aux hérétiques !

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Les voilà, prêtres en tête ! — les voilà, les croisés catholiques ! — la rouge croix sur la poitrine, — le nom de Jésus aux lèvres, — la torche d’une main, — l’épée de l’autre. — Les voilà dans notre doux pays, les croisés catholiques ! — les voilà, prêtres en tête !

— Quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ? — Quel malheur avons-nous jamais fait ?




ceci est la tuerie de Chasseneuil


— Les voilà devant Chasseneuil, les croisés catholiques ! — devant la ville forte de Chasseneuil. — A l’abri de ses hautes murailles, hommes, femmes, enfants, — quittant bourgs et villages, se sont réfugiés : — les hommes, armés, sont aux remparts ; — les femmes, les enfants sont pleurants dans les maisons.

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Les femmes, les enfants sont pleurants dans les maisons ; — les croisés cernent la ville. — Voici l’abbé Reynier de Cîteaux ; — il s’avance, il parle. Écoutez-le ! « — Hérétiques de Chasseneuil, choisissez : la foi catholique ou la mort ! » — Va-t’en, moine ! — va-t’en, Romieu ! — va-t’en, Romipède ! — Nous préférons la mort à l’Église de Rome !

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— Va-t’en, moine ! nous préférons la mort à l’Église de Rome ! — Furieux, l’abbé Reynier s’en est allé vers les croisés, leur criant : « — Tue, brûle, pille, ravage !… — Que pas un des hérétiques de Chasseneuil n’échappe au feu et au glaive ! — Leurs biens sont aux catholiques ! — Tue, brûle, pille, ravage ! » — Les assaillants font rage et aussi les assiégés ! — Que de sang ! oh ! que de sang ! — Innombrables sont les assiégeants ! — peu nombreux les assiégés ! — Malheur ! ils sont vaincus ! Les remparts escaladés, — les prêtres entrent la croix en main : — Tue !… tue les hérétiques de Chasseneuil.

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— Tue !… tue les hérétiques de Chasseneuil ! — Les croisés ont tué, tué et encore tué : — les vieillards et les jeunes hommes, — les aïeules et les jeunes femmes, — les vierges et les petits enfants ! — le sang coulait par les rues de Chasseneuil ! — le sang coulait, rouge, fumant, — comme dans l’étal du boucher ! — Ils ont égorgé sept mille des nôtres à Chasseneuil, — les croisés catholiques !

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— Ils ont égorgé sept mille des nôtres à Chasseneuil ! — et puis, las de viol et de carnage, — ils ont pillé, tout pillé ! — En pillant, ils ont trouvé des femmes et des vieillards, — des enfants et des blessés, — réfugiés dans les caves, dans les greniers ! — Des potences se dressent ! — des bûchers s’allument ! — La corde et le feu achèvent — ce que le glaive a commencé !

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— La corde et le feu achèvent — ce que le glaive a commencé ! — Ravagée de fond en comble, la ville n’est plus peuplée que de cadavres ! « — À Beziers ! — crie le légat du pape ! — Hardi, Montfort ! en route ! — notre saint Père l’ordonne ! — Tue, pille, brûle les hérétiques comme à Chasseneuil ! » — À Beziers ! — a répondu Montfort ! — Et les voilà partis pour Beziers, les croisés catholiques ! — la rouge croix sur la poitrine, — le nom de Jésus aux lèvres, — l’épée d’une main, — la torche de l’autre !

— Quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ? — Quel mal leur avons-nous jamais fait ?




ceci est la tuerie de Béziers


— Les voilà devant Beziers, les croisés catholiques ! — gorgés de pillage et de sang, — toujours prêtres en tête ! — Aux côtés de Montfort, voici l’archevêque de Sens et celui de Bordeaux, — les évêques d’Autun, — de Puy, — de Limoges, — de Bazas, — et les évêques d’Agde, — de Clermont, — de Cahors et de Nevers. — L’armée de la Foi entoure la ville. — Reginald de Montpayroux, évêque de Beziers — (les hérétiques l’ont laissé paisible, lui et ses prêtres, — dans son palais épiscopal), — Reginald de Montpayroux dit au peuple : « Renie ton hérésie, — soumets-toi à l’Église catholique, — sinon, j’en jure par le Dieu sauveur ! — pas une maison ne restera debout dans la cité de Beziers, — pas une créature ne restera vivante ! » — Va-t’en, évêque ! — va-t’en, Romieu ! — Nous nous tuerions plutôt, nous, — nos femmes, nos enfants, — que de nous soumettre à l’Église de Rome !

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« — Va-t’en, évêque ! — Nous nous tuerions plutôt, nous, — nos femmes, nos enfants, — que de nous soumettre à l’Église de Rome ; » — m’a répondu à moi le peuple, — dit à Montfort l’évêque de Beziers, accourant de cette ville. — Hardi ! Montfort ! notre saint Père l’ordonne ! — Aux armes ! — Tue, brûle, pille, ravage ! — Que pas un hérétique n’échappe à la mort ! — Leurs biens sont à nous ! — Non, fussent-ils vingt mille, cent mille, — crie l’abbé de Cîteaux, — que pas une créature, non, pas une, — n’échappe au fer, à la corde ou au feu ! »

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— Non ! que pas une créature n’échappe — au fer, à la corde ou au feu ! — a dit l’abbé de Cîteaux ; — Mais, — a répondu Monfort, — il est à Beziers des catholiques ? — comment au milieu du carnage les reconnaître ? « — Tuez toujours ! — s’est écrié le légat du pape — Tuez-les tous ! — le seigneur Dieu reconnaîtra bien ceux qui sont à lui ! »

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— Tuez-les tous ! — s’est écrié le légat du pape ! — le seigneur Dieu reconnaîtra bien ceux qui sont à lui ! — Beziers est enlevé d’assaut. — Ils ont tout tué comme à Chasseneuil ; les croisés catholiques ! — D’abord sept mille femmes ou enfants — réfugiés dans l’église de Sainte-Madeleine, — et puis le carnage a continué deux jours durant. — Oui, deux jours durant, de l’aube au soir, — ce n’est pas trop pour égorger soixante-trois mille créatures de Dieu ; oui, soixante-trois mille, — c’est le nombre des hérétiques égorgés à Beziers.

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— Soixante-trois mille, — c’est le nombre des hérétiques égorgés à Beziers. — Après le viol et la tuerie : le pillage, — après le pillage : l’incendie. — Le butin hors de la ville est charroyé ; — et puis, — brûle, Beziers ! brûle, foyer d’hérésie ! — Et tout brûla, tout… — maisons des artisans et maisons des bourgeois ; — l’hôtel communal et le palais du vicomte ; — l’hôpital des pauvres et la grande cathédrale bâtie par maître Gervais ; — tout brûla, tout ! — Et quand tout a été brûlé,— et les chariots de butin remplis, — et les vignes arrachées dans les vignobles, — et les oliviers coupés dans les vergers, — et les moissons brûlées dans les guérets : — « À Carcassonne ! » — a crié le légat du pape ! — Hardi, Monfort ! — en route ! — notre saint père l’ordonne ! — à Carcassonne ! — Tue, pille, brûle les hérétiques comme à Chasseneuil, comme à Beziers ! — À Carcassonne ! »

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— À Carcassonne ! — Tue, pille, brûle les hérétiques, comme à Chasseneuil, comme à Beziers ! » — À Carcassonne ! — a répondu Montfort ! — Et les voilà partis pour Carcassonne, — les croisés catholiques, prêtres en tête ! — la rouge croix sur la poitrine, — le nom de Jésus aux lèvres, — l’épée d’une main, — la torche de l’autre !

Quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres ? — Quel mal leur avons-nous jamais fait ?




ceci est le désastre et la brulerie de Carcassonne


— Ils se dirigent vers Carcassonne, — les croisés catholiques ! — Peu forte est cette ville, — là s’est jeté Roger, le jeune vicomte de Beziers, — trop tard revenu d’Arragon pour défendre la capitale de sa vicomté. — Ce jeune homme est vaillant, généreux, — aimé de chacun. — Hérétique comme tous les seigneurs du Languedoc, — cette terre de liberté, — le jeune vicomte s’incline devant les magistrats populaires — et devant les franchises des cités. — Le vicomte et les échevins raniment l’enthousiasme des habitants, — un moment atterrés par les massacres de Chasseneuil et de Beziers. — Fossés profonds se creusent, hautes palissades se dressent — pour renforcer les remparts de Carcassonne. — Vieux et jeunes, — riches et pauvres, — femmes et enfants, — tous ardemment travaillent à la défense de la ville, — et ils se disent : — Non ! nous ne serons pas égorgés comme ceux de Chasseneuil et de Beziers, — non !

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— Non ! nous ne serons pas égorgés comme ceux de Chasseneuil et de Beziers… non ! — Mais voilà que la route à l’horizon poudroie, — la terre, au loin, tremble — sous le pas des chevaux caparaçonnés de fer, — montés de guerriers bardés de fer. — Les fers d’une forêt de lances brillent, — brillent comme les armures — aux premiers feux du soleil, — et voilà que la colline, et le val, et la plaine — se couvrent d’innombrables cohortes. — Cette multitude armée, toujours et toujours augmentée, — s’étend, déborde de l’orient à l’occident, — du nord au midi. — Bientôt, de tous côtés, Carcassonne est entouré. — Viennent ensuite les chariots, les bagages, — et d’autres multitudes encore, et d’autres encore. — Au soleil levant, ils commençaient à descendre le versant des collines lointaines, — les croisés catholiques ! — Et il en arrivait encore au soleil couché.

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— Au soleil levant, ils commençaient à descendre le versant des collines lointaines, les croisés catholiques ! — Et il en arrivait encore au soleil couché. — Le soir vient, Monfort, les prélats, les chevaliers dressent leurs tentes. — La multitude couche à terre sous le ciel étoilé. — Elles sont si douces, oh ! si douces, les nuits d’été du Languedoc ! — D’autres croisés envahissent, pillent et incendient les faubourgs, — dont les habitants se sont réfugiés dans Carcassonne. — Dès l’aube, les clairons sonnent dans le camp des croisés : 
 — À l’assaut ! à l’assaut ! Mort aux hérétiques de Carcassonne ! — Tue !… tue comme à Chasseneuil, comme à Beziers ! »

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« — À l’assaut ! Mort aux hérétiques de Carcassonne ! — Tue ! tue comme à Chasseneuil, comme à Beziers ! — À l’assaut ! » — Les gens de Carcassonne sont aux remparts ! — La mêlée s’engage sanglante, furieuse ; — le jeune vicomte, les consuls — redoublent, par leur exemple, par leur courage, — l’énergie des assiégés ; — les femmes, les enfants apportent des pierres pour les machines de guerre ; — les fossés se comblent de cadavres. — Victoire aux hérétiques ! cette fois, victoire ! — Les assaillants sont repoussés. — Ils l’ont payée cher cette victoire, les hérétiques ! — hélas ! ils l’ont payée cher ! — Onze mille des leurs sont tués ou hors de combat, — la fleur des vaillants ; — plus grande encore est la perte des croisés. — Mais ils sont encore là près de deux cent mille. — Arrive dans Carcassonne un messager de Montfort, et il dit : « — Sire vicomte, messires consuls, — le bienheureux légat du saint Père et monseigneur le comte de Montfort — vous offrent trêve et vous jurent, sur — leur foi de prêtre catholique et de chevalier, que — si toi, vicomte, et vous, consuls, vous vous rendez au camp des croisés, — vous serez respectés et libres de revenir en votre cité, — si point vous n’acceptez les propositions du légat et de Montfort. » — Partons pour le camp ! — répond le vicomte de Beziers, — confiant dans le serment d’un prêtre et d’un chevalier. — Partons pour le camp ! disent les consuls, — espérant sauver la ville ; — et les voilà sous la tente de Montfort.

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— Et les voilà sous la tente de Montfort. — Le vicomte lui a dit ceci : « — Épargne cette malheureuse cité, fixe sa rançon, elle te sera payée. — Moi, je t’abandonne la moitié de mes domaines. — Si tu refuses, nous retournons à Carcassonne — nous ensevelir sous ses ruines ! ! »

« — Beau sire, ta vicomté tout entière m’appartient, — a répondu Montfort ; — le saint Père, aux soldats du Christ, a donné les biens des hérétiques. — Écris aux gens de la ville de renoncer à leur damnable hérésie, — sinon, demain, un nouvel assaut. — Et par le Dieu mort et ressuscité, — je le jure, tous les habitants seront livrés au glaive — comme ceux de Chasseneuil et de Beziers. »

— Adieu, Montfort, — a dit le vicomte, — l’Église de Rome nous fait horreur ; nous saurons mourir !

« — Non pas adieu, vicomte de Beziers ; toi, et ces échevins, vous êtes mes prisonniers, à moi Montfort, chef de cette sainte croisade. »

— Nous tes prisonniers, Montfort ? nous ici couverts par la trêve, — nous ici sur la foi de prêtre, du légat du pape ? — nous ici sur ta foi de chevalier ?

— Notre saint Père l’a dit : « — Nul n’est tenu de garder sa foi envers qui ne la garde point envers Dieu, » — a répondu l’abbé de Cîteaux. — Tu resteras donc notre prisonnier, vicomte de Beziers ! — À demain l’assaut ! — Hardi, Montfort ! — le saint Père l’ordonne ! — Tue, brûle, pille, que pas un hérétique de Carcassonne — n’échappe au fer, à la corde ou au feu !

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— Que pas un hérétique de Carcassonne — n’échappe au fer, à la corde ou au feu  ! — Le jeune vicomte et les consuls sont garrottés, — (le vicomte est mort depuis par le poison, — les consuls sont morts dans les supplices). — Dès l’aube, les clairons sonnent, — les croisés marchent aux murailles ; — personne ne garde ces murailles, personne ne les défend. — Les croisés abattent les palissades, comblent les fossés, enfoncent les portes de la ville. — Personne ne garde la ville, personne ne la défend. — Les croisés sans avoir combattu, se précipitent en tumulte dans les rues de la cité, — dans les maisons. — Il n’y a personne dans les rues de la cité, — il n’y a personne dans les maisons. — Le silence des tombeaux plane sur Carcassonne.

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— Le silence des tombeaux plane sur Carcassonne. — Les croisés fouillent les caves, les greniers, les réduits, — et enfin, ils trouvent çà et là, cachés, -— des blessés infirmes, des malades, des vieillards, — ou des femmes prêtes à mettre au jour un enfant ; — les croisés trouvent aussi des épouses, des filles, des mères, — qui n’ont voulu abandonner un père, un fils, un mari, — trop blessés ou trop vieux pour fuir, — pour fuir à travers les bois, les montagnes, — et là rester errants ou cachés — pendant des jours, pendant des mois. — Fuir ! Ils ont donc fui tous les habitants de Carcassonne !

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Ils ont donc fui tous les habitants de Carcassonne ? — Oui, avertis pendant la nuit du sort du vicomte et des consuls, — redoutant l’extermination dont la ville est menacée, — ils ont tous fui ; — les blessés se traînant, — les femmes emportant leurs petits enfants sur leur dos, — les hommes se chargeant de quelques provisions ; — oui, tous, abandonnant leurs foyers, leurs biens, — ils ont fui par un secret souterrain, — ils ont fui les habitants de Carcassonne.

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— Ils ont fui par un secret souterrain, — les hérétiques de Carcassonne. — Les halliers des forêts, — les cavernes des montagnes seront leur refuge — durant des jours, durant des mois, — et s’ils revoient jamais leur ville, — combien reviendront du fond des bois et des rochers ? — combien auront échappé à la fatigue, — à la misère, aux maladies, à la faim ? — Ils sont partis vingt mille et plus, — quelques milliers reviendront peut-être. — « Oh ! ils nous ont échappé les hérétiques de Carcassonne ! — s’écrie le légat du pape ; — ceux qui n’ont pu les suivre porteront la peine de tous. » — Pillez la ville et, après le pillage, le bûcher, la potence — pour ces mécréants qui sont entre nos mains. » — Carcassonne est ravagé de fond en comble. — Après le pillage on dresse les potences, — on amoncelle le bois des bûchers.

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— Carcassonne est ravagé de fond en comble. — Après le pillage on dresse les potences, — on amoncelle le bois des bûchers. — Les croisés amènent les blessés ; — les uns mutilés, les autres mourants, — les infirmes, les vieillards, les femmes au moment de mettre un enfant au monde ; — les croisés amènent encore les épouses, les filles, les mères de ceux-là qui n’ont pu fuir. — Flammes du bûcher, flambez ! — cordes des potences, raidissez-vous sous le poids des pendus ! — Tous ils ont été pendus ou brûlés, — les hérétiques de Carcassonne restés dans la ville ; — tous ils ont été pendus ou brûlés, — puis les chariots de butin chargés. — « À Lavaur ! — s’est écrié le légat du pape. — Hardi, Montfort ! en route ! — Tue, pille, brûle les hérétiques ! — notre saint Père l’ordonne ! » — À Lavaur ! à Lavaur ! — a répondu Montfort ! — Et les voilà partis pour Lavaur, les croisés catholiques, — prêtres en tête, — la rouge croix sur la poitrine, — le nom de Jésus aux lèvres, — l’épée d’une main, — la torche de l’autre. — Quel mal leur avons-nous donc fait à ces prêtres ? — Quel mal leur avons-nous jamais fait ?




ceci est le cri de guerre des hérétiques


— Oui, les voilà en route pour Lavaur, — la torche d’une main, l’épée de l’autre, les croisés catholiques ; — oui, voilà ce qu’ils ont fait jusqu’ici. — Ô vaillants fils du Languedoc ! — ô vous, fils de la vieille Gaule ! — qui avez su, comme nos pères, reconquérir vos libertés, — lisez sur la bannière des croisés catholiques, — lisez… lisez, en traits de sang et de feu : — Chasseneuil, — Beziers, — Carcassonne. — Dites : y lira-t-on bientôt : Lavaur ? Alby ? — Toulouse ? — Arles ? — Narbonne ? — Avignon ? — Orange ? — Beaucaire ? — Dites ? est-ce assez de rapines, de viols, de carnage, d’incendies ? — Dites, est-ce assez : Chasseneuil, — Beziers, — Carcassonne ? — est-ce assez ?

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— Dites : Chasseneuil, — Beziers, — Carcassonne, — est-ce assez ? — Dites, nos cités seront-elles des monceaux de cendres ? — nos champs… des déserts blanchis d’ossements ? — nos bois… des forêts de potences ? — nos rivières… des torrents de sang ? — nos cieux… la lueur enflammée de l’incendie ou des bûchers ? — Dites, le voulez-vous ? — fiers hommes affranchis du joug de l’Église catholique ? — voulez-vous retomber, vous, vos femmes, vos enfants, — sous le pouvoir exécrable de ces prêtres, — dont les soldats violent, égorgent, brûlent les femmes et les enfants ? — le voulez-vous ? — Non, vous ne le voulez pas ! non, — votre cœur bondit, votre sang s’allume, et vous dites  : — Chasseneuil, Beziers, Carcassonne… c’est assez !

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— Oh ! oui, Chasseneuil, Beziers, Carcassonne, c’est assez ! — Malgré leur vaillance, nos frères ont péri ; — redoublons de vaillance, — écrasons l’ennemi. — Pour lui, ni trêve, — ni merci, ni repos, ni pitié ; — par monts, par vaux, — poursuivons-le ! harassons-le ! écharpons-le ! — Levons-nous tous, fils du Languedoc, — tous ! — Guerre implacable ! guerre à mort aux croisés catholiques ! — Le droit est pour nous : — tout est bon contre eux : — la fourche et la faux, — le bâton et la pierre, — les mains et les dents ! — Aux armes, hérétiques du Languedoc ! — aux armes ! — Nous aussi, crions : — À Lavaur ! Et que Lavaur soit le tombeau des croisés catholiques !…




Mylio composa ce chant peu de temps après les massacres de Chasseneuil, de Beziers et de Carcassonne, et il alla le chantant par tout le pays, tandis que l’armée des croisés se dirigeait vers la ville et le château de Lavaur.




Fils de Joel, les scènes suivantes se passent dans une belle villa abandonnée par ses maîtres hérétiques, et située à peu de distance du château de dame Giraude, assiégé par les croisés. Cette maison est occupée par le général de l’armée de la foi, Simon, comte de Montfort, et par sa femme, Alix de Montmorency, qui, depuis peu de temps, est venue rejoindre son époux en Languedoc ; les tentes des seigneurs environnent la demeure du chef de la croisade. Le camp, formé de huttes de terre ou de branchages pour les soldats, s’étend au loin, la foule des serfs échappés des domaines de leurs seigneurs, et attirés par l’espoir du pillage, couchent sur la dure et sans abri. Il fait nuit ; un flambeau de cire éclaire faiblement la salle basse de la villa ; un bon feu brûle dans la cheminée, car la soirée est fraîche. Deux chevaliers s’entretiennent auprès du foyer ; l’un d’eux est Lambert, seigneur de Limoux, qui remplissait à la cour d’amour de Blois, les fonctions de Conservateur des hauts privilèges d’amour ; l’autre est Hugues, seigneur de Lascy, ex-Sénéchal des marjolaines près de la même cour. Bien qu’armé de pied en cap, il porte un bonnet de fourrure qui laisse voir son front ceint d’un bandeau, ce chevalier a été blessé durant le siége de Lavaur.

Hugues de Lascy, s’adressant à son compagnon, qui vient d’entrer dans la salle basse. — Monfort est moins souffrant ; un de ses écuyers qui, tout à l’heure, est sorti de la chambre voisine, m’a dit que le comte dormait depuis deux heures, et que sa fièvre semblait diminuée.

Lambert de Limoux. — Tant mieux ; car je venais apprendre à Alix de Montmorency qu’elle ne doit plus guère compter sur le médecin qu’elle attend de Lavaur.

Hugues de Lascy. — Quel médecin ?

Lambert de Limoux. — Ce matin, la comtesse, voyant Montfort en proie à une fièvre ardente et à de douloureux étouffements que son écuyer chirurgien ne pouvait soulager, s’est rappelé avoir entendu dire par l’un de nos prisonniers que le plus fameux médecin du pays, quoique hérétique endiablé, se trouvait dans le château de Lavaur. La comtesse a fait venir ce prisonnier, lui offrant la liberté, à condition qu’il remettrait au médecin une lettre, où on lui promettait la vie sauve s’il consentait à venir donner ses soins à Montfort ; ensuite de quoi le célèbre Esculape pourrait rentrer dans la ville assiégée.

Hugues de Lascy. — Quelle imprudence ! Comment la comtesse ose-t-elle se fier à un hérétique ?

Lambert de Limoux. — Rassure-toi, nous en serons quittes pour un prisonnier de relâché. Ce coquin est parti depuis tantôt, et selon le désir de la comtesse, j’ai attendu à nos avant-postes le médecin jusqu’à cette heure, afin de le conduire ici ; la nuit est venue, il n’a pas paru, il ne faut plus compter sur lui. Cependant, j’ai laissé des ordres pour qu’il fût amené céans s’il se présentait au camp, ce qui est probable.

Hugues de Lascy. — Je le répète, la comtesse est insensée. Quoi ! confier à un ennemi la vie de Montfort, l’âme de la croisade !

Lambert de Limoux. — J’ai fait cette objection à Alix de Montmorency ; elle m’a répondu que ce médecin étant ce que ces damnés appellent un Parfait, cet homme pousserait certainement l’hypocrisie jusqu’à ne pas trahir la confiance que l’on mettait en lui. Tant est grande l’affectation de ces misérables à paraître honnêtes gens.

Hugues de Lascy. — Ces ensabbattés sont, il est vrai, capables des feintes les plus scélérates pour se donner un faux semblant de vertu.

Lambert de Limoux. — Ce qui n’est pas un faux semblant, c’est la résistance enragée de ces gens de Lavaur ; sais-tu qu’ils se défendent comme des lions ? Sang du Christ ! on croit rêver ! Le siége de cette ville maudite, qui nous coûte déjà tant de capitaines et de soldats, dure depuis près d’un mois ; tandis que Chasseneuil, Beziers, Carcassonne, ont été enlevés presque sans coup férir.

Hugues de Lascy. — Cette résistance, aussi acharnée qu’inattendue, rencontrée par nous ici et ailleurs lors de nos derniers combats contre les Albigeois, on l’attribue à des vers d’une furie sauvage ! chantés de ville en ville par ce misérable Mylio-le-Trouvère, que nous avons connu dans le nord de la Gaule. Les hommes, les femmes, les enfants, s’enivrent de ses paroles exécrables, et les populations courent aux armes avec frénésie.

Lambert de Limoux. — Ce Mylio doit être parmi les assiégés ; sans doute il pousse à cette défense désespérée la dame de Lavaur, une des plus forcenées hérétiques du pays.

Hugues de Lascy, avec un sourire cruel. — Patience ! patience ! il ne s’agit plus ici de Cours d’amour, où les gens de guerre s’inclinent devant l’autorité des femmes. Sang du Christ ! lorsque nous nous serons emparés de cet infernal château, il s’y tiendra une terrible cour de justice, et la dame de Lavaur sera la reine du bûcher.

Lambert de Limoux. — Et après le supplice de cette ensabbattée, nous te saluerons : seigneur de Lavaur, heureux Lascy ! puisque Montfort t’a promis la possession de cette seigneurie, l’une des plus considérables de l’Albigeois.

Hugues de Lascy. — Serais tu jaloux de ce don ? Montfort n’a-t-il pas déjà, comme maître et conquérant de la vicomté de Beziers, octroyé plusieurs seigneuries aux chefs de la croisade ?

Lambert de Limoux. — Dieu me garde de te jalouser, Hugues !… Quant à moi, ma part est faite ; et, à vrai dire, les bons sacs d’or et la belle vaisselle d’argent dont je me suis emparé lors du sac de Beziers, et qui sont dans mes bagages, me semblent préférables à tous les domaines de l’Albigeois. L’on n’emporte avec soi ni terres, ni châteaux, et les chances de la guerre sont hasardeuses ; mais, ces chances, j’espère n’avoir plus à les craindre le 10 de ce mois.

Hugues de Lascy. — Pourquoi cette date ?

Lambert de Limoux. — Le lendemain de cette date expirent pour moi les quarante jours de croisade que tout croisé doit à la guerre sainte, à partir du moment où il a mis le pied sur la terre hérétique, après quoi il reprend avec ses hommes le chemin de son manoir ; c’est ce que je me propose de faire bientôt… Hé ! hé ! sais-tu que ces quarante jours de croisade auront été pour moi des plus productifs ? D’abord, je me trouve absous de tous mes péchés présents et passés… J’ai fait peau neuve ; ce n’est pas tout : peu de temps avant mon départ j’avais emprunté à un riche lombard de Blois une forte somme à grosse usure ; or, en ma qualité de croisé, je ne dois aucun intérêt à mon coquin de marchand pour l’argent qu’il m’a prêté… La lettre du pape Innocent III le déclare formellement. Enfin, grâce à ma part du butin de Beziers, je pourrai rembourser le capital de ma dette ; je n’ai donc plus grand’chose à gagner en Languedoc ; aussi, je te le répète, mes quarante jours de croisade expirés, je m’en retourne fort allègrement en Touraine, très-décidé à prier d’amour la belle Marphise, la reine de beauté de notre cour d’amour, car je t’avouerai qu’avant mon départ…

La confidence de l’ex-Conservateur des hauts privilèges d’amour est interrompue par l’un des écuyers de Montfort, qui sort en courant d’une chambre voisine.

Hugues de Lascy, à l’écuyer. — Où courez-vous ainsi ?

L’écuyer. — Ah ! messire, monseigneur le comte est dans un grand péril.

Hugues de Lascy.— Mais, tout à l’heure il dormait profondément ?

L’écuyer. — Il vient de se réveiller en proie à une suffocation terrible ; je cours chercher l’abbé Reynier, par ordre de la comtesse, afin qu’il donne à monseigneur les derniers sacrements.

À peine l’écuyer est-il sorti, qu’un homme d’armes entre et dit à Lambert de Limoux : — Seigneur, je vous amène l’hérétique de Lavaur que j’ai, par votre ordre, attendu à nos avant-postes.

Lambert de Limoux. — Qu’il vienne ! qu’il vienne !… Il ne saurait arriver plus à propos.

Hugues de Lascy. — Livrer la vie de Montfort à ce damné !… y songes-tu ?

Lambert de Limoux. — Je vais le conduire auprès d’Alix de Montmorency. Elle seule avisera dans cette grave circonstance.

L’homme d’armes rentre bientôt avec Karvel-le-Parfait ; sa physionomie est empreinte de sa sérénité habituelle ; il tient à la main une petite cassette.

Lambert de Limoux, à Karvel. — Suis-moi, je vais te conduire auprès d’Alix de Montmorency.




Vous voyez la chambre occupée par Simon, Comte de Leicester et de Monfort-l’Amaury. Il est couché ; une peau d’ours étendue sur son lit découvre à demi son buste à la fois osseux et herculéen ; sa tête repose sur un coussin. Si le comte était tonsuré, on croirait voir la figure ascétique d’un moine macéré par les plus dures austérités ; au lieu de chemise, il porte sur la peau un rude cilice de crin, et à son cou pendent plusieurs reliques. Il a quarante-cinq ans environ ; son teint est bronzé par le soleil de la Palestine, où il a guerroyé récemment encore ; ses yeux caves, brillant d’un éclat fiévreux, luisent comme des charbons ardents, au fond de leur sombre orbite. Ses lèvres desséchées laissent échapper une respiration sifflante, saccadée. Sa large poitrine halète, et de temps à autre se soulève aussi péniblement que si un poids énorme l’écrasait. Alix de Montmorency, agenouillée au chevet de son mari, est à peine âgée de trente ans. Elle ressemble à l’une de ces religieuses presque introuvables en ces temps-ci, qui, en proie à une sorte de délire fanatique, s’épuisent dans le jeune et les macérations. Si l’on en juge par la régularité de ses traits, la comtesse a dû être belle ; mais sa figure décharnée, son teint blafard, d’une blancheur aussi mate et inanimée que celle des voiles qui entourent son visage ; ses yeux bleu-clair, mornes, glacés, sans regard, ses lèvres violâtres, lui donnent l’apparence d’un spectre. Cependant l’expression de sa physionomie n’est ni dure ni repoussante. Elle offre ce mélange de douceur béate, de résignation stupide et d’ascétique impassibilité qui résultent d’un complet détachement des choses d’ici-bas. Lambert de Limoux a conduit Karvel-le-Parfait auprès d’Alix de Montmorency, et l’a laissé seul avec elle dans la chambre de Montfort. Après avoir fait le signe de la croix, comme si elle se fût trouvée tête à tête avec Satan, elle jette sur l’hérétique un regard d’effroi, nuancé d’une sorte de commisération ordonnée par la charité chrétienne ; puis elle dit au médecin, d’une voix faible et sourde : — Tu viens tard !

Karvel. — Nous avons beaucoup de blessés à Lavaur ; j’ai dû d’abord leur donner mes soins. Vous m’avez fait appeler au nom de l’humanité, je viens, madame, remplir un devoir sacré.

Alix de Montmorency. — Il plaît parfois au Seigneur d’employer, pour le bien de ses élus, les instruments les plus pervers !

Karvel sourit de cet accueil étrange et s’approche de la couche de Simon, dont le regard fixe, ardent, hagard ne donne plus aucun signe d’intelligence. Après avoir longtemps et attentivement examiné le comte, posé sa main sur son front, touché légèrement du doigt ses lèvres desséchés, consulté son pouls, le Parfait dit à la comtesse : — Il faut d’abord promptement saigner votre époux, madame (ce disant il tira de sa poche un étui contenant une bande de drap rouge et des lancettes, il en choisit une et ajoute :) — Veuillez, madame, approcher cette table et ce flambeau… vous m’aiderez ensuite à soutenir le bras de votre mari. Ce bassin d’argent que je vois là, sur ce meuble, servira pour recevoir le sang de la saignée.

Les différents ordres du médecin sont silencieusement accomplis par la comtesse sans que l’expression de sa physionomie trahisse ni émotion ni défiance. Ce calme extraordinaire frappe Karvel. Tout en enroulant autour du bras de Montfort une bandelette de drap écarlate destinée à opérer le gonflement des veines, le Parfait observe Alix de Montmorency, et, voulant s’assurer si cette étrange insouciance est réelle ou feinte, il dit à la comtesse, qui, agenouillée, soutenait le bras de Montfort : — Je vous le recommande en grâce, madame, ne laissez pas fléchir le bras du comte lorsque je piquerai la veine ; car, près d’elle se trouve une artère que je pourrais atteindre au moindre tressaillement du malade, et cette atteinte serait pour lui… mortelle.

Alix de Montmorency, impassible. — Mon époux peut mourir… il est en état de grâce.

Karvel, effrayé de cette insensibilité glaciale, demeure un moment interdit ; puis il ouvre dextrement la veine. Aussitôt il s’en échappe un jet de sang noir et épais qui tombe, fumant, dans le bassin d’argent.

Karvel. — Quel sang noir !… Cette saignée sauvera, je l’espère, votre mari, madame.

Alix de Montmorency. — Que la volonté du Seigneur soit faite en toutes choses !

Le sang du malade continue de couler dans le bassin d’argent. Ce bruit sourd et continu interrompt seul le profond silence qui règne dans la chambre. Le Parfait, observant attentivement les traits de Montfort, voit peu à peu opérer la bienfaisante influence de la saignée. La peau du malade, jusqu’alors sèche et brûlante, se couvre d’une sueur abondante ; sa respiration devient de plus en plus facile ; sa poitrine s’allége ; ses yeux, d’abord fixes et ardents, se ferment bientôt sous leurs paupières appesanties. Karvel consulte de nouveau le pouls du comte et s’écrie vivement : — Il est sauvé !


Alix de Montmorency, levant vers le plafond son regard terne. — Seigneur, puisqu’il vous plaît de laisser mon époux dans cette vallée de larmes et de misères !... qu’il en soit ainsi !

Karvel arrête l’effusion du sang au moyen d’une bande qu’il roule autour du bras du comte ; puis, allant vers la cassette apportée par lui et déposée sur une table, il prend plusieurs fioles et compose un breuvage. L’état de Montfort s’améliore comme par enchantement ; il sort peu à peu de sa léthargie et pousse un profond soupir de soulagement. Le Parfait, ayant achevé la confection du breuvage, se rapproche et dit à la comtesse : — Soutenez, je vous prie, la tête de votre mari, madame, et aidez-moi à lui faire boire cette potion.

Alix de Montmorency obéit à Karvel ; quelques instants après l’action du breuvage se manifeste. Le regard de Montfort, jusqu’alors vague et errant, s’arrête sur le médecin ; il le contemple longtemps ; puis, tournant la tête vers la comtesse et levant péniblement son bras pour désigner le Parfait, il dit d’une voix faible et caverneuse : — Quel est cet homme ?

Alix de Montmorency. — C’est le médecin hérétique de Lavaur.

Simon, à ces mots, tressaille de surprise et d’horreur ; puis, fermant les yeux, il semble réfléchir. Karvel, après avoir déposé un flacon sur la table, referme la cassette, la prend, et dit à la comtesse : — Vous ferez, madame, durant cette nuit, boire d’heure en heure, à votre mari, quelques gorgées du breuvage contenu dans ce flacon… cela suffira, je pense, à assurer la guérison du comte s’il garde encore deux ou trois jours le lit. Et maintenant, adieu, madame ; les blessés de Lavaur m’attendent.

Montfort, voyant son sauveur se diriger vers la porte, se soulève à demi sur sa couche, et dit à Karvel d’un ton impératif  : — Reste ! — (Le Parfait hésite à obéir au comte ; celui-ci frappe sur un timbre placé près de lui, et dit à l’un de ses écuyers qui est accouru :) — Ce médecin ne sortira pas d’ici sans mon ordre.

L’écuyer s’incline et quitte la chambre. Karvel reste calme. L’heure étant sans doute venue pour Alix de Montmorency de dire ses patenôtres, elle s’agenouille dans un coin de la chambre et murmure à voix basse son oraison, se frappant de temps à autre la poitrine, et restant étrangère à l’entretien du comte et du Parfait.

Montfort. — Écoute, je me connais en courage ; tu en as montré en venant ici, seul… dans l’antre du lion.

Karvel. — Ta femme m’a mandé au camp, en invoquant mon humanité… Tu es homme… tu souffrais… je suis accouru… Puis il m’a semblé bon de montrer une fois de plus : comment ces hérétiques, ces monstres… contre lesquels on déchaîne tant de fureurs, pratiquent la morale évangélique de Jésus… Tu es notre implacable ennemi, Montfort, et pourtant je suis heureux de t’avoir sauvé la vie.

Montfort. — Ne blasphème pas ! Tu n’as été que le vil instrument de la volonté du Seigneur, qui a voulu conserver mes jours, à moi, son serviteur indigne, à moi, l’humble épée de sa victorieuse Église… Mais, je te le répète, tu es un homme courageux, je voudrais sauver ton âme.

Karvel. — Ne prends point ce souci ; laisse-moi seulement retourner sur l’heure à Lavaur, où nos blessés m’attendent.

Montfort. — Non… tu ne partiras pas encore !

Karvel. — Tu as la force… j’obéis… (Après un moment de réflexion.) Puisque tu t’opposes à mon départ, puisque tu crois me devoir quelque reconnaissance, acquitte-toi en répondant sincèrement à mes questions.

Montfort. — Parle.

Karvel. — Ta vaillance est connue… tes mœurs sont austères… tu es humain envers tes soldats… On t’a vu, au passage de la Durance, faillir te noyer pour arracher au courant un piéton qui périssait.

Montfort, brusquement. — Assez, assez ! Tu n’éveilleras pas dans mon âme le démon d’orgueil ; je ne suis qu’un ver de terre !

Karvel. — Je ne te flatte pas… Tu es accessible aux sentiments d’humanité. Aussi, dis-moi : Lorsqu’à Beziers plus de soixante mille créatures de Dieu, hommes, femmes, enfants ont été égorgés par tes ordres et par ceux du légat du pape… n’as-tu pas gémi de cette horrible boucherie ?

Montfort. — Jamais je n’ai senti mon âme plus épanouie.

Karvel, frappé de la sincérité de l’accent de Montfort, reste un moment pensif et reprend. — Le délire de la guerre est aveugle et féroce, je le sais ; mais enfin, après le combat ? quand cette fièvre sanguinaire est calmée ? massacrer de sang-froid et par milliers des créatures désarmées, inoffensives, des femmes, des enfants… c’est affreux ! songes-y donc, Montfort, massacrer des enfants !…

Montfort, avec affliction. — Combien la surprise sacrilége de ce mécréant prouve la profondeur de sa diabolique hérésie ! Il va justement me parler des enfants !… les enfants ! les seuls qui meurent en état de grâce !

Karvel. — Explique-toi plus clairement ; il faut, vois-tu, être indulgent pour l’ignorance. Précisons les faits : Tu emportes, je suppose, une ville d’assaut ; une femme fuit avec son enfant, tu égorges la mère…

Montfort. — La vipère écrasée ne fait plus de petits.

Karvel. — C’est du moins logique ; mais l’enfant… tu l’égorges aussi ?

Montfort. — Quel âge a-t-il… l’enfant ?

Karvel. — Il est à la mamelle.

Montfort. — A-t-il été baptisé par un prêtre catholique ?

Karvel. — Oui ; car en Languedoc, catholiques ou hérétiques, vous tuez tout, « quitte au Seigneur à reconnaître les siens lors du jugement dernier, » ainsi que l’a dit le légat du pape. Donc cet enfant à la mamelle que tu égorges… est baptisé.

Montfort. — Alors il se trouve en état de grâce et monte droit au paradis ; quant aux enfants âgés de plus de sept ans, ils vont dans le purgatoire attendre leur admission au bienheureux séjour ; mais si malheureusement ils sont hérétiques et n’ont point reçu le baptême…

Karvel. — Qu’arrive-t-il ?

Montfort. — Les pauvres petites créatures, encore toutes dégoûtantes de la souillure du péché originel, s’en vont droit en enfer ; mais du moins, vu leur jeune âge, elles ont l’espoir d’être un jour rachetées des flammes éternelles par les prières des fidèles, et pardonnées par le Seigneur, grâce qu’elles n’obtiendraient jamais si elles croupissaient dans la pestilence hérésiarque !

Karvel. — Ainsi : en ces temps de guerre sainte, égorger au hasard un enfant catholique, c’est l’envoyer tout droit au paradis ! égorger un enfant hérétique, c’est lui donner grande chance d’échapper à l’enfer !

Montfort. — Oui.

Karvel. — Me voilà fixé sur le sort des enfants… Maintenant, un mot sur le sort des femmes… Je désire, tu le vois, m’instruire.

Montfort. — Parle… parle… Je te l’ai dit : tu es un homme courageux, je voudrais sauver ton âme… et peut-être, durant notre entretien, tes yeux s’ouvriront-ils à la lumière.

Karvel. — Jamais plus grand miracle ne serait opéré. Donc, parlons des femmes. Il y a dans le château de Lavaur, que tu assiéges, une femme… un ange de bonté, de vertu ; elle se nomme dame Giraude. Laisse-moi achever… — ajoute Karvel en voyant le comte bondir de fureur sur sa couche, — pas d’emportement ! l’irritation te serait funeste en ce moment ; mais, tiens, bois quelque peu de ce breuvage. Ta femme, pieusement absorbée dans ses oraisons, oublie naturellement la créature pour le Créateur, bois…

Karvel approche le flacon des lèvres du comte et l’aide à boire, tandis qu’Alix de Montmorency continue d’égréner son chapelet en marmotant ses patenôtres avec un murmure monotone, seulement interrompu çà et là par les coups violents qu’elle se donne à l’endroit où, par un raffinement de dévotion, le cilice de crin qu’elle porte sur la peau est hérissé de pointes d’épingles pénétrant dans sa poitrine.

Montfort, à Karvel, après avoir bu et poussant un nouveau soupir de soulagement. — Le Seigneur a eu pitié de moi, misérable pécheur que je suis ! je me sens renaître ; que sa miséricorde soit bénie ! je la mérite pourtant bien peu !

Karvel. — Je te disais ceci : la dame de Lavaur est renfermée avec son fils et son frère dans le château que tu assiéges... Giraude est un ange de vertu, de bonté… Je suppose que demain, plus heureux que dans les attaques précédentes, tu emportes le château d’assaut, dame Giraude et son fils, enfant de quatorze ans… ayant par hasard échappé au massacre, tombent entre tes mains ; que fais-tu de cette femme et de son enfant ?

Montfort. — Le légat du pape dit à cette hérétique : « — Veux-tu, oui ou non, renoncer à Satan et rentrer dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine, notre mère commune ? veux-tu, oui ou non, renoncer à tous les biens de ce monde et t’enfermer à jamais dans un cloître pour y expier ton hérésie ? »

Karvel. — Giraude répond au légat du pape : « — J’ai ma foi, vous avez la vôtre… et à la mienne je veux rester fidèle. »

Montfort, courroucé. — Il n’y a qu’une foi au monde, la foi catholique… païen que tu es ! Tous ceux qui refusent de rentrer dans le giron de l’Église méritent la mort… et si elle persiste dans sa détestable perdition, la dame de Lavaur périra dans les flammes du bûcher !

Karvel. — Je ne sais si tu as des enfants, mais tu as une femme. Ta mère vit, ou elle a vécu… Si tu l’as connue, Montfort, tu l’as sans doute aimée, ta mère ?

Montfort, avec émotion. — Oh ! oui… tendrement aimée.

Karvel. — Et tu ferais sans pitié brûler une femme qui fut le modèle des épouses et qui est le modèle des mères ?

Montfort, avec un sourire d’une bonhomie sinistre. — Cela t’étonne ? tu me crois un homme féroce ? Eh ! mon Dieu ! il en doit être ainsi, tu n’as pas la foi. Sinon tu comprendrais que j’agis, au contraire, avec humanité.

Karvel. — En faisant brûler, massacrer les hérétiques ?

Montfort. — Certainement.

Karvel. — Explique-toi.

Montfort. — Écoute, et à mon tour je te dirai : réponds sincèrement. Tu as une femme, une mère, des enfants, des amis, tu les aimes tendrement ? Il existe dans ton pays une province, foyer permanent d’une contagion mortelle qui menace d’envahir les contrées voisines, d’atteindre ta famille, tes amis, la population tout entière ? Réponds : hésiteras-tu un instant à purifier ce coin de terre par le fer et par le feu ? Dis, au nom même de cette humanité dont tu parles, hésiteras-tu à sacrifier mille, vingt mille, cent mille pestiférés pour sauver des millions d’hommes de cette incurable pestilence ? Non, non, tu frapperas toujours et toujours ! et ton bras ne s’arrêtera que lorsque le dernier de ces exécrables empestés aura vécu, emportant avec lui dans la tombe le dernier germe de cette effroyable maladie, et tu auras fait acte de haute humanité. Veux-tu un autre exemple ? Vois ce sang fétide, corrompu, que tout à l’heure tu as tiré de mes veines pour le salut de mon corps ? Irai-je te reprocher d’être sanguinaire ? Non, et pourtant tu oses m’accuser de férocité, parce que comme toi j’ai recours à l’effusion d’un sang infecté d’hérésie, lorsqu’il s’agit, non plus de cette périssable et immonde vie du corps, mais de l’impérissable vie de l’âme que l’impiété peut damner à jamais, en plongeant ses victimes dans les flammes de Satan ! Va, crois-moi ! ils sont vraiment miséricordieux devant le Seigneur et devant les hommes, ceux-là qui, pour empêcher l’éternelle damnation de millions de leurs frères, ont accepté la mission sainte, trois fois sainte, d’extirper par le fer et par le feu jusqu’à la dernière racine de cette épouvantable hérésie qui menace d’envahir la Gaule entière !

Karvel a écouté Montfort en silence et avec une émotion croissante ; il reste un moment épouvanté de la sincérité sauvage des paroles du chef de la croisade. Puis le Parfait s’écrie, avec une douloureuse indignation : — Oh ! prêtres catholiques ! tel est donc votre astuce infernale, que pour assurer le triomphe de votre ambition et de votre cupidité effrénée, vous savez exploiter jusqu’aux sentiments généreux, pour l’accomplissement de vos forfaits !

Montfort. — Qu’oses-tu dire, blasphémateur ?

Karvel. — Ce n’est pas toi que j’accuse, fanatique aveugle et convaincu. Tu le dis et cela est : oui, tu te crois humain ; oui, si tu égorges des enfants, c’est pour les envoyer en paradis… si tu nous extermines, sans merci ni pitié, c’est que dans ta pensée notre croyance damne éternellement les âmes ! Mais quelle religion, grand Dieu ! que cette religion telle que la font les prêtres catholiques ! Prodige inouï, effrayant ! elle bouleverse à ce point dans les âmes les notions du bien et du mal, que toi, et tes complices vous croyez obéir humainement, pieusement, en poussant la férocité au delà des limites du possible !

Alix de Montmorency ayant terminé ses oraisons s’est relevée ; elle entend les dernières paroles de Karvel, s’approche du comte et lui dit avec autant de douleur que d’effroi, en lui désignant le Parfait d’une main tremblante : — Ah ! combien d’âmes ce malheureux endurci peut perdre à jamais…

Montfort, pensif. — J’y songeais… et il n’y a rien à espérer de lui… (À Karvel lentement.) Ainsi, tu persistes dans ton abominable hérésie ?

Karvel. — Écoute, Montfort, à Chasseneuil, à Beziers, à Carcassonne, à Termes, à Minerve, dans tous les lieux enfin où l’armée de la foi… a porté le ravage et le meurtre, des femmes, des jeunes filles, des enfants échappés au massacre et parfois réservés au bûcher, se sont héroïquement précipités dans les flammes plutôt que de reconnaître, même des lèvres, cette Église de Rome, dont le nom seul soulève chez nous le dégoût et l’horreur ; c’est que, vois-tu, Montfort, l’hérésie est passée dans notre sang, nos enfants la sucent avec le lait, et, à moins de les égorger tous, entends-tu, tous… tu n’extirperas jamais l’hérésie de ce pays ; et encore, non, tu exterminerais les hommes, les femmes, les enfants, tu peuplerais à nouveau nos provinces désertes, qu’à l’aspect des ruines de nos villes, qu’à l’aspect des ossements de nos frères calcinés dans tes bûchers, les générations nouvelles apprendraient encore à exécrer l’Église de Rome, cause de tant de maux ! Ah ! crois-moi, l’air qu’on respire en ces contrées depuis des siècles est tellement imprégné, saturé de liberté, il est si pur, si pénétrant, qu’il n’a pu être altéré ni par la vapeur du sang versé à torrents par tes prêtres, ni par la fumée des bûchers allumés par tes prêtres. Ici, nos aïeux ont vécu libres, ici, nous saurons vivre libres ou mourir ; ici, nos enfants sauront comme nous vivre libres ou mourir ! Oui, et quoi que fassent tes prêtres et d’autres après eux, et d’autres encore, notre peuple travailleur, industrieux, éclairé, habitant les plus fertiles provinces de la Gaule, sera toujours un peuple d’hérétiques, parce que, l’hérésie, c’est l’affranchissement du joug des prêtres de Rome, ces éternels complices de toutes les spoliations, de toutes les tyrannies !

En entendant le Parfait s’exprimer ainsi, Montfort et sa femme ont échangé des regards exprimant tour à tour l’indignation, l’horreur et l’épouvante : peu à peu des larmes ont coulé des yeux ternes d’Alix de Montmorency ; elle joint les mains et dit au comte avec un accent d’affliction et de compassion profondes : — Ah ! mon cœur saigne comme celui de notre sainte Vierge aux sept douleurs ! je vous en prends à témoin, Seigneur Dieu, mon divin maître ! Affermie par la foi, contre les épreuves qu’il vous a plu de m’envoyer pour mon salut, depuis longtemps je n’avais pleuré ! Non, j’avais vu mourir mon père et mon second fils d’un œil tranquille, puisque vous les rappeliez à vous en état de grâce, ô mon Dieu ! Mais aujourd’hui, malgré moi mes larmes coulent, en songeant aux milliers de pauvres âmes que les abominables prédications de ce monstre de perdition pourraient envoyer encore brûler à jamais en enfer !

Montfort, pleurant comme la comtesse qu’il enlace de ses bras. — Console-toi, chère et sainte femme ! console-toi ! nous prierons pour ceux que ce forcené a damnés ; il a plu au Seigneur de me rappeler en ce jour à la vie… Je lui prouverai ma religieuse reconnaissance en employant à des œuvres pies une partie du butin que nous ferons à Lavaur ; oui, je fonderai des messes pour le repos de l’âme des hérétiques de cette ville, qui, grâce à la protection du ciel, va bientôt tomber au pouvoir de l’armée de la foi.

Cette ingénieuse idée de messe spécialement consacrées à la délivrance de l’âme de ces hérétiques, que Montfort se promettait d’exterminer ou de brûler bientôt, semble apaiser la douleur de la comtesse. Soudain un bruit lointain, tumultueux, dominé çà et là par le retentissement des clairons, s’entend dans la direction du camp. Montfort tressaille, se lève à demi sur sa couche, prête l’oreille et s’écrie : — Alix ! on sonne aux armes ! c’est une sortie des assiégés ! À moi, mes écuyers !… mon armure !… que l’on selle mon cheval ! — En disant ces derniers mots, le comte se dresse debout et à demi-nu sur son lit ; mais, affaibli par la fièvre et par la saignée, il est saisi de vertige, ses jambes se dérobent sous lui, il s’affaisse, et, en tombant, la bande enroulée autour de son bras se dénoue, la veine se rouvre, le sang jaillit de nouveau avec abondance. Karvel, courant à Montfort, étendu, presque inanimé sur sa couche, s’occupe d’arrêter l’effusion du sang, lorsqu’un écuyer, entrant précipitamment du dehors, s’écrie : — Monseigneur !… monseigneur !…

Alix de Montmorency. — Quel est ce bruit de clairon ? Qu’y a-t-il ?

L’écuyer. — Madame, les sires de Lascy et de Limoux se tenaient dans la chambre voisine, attendant les ordres du seigneur comte, lorsqu’un chevalier est accouru leur apprendre qu’une nombreuse troupe d’hérétiques avaient tenté de s’introduire, à la faveur de la nuit, dans le château de Lavaur, pour renforcer la garnison de la ville ; Hugues de Lascy et Lambert de Limoux sont sortis avec le chevalier et ont couru aux armes.

Karvel, continuant ses soins à Montfort. — Ah ! les chants de Mylio n’ont pas été stériles ! Ils ont redoublé le courage des habitants du Languedoc !

Un second écuyer entre et dit à la comtesse : — Madame, un messager arrive ; voici les nouvelles : Les hérétiques combattent en désespérés ; l’abbé Reynier supplie monseigneur de monter à cheval, espérant que sa vue redoublera l’ardeur de nos soldats.

Alix de Montmorency, montrant le comte encore évanoui, tandis que le Parfait lui prodigue des soins. — Répondez au message de notre vénérable père, l’abbé Reynier, que monseigneur est sans connaissance et hors d’état de monter à cheval… allez ! (L’écuyer sort précipitamment. Alix lève les yeux vers le ciel, joint les mains et dit :) — Que le tout-puissant veille sur ses élus !

Karvel, tristement. — Ah ! combien de nos frères vont encore périr dans cette attaque !

Le second écuyer, rentrant. — Madame, un homme d’armes descend de cheval, il devance l’abbé Reynier. On dit que, grâce à une intrépide sortie des assiégés accourus au secours des gens qui tentaient de s’introduire dans Lavaur, ces païens ont pu y entrer ; mais beaucoup d’entre eux ont été tués, blessés ou pris ; l’on amène les prisonniers sous la conduite de Lambert de Limoux et de Hugues de Lascy ; ils accompagnent l’abbé Reynier.

Karvel, avec angoisse. — Grand Dieu ! si Mylio et son ami le jongleur se trouvaient parmi les prisonniers !




Les craintes de Karvel-le-Parfait, retenu près de Simon de Montfort, se sont réalisées. Mylio, prisonnier des croisés, a été pris par eux au moment où, à la tête d’une troupe d’habitants du pays, il essayait de pénétrer avec eux dans la ville de Lavaur, afin de renforcer sa garnison. Peau-d’Oie est aussi captif ; il a été amené avec le trouvère dans la grand’chambre de la villa par Lambert de Limoux et Hugues de Lascy. Karvel est resté auprès de Montfort. Mylio est blessé au bras, un mouchoir ensanglanté bande sa plaie ; le jongleur, quoique sain et sauf, semble encore effaré par la peur. L’abbé Reynier, instruit de l’état inquiétant du comte, a été le rejoindre, tandis que Hugues de Lascy et Lambert de Limoux, gardant baissée la visière de leurs casques, s’entretiennent à voix basse et s’éloignent de quelques pas du trouvère et de son ami.

Mylio, à son compagnon, avec un accent de regret. — Mon pauvre Peau-d’Oie ! te voilà prisonnier… c’est ma faute.

Peau-d’oie, d’un ton fâché. — Oui ! c’est ta faute ! J’étais mort, très-mort ; ne pouvais-tu laisser en paix mes cendres ?

Mylio. — Que veux tu ? Au moment où, grâce à la sortie des braves gens de Lavaur, commandés par Aimery, j’allais entrer dans la ville, je m’aperçois de ton absence ; inquiet, je m’arrête, et, à la faveur du clair de lune, je te vois à vingt pas de moi, couché sur le ventre…

Peau-d’oie. — Corbœuf ! couché sur le dos, j’aurais eu la bedaine crevée sous le piétinement des combattants !

Mylio. — … Je cours à toi te croyant blessé ; pendant ce temps-là nos compagnons entrent dans la ville, la porte se referme sur eux, nous demeurons toux deux dehors et… nous sommes pris.

Peau-d’oie. — Ce que je te reproche, surtout, c’est d’avoir attiré sur moi, honnête et paisible mort que j’étais, l’attention de ces truands ; car l’un d’eux s’écrie, en me désignant : « — Cette montagne de chair est si énorme, que je gage qu’après l’avoir traversée, ma pique y demeure enfoncée jusqu’à la moitié de son manche. »

Mylio. — À ces mots, tu as fait une espèce de saut de carpe si prodigieux, que je suis resté aussi heureux de ta résurrection qu’émerveillé de ton agilité.

Peau-d’oie. — Corbœuf ! on serait agile à moins !

Mylio. — Ainsi, tu avais fait prudemment le mort au commencement de l’attaque ?

Peau-d’oie. — Pardieu ! dès que j’ai entendu ces brutes de croisés des avant-postes crier : Aux armes ! je me suis aussitôt jeté à plat-ventre ! Et voilà comme on récompense l’héroïsme ! car enfin je m’étais dit : « En me plaçant bravement comme un obstacle insurmontable entre l’ennemi et mes compagnons, j’assure leur retraite, puisqu’ils seront entrés dans la ville avant que les croisés aient eu le temps de gravir mon corps… et d’en descendre ».

Mylio. — Ta gaieté revient, tant mieux.

Peau-d’oie, montrant du geste les deux chevaliers qui se rapprochent, après avoir ôté leur casque. — Mylio, il me semble que nous connaissons ces hommes-là ?

Mylio, se retournant. — Que vois-je ? Hugues de Lascy ? Lambert de Limoux ? (S’adressant à eux d’un air sardonique.) Salut au Sénéchal des Marjolaines ! salut au Bailli de la joie des joies ! voilà qui est, mort-Dieu ! d’une hypocrisie infâme ! C’est vous, saints hommes, qui venez extirper l’hérésie en Albigeois ? (S’adressant à Peau-d’Oie.) Te rappelles-tu ce dernier plaid amoureux de la cour d’amour ?

Peau-d’oie. — … De la cour de grandissime puterie et ribauderie, dont ces pieux catholiques étaient les dignes officiers !

Hugues de Lascy, à Lambert. — Entends-tu cette langue de vipère ? Ah ! notre capture est bonne, car depuis que ces deux vils jongleurs ont couru le pays, ces chiens d’hérétiques sont devenus encore plus enragés !

Peau-d’oie, d’un air appitoyé. — Pauvres gens ! ainsi devenus enragés ? Sans doute quelque moine en rut les aura mordus ? N’est-ce pas, seigneur Bailli de la joie des joies ?

Simon de Montfort entre à ce moment, vêtu d’une longue robe brune pareille à un froc de moine ; d’un côté il s’appuie sur le bras d’Alix de Montmorency, et de l’autre, sur le bras de l’abbé Reynier, portant l’habit blanc de l’ordre de Cîteaux ; l’un des écuyers du comte s’empresse de mettre un siége à sa portée ; l’autre écuyer reste debout à la porte de la chambre voisine où Karvel-le-Parfait est retenu prisonnier. Montfort garde le silence ; l’abbé Reynier jette sur Mylio et sur Peau-d’Oie un regard de triomphe et de haine sournoise ; il n’a pas oublié cette nuit où, venant au moulin de Chaillotte pour violenter Florette, la jeune serve lui a été enlevée par le trouvère et le jongleur.

Montfort, s’adressant à Mylio d’une voix caverneuse. — Tu étais parmi ces hérétiques, dont un grand nombre est parvenu à entrer dans le château de Lavaur ?

Mylio. — Oui.

Montfort. — Tu t’appelles Mylio-le-Trouvère… Tu exerçais à Blois ton indigne métier de perdition ; tu souillais du venin de tes calomnies les personnages les plus sacrés ; tu…

Mylio, interrompant Simon et s’adressant à l’abbé. — Ah ! sycophante ! tu as déjà pris tes précautions contre le récit de l’aventure nocturne du moulin de Chaillotte et autres preuves de ta lubricité, dom Ribaud !

Alix de Montmorency lève les mains et les yeux au ciel, Simon jette un coup d’œil terrible sur Mylio.

Peau-d’oie, bas au trouvère. — Le regard de ce spectre me glace jusqu’à la moelle des os… Nous sommes perdus !

Montfort, à Mylio d’une voix irritée. — Tais-toi, blasphémateur… sinon, je te fais arracher la langue !

L’abbé Reynier, à Montfort avec onction. — Mon cher frère, méprisons ces outrages, ce malheureux est possédé ; hélas ! il ne s’appartient plus, le démon parle par sa bouche.

Mylio, impétueusement à l’abbé. — Quoi ! tu ne t’es pas introduit une nuit dans l’enclos du moulin de Chaillotte ? ton entremetteuse habituelle, qui devait te livrer Florette, sa nièce, une enfant de quinze ans… Or, sans moi et Peau-d’Oie que voilà, il peut le dire, tu allais…

Peau-d’oie tremblant de tous ses membres, interrompt Mylio, se jette aux pieds de Montfort, et s’écrie, les mains jointes : — Illustre et secourable seigneur, je ne me rappelle rien… Je suis bouleversé, fasciné, ébloui... Le passé se brouille dans mon cerveau… Tout ce dont je me souviens, c’est que j’étais un porc, une bête immonde. Hélas ! ce n’était pas ma faute : car, le croiriez-vous, redoutable soutien de l’Église, je n’ai point encore, à mon âge, reçu le baptême… Hélas ! non. Mais tout à l’heure, en contemplant votre auguste, face, il m’a semblé voir resplendir autour de votre sainte personne une manière d’auréole ; un de ces divins rayons, me pénétrant soudain, m’a donné une soif inextinguible de la source céleste, et m’a affamé du baptême, qui me purifiera de mes abominables souillures… Ah ! pieux seigneur ! Vous et votre pieuse épouse, daignez me servir de parrain et de marraine ; consentez à me tenir sur les fonts baptismaux… Je vous devrai le salut de mon âme, et onc n’aurez vu plus forcené catholique que votre fillot… Je serai l’exemple des fidèles.

Montfort, à demi-voix, à l’abbé Reynier, d’un air de doute. — Hum !… ce gros mécréant me paraît bien promptement touché de la lumière divine… ! Pourtant, il peut être sincère.

Alix de Montmorency. — Souvent le Seigneur se plaît à retarder les effets de sa grâce pour la rendre plus éclatante.

L’abbé Reynier, à demi-voix. — Sans doute ; mais il se pourrait aussi que la crainte du supplice, et non la foi, amenât la conversion de ce pécheur.

Montfort. — Alors, que faire ? 


L’abbé Reynier, à demi-voix. — Le brûler comme les autres !

Alix de Montmorency. — Mais, mon père, s’il est sincère ?

L’abbé Reynier, à demi-voix. — Raison de plus… S’il est sincère, les flammes du bûcher seront, aux yeux du Seigneur, une très-agréable expiation de l’abominable passé de ce nouveau converti ; s’il nous trompe, le bûcher sera la juste punition de son mensonge sacrilége.

Montfort et sa femme, frappés du double avantage de la proposition du moine, échangent un regard approbatif ; Peau-d’Oie se dit à lui-même : — Ils se consultent… je suis sauvé !… Corbœuf ! quelle heureuse idée j’ai eue là, de me donner pour un marmot à baptiser ! Mon parrain et ma marraine me feront peut-être un petit présent.

Montfort. — Relève-toi ! Dieu saura si ta conversion est sincère.

Peau-d’oie, à part lui. — Bon, bon ; ce n’est plus qu’une affaire entre Dieu et moi… Nous nous arrangerons toujours bien ensemble !

Le jongleur se relève, et va se placer prudemment loin de Mylio, sur lequel il jette un regard de compassion.

Montfort, à Mylio. — Tu as un frère pasteur de ces hérétiques endiablés, il jouit d’une grande influence dans la ville de Lavaur ?

Mylio, fièrement. — Tous les habitants donneraient leur vie pour sauver la sienne.

Montfort. — Je te permets de retourner à Lavaur ; tu diras aux habitants ceci : « Abjurez votre hérésie, rentrez dans le giron de la sainte Église catholique, livrez à Montfort, sans condition, la dame de Lavaur, son fils, les consuls de la ville, et cent habitants des plus notables, abandonnez vos biens aux soldats du Christ, et vous aurez la vie sauve ; sinon, demain, à l’aube, le signal de l’attaque sera donné aux croisés par les flammes du bûcher de Karvel-le-Parfait. »

Mylio, avec stupeur. — Mon frère !

Montfort. — Il est ici, prisonnier… Tu le verras de tes yeux.

Mylio, consterné. — Mon frère !… prisonnier !…

Peau-d’oie, tout bas, à Mylio. — Imite-moi donc !… abjure… et demande le baptême… Corbœuf ! je me ferais baptiser et rebaptiser millc fois !… car, malgré mon horreur de l’eau, je préfère encore l’onde lustrale… au fagot. 


Mylio, à Montfort, d’une voix émue. — Mon frère est, dis-tu, ton prisonnier ?… Tu me tends sans doute un piége ; … mais, fût-il là, devant moi, chargé de liens, Karvel me maudirait si, acceptant ton offre, j’étais assez infâme pour te promettre d’exhorter les habitants de Lavaur à se soumettre à ton Église abhorrée !

Soudain on entend la voix sonore et douce du médecin, qui, retenu dans la chambre voisine, a écouté les paroles de Mylio, et s’écrie : — Bien ! bien ! mon noble frère !

Mylio, tressaillant. — La voix de Karvel !… il est là !…

Le trouvère veut aller rejoindre son frère, mais Lambert de Limoux et Hugues de Lascy se jetant sur Mylio le maintiennent. Montfort se tourne vers l’un de ses écuyers placé près de la porte de la chambre voisine et dit : — Laisse entrer l’autre hérétique.

Presque aussitôt Karvel-le-Parfait s’avance vers son frère avec un sourire de tendresse ineffable, puis, s’adressant à Montfort et lui montrant les chevaliers qui contiennent Mylio : — Quoi ! de la violence contre un ennemi désarmé ?… Allons, Montfort, toi, un soldat ? toi qui, dis-tu, te connais en courage… fais cesser cette indignité…

À un signe du comte, les chevaliers laissent Mylio en liberté ; les deux frères se jettent dans les bras l’un de l’autre et demeurent embrassés pendant quelques instants. Peau-d’Oie les contemple avec attendrissement ; une larme lui vient aux yeux ; il l’essuie du bout de son doigt, et dit en soupirant : — Pauvre Mylio ! il serait sauvé… s’il s’était comme moi encatholiquaillé. J’ai commis là, il est vrai, une fière lâcheté !… Ah ! si je n’avais point tant peur du fagot… avec quelle jubilation je dégorgerais sur cet infâme ribaud d’abbé Reynier, la bile qui m’étouffe !

Et, ce disant, Peau-d’Oie profite d’un moment où il n’est pas vu pour faire une laide grimace au moine, et lui montrer le poing. Karvel et Mylio, après s’être tendrement embrassés à plusieurs reprises, échangent à voix basse quelques mots. Karvel instruit ainsi son frère du généreux motif qui l’a conduit au camp des croisés. Hugues de Lascy s’approche de Montfort et lui dit : — Seigneur, l’aube va bientôt paraître, tout est prêt pour l’attaque de Lavaur… Quels sont vos ordres ?

Montfort. — Qu’au soleil levé on sonne l’attaque… Encore trop faible pour monter à cheval, je me ferai porter en litière afin d’encourager les assaillants. Quant à ces trois hérétiques, leur supplice sera le signal de l’assaut… fais préparer leur bûcher.

Peau-d’oie, stupéfait. — Comment ! ces trois hérétiques ! un instant, diable ! j’ai abjuré ! moi, j’ai abjuré !

Karvel, à Montfort. — Ainsi, comte, nous allons mourir !… Merci de cette mort !… la Gaule saura que tu m’as envoyé au bûcher, moi… moi qui, confiant dans la parole de ta femme, suis venu à ton camp pour te sauver la vie.

Mylio, à Montfort. — Merci de cette mort… lâche, félon… chevalier sans parole et sans foi !

Le comte à ce reproche baisse la tête, son cœur de soldat est cruellement atteint par cette juste accusation de félonie. L’abbé Reynier voyant le trouble de Simon, s’écrie d’une voix tonnante : — La foi !… ces misérables osent parler de foi ! et toi, Montfort, tu serais sensible à des reproches sortis de pareilles bouches… Quoi ! tu oserais oublier ces paroles sacrées de notre saint père Innocent III : « Nul n’est tenu à la foi envers ceux qui manquent de foi envers Dieu. » Quoi ! tu te croirais engagé envers ce forcené qui, par la pestilence hérésiarque de ses paroles, a damné des âmes par milliers !… Veux-tu donc que, grâce à ta criminelle faiblesse, il vive pour vouer encore d’innombrables malheureux aux flammes éternelles ? Te sens-tu capable de prendre devant Dieu cette responsabilité terrible ?

Montfort, avec épouvante. — Oh ! Jamais, mon père, jamais !

L’abbé Reynier. — Alors, haut le front ! intrépide soldat de la foi catholique ! Le ciel fera tomber Lavaur entre nos mains… Viens, viens te saintement préparer à ce nouveau triomphe, en recevant de mes mains le corps du Sauveur pour la gloire de qui tu combats.

Montfort, avec une fanatique exaltation, — aux armes, chevaliers !… à l’assaut !… Dieu est avec nous… En entrant à Lavaur, pas de pitié ! tuez tout ! tuez tout ! comme à Beziers, Dieu saura reconnaître ceux qui sont à lui. (Puis, montrant les prisonniers.) Que l’on garrotte ces trois hommes ! on les gardera en lieu sûr jusqu’au moment de leur supplice !

Peau-d’oie, éperdu de terreur, se jetant aux pieds de Montfort et s’accrochant à sa robe. — Secourable parrain ! tu m’as promis de me tenir sur les fonts du baptême, je veux vivre désormais en catholique. Corbœuf ! il n’y a que cette religion qui vaille ! Je crois en l’Église, je crois en tous ses saints passés, présents ou futurs, je crois aux miracles les plus bêtes ; je crois enfin à tout ce que tu voudras ! mais, pour Dieu, point de fagot !

Montfort, se tournant vers l’abbé Reynier. — Vous disiez vrai, ce misérable cède à la peur et non à la foi.

L’abbé Reynier, à Peau-d’Oie. — Si ta foi est sincère, le bûcher purifiera tes souillures passées… Mais si tu feins une conversion sacrilége, les flammes éternelles seront ton juste châtiment. Donc, tu seras brûlé comme les autres.

Peau-d’oie se relève furieux. — Oh ! bouc de luxure, porc de saleté, tigre de cruauté ! tu te venges de cette nuit où, venant au moulin de Chaillotte pour violenter Florette, je t’ai terrassé pour t’empêcher de commettre une infamie nouvelle ! Va, tu me feras brûler, mais je t’aurai craché la vérité à la face, truand ! hypocrite ! scélérat ! toi qui caches un pied fourchu sous une robe de moine !

Les écuyers du comte se jettent sur Peau-d’Oie et le garrottent, ainsi que Karvel et Mylio, qui n’opposent aucune résistance. Soudain les clairons sonnent, on entend au loin un tumulte guerrier. Hugues de Lascy entre et dit au comte : — Seigneur, voici le jour ; tout est prêt pour l’attaque de Lavaur ; votre litière vous attend.

Montfort. — Marchons, Dieu combat pour nous ! 


Alix de Montmorency, agenouillée. — Va, mon noble époux, je resterai à genoux à cette place jusqu’à la fin de la bataille, priant pour le triomphe de tes armes et pour le salut des pauvres âmes des hérétiques de Lavaur.

Reynier, à Monfort. — Viens, vaillant soldat du Christ ! viens recevoir de mes mains la sainte communion !

Montfort sort appuyé sur le bras du moine et suivi de ses écuyers, tandis qu’Alix de Montmorency prie avec ferveur.

Mylio, jetant sur Peau-d’Oie un regard humide. — Ah ! c’est son amitié pour moi qui t’a conduit en ce pays !

Karvel, pensif, contemplant Alix de Montmorency, qui murmure ses oraisons. — Pauvre créature insensée ! son cœur est resté bon… elle implore le ciel pour les victimes contre qui elle vient d’exciter la férocité de Montfort ! Ô Christ !… et les prêtres de Rome se disent tes disciples !




La ville et le château de Lavaur, après une héroïque défense, se sont rendus aux croisés ; les consuls ont stipulé que les habitants auraient la vie sauve ; mais comme, selon le pape Innocent III : Nul n’est tenu de garder sa foi envers ceux qui manquent de foi envers Dieu, presque tous les prisonniers, au mépris de la capitulation, ont été égorgés ; les survivants sont réservés à divers supplices.

Une nuit s’est passée depuis la reddition de Lavaur. Vous voyez, fils de Joel, l’une des esplanades du château, c’est un vaste terrain carré ; de hautes murailles crénelées l’entourent de trois côtés ; le quatrième est borné par le parapet d’un fossé profond de quarante pieds, large de vingt, long de mille pas ; il est fermé, à chacune de ses extrémités, par des contreforts en pierre de taille, appuis de la muraille qui sert de soubassement à l’esplanade. Ce fossé est rempli de combustibles formant une cinquantaine de bûchers, séparés les uns des autres par un sentier étroit et composés d’abord : d’une épaisse couche de paille arrosée de goudron ; puis d’un lit de bois résineux ; puis, toujours ainsi, couche par couche, ils s’élèvent jusqu’à dix ou douze pieds au-dessous du niveau du parapet. Les bourreaux, descendant au moyen d’échelles dans le fossé, allumeront plus tard ces bûchers qui, bientôt confondus en un même embrasement, deviendront une immense fournaise. Au delà du rempart c’est la plaine, la riante et fertile campagne de l’Albigeois, arrosée par le cours sinueux de la rivière l’Agoult ; ces prairies, ces guérets, ces vignobles, mélangés de massifs de chênes, de pins, d’oliviers, s’étendent au loin, et la brume matinale voile à demi les cimes bleuâtres de la chaîne des Cévennes, qui se dessine à l’extrême horizon. Faisant face au fossé, une porte basse, voûtée, surmontée d’un machicoulis, construction défensive ressemblant à un balcon de pierre, est pratiquée dans la muraille qui entoure l’esplanade ; à droite de ce balcon, où l’on peut monter par un escalier extérieur, vous voyez une large et profonde citerne ceinte de sa margelle de pierre ; à gauche sont alignées quatre-vingts hautes potences ; à chacune d’elles pend une corde à nœud coulant. Ces instruments de supplice ont été dressés durant la nuit ; à leur pied sont encore, çà et là, des pinces de fer, des cognées, des houes, dont l’on s’est servi pour fouiller le sol et équarrir les charpentes. Enfin, vers le centre de ce vaste terrain, s’élève un échafaud de douze pieds carrés, ayant en son milieu un siége de bois, dont les bras et le dossier sont garnis de courroies. Le soleil s’est depuis longtemps levé radieux dans un ciel d’azur. Soudain la cloche d’une église voisine sonne lentement un glas funèbre ; bientôt s’ouvre la petite porte qui donne accès sur le balcon de pierre, où des siéges ont été disposés d’avance ; là, s’asseoient tour à tour : les archevêques de Lyon et de Rennes, les évêques de Poitiers, de Bourges, de Nantes, et d’autres prélats, vêtus de leurs habits sacerdotaux ; Montfort et Alix de Montmorency viennent ensuite, accompagnés du légat du pape et de l’abbé Reynier ; ils prennent place au premier rang de cette tribune qui domine l’esplanade, où l’on voit entrer, à un signe de Montfort, des hommes d’armes ; ils se rangent au pied des murailles et sont suivis d’une cinquantaine de prêtres et de moines portant une croix d’argent, des bannières noires, et chantant à pleins poumons, dans son rhythme funèbre, ce premier verset du Dies iræ :

Dies iræ, dies illa,
Crucis expandens vexilla
Solvet sæclum in favilla.

Cette lugubre procession va toujours psalmodiant se grouper à peu de distance de l’échafaud, dont le roi des ribauds a déjà pris possession. Ce chef des goujats de l’armée remplit l’office de bourreau ; il prépare ses outils, tenailles, couteaux, pinces, fers aigus, tandis que ses aides allument un fourneau portatif rempli de charbon, afin d’y faire rougir plusieurs tiges de fer très-aiguës ; d’autres truands préparent les courroies destinées à maintenir le patient sur le siége de l’échafaud, ou portent des torches résineuses destinées à allumer les bûchers.

Le bourreau, accroupi devant son fourneau, s’adresse à un sergent d’armes. — Mes fers sont prêts, va chercher ces fils de Satan.

Le sergent. — Ils sont là, en dehors de l’esplanade ; je vais te les amener.

Le sergent se dirige vers la voûte, heurte à la porte ; elle s’ouvre et donne passage a vingt-huit hommes et à quinze femmes de tout âge, de toute condition. Ces prisonniers peuvent marcher à petits pas, quoique leurs jambes soient liées. Ils ont les mains garrottées derrière le dos. Ils s’arrêtent à quelques pas de la tribune de pierre.

L’abbé Reynier, d’une voix menaçante. — Hérétiques de Lavaur ! une dernière fois voulez-vous abjurer ? voulez-vous reconnaître l’infaillible et divine autorité de la sainte Église catholique, apostolique et romaine ?

Un vieillard, à l’abbé Reynier. — Mon fils est mort en défendant la ville ; les ruines de ma maison incendiées après le pillage sont encore fumantes, je touche à la tombe, je ne possède plus rien : mais vois-tu, moine, je devrais vivre autant que j’ai vécu, je serais encore riche, j’aurais encore là près de moi mon fils… le fils chéri de ma vieillesse… que moi et mon enfant nous te dirions : La mort, mille fois la mort plutôt que d’embrasser ta religion, au nom de laquelle on pille, on incendie, on viole, on torture, on égorge ! Je suis prêt à mourir, laisse-moi seulement t’adresser une prière : Giraude, dame de Lavaur, est en ton pouvoir… Je l’ai vue naître ; jamais créature plus angélique n’a mérité la bénédiction des hommes. Grâce pour notre bonne dame de Lavaur ! grâce pour elle et pour son fils, un pauvre enfant de quatorze ans !

Les prisonniers, parmi lesquels se trouve Florette, s’agenouillent en criant. — Grâce pour notre bonne dame de Lavaur et pour son fils ! grâce !

Florette seule reste debout ; la jeune femme de Mylio, pâle, livide, n’entend rien, ne voit rien de ce qui se passe autour d’elle ; sa pensée est avec son époux, qui l’a quittée peu de jours après leur mariage pour prendre part à la guerre ; Florette le croit mort. Ne s’étant pas agenouillée comme les autres prisonniers, elle attire ainsi l’attention de l’abbé Reynier ; il la reconnaît, tressaille et se dit : — La nièce de Chaillotte… Ah ! pendard de Mylio, je serai doublement vengé !

Le vieillard, à Alix de Montmorency qui, pâle et les yeux baissés, égrène dévotement son chapelet. — Madame… au nom de votre mère, grâce pour notre bonne dame de Lavaur !

Alix de Montmorency, impassible. — Si elle n’abjure pas son hérésie, elle doit périr… je prierai Dieu pour sa pauvre âme !

L’abbé Reynier, aux prisonniers. — Ainsi, vous refusez d’entrer dans le giron de notre sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine ?

Les hérétiques. — Nous refusons ! — Les crimes des Romieux nous font horreur ! — Nous sommes prêts à mourir ! 


L’abbé Reynier, d’une voix tonnante. — Hérétiques endurcis, l’Église vous livre au bras séculier ! que votre supplice frappe vos pareils d’une terreur salutaire !

Le prévôt de l’armée, au roi des ribauds. — Fais ton office… Tu laisseras un œil à ce vieillard qui a parlé pour les autres, il servira de guide à la bande.

Le bourreau et ses gens saisissent au hasard l’un des prisonniers, c’est un jeune homme, ils le garrottent sur le siége de l’échafaud, pendant que le bourreau court à son réchaud.

L’hérétique, aux aides du bourreau. — Qu’allez-vous me faire ?

Un aide. — Te crever les deux yeux, païen ! et à tes compagnons aussi !

L’hérétique, épouvanté. — Oh ! la mort... par pitié, la mort plutôt que cette torture ! (Il tâche en vain de briser ses liens et se tord convulsivement, en criant :) — À moi, mes frères ! au secours !… on veut nous crever les yeux à tous !

Les prisonniers se tournent vers Montfort. — Ce supplice est affreux ! fais-nous plutôt brûler, égorger ou pendre ! — Grâce !

Montfort, d’une voix caverneuse. — Pas de grâce ! Votre âme aveugle est fermée à la lumière divine ! les yeux de votre corps vont être à jamais fermés à la lumière du jour ! 


Un hérétique, dont les dents claquent de terreur. — Seigneur, moi et plusieurs de mes compagnons nous abjurons, nous voulons être catholiques. Pitié… pitié !

L’abbé Reynier. — Il est trop tard, la peur et non la foi dicte vos paroles !

Le jeune hérétique garrotté sur l’échafaud est vigoureusement maintenu par deux aides du bourreau ; celui-ci s’approche du patient, qui pousse des cris horribles et clôt machinalement ses paupières avec force ; mais d’un coup de son fer rouge et aigu, le bourreau transperce les paupières et le globe de chaque œil. Le sang et la fumée sortent des orbites… Les hurlements de la victime deviennent affreux ; ils sont bientôt couverts par le chœur des moines chantant à pleine voix : 


Tuba mirum spargens sonum
Per sepulchra regionum
Coget omnes ante thronum.

Le supplice des hérétiques, hommes ou femmes, se poursuit avec l’accompagnement de cette funèbre psalmodie : les uns s’évanouissent de douleur ; on les détache du siége, et on les jette inanimés à quelques pas de distance de l’échafaud ; d’autres, rendus furieux, presque insensés, par la souffrance, en sortant des mains des bourreaux, s’élancent droit devant eux ; et, incapables de se guider, vont se heurter contre les murs de l’esplanade, ou trébucher parmi les soldats formant la haie, et sont refoulés à coups de bois de lance. Le hasard a voulu que Florette fût la dernière victime. À la vue de ces horreurs, sa raison s’est presque complétement égarée : elle se croit sous l’obsession d’un rêve. Soutenue par les aides, elle marche d’un pas étincelant vers l’échafaud ; ses longs cheveux châtains, tressés en nattes, tombent sur ses épaules : elles sont, comme son cou, comme ses bras, d’une blancheur livide et morte ; tout son sang a reflué vers son cœur. À la vue de cette jeune fille, si belle, si touchante, les bourreaux eux-mêmes se sentent émus ; et, au moment où elle vient d’être attachée sur le siége, le roi des ribauds lui dit tout bas, avec compassion : — Crois-moi, petite ; ouvre les yeux de toutes tes forces, tu souffriras moins. Quand on ferme les paupières, la douleur est double, car le fer les traverse avant d’arriver à l’œil… Me comprends-tu ?

Florette, d’une voix défaillante. — Oui, messire.

Le bourreau. — J’ai un fer chauffé à blanc : ce sera fait en un clin d’œil… (Riant.) Hé ! hé !… en un clin d’œil… c’est le mot. (Il se dirige vers son réchaud.)

Florette, tout bas à elle-même, retrouvant une lueur d’intelligence. — Il me semble que l’on m’a dit d’ouvrir les yeux, afin de souffrir moins… Oh ! non, je les fermerai pour souffrir davantage, mourir tout de suite, et aller rejoindre Mylio. (Tournant çà et là autour d’elle ses yeux hagards, elle aperçoit l’abbé Reynier. Elle frissonne) Oh ! le moine de Cîteaux ! le moine !… le voilà dans sa robe blanche comme un spectre qui m’annonce la mort !

Le bourreau, tenant à la main son fer rougi à blanc, dit à la victime : — Vite !… petite, ouvre les yeux tout grands.

Florette clôt, au contraire, ses paupières avec force ; elle devient d’une lividité cadavéreuse ; ses lèvres bleuâtres sont convulsivement serrées l’une contre l’autre, dans l’attente du supplice.

Le bourreau frappe du pied. — Ouvre donc vite les yeux ! mon fer va refroidir… (la jeune fille n’obéit pas.) Va-t’en au diable ! petite sotte. (Le bourreau darde son fer brûlant et aigu dans l’œil droit de la victime.)

Florette pousse un cri affreux, défaille et murmure : — Mylio… je meurs !

La pauvre créature s’évanouit complétement ; elle ne pousse qu’un gémissement plaintif lorsque le bourreau lui crève l’œil gauche.

L’abbé Reynier, à part, sur le balcon. — Quel dommage !… de si beaux yeux bleus !… C’est sa faute… Pourquoi m’a-t-elle préféré ce misérable Mylio !

Les aides du bourreau détachent Florette du siége, et, par pitié, la transportent, toujours évanouie, près de la margelle de la citerne. Le chœur des moines a un instant suspendu ses chants.

Montfort, s’adressant au vieillard à qui on n’a crevé qu’un œil. — Emmène ces pécheurs ; on va leur délier les bras… Qu’ils consacrent au repentir la vie que je leur laisse !

Les aides du bourreau coupent les cordes dont sont garrottés les hérétiques. Ceux d’entre eux que l’atrocité de la douleur n’a pas laissés tués ou agonisants, se lèvent, se cherchent à tâtons, se prennent par la main, et forment une sorte de longue chaîne qui, conduite par le vieillard à qui on a laissé un œil pour se guider, sort par la porte voûtée, tandis que les autres aveuglés, hors d’état de marcher, restent évanouis ou morts sur le sol de l’esplanade. Le supplice a duré longtemps : plus de la moitié du jour s’est écoulée. Le soleil est ardent. Le majordome de la maison de Montfort a fait, en homme de précaution, apporter quelques hanaps d’hydromel et de vin herbé, ainsi que des oublies sèches ; des pages, aux livrées du comte, font circuler les boissons et les gâteaux parmi les spectateurs du balcon.

Alix de Montmorency, tristement, à son mari. — Hélas ! elles sont terribles ces extrémités commandées par l’endurcissement de ces malheureux !… J’offre à Dieu la douleur que je ressentais à la vue de leur supplice.

Montfort. — Espérons, sainte amie, que cet exemple et ceux qui vont suivre frapperont les populations hérétiques d’une pieuse épouvante ; le supplice de quelques-uns aura arraché des milliers d’âmes aux flammes éternelles.

Le prévôt, s’avançant au pied du balcon, et s’adressant à Montfort : — Monseigneur, faut-il allumer le bûcher ?

Montfort. — Allumez ! allumez !

À ces mots du comte, le roi des ribauds et ses hommes se munissent de torches, descendent au moyen d’échelles dans le fossé rempli de combustibles, y mettent le feu, et remontent précipitamment, lorsque des tourbillons de fumée s’élèvent des bûchers embrasés ; puis, retirant les échelles, les bourreaux les transportent auprès des potences… Bientôt l’intérieur du fossé est une immense fournaise de mille pas de longueur sur vingt pieds de largeur, les flammes ondoyantes s’élèvent au-dessus du parapet ; son revêtement de pierres craque et se disjoint par l’intensité de la chaleur dont la reverbération est si brûlante, que les spectateurs du balcon sont obligés de cacher à demi leur visage dans leurs mains.

L’abbé Reynier, d’une voix retentissante. — Maintenant, amenez les hérétiques !… cet enfer terrestre sera pour eux le vestibule de l’enfer éternel ! 


Les moines reprennent et entonnent en chœur ce verset d’une voix éclatante :

Mors stupebit et natura
Cum resurget creatura
Judicanti responsura.

La porte voûtée s’ouvre, il en sort, poussée le fer dans les reins par les soldats qui s’avancent derrière elle, une foule d’hommes, de femmes, d’enfants de tout âge, les mains liées derrière le dos. Les hommes d’armes formant un cordon le long des remparts de l’esplanade, abaissent leurs lances la pointe en avant, marchent en convergeant vers le fossé rempli de feu et y refoulent le troupeau humain, hurlant de terreur et de rage ou poussant des cris d’allégresse… oui, d’allégresse, fils de Joel ; car grand nombre de ces malheureux, désespérant de leur cause, courent au supplice avec une joie farouche et s’élancent dans le gouffre embrasé, en criant : — Exécration éternelle à l’Église catholique ! — Oh ! prêtres du meurtre, nos fils vengeront notre mort ! — Vive la mort ! elle nous délivre de la vue de ces sanglants Romieux ! — Malédiction sur ces bourreaux du pape de Rome !

Vous les voyez, fils de Joel, vous les voyez ces victimes du fanatisme catholique se dessinant comme des ombres sur ce rideau de flammes qui s’élèvent au-dessus du parapet, vous les voyez, enjamber le revêtement de pierre et se précipiter dans cette fournaise, dans cet enfer, d’où s’échappent des cris, des hurlements, des gémissements sourds, aigus, plaintifs ! effroyable concert qui monte vers le ciel avec les rouges lueurs du bûcher, avec les chants funèbres des moines. Parmi les dernières victimes qui sortent de dessous la voûte, se trouvent : Karvel-le-Parfait et Morise, la dame de Lavaur et son fils ; le hasard les a rassemblés tous quatre ; dame Giraude, vêtue de noir, a les mains liées derrière le dos, ainsi qu’Aloys, assez gravement blessé à l’épaule ; car durant le siége, il a voulu, malgré son jeune âge, combattre aux côtés de son oncle : Giraude ne quitte pas son enfant du regard, elle le couve des yeux, on lit sur les traits angéliques de cette mère au désespoir, qu’insoucieuse de son sort, elle songe avec terreur au supplice atroce qui attend Aloys ; il devine la préoccupation de sa mère et tâche de lui sourire ; Karvel et sa femme, le front serein, s’avancent d’un pas ferme. Cependant, à l’aspect du tableau qui s’offre à lui dès son entrée dans l’esplanade, le Parfait s’arrête et tressaille d’horreur ; à gauche se dressent les quatre-vingts potences, attendant de nouvelles victimes ; à droite sont étendus autour de l’échafaud les corps de ceux qui, morts ou agonisants, n’ont pu résister aux tortures de l’aveuglement. Enfin, au delà de ces potences et de ces cadavres, des lueurs ardentes s’échappent du fossé, immense brasier avivé par la lente combustion de la chair, de la graisse, des entrailles et des os des hérétiques ; il s’exhale de cette longue tranchée, semblable au cratère d’un volcan, des tourbillons de vapeur noire, épaisse, nauséabonde, qui voile au loin l’horizon ; de temps à autre cette fétide et sombre nuée est soudain illuminée par une colonne de flammes et d’étincelles qui jaillissent de quelque portion du bûcher non encore consumé… Mais ce que nul ne pourrait exprimer, c’est le mélange de gémissements, de cris, de hurlements sans nom, qui s’échappent de cette fournaise où ont été précipités plus de cinq cents créatures de Dieu… Les unes ont déjà succombé ; d’autres expirent ; d’autres, les dernières jetées dans le gouffre embrasé, sont encore vivantes… c’est comme un pêle-mêle, comme un fouillis de corps, de troncs, de têtes, de membres, d’ossements noircis, saignants, à demi brûlés, calcinés ; au milieu de cet entassement de débris humains, disparaissant à demi dans la cendre, la braise ou la fumée, on voit encore quelques survivants dont les vêtements ont d’abord pris feu ; ce sont des bras, des jambes qui s’agitent, des bustes qui se dressent et se tordent convulsivement, des têtes dont la chevelure flambe, dont les traits se crispent, et dont le regard… Oh ! non, fils de Joel… non, aucune langue humaine ne pourrait vous peindre
 les regards de ces agonisants ! Tel est le spectacle qui s’offre à la vue de Karvel et de sa femme au moment où ils s’approchent du brasier. Le Parfait s’arrête, se tourne vers le balcon où trônent Montfort, sa femme et les prélats ; puis, le visage rayonnant d’une inspiration prophétique, il s’écrie :

— Prêtres catholiques ! je vous le dis en vérité : vous vous croyez triomphants ! et les horreurs de votre croisade en Gaule porteront tôt ou tard à l’église de Rome un coup mortel ; oui, de cette fournaise où nous allons périr, l’hérésie, qui n’est que la liberté civile et religieuse, renaîtra bientôt plus radieuse que jamais pour éclairer les peuples de sa lumière divine et féconde ! Je vous le dis, oh ! prêtres catholiques : la foi évangélique s’est retirée de vous, elle est désormais avec nous, elle y restera impérissable comme la vérité ! À vous autres, il reste la force… la force… éphémère comme ce bûcher qui, ce soir, ne sera plus que cendres !

L’abbé Reynier, en se levant furieux. — Qu’on arrache la langue de ce misérable hérétique ! Il n’a déjà que trop blasphémé pour la perdition des âmes !

Les bourreaux s’emparent de Karvel ; le roi des ribauds saisit dans son fourreau de petites tenailles de fer, à manche de bois, rougies au feu, et tandis que ses aides contiennent le Parfait, il lui arrache précipitamment, à défaut de la langue, quelques lambeaux des lèvres ; Morise, à ce spectacle, ferme les yeux et s’élance dans la fournaise, où tombe aussi bientôt le corps de son mari, évanoui ensuite de la torture qu’il a subie. Il ne reste, des hérétiques condamnés au bûcher, que la dame de Lavaur et son fils ; au moment où l’on va les traîner vers le fossé, Giraude se jette à genoux devant le balcon où elle vient d’apercevoir Alix de Montmorency, et, les mains jointes, s’écrie d’une voix palpitante de terreur : — Madame ! je ne vous demande pas la vie, mais j’ai peur pour mon fils du supplice du feu… Ces cris… Oh !… ces cris qui sortent de ce fossé… Tenez… les entendez-vous ?… C’est affreux ! Oh ! madame, par pitié obtenez de votre époux qu’on nous égorge, afin que nous mourions tout de suite… Dites, madame ? qu’est-ce que cela vous fait, que nous mourions tout de suite ? (Alix de Montmorency baisse les yeux, reste muette et serre son chapelet entre ses mains tremblantes.)

La dame de Lavaur, d’une voix déchirante. — Vous ne répondez pas ? Vous me refusez ? Eh bien, je vous en conjure ! écoutez une dernière prière ; dites qu’on me brûle, mais qu’on tue tout de suite mon fils d’un coup d’épée… Quoi ! pas même cela ?… Vous restez muette ?… Mon Dieu ! mon Dieu !… Mais vous n’avez donc pas d’enfant ? que vous êtes si méchante ?

Aloys s’agenouille à côté de dame Giraude ; il a les mains liées derrière le dos, ses mouvements sont gênés ; mais fondant en larmes, il approche son visage des lèvres de sa mère qui le couvre de pleurs et de baisers ; Alix de Montmorency, dont les yeux deviennent humides, regarde timidement Montfort, et lui dit à voix basse : — Monseigneur, malgré son crime cette hérétique me fait pitié… Ne pourrait-on pas lui accorder ce qu’elle demande ?

L’abbé Reynier, vivement. — Madame, cette femme est, en sa qualité de châtelaine de Lavaur, encore plus condamnable qu’une autre, il faut qu’elle et son fils soient aussi brûlés… ce sera un grand exemple !

Montfort, avec impatience. — Eh ! mon père, pourvu que cette hérétique meure par la corde, par le fer ou par le feu, peu importe ! l’exemple sera fait. Et puis… la dame de Lavaur est, après tout, de noble race… l’on doit accorder quelque chose à la noblesse ! (Jetant çà et là autour de lui son regard morne, le comte ajoute avec une expression de dégoût et de lassitude :) Pourtant, voir égorger là… devant moi… cette femme et son enfant… Que Dieu me pardonne une coupable faiblesse, mais le cœur me manque ! (Il remarque la citerne et appelle le prévôt.) Allons… finissons ! qu’on jette dans ce puits la mère et le fils, et quelques grosses pierres par-dessus eux !

La dame de Lavaur, avec reconnaissance. — Oh ! merci ! merci ! (À son fils.) Viens, mon enfant, nous serons noyés tous deux… Va ! cette mort sera douce auprès du supplice du feu qui nous attendait !

En descellant quelques-unes des pierres de la margelle du puits qui doivent servir à écraser Giraude et Aloys lorsqu’ils auront été jetés à l’eau, les aides du bourreau aperçoivent Florette étendue sans mouvement, mais respirant encore. Deux de ces hommes, saisis de pitié, transportent la pauvre enfant à quelques pas de là, pendant que la dame de Lavaur et son fils sont amenés devant l’ouverture rase, béante et noire de la citerne…

Giraude, au bourreau. — Nous allons mourir… Nous ne pouvons, mon fils et moi, faire aucune résistance ; par grâce délivrez-nous de nos liens… nous pourrons au moins une dernière fois nous embrasser ! (S’adressant à son fils d’une voix déchirante.) Dis, mon pauvre enfant, quel mal leur avons-nous donc fait, à ces prêtres !

La dame de Lavaur et Aloys sont délivrés de leurs liens, et tandis qu’enlacés dans les bras l’un de l’autre, ils s’étreignent en sanglotant et échangent un dernier adieu, le roi des ribauds fait un signe à ses hommes, et ceux-ci poussent brusquement dans le puits la mère et le fils… On entend le bruit de deux corps tombant dans l’eau… bientôt après celui des grosses pierres lancées sur Giraude et Aloys… Les cris de leur agonie s’élèvent des profondeurs de la citerne, et au bout d’un instant l’on n’entend plus rien… rien !

Voyant le soleil à son déclin, Montfort, peut-être las de ces tueries, et voulant hâter leur fin, ordonne au prévôt de l’armée d’amener sur l’esplanade les hérétiques condamnés à la pendaison. À leur tête, et se soutenant à peine, car il a reçu plusieurs blessures durant le siége, s’avance Aimery, frère de la dame de Lavaur ; près de lui sont Mylio-le-Trouvère et Peau-d’Oie-le-jongleur ; viennent ensuite les consuls et les hommes les plus notables de la ville ; des soldats, l’épée nue, conduisent les prisonniers au pied des instruments de supplice. 


L’abbé Reynier se levant. — Hérétiques de Lavaur, voulez-vous abjurer votre…

Aimery, l’interrompant. — Assez, moine ! assez ! Entre ton Église et la potence, nous choisissons, pardieu, et de grand cœur, la potence… Elle nous semble une aimable et accorte fille, comparée à ta vieille prostituée de Rome, qui croit se rajeunir et se faire adorer en prenant des bains de sang ! Ma sœur et son fils sont morts ! je ne tiens plus à la vie !

L’abbé Reynier, d’une voix tonnante. — À la potence les hérétiques !

Les bourreaux se précipitent sur Aimery et s’apprêtent à le pendre.

Mylio, jetant autour de lui un regard navré. — Pauvre Florette ! elle aura succombé à la torture !… Ma dernière pensée sera pour mon frère et pour toi, douce enfant ! J’ai, selon tes désirs, suspendu à mon cou ton petit fuseau… il est là sur mon cœur. (S’adressant à Peau-d’Oie, qui paraît très-pensif.) Mon vieil ami, pardonne-moi ta mort ; c’est ton dévouement pour moi qui t’a conduit ici… Quoi ! tu ne me réponds rien ?

Peau-d’oie, gravement. — Je me demandais s’il y a du vin et des jambons dans ces autres mondes étoilés dont nous parlait ton frère, et où, selon lui, nous allons renaître en esprit, en chair et en os ? Corbœuf ! si nous ressuscitons aussi en bedaine… la mienne me gênera furieusement lors de mon ascension vers l’empyrée !

Les bourreaux, au moyen d’une échelle appliquée à la potence, ont hissé Aimery jusqu’à la corde, terminée par un nœud coulant ; il y passe la tête et s’écrie : — Honte et exécration à l’Église catholique ! — Les aides du bourreau enlèvent brusquement l’échelle, le supplicié demeure pendu, ses membres s’agitent convulsivement pendant quelques instants ; puis ils se raidissent et demeurent immobiles..

Le bourreau, s’approchant de Peau-d’Oie. — À ton tour, mon gros compère… 


Peau-d’oie, se grattant l’oreille. — Hum, hum, la corde de ta potence me paraît bien mince et ton échelle bien frêle… Je suis, tu le vois, fort pesant… je crains… par mon poids, de démolir ta machine. Or, je te conseille, en ami, de surseoir à ma pendaison, et de…

Le bourreau. — Rassure-toi ! Je te pendrai haut et court, bel et bien ; dépêchons, voici la nuit.


Peau-d’oie, que l’on entraîne vers la potence. — Adieu, Mylio ! j’ai bu ici-bas mon dernier broc de vin ! nous trinquerons dans les étoiles ! (Se tournant vers le balcon où siége l’abbé Reynier.) Et toi, va-t’en au diable, qui t’attend sa grande poêle à la main, abbé de luxure ! évêque d’hypocrisie, cardinal de scélératesse ! C’est Satan, cette fois, qui fera la friture de l’abbé de Citeaux !

Le bourreau, monté jusqu’au milieu de l’échelle appuyée à la potence, tire violemment à lui le condamné par le collet de sa tunique pour le forcer de gravir les premiers échelons ; mais, ne se prêtant nullement à la chose, et abusant de sa pesanteur inerte, Peau-d’Oie reste immobile. Alors les aides le poussant, le soulevant à grands renforts de bras et d’épaules, parviennent à le hisser, malgré lui, jusqu’au milieu de l’échelle, mais le poids énorme du jongleur, et les brusques secousses que sa résistance a imprimées à la potence, hâtivement et peu solidement plantée, l’ébranlent ; elle fléchit, vacille ; et tombant avec l’échelle, Peau-d’Oie et les bourreaux, dans sa chute, elle atteint la troisième potence ; celle-ci, cédant à ce choc, est renversée sur la quatrième, et ainsi de proche en proche ; le plus grand nombre de ces instruments de supplice, mal assurés dans le sol durant la nuit, sont abattus sur l’esplanade.

Montfort, avec impatience. — Puisque les potences nous font défaut, exterminez ces hérétiques par le glaive !

Le comte quitte bientôt le balcon, emmenant Alix de Montmorency, qui se soutient à peine Quoique le crépuscule du soir ait remplacé le jour, l’abbé Reynier et les autres prélats restent pour veiller à l’exécution de la tuerie ; les hommes d’armes qui ont amené les quatre-vingt hérétiques garrottés les massacrent à coups de lances et d’épées ; le carnage dure jusqu’à la nuit noire, et lorsque les soldats du Christ ont entassé cadavres sur cadavres, l’abbé Reynier se retire, accompagné du clergé, tandis que le chœur des moines chante à pleine voix :

Dies iræ, dies illa,
Crucis expandens vexilla
Solvet sæclum in favilla.




La lune, brillant d’un radieux éclat au milieu du ciel étoilé, inonde de ses clartés l’esplanade du château de Lavaur, alors déserte ; à gauche, fils de Joel, vous voyez la citerne, au fond de laquelle dame Giraude et son fils ont été jetés, puis écrasés à coups de pierres ; à quelques pas de là, gisent les corps des malheureux qui n’ont pu survivre au supplice de l’aveuglement. Parmi ces corps est celui de Florette, toujours évanouie, mais dont le sein se soulève péniblement ; sa tête, appuyée sur une pierre, est éclairée en plein par la lune. À l’extrémité de l’esplanade, quelques lueurs rougeâtres, semblables à celles d’un brasier qui s’éteint, s’échappent par intervalles des profondeurs du fossé où ont été brûlés les hérétiques ; enfin, à droite du balcon est dressée la potence à laquelle pend le cadavre d’Aimery. Non loin de là sont amoncelés les cadavres de ceux qui ont échappé à la corde pour tomber sous le fer des soldats de la foi. aucun bruit ne trouble le silence de la nuit ; l’un des corps gisants sur le sol se soulève peu à peu sur son séant : c’est Mylio.

Mylio écoute, regarde avec précaution autour de lui, et appelant à demi-voix : — Peau-d’Oie !… il n’est resté aucun soldat ici… ne crains rien… il n’y a pas de danger, te dis-je !… De l’endroit où je suis, je découvre l’esplanade depuis le fossé jusqu’à la citerne… je ne vois pas un soldat. Peau-d’Oie !… réponds-moi donc ?… (Mylio ajoute avec chagrin :) Pas de réponse ?… Ah ! le malheureux ! il sera mort étouffé sous le poids des cadavres ! Faut-il donc que le prudent exemple qu’il m’a donné en faisant le mort, lors de la chute des potences, n’ait profité qu’à moi !… Hélas ! après la mort de Florette, de mon frère et de sa femme, l’amitié du vieux jongleur m’eût été douce… Quittons cet horrible lieu : la vie me reste. Oh ! j’en jure Dieu ! cette vie, je l’emploierai à venger la mort de Florette, de mon frère et de mon compagnon !… Il reste encore des hommes et des armes en Languedoc ! (Mylio, en parlant ainsi, s’est levé debout. Il écoute et regarde encore autour de lui.) Personne… La porte de l’esplanade est ouverte, fuyons !… mais, avant de m’éloigner, je veux toucher une dernière fois la main glacée de mon vieil ami. Jamais je ne l’oublierai ! son dévouement pour moi a causé sa mort… Où est-il ?… Ah ! le voici à demi caché par ces deux cadavres, la face sur le sol et ses bras repliés sous lui. (Mylio se baisse tristement pour prendre une des mains du vieux jongleur.)

Peau-d’oie, relevant la tête. — Corbœuf ! moi vivant, j’ai entendu mon oraison funèbre !… Tu l’as prononcée, Mylio… et elle nous fait honneur à tous deux, mon brave ami !

Mylio. — Joie du ciel !… tu n’es pas mort !… Quoi ! tu m’entendais, et tu restais muet ?…

Peau-d’oie. — Par prudence d’abord… Et puis, j’étais curieux de savoir ce que tu dirais de défunt le vieux Peau-d’Oie. Aussi, je suis tout glorieux d’apprendre que tu m’aimais encore… même après mon trépas. Et maintenant, quels sont tes projets ?

Mylio. — Cette nuit, je quitte Lavaur après être allé chercher un coffret précieux pour moi : il a été déposé par mon pauvre frère en un lieu sûr chez Julien-le-Libraire ; ensuite je rejoindrai nos frères qui ont pris les armes. J’ai fait le serment de venger Florette, mon frère et sa femme… Quant à toi, mon bon compagnon, je… (Mylio s’interrompt ; il a heurté du pied les tenailles de fer qui ont servi à martyriser Karvel-le-Parfait.) Qu’est-ce que cela ?… Un instrument de torture laissé là par le bourreau… (Il ramasse les tenailles et les contemple en silence.) Ô fils de Joel ! moi aussi je payerai mon tribut aux légendes et aux reliques de notre famille ! (Il place les tenailles à sa ceinture.)

Peau-d’oie. — Que veux-tu faire de ce vilain instrument ?

Mylio. — Viens… viens…

Le trouvère et le jongleur se trouvent en ce moment non loin de la citerne, dont les abords sont vivement éclairés par la lune. Soudain Mylio s’arrête… regarde, jette un cri, s’élance, et, d’un bond, se précipite auprès de Florette, qu’il a reconnue. Il saisit une de ses mains : elle est tiède ; son cœur bat encore… Le trouvère, ivre d’espérance, emporte la pauvre petite aveugle dans ses bras ; et, courant avec son précieux fardeau vers la sortie de l’esplanade, il crie au vieux jongleur, d’une voix entrecoupée de sanglots : — Elle vit encore !… elle vit !…

Peau-d’oie, joyeusement. — Elle vit !... Ah ! corbœuf ! si nous échappons aux griffes des croisés, j’égayerai encore la douce enfant en lui chantant ma chanson favorite : Robin m’aime, Robin m’a… Ami, attends-moi ! je ne suis pas ingambe ; attends-moi donc ! au nom de ma bedaine, dont je suis fier maintenant ! Son poids a fait cheoir les potences, et nous avons échappé à cette tuerie catholique… apostolique… et romaine !… Ouf ! ! !

Mylio s’est arrêté à la porte de l’esplanade pour attendre Peau-d’Oie, qui arrive haletant au moment où Florette, que le trouvère tient entre ses bras, murmure d’une voix faible : — Mylio… Mylio…



Moi, Mylio-le-Trouvère, j’ai écrit ce jeu-partie, ici, à Paris, environ trois années après les massacres de Lavaur ; voici en peu de mots, fils de Joel, comment je suis arrivé avec Florette et Peau-d’Oie dans la capitale de la Gaule : après avoir quitté l’esplanade, emportant ma femme entre mes bras, je la cachai dans les ruines d’une maison voisine, incendiée la veille par les soldats de la foi. Grâce à mes soins, Florette reprit ses sens, mais, hélas ! jamais elle ne devait revoir la lumière ! Confiant ma femme à Peau-d’Oie, je me rendis chez un ami de mon frère ; cet ami, nommé Julien-le-Libraire, avait reçu de Karvel, en dépôt, le coffret renfermant nos reliques de famille ; échappé, par hasard, aux massacres de Lavaur, Julien m’accorda un refuge pour Florette, Peau-d’Oie et moi ; en sûreté dans cette maison hospitalière, nous y attendîmes le départ de l’armée de Montfort, qui ne tarda pas à se mettre en marche vers Toulouse, après avoir investi de la seigneurie de Lavaur, Hugues de Lascy, jadis sénéchal des marjolaines à la cour d’amour de Blois. Résolu de consacrer ma vie à Florette, je renonçai à continuer la guerre, et nous quittâmes le Languedoc, bientôt soumis à Montfort par la terreur. Julien-le-Libraire, grâce à l’entremise des voyageurs lombards, correspondait souvent, pour les achats de son commerce, avec un des plus célèbres libraires de Paris, nommé Jean Belot ; connaissant la beauté de mon écriture, Julien me proposa de me recommander à son confrère qui pourrait m’employer à la copie des livres, anciens ou modernes. J’acceptai cette offre. Lorsque Florette fut en état d’entreprendre ce long voyage, nous partîmes avec Peau-d’Oie. Il me restait une petite somme d’argent, j’en employai une partie à acheter une mule pour ma femme qui souvent, par bonté, cédait sa place à notre vieil ami, et la pauvre petite aveugle, s’appuyant alors sur mon bras, je guidais ses pas incertains ; nous arrivâmes ainsi à Paris, après des traverses sans nombre. Jean Belot, profondément touché du malheur de Florette, chère et innocente victime de la férocité catholique, nous accueillit cordialement et je devins bientôt l’un de ses meilleurs copistes ; je pus ainsi, grâce à mon salaire, entourer Florette d’un peu d’aisance et mettre à l’abri du besoin la vieillesse de Peau-d’Oie. Celui-ci allait encore parfois à la taverne, chantant ses joyeux Tensons pour payer son écot ; mais lorsque ma femme, neuf mois après avoir quitté le Languedoc, m’eut donné un fils que j’appelai Karvelaïk, en mémoire de mon bon frère, le vieux jongleur ne quitta plus la maison et voulut servir de berceuse à notre enfant ; Florette, devenue mère, ressentit plus cruellement encore le chagrin d’être aveugle ; jamais, hélas ! elle ne pourrait contempler les traits chéris de son fils. Malgré ma tendresse et mes soins empressés, elle tomba dans une mélancolie profonde ; sa santé s’altéra, elle dépérit peu à peu, et environ deux ans après notre départ du midi de la Gaule, Florette s’éteignit doucement dans mes bras, en embrassant notre enfant ; longtemps inconsolable de cette perte, je trouvai quelque adoucissement à mes peines, dans ma tendresse pour mon fils et dans mon amitié pour Peau-d’Oie, le seul avec qui je pouvais parler de ma femme. Plus tard, enfin, je cherchai quelques distractions à mon chagrin, en écrivant, sous forme de jeu-partie la légende précédente que j’ai jointe aux chroniques de notre famille, rapportées, par moi, du Languedoc, ainsi que les tenailles de fer ramassées sur l’esplanade du château de Lavaur et qui avaient servi au martyre de mon frère Karvel-le-Parfait.

Je te lègue ce récit, mon fils Karvelaïk ; un jour tu le transmettras, ainsi que nos chroniques, à ta descendance, si la race de Joel ne doit pas s’éteindre en toi.




Oh ! Fergan, notre aïeul ! elles étaient prophétiques tes paroles, lorsque tu disais : — « Pas de défaillance ! ne désespérons jamais de l’avenir de la Gaule, il appartient à la liberté. » — Aujourd’hui, dixième jour du mois de juillet 1218, moi, Mylio, j’apprends par un voyageur arrivé du midi de la Gaule, qu’après avoir poursuivi en Languedoc pendant huit ans sa guerre d’extermination contre les hérétiques, Simon, comte de Montfort, a été tué devant Toulouse, le 25 juin de cette année 1212. Les Toulousains, assiégés, se sont défendus en héros sous les ordres des consuls, leurs magistrats populaires. À l’annonce de la mort de Montfort, le Languedoc, l’Agenois, le Querci, le Rouergue se sont soulevés en masse ; les croisés sont chassés du Midi, ainsi que les prêtres catholiques ; partout l’hérésie triomphante a encore une fois brisé le joug des papes de Rome !

Cejourd’hui, 14 juillet 1223, j’inscris ici la date de la mort du roi des Français : Philippe-Auguste ; son fils Louis VIII lui succède ; hélas ! de nouvelles et cruelles épreuves menacent le Languedoc ; le pape Honoré III, qui succède à Innocent III, est non moins que ce dernier fanatique et impitoyable ; il prêche une nouvelle croisade contre le Languedoc ; tout fait craindre que cette guerre religieuse soit aussi terrible que la première.




Il y a quelques mois, Peau-d’Oie est mort en chantant sa chanson favorite :

Robin m’aime, Robin m’a, etc.

Sa perte laisse un grand vide autour de nous ; car mon fils Karvelaïk regrette autant que moi notre vieil ami, qui l’avait vu naître et bercé tout enfant.

Cette même année 1296, Louis VIII, fils de Philippe-Auguste, est mort empoisonné par l’amant de sa mère ; elle s’appelle Blanche, comme cette autre reine, empoisonneuse et adultère, femme de Ludwig-le-Fainéant, le dernier des rois karolingiens ; le complice du meurtre de Louis VIII est grand ami du légat du pape et se nomme Thibaut, comte de Champagne. La reine demeure régente du royaume, son fils Louis IX étant encore enfant ; le Languedoc continue de résister à la croisade prêchée par le pape Honoré III, et malgré des ravages, des massacres sans nombre et la terreur inspirée par l’Inquisition établie par le pape dans ce malheureux pays, les hérétiques restent inébranlables dans leur foi. Mon fils Karvelaïk a seize ans, je l’élève dans mon métier d’écrivain, afin qu’il puisse, ainsi que moi, gagner sa vie par son travail, chez maître Jean Belot le libraire, dont l’affection pour nous va toujours croissant.




Cette année 1229, le Languedoc, vaincu après près de vingt années de luttes héroïques, succombe sous le fer impitoyable des soldats de la foi, et sous le ténébreux et effrayant pouvoir de l’Inquisition. Une partie de ces riches provinces du midi de la Gaule, dont les communes et les franchises municipales ont été détruites, sont réunies à la couronne du roi des Français ; la haute Provence et Avignon sont abandonnés aux papes de Rome, qui ont aussi leur part dans cette sanglante curée. — Adieu, noble terre du Languedoc ! dernier refuge de l’indépendance gauloise, comme l’était autrefois l’Armorique… Adieu !… Ta liberté, pour un temps, s’est éclipsée sous la fumée des bûchers de l’inquisition ; mais un jour viendra, et tu le verras peut-être, mon fils Karvelaïk, un jour viendra où l’hérétique liberté reparaîtra plus radieuse que jamais, dans ce pays aujourd’hui écrasé sous le joug catholique.


fin des tenailles de fer.


Mon bien-aimé père Mylio-le-Trouvère est mort cette année 1246, le dernier jour du mois de novembre. Il a béni mon nouveau-né, Julyan. J’exerce toujours mon métier d’écrivain de livres dans la boutique du fils de Jean Belot, le libraire, ma vie s’écoule aussi paisible que possible en ces temps de troubles et de guerres continuelles. Le pape de Rome et le clergé poussent les peuples à une nouvelle croisade en Terre-Sainte, et le roi Louis IX, devenu majeur, se prépare à partir lui-même pour la Palestine, retombée au pouvoir des Turcs.




Moi, Karvelaïk-le-Brenn, fils de Mylio-le-Trouvère, je te lègue, à toi, mon fils, Julyan, cette chronique laissée par mon père, chronique à laquelle j’ajoute aujourd’hui ces quelques lignes : J’ai atteint, en cette année 1270, ma cinquante-huitième année, sans être, pour ainsi dire, jamais sorti de la boutique que le fils de Jean Belot m’a cédée. J’ai, depuis longues années, obscurément continué mon commerce à travers toutes les vicissitudes, tous les malheurs de ces temps de troubles, de guerres civiles ou étrangères, dont on souffre d’ailleurs un peu moins à Paris que dans les autres provinces de la Gaule. Le roi Louis IX est mort cette année de la peste à Tunis, ensuite de sa vaine croisade contre les infidèles de la Palestine. Ce prince dévotieux, dernièrement canonisé par l’Église sous le nom de saint Louis, était d’un caractère bénin, malgré sa dévotion outrée. Il fit souvent preuve de justice, de sagesse et d’humanité. Il a tenté d’utiles réformes qui, malheureusement, on le voit déjà, ne lui survivront pas. Peu batailleur, il a dû céder aux Anglais le Périgord, le Limousin, l’Agénois, et une grande partie du Querci et de la Saintonge ; de sorte que les Anglais, ces descendants des pirates normands du vieux Rolf, sont toujours maîtres d’une grande partie de la Gaule, ravagent incessamment les provinces qu’ils ne possèdent pas, et mettent le comble aux horribles misères des malheureux serfs des campagnes, plus que jamais pressurés, torturés par les seigneurs féodaux. En ces temps de troubles, les communications sont si difficiles, que je ne sais rien de la Bretagne et du Languedoc. Je te lègue, à toi, mon fils Julyan, nos reliques de famille et la légende écrite par mon père Mylio-le-Trouvère.




Moi, Julyan-le-Brenn, petit-fils de Mylio-le-Trouvère, et fils de Karvelaïk, j’inscris ici la date de la mort de mon digne et bon père : je l’ai perdu le 28 du mois de juin 1271. J’exerce, comme lui, le métier d’écrivain libraire dans notre boutique de la porte Saint-Denis. Marguerite, ma femme, ne m’a pas encore donné d’enfant.

À Philippe-le-Hardi, fils de saint Louis, a succédé Philippe iv, dit le Bel. Jamais l’on a vu roi de France plus âpre à la curée des impôts ; le plus grand nombre des bourgeois murmurent, plusieurs menacent de se révolter. Il faut le dire pour ceux qui auraient le courage de la révolte (et je ne suis point de ceux-là), jamais révolte n’aurait été plus légitime : les officiers royaux s’en vont dans les maisons et les boutiques, prenant, sans payer, tout ce qui leur convient pour le service du roi et de sa famille ; les gens du fisc fouillent nos demeures, et, à défaut d’argent pour solder l’impôt, ils se saisissent de la vaisselle, des meubles, et même des vêtements des bourgeois, des artisans et des marchands. Le mois passé, le fisc a ainsi enlevé de ma boutique, un Saint-Chrysostome, superbe livre sur parchemin que j’avais mis près de cinq années à écrire. Ces exactions n’ont d’autre but que de fournir à la ruineuse prodigalité du roi des Français et de ses courtisans. On dit la misère affreuse dans toutes les provinces de la Gaule. Les seigneurs, afin de pouvoir briller à la cour et dans les tournois, écrasent leurs serfs de travail et de taxes ; les denrées augmentent et deviennent d’un prix fabuleux ; la guerre des Anglais, dont les conquêtes vont toujours croissant en Gaule, met le comble à tous ces maux. C’est à peine si je puis vendre un livre de temps à autre. Enfin, Dieu nous prendra peut-être en pitié. Hélas ! je ne suis point comme nos valeureux ancêtres : Loisik, Ronan, Amael, Vortigern, Eidiol, Fergan, Mylio, qui ne désespéraient jamais du salut et de l’affranchissement de la Gaule, prédits par Victoria-la-Grande. Je l’avoue, à ma honte, fils dégénéré de Joël, j’ai perdu tout espoir ; les quelques années qu’il me reste à vivre seront, je le prévois, aussi attristées que mes années passées. Je n’aurai rien à ajouter à notre légende ; peut-être n’aurai-je pas même à la léguer à notre descendance, car je n’ai pas d’enfant, et la race de Joel s’éteindra sans doute en moi.




Dieu soit loué ! un fils m’est né cette année, 1300. Il sera la consolation de ma vieillesse ; car j’ai cinquante-deux ans. J’ai nommé cet enfant Mazurec-le-Brenn. Hélas ! quel sera son avenir ! Je tremble pour lui ; car les désastres de la Gaule vont empirant sous le règne de Philippe-le-Bel, roi des Français.




fin du septième volume.


  1. Ce chant fut composé par Mylio lors de l’invasion du Languedoc par les croisés catholiques. Laissant sa femme Florette auprès de Karvel et de Morise, Mylio allait chantant ce poème de cité en cité, tandis que Peau-d’Oie, accompagnant le trouvère, chantait à son tour : — La friture de l’abbé de Citeaux, — dont le refrain était : — Pouah ! pouah ! ces moines ! — ils puent la crasse, le rut et le sang !