Les Mystères du peuple — Tome VII
LES TENAILLES DE FER - Première partie : La Cour d’amour

LES TENAILLES DE FER


ou


MYLIO-LE-TROUVÈRE ET KARVEL-LE-PARFAIT.




PREMIÈRE PARTIE


1140-1300.


LA COUR D’AMOUR.


sommaire.


Mœurs françaises au treizième siècle. — Le verger de Marphise, dame d’Ariol. — Les douzes amies. — La dame confesseur. — La confession. — Mylio-le-Trouvère et Peau-d’Oie-le-Jongleur. — Chaillotte-la-Meunière. — Florette. — Reynier, abbé de Cîteaux. — La friture du moine. — Comment Peau-d’Oie fut glorieusement vainqueur de l’abbé de Cîteaux. — La Cour d’Amour. — La reine de beauté. — Le sénéchal des Marjolaines. — Le conservateur des hauts privilèges d’amour. — Plaid d’amour. — Les Bernardines contre les Chanoinesses. — La comtesse Ursine demande justice au nom de douze mies qui ont le même bel ami. — Défense de Mylio. — Grande et scélérate perfidie de Peau-d’Oie à l’endroit d’un jouvenceau. — Combat de Mylio et de Foulques de Bercy. — Arrivée de onze chevaliers revenant de la Terre-Sainte. — L’abbé Reynier, légat du pape. — Lettre du pape Innocent III ordonnant la croisade contre les hérétiques albigeois.




Mylio-le-Trouvère, arrière-petit-fils de Colombaïk, dont le père fut Fergan-le-Carrier, mort en défendant les franchises de la commune de Laon, Mylio-le-Trouvère a écrit ce jeu selon la mode de ce temps-ci[1]. Les événements suivants ont eu lieu sous le règne de Philippe-Auguste, fils de Louis VII, mort en l’année 1180. Ce Philippe-Auguste durant les premières années de son règne, se montra selon le cœur des prêtres : il commença par faire pendre, brûler ou chasser les Juifs de son royaume, et partagea leurs dépouilles avec l’Église ; puis il poursuivit, contre les seigneurs féodaux, la lutte entreprise par son aïeul Louis-le-Gros, dans le dessein de faire rentrer sous l’unique domination royale, la bourgeoisie et le populaire, afin de les exploiter au profit de la couronne. Les guerres civiles et étrangères continuèrent, comme par le passé, de désoler, de ruiner la Gaule ; Philippe-Auguste batailla sans paix ni trêve contre ses grands vassaux et contre ses voisins. En 1182, guerre dans le Berry contre les Brabançons, qui s’en étaient emparés ; en 1183, guerre avec le comte de Flandres, pour la possession du Vermandois ; en 1187 et années suivantes, guerres incessantes contre l’empereur d’Allemagne et contre le roi d’Angleterre ; celui-ci, descendant du vieux Rolf-le-Pirate, possédait le tiers de la Gaule, et augmentait chaque année ses conquêtes. Philippe-Auguste se Croisa comme son père, et comme son père revint rudement battu de la Terre-Sainte, entièrement retombée, sauf deux ou trois villes du littoral, au pouvoir des Sarrasins ; aussi Philippe jura-t-il de ne plus retourner en Palestine.

Cette tiédeur à l’égard de la délivrance du saint sépulcre, et certaines ordonnances très-justement rendues par ce roi contre l’abominable convoitise des prêtres au sujet des mourants qui ne pouvaient tester qu’en présence de leur curé, lequel, pour valider le testament, exigeait toujours la plus grosse part de l’héritage, irritèrent l’Église contre Philippe-Auguste ; aussi l’Église pour se venger du roi l’excommunia, en raison de ce que, déjà marié à Ingerburge, il avait (par surcroît) épousé la belle Agnès de Méranie, dont il était fort amoureux. Le pape délia de leur serment de fidélité les peuples et les barons de Philippe-Auguste, le mit hors la loi, et le détrôna moralement. Ce roi, épouvanté, reprit sa femme Ingerburge, fit enfermer la pauvre Agnès dans un monastère, où elle mourut ; puis, pour faire sa paix avec l’Église, il contribua, en hommes et en argent, à la quatrième croisade ; mais les seigneurs croisés, obéissant aux ordres du légat du pape, et trouvant plus fructueux et moins périlleux de ne point pousser jusqu’à la Terre-Sainte, où il n’y avait plus que des horions à gagner, s’arrêtèrent à Constantinople, dont ils s’emparèrent sans coup férir, et se partagèrent l’empire de la Grèce comme ils s’étaient partagé la Terre-Sainte. Il y eut alors des Marquis de Sparte, des Comtes du Péloponèse, des Ducs d’Athènes, et Baudoin (descendant de ce Baudouin de la première croisade, qui fut roi de Jérusalem) devint empereur de Constantinople. C’est en l’an 1208, au plus fort des guerres de Philippe-Auguste contre Jean, roi d’Angleterre, et contre l’empereur d’Allemagne, que se passent les événements suivants représentés dans ce jeu. Lisez-le, ce jeu, fils de Joel, lisez-le, il porte son enseignement et sa moralité en soi. Quoique la peinture de la cour d’amour reflète, en l’affaiblissant beaucoup, la licence effrénée des mœurs de ce temps-ci, ces mœurs des nobles dames, des seigneurs et des prêtres, vous devez les connaître, fils de Joel ! La connaissance de ces faits redoublera votre juste aversion contre les descendants de nos conquérants, leurs éternels complices !




Ceci se passe à la fin d’un beau jour d’automne, dans le verger de Marphise, noble dame d’Ariol ; ce verger, situé tout près des remparts de la ville de Blois, est entouré d’une haute muraille garnie de charmilles ; un joli pavillon d’été s’élève au milieu de ce jardin rempli d’arbres, dont les branches, ployant sous leur charge de fruits empourprés, sont enlacées de ceps aux raisins vermeils ; non loin du pavillon, un pin immense jette son ombre sur un bassin de marbre blanc, rempli d’une eau limpide, et entouré d’une fine pelouse de gazon où la, rose, l’anémone et le glaïeul marient leurs vives couleurs ; un banc de verdure s’arrondit au pied du pin gigantesque, dont les épais rameaux laissent glisser çà et là les derniers rayons du soleil, qui vont dorer l’eau cristalline du bassin ; douze femmes, dont la plus âgée (Marphise, dame d’Ariol) atteint à peine trente ans, et la plus jeune (Églantine, vicomtesse de Séligny) n’a pas encore dix-sept ans, douze femmes, dont la moins jolie eût paru, partout ailleurs qu’en ce lieu, un astre de beauté, douze femmes sont rassemblées dans ce verger. Après une collation où les vins de Blois, de Saumur et de Beaugency ont arrosé les délicats pâtés de venaison, les anguilles à la moutarde, les perdrix froides à la sauce au verjus, fin repas terminé par de friandes pâtisseries et des confitures, non moins largement arrosées d’hypocras ou de vins épicés, ces nobles dames ont l’œil émerillonné, la joue incarnate. Certaines d’être seules entre elles, à l’abri des regards indiscrets ou des oreilles curieuses, ces joyeuses commères ne gardent ni dans leurs propos, ni dans leurs ébats, la retenue qu’elles conserveraient peut-être ailleurs ; les unes, étendues sur le gazon, prenant l’eau limpide du bassin pour miroir, s’y mirent et s’y font, à elles-mêmes, toutes sortes de mines gentilles ; d’autres, perchées sur une échelle, s’amusent à cueillir aux arbres du verger les pommes empourprées, les poires jaunissantes, et, comme les cottes de ces belles dames leur servent de tablier pour recevoir leur cueillette, on voit parfois la couleur de leurs jarretières, ce dont nos grimpeuses n’ont point souci, car leur jambe est fine et bien tournée ; quelques-unes, se tenant par la main, se livrent, en riant aux éclats, à une folle ronde, qui gonfle ou fait voltiger les jupes outre -mesure ; d’autres, plus indolentes. groupées sur le banc de verdure, jouissent paresseusement du calme de cette douce soirée ; ces indolentes, il faut les nommer, sont Marphise. dame d’Ariol ; Églantine, vicomtesse de Séligny, et Déliane, chanoinesse du saint chapitre de Nivelle. Marphise, grande, brune, aux sourcils hardiment arqués, non moins noirs que ses cheveux et ses grands yeux, ressemblerait à la Minerve antique, si, comme cette déesse, Marphise eût porté un casque d’airain et si sa large poitrine, d’une blancheur de marbre, eût été emprisonnée dans une cuirasse, si, enfin, sa physionomie eût rappelé l’austère fierté de la sage divinité ; heureusement il n’en est rien, grâce à la brillante gaieté du regard de Marphise et à ses lèvres rieuses, sensuelles et purpurines ; son chaperon d’étoffe orange, à bourrelet galamment retroussé sur l’oreille, découvre les nattes de ses cheveux noirs, tressés d’un fil de perles ; sa taille accomplie se devine sous sa robe de soie blanche, riche étoffe lombarde ramagée de légers dessins orange ; ses manches ouvertes et flottantes, son collet renversé, son corsage échancré laissent voir ses beaux bras nus et sa camise de lin, d’un blanc de neige, plissée à fraiseaux et lisérée d’or à la naissance du sein ; Marphise, pour rafraîchir sa joue animée, agite un éventail de plumes de paon à manche d’ivoire ; mollement étendue sur le banc de gazon, elle ne s’aperçoit pas, la nonchalante, qu’un pli relevé de sa robe laisse voir une de ses jambes chaussées de bas de soie vert tendre à coins brodés d’argent, et son mignon soulier d’étoffe de Lyon, à bouclette de vermeil adornée de rubis. Marphise se tourne, riante, vers Églantine, qui, debout derrière le banc de verdure, s’accoude à son dossier. Aussi ne voyez-vous que la figure et le corsage de cette gentille vicomtesse de Séligny ; bien nommée est-elle, Églantine ; jamais fleur d’églantier, à peine éclose, n’a été d’un coloris plus délicat, plus frais, plus printanier, que le visage enchanteur de cette blondinette aux yeux bleus comme le ciel de mai ; tout est rose en elle : rose est sa joue, rose est sa lèvre, rose est le petit chapel de fleurs parfumées qui couronne sa résille de lacets d’argent entrecroisés sur le blond cendré de sa chevelure, rose enfin est la soie de sa gorgerette, aux doux contours, étroitement boutonnée depuis sa ceinture jusqu’au col par un rang de fraisettes d’argent sarrasinoises merveilleusement ouvragées à jour. Tandis qu’Églantine est ainsi accoudée au dossier du banc de gazon, vous voyez, agenouillée de l’autre côté de ce siége de verdure, Déliane, chanoinesse du chapitre de Nivelle ; l’un de ses bras familièrement appuyé sur la blanche épaule de Marphise, elle écoute en souriant le graveleux entretien d’Églantine et de la dame d’Ariol. De ces deux jaseuses l’une est d’une beauté superbe, l’autre d’une joliesse charmante ; mais Déliane-la-Chanoinesse est céleste. Rêvez madame sainte Marie, mère de Dieu, aussi divinement belle que vous le pourrez, vêtissez-la d’une longue robe de fine étoffe écarlate bordée d’hermine ; joignez-y un surplis de lin d’un blanc de lis comme la guimpe et le voile qui encadrent la figure idéale de la chanoinesse, noyez ses beaux yeux bruns de cette langueur saintement amoureuse où ils nageaient à la vue du Saint-Esprit, si mignonnement transfiguré lorsqu’il lui apparaissait entr’ouvrant son bec pourpre et agitant ses ailes argentées ; oui, donnez ce charme, voluptueusement angélique, à l’image de Déliane, et vous aurez le portrait de cette incomparable chanoinesse : cela fait, dorez d’un rayon du soleil couchant le groupe de ces trois femmes, et vous reconnaîtrez qu’en ce moment le verger de la dame d’Ariol, rempli de fruits délicieux, ressemblait fort au paradis terrestre, mieux que cela, le primait ; car d’abord, au lieu d’une seule Ève, vous en voyez une douzaine, blondes, brunes ou châtaines ; puis ce rustre d’Adam est absent, et aussi absent est le serpent aux couleurs diaprées, à moins qu’il ne soit là caché, le maudit, sous quelque touffe de roses et de glaïeuls. Vous avez admiré ; maintenant, écoutez :

Marphise. — Je ris encore, Églantine, de cette bonne histoire…

La chanoinesse. — Voyez-vous ce benêt de mari apportant la lumière et trouvant : quoi ?… sa femme tenant un veau par la queue !

Églantine. — Et notre fripon de curé s’était échappé dans l’obscurité ?

Marphise. — Ah ! ce sont de madrés amants que ces curés !

La chanoinesse.. — Je ne sais trop… On les croit plus secrets que d’autres… il n’en est rien…

Églantine. — De plus ils vous ruinent en chapes, en aumusses ; rien de trop brillant pour eux !

Marphise. — Les chevaliers sont aussi d’un entretien fort dispendieux ! Si le clerc aime à briller à l’autel, le chevalier aime à briller dans les tournois, et il nous faut souvent équiper ces bravaches depuis l’éperon jusqu’au casque, depuis la bride jusqu’au cheval !

Églantine. — Puis un beau jour, cheval, armure, housse brodée, tout va chez l’usurier pour nipper quelque ribaude ; après quoi votre bel ami vous revient vêtu… de sa seule gloire, et vous avez la faiblesse de l’équiper à nouveau ! Ah ! croyez-moi, chères amies, c’est un triste amant qu’un coureur de tournois ! sans compter que souvent ces pourfendeurs sont plus bêtes que leurs chevaux…

La chanoinesse. — Un clerc est un choix non moins triste ; ces gens d’église ont, il est vrai, plus d’esprit que les chevaliers ; mais voyez le gai plaisir ? aller entendre son bel ami chanter la messe ? ou bien le rencontrer escortant un mort, en marmottant vite ses prières, afin de courir prendre sa part du festin des funérailles.

Églantine. — S’il vous fait un présent, pouah !… son argent sent le mort.

Marphise, riant. — Et ses galanteries les voici : « Si vous mourez, ma belle, je recommanderai très-benoîtement et particulièrement votre âme à Dieu, et vous dirai une superbe messe avec chants en faux-bourdon. » — (Les trois femmes rient aux éclats de la plaisanterie de Marphise.)

La chanoinesse. — Et pourtant, sur dix femmes, vous n’en trouverez pas deux qui n’aient un clerc ou un chevalier pour bel ami ?

Marphise. — Je crois que Deliane se trompe…

Églantine. — Voyons, nous voici douze dans ce verger ; nous sommes toutes jeunes, nous le savons ; jolies, on le dit ; nous ne sommes point sottes, puisque nous savons nous divertir tandis que nos maris sont en Terre-Sainte. 


Marphise, riant. — Là ils expient leurs péchés et les nôtres par surcroît.

La chanoinesse. — Béni soit Pierre-l’Ermite ! ce saint homme, en prêchant, il y a cent ans et plus, la première croisade, a donné le signal de l’ébaudissement des femmes…

Marphise. — Ce Pierre-l’Ermite devait être soudoyé par les amants… car plus d’un mari parti pour la Palestine a répété, se grattant l’oreille, le fameux dicton du bon sire de Beaugency : — « Je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche ? »

Églantine, avec impatience. — Ce que nous faisons ? eh ! pardieu ! nous enrôlons nos maris dans la grande confrérie de Saint-Arnould, ils sont de plus Croisés ; donc leur salut est doublement certain. Mais, de grâce, chères amies, laissons nos maris en Palestine, qu’ils y restent le plus longtemps possible, et revenons à mon idée, elle est plaisante : Déliane prétend que sur dix femmes il n’en est pas deux qui n’aient pour bel ami un clerc ou un chevalier ; nous sommes douze ici : nous avons, n’est-ce pas, chacune notre tendre secret. Quelle est la femme assez cruelle pour repousser un galant, lorsqu’elle est gentiment et loyaument priée d’amour ?

La chanoinesse, languissamment. — Dieu merci ! nous ne voulons point la mort du prochain !

Marphise, gravement. — La femme qui, priée d’amour, causerait mort d’homme par son refus, serait damnée comme homicide. La Cour d’amour a, sous ma présidence, rendu ce mémorable arrêt dans son dernier plaid sous l’ormeau ; ledit arrêt a été rendu à la requête du Conservateur des hauts privilèges d’amour, requête présentée en la Cour des doux engagements ; le demandeur était, si je m’en souviens, un amant demeurant à l’enseigne de la Belle Passion, rue de la Persévérance, hôtel du Désespoir, où l’infortuné se mourait des rigueurs de son inhumaine. Heureusement, lorsque notre Sénéchal des Marjolaines, accompagné du Bailli de la joie des joies, alla signifier l’arrêt de la cour à cette tigresse, elle recula devant la crainte de tomber en péché mortel en causant la mort de son bel ami, et se rendit à lui sans condition.

La chanoinesse, avec onction. — Il est si doux d’arracher au trépas une créature de Dieu !

Églantine. — De grâce ! chères amies, écoutez mon projet : Toutes les douze nous avons notre secret d’amour : choisissons sur l’heure l’une de nous pour confesseur ; nous irons l’une après l’autre lui faire notre doux aveu ; ce confesseur proclamera le résultat de nos confidences, et ainsi nous saurons le nombre de celles qui ont un chevalier ou un clerc pour bel ami.

La chanoinesse. — Excellente idée ! Qu’en dis-tu, Marphise ?

Marphise. — Je l’adopte, et nos amies, j’en suis certaine, l’adopteront aussi ; cela nous divertira jusqu’à la nuit.

La proposition d’Églantine est en effet joyeusement acceptée par les jeunes femmes ; elles se rassemblent, et d’un commun accord, désignent Marphise pour : dame confesseur. Elle s’assied sur le banc de gazon ; ses compagnes s’éloignent de quelques pas et jettent de malins regards sur la dame confesseur et sur la confessée ; celle-ci est Églantine, la jolie vicomtesse de Séligny ; elle est agenouillée aux pieds de Marphise, qui, se rengorgeant comme une béguine, lui dit d’un air confit et d’une voix béate :

— Allons, chère fille, ouvrez-moi votre cœur, ne déguisez rien, avouez-le franchement ; quel est votre bel ami ?

Églantine, les mains jointes et baissant les yeux. — Dame prêtre, celui que j’aime est jeune et beau, il est vaillant comme un chevalier, bien disant comme un clerc, et pourtant il n’est ni clerc ni chevalier ; il a plus grand renom que les plus fameux des comtes et des ducs, et pourtant il n’est ni duc ni comte. (Marphise écoute la confession avec un redoublement d’attention.) Sa naissance peut être obscure, mais sa gloire brille d’un éclat incomparable !

Marphise. — D’un tel choix, vous devez être fière ; quel est le nom de ce merveilleux bel ami ? 


Églantine. — Dame prêtre, je peux le nommer hardiment ; il s’appelle : Mylio-le-Trouvère.

Marphise, tressaillant, rougissant, et d’une voix altérée. — Quoi ?… Mylio-le-Trouvère ?

Églantine, les yeux baissés. — Oui, dame prêtre.

Marphise, contenant sa surprise et sa vive émotion. — Allez, chère fille ! je prie Dieu que votre amant vous soit fidèle.

La chanoinesse s’avance à son tour, s’agenouille, et souriant, elle frappe légèrement de sa main blanchette son sein arrondi.

Marphise. — Ces signes de douleur annoncent une grande faute, chère fille ! Votre choix est-il donc blâmable ?

La chanoinesse. — Oh ! point du tout ! Mon seul remords est de n’être peut être point assez belle pour mon doux ami ; car il est le plus accompli des hommes : jeunesse, esprit, beauté, courage, il réunit tout !

Marphise. — Et le nom de ce phénix ?

La chanoinesse, languissamment. — Il s’appelle… Mylio-le-Trouvère.

Marphise, avec dépit et colère. — Encore !

La chanoinesse. — Comment… encore ? Que voulez-vous dire ?

Marphise, se contenant. — Je vous demande, douce amie, si vous l’aimez encore ?

La chanoinesse, avec feu. — Oh ! toujours ! dame prêtre ! je l’aimerai toujours !…

Marphise. Allez, chère fille. Qu’une autre s’approche. (Avec un soupir.) Dieu protége les amours constantes !

Ursine, comtesse de Mont-Ferrier, accourt en sautillant comme une chevrette au mois de mai. Jamais n’avez vu, jamais ne verrez plus mignonne, plus pétulante, plus savoureuse créature ; elle avait été l’une des plus forcenées grimpeuses pour la cueillette des fruits ; son chapel de fleurs de glaïeul est posé tout de travers, et l’une des grosses nattes de ses cheveux, d’un blond ardent, tombe déroulée sur son épaule à fossettes, aussi blanchette que rondelette ; sa cotte est verte et ses bas roses ; sa bouche friponne est encore empourprée du jus d’un gros raisin, non moins pourpre que ses lèvres ; elle mordille une dernière fois à la grappe d’un petit coup de ses dents perlettes ; puis, riant aux éclats, elle se jette aux pieds de Marphise, et, avant d’être interrogée, s’écrie avec une volubilité non-pareille :

— Dame prêtre, mon bel ami n’est qu’un simple bachelier ; mais il est si parfait, si beau, si plantureux ! ah ! (elle fait claquer sa langue contre son palais) qu’il mériterait d’être duc, roi, empereur ou pape !

Marphise, avec une vague appréhension. — Et quel est le nom de ce modèle des amants ?

Ursine. — Son nom, dame prêtre ? (mordillant de nouveau sa grappe de raisin) son nom ? Oh ! pour sa vaillance, il devrait s’appeler : Vaillant ! pour son charme : Charmant ! pour sa constance : Constant !

Marphise. — Heureuse vous êtes, chère fille ; la constance est rare en ces temps-ci !

Ursine, avec emportement. — Si mon amant s’avisait de m’être infidèle ! jour de Dieu ! je lui arracherais les yeux ! Mais non, non ; vingt fois sur sa harpe divine il m’a chanté sa fidélité… car, savez-vous ? il chante comme un cygne, mon bel ami ! (Fièrement.) C’est Mylio-le-Trouvère !

Ursine, après cet aveu, se relève, et bondissant comme un chevreau, va rejoindre ses compagnes. Marphise, soupirant et maugréant à part soi, appelle et confesse tour à tour Florie, Huguette, Dulceline, Stéphanette, Alix, Emma, Argentine, Adelinde. Mais, hélas ! la voyez-vous la dame confesseur ? la voyez-vous ? l’entendez-vous ? — Et vous, chère fille, le nom de votre bel ami ? — C’est Mylio. — Et vous ? — Mylio ! — Et vous ? — Mylio ! — Toujours et toujours Mylio ! Toutes les douze n’ont à la bouche que ce damné nom de Mylio ; La dame confesseur, après avoir failli crever de jalousie, finit par rire de l’aventure, surtout lorsque la brunette Adelinde, la dernière confessée, lui eut dit : — Moi, j’ai pour bel ami le plus glorieux des trouvères, c’est vous nommer Mylio, dame prêtre.

Marphise, riant toujours. — Ah ! pauvres amies, si ces malins jongleurs, Adam-le-Bossu-d’Arras, ou Audefroid-le-Bâtard, savaient notre histoire, demain elle se chanterait sur toutes les violes et courrait les châteaux !

Églantine. — Que veux-tu dire ?

La chanoinesse. — Maintenant, décide, Marphise ; combien en est-il parmi nous qui aient un clerc pour bel ami ?

Marphise. — Pas une !

Églantine. — Et combien en est-il qui aient un chevalier pour bel ami ?

Marphise. — Pas une ! (Les onze femmes s’entre-regardent en silence et fort surprises.) Ah ! chères amies, nous avons été indignement jouées ; nous avons toutes le même bel ami ! oui, ce scélérat de Mylio-le-Trouvère nous a trompées toutes les douze !

La révélation de Marphise jette d’abord la stupeur, puis le courroux dans la gentille assemblée ; ces belles n’ont pas eu, comme la dame d’Ariol, le loisir de s’habituer à la découverte et d’en philosopher. Toutes les bouches demandent vengeance ; la Chanoinesse invoque la justice de madame Sainte-Marie, mère de Dieu, contre la félonie de Mylio ; Églantine, dans son désespoir, s’écrie qu’elle se fera dès le lendemain Bernardine… dans un couvent de Bernardins ; Ursine, arrachant son chapel de glaïeuls, le foule aux pieds et jure par ses jarretières qu’elle se vengera de cet effronté ribaud. Puis toutes se demandent par quel sortilège diabolique ce scélérat a pu si longtemps, si souvent et si admirablement dissimuler son infidélité ; ce souvenir redouble la fureur des nobles dames ; Marphise, qui d’abord a ri de l’aventure, sent sa colère se ranimer et s’écrie : — Belles amies, notre cour d’amour tient demain justement son dernier plaid d’automne, le traître sera sommé de comparoir devant notre tribunal, à cette fin de s’y entendre juger et condamner, selon l’énormité de ses crimes !

Ursine, avec énergie. — Non, non ! faisons-nous justice nous-mêmes ! la cour peut, en raison de certaines circonstances, se montrer d’une coupable indulgence envers ce monstre !

Un grand nombre de voix. — Ursine a raison. — Faisons-nous justice nous-mêmes ! -- Vengeance ! vengeance !

La chanoinesse, avec onction. — Chères sœurs, avant la rigueur, que n’essayons-nous de la persuasion ? Laissez-moi emmener Mylio loin d’un monde corrupteur, dans quelque profonde solitude, et là, si Dieu m’accorde sa grâce, j’espère amener le coupable à la repentance de ses fautes passées et à la pratique d’une fidélité exemplaire.

Ursine. — Ouais, ma mie ? afin qu’il la pratique avec vous, sans doute, cette fidélité exemplaire ? Voyez-vous la bonne âme ? Non, non, ce scélérat nous a indignement trompées : justice et vengeance !

Toutes les voix, moins celle de la miséricordieuse Chanoinesse, demandent, comme la comtesse Ursine : justice et vengeance.

Marphise. — Mes amies, nous serons vengées ! Ce félon, ce soir même, m’a donné rendez-vous ici, au lever de la lune… voici le soleil couché, restons toutes céans ; Mylio entrera dans le verger me croyant seule, et nous le tiendrons en notre pouvoir…

La proposition de Marphise est acceptée tout d’une voix, et au milieu des récriminations et des imprécations de toutes sortes, on entend l’endiablée comtesse Ursine prononcer d’une voix courroucée les noms du chanoine Fulbert et d’Abeilard !




La nuit est venue, les étoiles brillent au ciel, la lune n’est pas encore levée ; au lieu du riant verger de la marquise d’Ariol, vous voyez une des dernières maisons de Blois, et non loin de là un chêne touffu, à l’abri duquel dort sur le gazon un gros homme ; on le prendrait pour Silène, s’il n’était vêtu d’un vieux surcot de drap brun taché de graisse et de vin, habit non moins dépenaillé que ses chausses de tiretaine jonquille ; ses brodequins éculés ont pour cothurnes des ficelles ; son énorme bedaine, soulevée par des ronflements sonores, a fait craquer les boutons de corne de son surcot ; son nez bourgeonné, informe, rugueux, montueux, a pris, comme son crâne pelé, la couleur vineuse du jus de la treille, dont ce dormeur a coutume de s’abreuver à flots. Près de lui, sur le gazon, est le chapel de feuilles de vigne dont il couvre le peu de cheveux gris qui lui restent ; non loin du bonhomme est sa Rotte, vielle sonore qu’il sait faire chanter sous ses doigts agiles, car maître Peau-d’Oie (c’est son nom) est habile jongleur, ses chants bachiques ou licencieux sont sans pareils pour mettre en belle humeur les moines, les truands et les ribaudes. Si profond est le sommeil de ce dormeur, qu’il n’entend pas s’approcher de lui un nouveau personnage sortant de la dernière maison du faubourg ; ce personnage est Mylio-le-Trouvère. Mylio a vingt-cinq ans ; de sa figure, à quoi bon parler ? son portrait, ressemblant ou non, a été tracé par Marphise et ses compagnes ; la stature du trouvère est robuste et élevée ; sur ses cheveux noirs bouclés, il porte, à demi rabattu, un camail écarlate, dont la pèlerine couvre ses larges épaules ; sa tunique blanche de fin drap de Frise, fermée sur sa poitrine par une rangée de boutons d’or, est brodée de soie écarlate au collet et aux manches ; de ces doubles manches, les unes, flottantes et tailladées, sont ouvertes un peu au-dessous de l’épaule ; les autres, justes, sont serrées aux poignets par des boutons d’or. À son ceinturon brodé pendent, d’un côté une courte épée, de l’autre une aumônière ; Mylio est depuis peu descendu de cheval, car au lieu d’être, selon la mode du temps, chaussé de souliers à longue pointe recourbée en forme de corne de bélier, il porte par-dessus ses chausses de grandes bottes de cuir jaune bordé de rouge qui lui montent jusqu’au milieu des cuisses. Tandis que Peau-d’Oie, toujours profondément endormi, ronfle avec sérénité, Mylio s’arrête à quelques pas du vieux jongleur et dit, soucieux et pensif : 


— Je n’ai pu rencontrer à Amboise, d’où je viens, ce marchand lombard, et il n’est pas de retour ici ; l’on m’a dit tout à l’heure dans cette auberge, où il loge d’habitude, que sans doute il est allé d’Amboise à Tours pour y vendre ses soieries : j’attendrai son arrivée ; parti du Languedoc il y a deux mois, sans doute il m’apporte un message de mon frère Karvel. Karvel ! digne frère l noble cœur ! quelle douce et riante sagesse que la sienne ! Ah ! mieux que personne, il mérite ce nom de Parfait que donnent à leurs pasteurs ces Albigeois hérétiques, comme disent les prêtres. Oh ! je le sais, ce n’est point par un vain orgueil que mon frère l’a accepté ce nom de Parfait ! c’est pour s’engager solennellement à le justifier par sa vie ; et dans cette vie, si admirablement remplie, quel concours lui apporte sa femme ! bonne et douce Morise ! non, jamais la vertu n’apparut sous des traits plus enchanteurs ! Oui, Morise est parfaite comme mon frère est Parfait… (Souriant.) Et pourtant Karvel et moi nous sommes du même sang ? eh bien ! après tout ? ne puis-je me dire, avec cette modestie particulière aux trouvères… que je suis parfait dans mon espèce ? Et puis, enfin, quoique amoureux fou de Florette, ne l’ai-je pas respectée ?… (Long silence.) Ah ! quand je compare cet amour ingénu à ces amours effrontées qui font aujourd’hui de la vieille Gaule un vaste lupanar… quand je compare à la vie stoïque de mon frère la folle vie d’aventures où l’ardeur de la jeunesse, le goût irrésistible du plaisir m’ont jeté depuis cinq ans, je me sens presque décidé à suivre cette bonne inspiration éveillée en moi par l’amour de Florette… (Il réfléchit.) Certes, en ces temps de corruption effrénée, pour peu qu’il ait quelque renom, autant d’audace que de libertinage, et qu’il soit un peu mieux tourné que mon ami Peau-d’Oie, que voilà ronflant comme un chanoine à matines, un trouvère courant les monastères de femmes ou les châteaux dont les seigneurs sont à la croisade, n’a que le choix des aventures. Choyé, caressé, largement payé de ses chants par l’or et les baisers des châtelaines ou des abbesses, un trouvère n’a pardieu rien à envier aux prêtres ni aux chevaliers ; il peut avoir à la fois une douzaine de maîtresses et se donner le régal des plus piquantes infidélités ; joyeux oiseau de passage, lorsqu’il a fait entendre son gai refrain, il va, s’échappant d’un coup d’aile des blanches mains qui le retiennent, il va chanter ailleurs, sans souci de l’avenir, sans regret du passé ; il a rendu baiser pour baiser, charmé les oreilles par ses chants, les yeux par son plumage… que lui veut-on de plus ? Oui, de nos jours, en Gaule, ainsi va l’amour ! son emblème n’est plus la colombe de Cypris, mais le moineau lascif de Lesbie, ou le satyre en rut de l’antique Ménade ! trop pudique est Vénus ! châtelaines et abbesses désertent son autel pour celui de Priape ! Oh ! qu’il est doux de sortir de cette ardente bacchanale, pour rafraîchir son âme, pour reposer son cœur dans la pureté d’un chaste amour ! quel charme ineffable dans ce tendre respect dont on se plaît à entourer la confiante innocence d’une enfant de quinze ans ! (Nouveau silence.) Chose étrange ! lorsque je songe à Florette, toujours me revient la pensée de mon frère et de sa vie… de sa vie… qui fait honte à la mienne… Enfin, quoi que je décide, il faut cette nuit même enlever Florette au danger qui la menace. (Bruit de cloches dans le lointain.) On sonne le couvre-feu, il est neuf heures ; la douce enfant ne m’attend qu’au lever de la lune. La marquise d’Ariol et la comtesse Ursine se passeront ce soir de ma visite, la tombée du jour m’aurait vu entrer chez l’une… et l’aube naissante sortir de chez l’autre. (Riant.)… C’était leur nuit… Éveillons Peau-d’Oie, j’aurai besoin de lui. (Il l’appelle.) Hé, Peau-d’Oie ! comme il ronfle ! il cuve son vin bu à crédit dans quelque cabaret. (Il se baisse et le secoue rudement.) Te réveilleras-tu, pendard ?

Peau-d’oie pousse d’abord des grognements sourds, puis il souffle, il renacle, il geint, il baille, il se détire et se lève enfin sur son séant en se frottant les yeux.

Mylio. — Quoi ! je te prie de m’attendre un moment sous cet arbre, et tu t’endors aussitôt !

Peau-d’oie se relève courroucé, ramasse son chapel de feuilles de vigne, le pose brusquement sur sa tête ; puis, prenant à côté de lui sa vielle, il en menace le trouvère en s’écriant : — Ah ! traître ! double larron ! quelle bombance tu m’as volée !

Mylio. — Je t’ai volé, moi ? dom Bedaine !

Peau-d’oie. — Me réveiller au plus beau moment de mon rêve ! et quel rêve ! J’assistais au combat de Carême contre Mardi-Gras ! Carême, armé de pied en cape, s’avançait monté sur un saumon ; il avait pour casque une huître énorme, un fromage pour bouclier, une raie pour cuirasse, des oursins de mer pour éperons, et pour fronde une anguille tenant en guise de pierre un œuf farci entre ses dents !

Mylio. — Telle est la gloutonnerie de ce messire goinfre ! qu’en dormant il rêve de mangeaille !

Peau-d’oie. — Malheureux ! m’arracher de la bouche des mets qui ne me coûtaient rien !… car, hélas ! si Carême était savoureusement armé, Mardi-Gras ne l’était pas moins : casqué d’un pâté de venaison dont un succulent paon rôti formait le cimier, Mardi-Gras, tout bardé de jambon, enfourchait un cerf dont les bois ramus étaient chargés de perdrix, et tenait pour lance une longue broche garnie de chapons rôtis ! (S’adressant au trouvère avec un redoublement de fureur grotesque.) Truand ! homme sans foi ni loi ! tu m’as éveillé au moment où Carême succombant sous les coups de Mardi-Gras, j’allais manger vainqueur et vaincu ! armes et armures ! tout ! manger tout… jusqu’aux montures des combattants ! Ah ! de ma vie je ne te pardonnerai ta scélératesse…

Mylio. — Calme-toi, je remplacerai ton rêve… par la réalité.

Peau-d’oie. — Corbœuf ! la belle avance ! manger les yeux ouverts qu’y a-t-il là d’étonnant ? tandis que sans toi, traître, je mangeais en dormant !

Mylio. — Mais si je te donne de quoi baffrer durant tout un jour et toute une nuit ? qu’auras-tu à me reprocher ?

Peau-d’oie, gravement. — En me promettant de la remplir, tu me fermes la bouche.

Mylio. — Veux-tu me rendre un service ?

Peau-d’oie. — Je suis glouton, ivrogne, joueur, libertin, menteur, tapageur, bavard, poltron ! mais, corbœuf ! je ne suis point ingrat ; jamais je n’oublierai que toi, Mylio, le brillant et célèbre trouvère, dont la harpe fait les délices des châteaux, tu as souvent partagé ta bourse avec le vieux Peau-d’Oie-le-Jongleur, dont l’humble vielle n’égaye que les tavernes hantées par les vagabonds, les serfs et les ribaudes ! non, jamais je n’oublierai ta générosité, Mylio, et je te jure de toujours compter sur elle…

Mylio. — Ne sommes-nous pas confrères en la gaie science ? Ta joyeuse vielle, qui met en liesse les pauvres gens et leur fait un moment oublier leurs misères, ne vaut-elle pas ma harpe, qui amuse l’oisiveté libertine ou blasée des nobles dames ? Ne parlons pas des services que je t’ai rendus, mon vieil ami ; écoute-moi, je…

Peau-d’oie, l’interrompant. — En m’assistant, tu as fait plus que ton devoir.

Mylio. — Soit ! mais je…

Peau-d’oie, d’un ton solennel. — … Lorsque Dieu créa le monde, il y plaça trois espèces d’hommes : les nobles, les prêtres et les serfs ; aux nobles il donna la terre, aux prêtres les biens des sots, et aux serfs de robustes bras pour travailler sans merci ni relâche au profit des nobles et des prêtres.

Mylio.— Bien dit ; mais laisse-moi t’apprendre ce que…

Peau-d’oie. — … Les lots ainsi faits par le Tout-Puissant, il restait à pourvoir deux classes intéressantes entre toutes : les jongleurs et les ribaudes ; le seigneur Dieu chargea les prêtres de nourrir les ribaudes, et les nobles de nourrir les jongleurs, Donc ce n’est point à toi, qui n’es pas noble, de partager ta bourse avec moi… donc tu fais plus que ton devoir ; donc ceux qui manquent à leur mission divine envers les jongleurs, ce sont ces nobles dégénérés, ces ladres, ces crasseux, ces grippe-sou, ces…

Mylio. — Sang-Dieu ! me permettras-tu de parler à mon tour ?

Peau-d’oie, d’un ton piteux et dolent. — Ah ! le bon temps des jongleurs est passé ! jadis on remplissait sans cesse leur escarcelle et leur ventre. Hélas ! nos pères ont mangé la viande, nous rongeons les os ! Maintenant, parle, Mylio, je serai muet comme ma mie Gueulette, la fille du cabaretier, quand je la prie d’amour, la cruelle ! parle, mon secourable compagnon, je t’écoute.

Mylio, avec impatience. — As-tu fini ?

Peau-d’oie. — Tu m’arracherais la langue plutôt que de me faire dire un mot, un seul mot de plus ! ma mie Gueulette elle-même, cette friponne dont le nez est si camus et le corsage si plantureux, me…

Mylio, s’éloignant. — Au diable le bavard !

Peau-d’oie court après le trouvère, et, imitant les gestes d’un muet, il semble lui jurer sur sa vielle qu’il ne prononcera plus un mot.

Mylio, revenant. — J’ai là, dans mon aumônière, dix beaux deniers d’argent ; ils seront à toi si tu me sers bien ; mais retiens ta langue, sinon à chaque parole superflue ce sera pour toi un denier de moins.

Peau-d’oie jure de nouveau par gestes sur sa vielle et sur son chapel de feuilles de vigne, qu’il restera muet.

Mylio. — Tu connais Chaillot, le meunier de l’abbaye de Cîteaux ?

Peau-d’oie fait un signe de tête affirmatif.

Mylio, souriant. — Tudieu ! maître Peau-d’Oie, vous êtes ménager de vos deniers d’argent. Donc ce Chaillot, ivrogne fieffé, a pour femme Chaillotte, fieffée coquine ; accorte en son temps, elle faisait bonne fête aux moines de Cîteaux lorsqu’ils allaient collationner à son moulin ; seule elle n’aurait pu tenir tête à ces rudes buveurs, aussi mandait-elle à son aide quelques gentilles serves de l’abbaye.
 Il y a quinze jours, l’abbé Reynier, supérieur de l’abbaye de Cîteaux…

Peau-d’oie. — Si je ne craignais que cela me coûte un denier d’argent, je dirais que ce Reynier est le plus forcené ribaud, le plus méchant coquin que le diable ait tonsuré ! mais de peur de payer le dire de ces vérités par la perte de mon pécule, je reste muet !

Mylio. — En faveur de la ressemblance du portrait, je te pardonne l’interruption ; mais ne recommence plus ! Or, cet abbé Reynier me dit, il y a quinze jours : « — Veux-tu voir un trésor de beauté rustique ? viens demain collationner avec nous au moulin de l’abbaye, là se trouve une fillette de quinze ans ; sa tante la meunière l’a élevée à l’ombre pour en faire un jour un morceau d’abbé. Le moment viendra bientôt de croquer ce friand tendron ; je veux te faire juge de sa gentillesse. » — J’acceptai l’offre de l’abbé, j’aime à voir en débauche ces moines, que je hais ; ils me fournissent ainsi de bons traits pour mes satires. J’accompagnai donc au moulin le supérieur et quelques-uns de ses amis ; grâce aux provisions apportées de l’abbaye, la chère était délicate, le vin vieux, les têtes se montent, et à la fin du repas, cette infâme Chaillotte amène triomphalement sa nièce, une enfant de quinze ans, jolie ! mais jolie !… que te dirai-je ! une fleur de grâce et d’innocence… A sa vue, ces ribauds enfroqués, échauffés par le vin, se lèvent en hennissant d’admiration lubrique ; la pauvre petite, éperdue de frayeur, se recule brusquement, oubliant que derrière elle est ouverte une fenêtre sans appui et donnant sur la rivière du moulin…

Peau-d’oie, d’un air apitoyé. — Et la fillette tombe à l’eau ?

Mylio. — Oui, mais heureusement je m’élance… Il était temps : Florette, entraînée par le courant, allait être broyée sous la roue du moulin au moment où je l’ai retirée de la rivière.

Peau-d’oie. — Dût-il m’en coûter mes dix deniers, je crierai à pleins poumons que tu t’es conduit en garçon de cœur et de courage !

Mylio. — Je ramène Florette sur la rive ; elle revient à elle ; je lis dans son doux regard sa reconnaissance ingénue ; profitant du temps que met l’infâme Chaillotte à venir nous rejoindre, je dis à la pauvre enfant : — « On a sur toi des projets odieux ; feins, pendant le plus long temps possible, d’être malade des suites de ta chute ; je tâcherai de veiller sur toi. » — Puis, remarquant que nous nous trouvions dans un clos entouré d’une charmille, j’ajoute : — « Après-demain soir, lorsque ta tante sera couchée, si tu le peux, viens me trouver ici, je t’en apprendrai davantage ; mais surtout feins d’être malade. » — Florette me promit tout ce que je voulus ; et le surlendemain elle était au rendez-vous…

Peau-d’oie. — Hé… hé… de sorte que tu as croqué le friand morceau que ce coquin d’abbé se réservait ? 


Mylio. — Non, j’ai respecté cette charmante enfant, elle m’a séduit par sa candeur ; j’en suis amoureux, oui, amoureux fou, et je veux l’enlever cette nuit même ; voici pourquoi : Hier, j’ai rencontré l’abbé. — « Eh bien ! lui ai-je dit, — et cette jolie fille que toi et tes moines avez si fort effrayée qu’elle est tombée à l’eau ? — Elle a été longtemps souffrante des suites de cette baignade, — m’a répondu l’abbé ; — mais sa santé s’est rétablie, et avant la fin de la semaine, — a-t-il ajouté en riant. — j’irai manger une friture au moulin de Chaillotte. »

Peau-d’oie.— Ah ! moine scélérat ! c’est toi qui devrais frire dans la grande poêle de Lucifer ! Or, si l’abbé Reynier t’a dit cela hier, c’est demain vendredi, après-demain samedi… Il faut donc te hâter de soustraire cette innocente aux poursuites de ce bouc en rut !

Mylio. — La dernière fois que je l’ai vue, Florette m’a promis de se trouver à notre rendez-vous habituel cette nuit, au lever de la lune.

Peau-d’oie. — Consentira-t-elle à te suivre ?

Mylio. — J’en suis certain.



Peau-d’oie, — Alors, qu’as-tu besoin de moi ?

Mylio. — Il se pourrait que cette fois Florette n’ait pu échapper à la surveillance de sa tante pour venir à notre rendez-vous.

Peau-d’oie. — Ce serait fâcheux, car le temps presse ; il me semble déjà entendre ce coquin d’abbé rugir après sa friture…

Mylio. — Aussi est-il indispensable que je voie Florette ce soir. J’avais prévu la possibilité d’un empêchement, voici mon projet, dont j’ai prévenu la chère enfant : Le meunier Chaillot se couche ivre chaque soir ; or, si Florette, n’ayant pu sortir de la maison, manquait au rendez-vous, tu irais frapper bruyamment à la porte du moulin ; Chaillot, ivre comme une brute, ne quittera certes pas son lit pour venir voir qui frappe, et…

Peau-d’oie, se grattant l’oreille. — Tu es très-certain que ce Chaillot ne se relèvera point ?

Mylio. — Oui, et lors même qu’il se relèverait, je…

Peau-d’oie. — C’est que, vois-tu, ces meuniers ont malheureusement la détestable habitude d’être toujours escortés d’un chien monstrueux, et de plus…

Mylio. — Maître Peau-d’Oie, je vous ai déjà pardonné des interruptions qui auraient dû réduire de beaucoup vos dix deniers, laissez-moi achever ; s’il ne vous convient point de me prêter votre aide, libre à vous, lorsque je vous aurai confié mon projet. (Peau-d’Oie jure de rester muet.) Donc, si Florette manque au rendez-vous, tu iras frapper rudement à la porte de clôture du moulin ; de deux choses l’une : ou la meunière, voyant l’ivresse de son mari, se lèvera pour aller demander qui frappe, ou elle y enverra Florette ; dans le premier cas la chère enfant, c’est convenu entre elle et moi, profite de l’absence de sa tante et accourt me rejoindre ; dans le second cas Florette, ayant un prétexte pour sortir de la maison, vient encore me retrouver, au lieu d’aller voir qui frappe à la porte… Maintenant, supposons que par miracle Chaillot, ne s’étant pas couché ivre, vienne demander qui va là ? (Peau-d’Oie imite l’aboiement d’un chien.) Oui, je vous comprends, messire poltron, Chaillot vient avec son chien, et de ce chien vous avez grand’peur, hein ? (Peau-d’Oie fait un signe affirmatif en frottant le derrière de ses chausses.) Mais ne savez-vous pas, dom couard, que la nuit, de crainte des larrons, les habitants des maisons isolées n’ouvrent jamais tout d’abord leur porte ? qu’ils demandent, à travers l’huis, ce qu’on leur veut ? vous n’aurez donc rien à redouter de ce terrible chien ; vous direz seulement à Chaillot que vous désirez sur l’heure parler à sa femme de la part d’un moine de Cîteaux ; le meunier courra chercher sa digne compagne ; elle s’empressera de venir, car la vieille entremetteuse a toujours plus d’un secret avec ces papelards, et alors je me fie à votre faconde, seigneur jongleur, pour expliquer le but de votre visite nocturne et retenir le plus longtemps possible Chaillotte à la porte par le charme irrésistible de vos balivernes.

Peau-d’oie. — Vénérable matronne ! — dirai-je à la meunière, — je viens frapper à votre porte pour vous offrir mes petits services : je sais casser des œufs en marchant dessus, vider un tonneau par sa bonde, faire rouler une boule et éteindre une lampe en la soufflant… Avez-vous besoin de coiffes pour vos chèvres ? de gants pour vos chiens ? de souliers pour vos vaches ? je sais fabriquer ces menus objets… je sais encore…

Mylio. — Je ne doute pas de ton éloquence, réserve-la pour Chaillotte. Voilà donc mon projet, veux-tu m’aider ? si tu y consens ces dix deniers d’argent sont à toi.

Peau-d’oie. — Donne…

Mylio, lui mettant l’argent dans la main. — Les voilà.

Peau-d’oie (saute, gambade, trémousse son énorme bedaine en faisant tinter l’argent dans sa main. Il suit Mylio en disant :) — Ô Dom argent ! béni sois-tu, Dom argent ! avec toi l’on achète cottes de femmes et absolutions ! chevaux gascons et abbayes ! belles damoiselles et évêchés ! Ô Dom argent ! montre seulement un coin de ta face reluisante et aussitôt, à ta poursuite, l’on voit trotter les ribaudes, courir les boiteux ! (Il chante en dansant.)


« Robin m’aime, Robin m’a !
» Robin me demande, il m’aura !
» Robin m’acheta une cotte
» D’écarlate bonne et belotte.
» Robin m’aime, Robin m’a ! »

(Peau-d’Oie, sautant et chantant, suit Mylio, qui prend à travers les arbres un sentier conduisant au moulin de Chaillot.)




Après l’escarboucle étincelante, l’humble violette cachée sous la mousse, vous avez assisté, fils de Joel, au divertissement libertin des nobles dames réunies dans le verger de la marquise d’Ariol ; oubliez les arbres rares, les fleurs cultivées avec soin, les bassins de marbre ; oubliez ces magnificences pour le spectacle agreste qui s’offre à vos yeux ; voyez : la lune s’est levée dans l’azur du ciel étoilé, elle éclaire de ses rayons une saulaie ombreuse, sous laquelle coule et murmure un ruisseau formé par le trop plein des eaux retenues pour le service du moulin de Chaillot ; le murmure de cette onde courant et bruissant sur un lit de cailloux, puis, de temps à autre, le chant mélodieux du rossignol, sont l’harmonie de cette belle nuit, embaumée par le parfum du thym sauvage, des iris et des genêts. Une enfant de quinze ans, c’est Florette, est assise au bord du ruisseau, sur le tronc renversé d’un vieux saule ; un rayon de la lune, perçant la voûte ombreuse, éclaire à demi la figure de la gentille enfant : ses longs cheveux châtains, séparés sur son front virginal, tressés en deux longues nattes, traînent jusque sur le gazon ; pour tout vêtement elle porte une vieille jupe de serge verte par-dessus sa chemise de grosse toile grise, fermée à la naissance de son sein virginal par un bouton de cuivre ; ses jolis bras sont nus comme ses jambes et ses pieds, que caresse l’onde argentée du ruisseau ; car, pensive et pleurante, Florette s’est assise là, sans s’apercevoir que ses pieds trempaient dans l’eau. Vous avez vu, fils de Joel, les beaux ou charmants visages des nobles amies de la marquise d’Ariol : mais, avouez-le ? aucune d’elles n’était douée de cette grâce pudique et touchante qui donne aux traits ingénus de Florette un charme inexprimable ; n’est-ce pas le fruit dans sa prime-fleur ? lorsque au matin, à demi caché sous la feuille humide de la rosée nocturne, il offre à vos yeux ravis cette fraîcheur vaporeuse, que le plus léger souffle peut ternir ? telle est Florette-la-Filaresse. Laborieuse enfant, de l’aube au soir, et souvent la nuit, à la clarté de sa petite lampe, elle file, file et file encore le lin et le chanvre, du bout de ses doigts mignons, non moins déliés que son fuseau. Toujours enfermée dans un réduit obscur, le teint pur et blanc de cette jeune serve n’a pas brûlé par l’ardeur du soleil ; le dur travail des champs n’a pas déformé ses membres délicats. Florette est là, tellement absorbée dans sa tristesse, qu’elle n’entend pas au loin un léger bruit à travers la charmille dont est entouré l’enclos du moulin ; oui, si chagrine, si rêveuse est Florette, qu’elle ne voit pas Mylio qui, ayant escaladé la haie, s’avance avec précaution, regardant de çà, de là, comme s’il cherchait quelqu’un ; puis, apercevant la jeune fille, qui, toujours assise, lui tourne le dos, il s’approche sans être entendu d’elle, et souriant lui pose doucement ses deux mains sur les yeux ; mais, sentant couler sous ses doigts les larmes de la serve, il saute par-dessus le tronc de l’arbre, s’agenouille devant elle, et lui dit d’une voix inquiète et attendrie : — Tu pleures ?

Florette, essayant ses yeux et tâchant de sourire. — Vous voilà, Mylio ; je tâcherai de ne plus pleurer.

Mylio. — Je craignais de ne pas te trouver à notre rendez-vous ; mais me voici près de toi, j’espère calmer ton chagrin. Dis, chère enfant, de ce chagrin, quelle est la cause ?

Florette. — Ce soir ma tante Chaillotte m’a donné une jupe neuve, une gorgerette de fine toile, et m’a apporté du muguet et des roses, afin que je me tresse un chapel fleuri.

Mylio. — Ce ne sont pas ces apprêts de parure qui causent tes larmes ?

Florette. — Hélas ! ma tante veut ainsi me parer parce que demain le seigneur abbé vient au moulin…

Mylio. — Quoi ! cette infâme Chaillotte…

Florette. — Ma tante m’a dit : « Si le seigneur abbé te prie d’amour ; tu dois te livrer à lui. »

Mylio. — Et qu’as-tu répondu ?

Florette. — Que j’obéirais…

Mylio. — Tu consentirais ?…

Florette. — Je ne voulais pas irriter ce soir ma tante par un refus ; elle a été sans défiance, et j’ai pu me rendre ici.

Mylio. — Mais demain ? lorsque l’abbé viendra ?…

Florette. — Demain vous ne serez plus là, comme il y a quinze jours, Mylio, pour venir à mon secours, et m’empêcher d’être écrasée sous la roue du moulin…

Mylio. — Que veux-tu dire ?

Florette. — Il y a quinze jours, par frayeur des seigneurs moines, je suis tombée à l’eau sans le vouloir… demain, c’est volontairement que je me jetterai dans la rivière. — (La jeune fille essuie ses larmes du revers de sa main ; puis, tirant de son sein un petit fuseau de bais, elle le donne au trouvère.) — Serve et orpheline, je ne possède rien au monde que ce fuseau ; pendant six ans, pour gagner le pain que souvent ma tante m’a reproché, ce fuseau a roulé de l’aube au soir entre mes doigts, mais depuis quinze jours, il s’est arrêté plus d’une fois, lorsque j’interrompais mon travail en pensant à vous, Mylio… à vous qui m’avez sauvé la vie… Aussi, je vous le demande comme une grâce, conservez ce fuseau en souvenir de moi.

Mylio, les larmes aux yeux et pressant le fuseau de ses lèvres. — Cher petit fuseau, compagnon des veillées solitaires de la pauvre filaresse, toi qui lui as gagné un pain bien amer ! toi que, rêveuse, elle a souvent contemplé suspendu à un fil léger… cher petit fuseau, je te garderai toujours, tu seras mon trésor le plus précieux ! — (Il ôte de ses doigts plusieurs riches bagues d’or ornées de pierreries et les jette dans l’eau du ruisseau qui coule à ses pieds.)

Florette, avec surprise. — Que faites-vous ? pourquoi jeter ces belles bagues ?

Mylio. — Allez, allez, souvenirs honteux d’une vie mauvaise ! allez, gages éphémères d’un amour changeant comme le flot qui vous emporte ! allez, je vous préfère le fuseau de Florette !

Florette prend les mains du trouvère, les baise en pleurant et murmure : — O Mylio ! vous garderez ce fuseau ; je mourrai contente ! 


Mylio, la serrant dans ses bras. — Mourir ! toi mourir, chère et douce enfant ! oh ! non, non. Réponds, veux-tu me suivre ?

Florette, tristement. — Vous vous raillez de moi.

Mylio. — Veux-tu m’accompagner ? Je connais à Blois une digne femme, cette nuit je te conduis chez elle ; tu resteras cachée dans sa maison deux ou trois jours, ensuite nous partons pour le Languedoc, où je vais rejoindre mon frère. Durant le voyage tu seras ma sœur, et dès notre arrivée tu seras ma femme ; mon frère bénira notre union. Réponds, veux-tu te confier à moi ? veux-tu me suivre à l’instant ?

Florette a écouté le trouvère avec une surprise croissante, elle passe ses deux mains sur son front, puis elle dit d’une voix tremblante : — Je ne rêve pas ?… c’est vous… vous qui me demandez si je veux vous suivre ?

Mylio s’agenouille devant la jeune serve, prend ses deux mains et répond d’une voix passionnée : — Oui, douce enfant, c’est moi qui te dis : viens, tu seras ma femme ! Le veux-tu ?

Florette. — Si je le veux, mon Dieu ? quitter l’enfer pour le paradis ! 


Mylio se relève vivement et tend l’oreille du côté de la charmille.
 — C’est la voix de Peau-d’Oie, il crie à l’aide ! Que se passe-t-il ?

Florette, joignant les mains avec désespoir. — Ah ! je le disais bien, c’était un rêve !

Mylio tire son épée, prend la main de la jeune fille. — Suis-moi, chère enfant, ne crains rien.

Florette. — Ah ! que je meure près de vous, je ne me plaindrai pas !

Le trouvère s’avance rapidement vers la charmille, tenant toujours par la main Florette, qui le suit ; les cris de Peau-d’Oie redoublent à mesure que Mylio s’approche de la haie dont est entouré le jardin du moulin, et derrière laquelle il fait cacher Florette, lui recommandant de rester immobile et muette, puis il franchit la clôture et voit, à la clarté de la lune, le jongleur haletant, soufflant et se colletant avec un homme, dont les traits sont cachés par le capuchon de sa chape brune. À l’aspect de Mylio accourant à son secours, Peau-d’Oie redouble d’efforts et parvient à renverser son adversaire ; abusant alors de sa pesanteur énorme et contenant facilement sous lui l’homme à la chape, le jongleur, mis hors d’haleine par cette lutte, se repose, se vautre, s’étend, se goberge sur le vaincu, qu’il écrase, et qui murmure d’une voix à la fois courroucée et suffoquée : — Misérable… truand… tu… m’étouffes…

Peau-d’oie, d’une voix encore haletante. — Ouf ! après la victoire, qu’il est délectable, qu’il est glorieux de se reposer sur ses lauriers !

L’homme à la chape. — Je meurs… sous cette montagne de chair !

Mylio. — Mon vieux Peau-d’Oie, jamais je n’oublierai le service que tu m’as rendu. Ne bouge pas, maintiens toujours notre homme.

Peau-d’oie, prenant de plus en plus ses aises sur le corps de son adversaire. — Je voudrais bouger que je ne pourrais point, tant je suis essoufflé ; je me trouve, d’ailleurs… assez commodément.

L’homme à la chape. — À l’aide ! au meurtre ! ce gueux me brise les côtes ! à l’aide ! 


Mylio, se baissant vivement. — Je connais cette voix… — (Il écarte le capuchon qui cache les traits du vaincu et s’écrie :) — L’abbé Reynier !

Peau-d’oie, faisant un brusque mouvement qui arrache au moine un gémissement plaintif. — Un abbé ! j’ai pour couche un abbé ! Corbœuf ! si je m’endors, je rêverai de friandes nonnettes !

Mylio, au moine. — Ah ! ah ! dom ribaud ! mordu par votre luxurieux appétit, vous n’avez pu sans doute attendre à demain pour manger ce savoureux plat de friture dont vous me parliez hier ? oui, la faim vous pressant, vous alliez cette nuit même vous introduire chez cette infâme Chaillotte, certain qu’elle vous servirait à toute heure un plat de son honnête métier ! Ah ! ah ! messire Priape ! vous voici comme un renard pris sous l’assommoir !

Peau-d’oie. — J’étais caché dans l’ombre, j’ai vu ce dom ribaud s’avancer vers la charmille, se préparer à l’escalader ; alors, en vrai César, j’ai fondu sur lui et j’y fonds encore… car, je suis en nage… en eau…

L’abbé Reynier, gémissant toujours sous le poids de Peau-d’Oie. — Ah ! vils jongleurs ! il fera jour demain ! vous payerez cher vos outrages…

Mylio. — Tu dis vrai, Reynier, abbé supérieur des moines de Cîteaux de l’abbaye de Saint-Victor ! oui, demain il fera jour, et ce jour éclairera ta honte… Oh ! je le sais, vous autres tonsurés, forts de votre hypocrisie, de votre toute-puissance et de l’hébétement des sots, vous terrifiez les simples et les poltrons ; mais mon vaillant ami Peau-d’Oie et moi nous ne sommes ni poltrons ni simples, nous aussi, nous avons notre puissance ! Or, retiens ceci, dom ribaud : si tu as l’audace de vouloir nous causer quelque dommage pour l’aventure de cette nuit, nous la mettons en chanson ; Peau-d’Oie pour les tavernes, moi pour les châteaux, et pardieu ! d’un bout à l’autre de la Gaule on chantera le Lai de « Reynier, abbé de Cîteaux, allant de nuit manger une friture chez Chaillotte la meunière. »


Peau-d’oie. — Oui, grand friturier de tendrons ! et fie-toi à moi pour l’assaisonner de gros sel, la plantureuse friture de l’abbé de Cîteaux !

L’abbé Reynier, d’une voix toujours étouffée.— Vous êtes des scélérats… je suis à votre merci… je vous promets le silence… Mais, Mylio, tu ne veux pas ma mort ?… ordonne donc à ce monstrueux coquin de bouger… je suffoque…

Mylio. — Pour te punir d’avoir rêvé un paradis d’amour, fais encore un peu ton purgatoire, mon pudique moine. Toi, Peau-d’Oie, maintiens-le jusqu’à ce que j’aie crié : Bonsoir, dom ribaud. Alors tu te soulèveras, et le seigneur renard pourra s’échapper l’oreille basse et regagner son saint terrier ; voici mon épée pour contenir ce modèle de chasteté monacale, s’il tentait de se rebeller contre toi. Viens me trouver demain matin, mon vaillant César, je te dirai mes projets.

Peau-d’oie prend l’épée, se soulève, et, changeant de posture, s’assied sans plus de façon et en plein, sur le ventre du supérieur de l’abbaye de Cîteaux ; puis, le tenant en respect avec la pointe de l’épée, il dit : — Va, Mylio, j’attends le signal.

Le trouvère rentre dans le jardin, et bientôt en sort avec Florette, qu’il a enveloppée de son manteau ; il la prend entre ses bras, afin de l’aider à franchir la haie, puis les deux amoureux se dirigent rapidement vers un chemin ombragé de grands arbres, par lequel ils disparaissent. À la vue de la jeune serve, qu’il a reconnue, l’abbé Reynier pousse un soupir de regret et de rage, soupir rendu doublement plaintif par la pression du poids du jongleur, qui, toujours assis sur le ventre du moine, essaye de charmer ses loisirs en lui chantant ce tenson de sa façon :

<poem>« Quand florit la violette, » La rose et le glayol, » Quand chante le rossignol, » Je sens ardre l’amourette,

» Et fais chanson joliette


» Pour l’amour de ma miette,
» Pour l’amour de ma Gueulette. »

L’abbé Reynier, d’une voix défaillante. — Ce truand… me… crêve les entrailles… Mylio, dans le lointain. — Bonsoir, dom ribaud !

Peau-d’oie, à l’abbé, en se soulevant péniblement d’une main, et de l’autre menaçant toujours le moine de la pointe de l’épée en s’éloignant à reculons. — Bonsoir, dom ribaud ! voici la moralité de l’aventure : « Souvent celui-là qui met le poisson en poêle… le voit manger par autrui. »




La nuit et les deux tiers du jour se sont passés depuis les aventures de la veille. Vous voyez une longue avenue d’arbres odoriférants conduisant à la Cour d’amour, autrement dite le plaid sous l’ormeau ; ce plaid se tient dans le jardin du château d’Églantine, vicomtesse de Séligny : de chaque côté de l’avenue, des fossés, entourés de balustres de pierre, sont remplis d’une eau limpide où nagent des cygnes et d’autres beaux oiseaux aquatiques. Tous amoureusement unis par couples, ils sillonnent les eaux avec grâce ; les poissons du canal, brillants de pourpre et d’or, les oiseaux jaseurs, qui volettent d’arbre en arbre, sont aussi tous réunis par couples ; un pauvre tourtereau dépareillé, perché au faîte d’un arbre desséché, gémit seul d’un ton plaintif. Cette longue allée, coupée par le pont du canal, aboutit à une immense pelouse de gazon émaillé de mille fleurs, au milieu de laquelle s’élève un magnifique ormeau formant un dôme épais, impénétrable aux rayons du soleil ; sous cet ormel se tient la cour d’amour, tribunal libertin, qui prend aussi le nom de Chambre des doux engagements ; il est présidé par une Reine de beauté, représentant Vénus. Cette reine, c’est Marphise, marquise d’Ariol ; les autres dames-juges sont : Déliane, chanoinesse de Nivelle, Églantine, vicomtesse de Séligny, et Huguette de Montreuil ; les hommes-juges de la cour d’amour sont d’abord : dom Hercule, seigneur de Chinon, redoutable chevalier, borgne, laid, mais, dit-on, fort recherché des femmes ; il porte une riche tunique à manches flottantes, et, sur sa chevelure noire et crépue, un chapel de glaïeuls orné de rubans roses ; vient ensuite Adam-le-Bossu-d’Arras, trouvère renommé par ses chants licencieux, petit, bossu par-derrière et par-devant ; ses yeux pétillent de malice, il ressemble à un vieux singe ; puis vous voyez maître Œnobarbus, le rhéteur théologal, célèbre par l’orthodoxie de ses controverses religieuses contre l’Université de Paris. Ce disputeur illustre est un homme sec, bilieux, chauve, et cependant il fait le joliet, clignotte des yeux, contourne sa bouche en cœur et farde ses joues creuses ; il porte une tunique de soie vert tendre, et son chapel de pâquerettes et de violettes ne cache qu’à demi son vilain crâne pelé, couleur de citrouille ; le dernier juge masculin est Foulques, seigneur de Bercy, récemment de retour de la Terre-Sainte ; son visage bronzé, cicatrisé, témoigne de ses vaillants services outre-mer ; il est jeune, grand, et malgré son air quelque peu féroce, sa figure est belle. Des guirlandes de fleurs, des lacs de rubans, suspendus à des piliers peints et dorés, marquent l’enceinte du tribunal ; au delà se tient une foule brillante et choisie ; nobles dames et chevaliers, abbés et abbesses des monastères voisins, pages malins et écuyers railleurs se sont rendus à ce plaid amoureux. Parmi cette foule se trouvent les onze compagnes de Marphise, qui, la veille, ont partagé sa collation, puis juré comme elle de se venger de Mylio-le-Trouvère, qui a échappé à leurs mauvais desseins en manquant le soir au rendez-vous qui l’appelait dans le verger de Marphise. La pétulante et rancuneuse petite comtesse Ursine, la plus forcenée de toutes ces belles courroucées, ne peut se tenir un moment en place ; elle va, elle vient de l’une à l’autre de ses amies d’un air affairé, irrité, parlant à l’oreille de celle-ci, faisant un signe à celle-là, et de temps à autre échangeant un regard d’intelligence avec Marphise, la présidente du tribunal. Deux grands poteaux couverts de feuillages et de fleurs, surmontés de bannières de soie où sont peintes d’un côté Vénus, et de l’autre la vierge Marie, indiquent l’entrée de la cour d’amour. Là se tient Giraud de Lançon, noble chevalier, portier de la chambre des doux engagements ; il ne laisse entrer nulle requérante sans exiger pour péage un beau baiser ; en dedans de l’enceinte se tiennent, aux ordres du tribunal, Guillaume, seigneur de Lamotte, Conservateur des hauts priviléges d’amour ; Lambert, seigneur de Limoux, Baillif de la joie des joies ; Hugues, seigneur de Lascy, Sénéchal des marjolaines, et comme tel introducteur des plaideuses, desquelles il a aussi le droit, de par sa charge, d’exiger un beau baiser ; il est de plus tenu d’assister le Baillif de la joie des joies pour enchaîner les condamnés avec des lacs de rubans et de fleurs, et les conduire à la prison d’amour, sombre tonnelle de verdure garnie de lits de mousse, située dans un lieu écarté du jardin. C’est au fond de cet ombreux et frais réduit que s’exécutent souvent, sur l’heure et à huis-clos, les arrêts prononcés contre les amants par la chambre des doux engagements, arrêts ordonnant : raccommodements savoureux ou expiations plantureuses.

Oui, telles sont les chastes mœurs des nobles hommes et des nobles dames en ces temps-ci. Fils de Joel, écoutez, regardez, mais ne vous étonnez pas si parfois votre cœur se soulève d’indignation ou de dégoût.

Bientôt la foule fait silence ; Marphise, la présidente, ouvre une cage à treillis d’or placée près d’elle ; deux blanches colombes s’en échappent, volettent un moment, puis vont se percher sur l’une des branches de l’ormel, où elles se becquettent amoureusement ; ce vol des colombes annonce l’ouverture du plaid.

Marphise se levant. — Que notre conservateur des hauts priviléges d’amour appelle les causes qui doivent venir aujourd’hui par-devant la chambre des doux engagements.

Guillaume de la motte, lisant sur un parchemin orné de faveurs bleues et roses : — Aigline, haute et noble dame de la Roche-Aubert, chanoinesse de Mons-en-Puelle, demanderesse contre sœur Agnès, religieuse bernardine.

Les deux plaideuses sortent de la foule et s’approchent de l’enceinte du tribunal, conduites par le Sénéchal des marjolaines. La chanoinesse Aigline est belle et grande, son air est impérieux. Elle s’avance, fière et superbe, vêtue d’une longue robe écarlate bordée d’hermine ; sa démarche délibérée, son regard noir, brillant et hardi, sa beauté altière, contrastent singulièrement avec l’humble attitude de son adversaire : sœur Agnès-la-Bernardine ; celle-ci porte une simple robe de bure grise, luisante et proprette, qui, malgré sa coupe austère, trahit le léger embonpoint de la nonnette ; un voile de lin, blanc comme la neige, encadre son visage éclatant de fraîcheur et de santé ; ses joues dodues et vermeilles sont duvetées comme une pêche ; un sourire, à la fois béat et matois, effleure sa bouche, quelque peu grande, mais d’un humide incarnat et meublée de dents perlées ; ses grands yeux bleus, amoureux, mais dévotement baissés ; son allure de chatte-mite, rasant la fine pelouse presque sans faire tressaillir les plis de sa robe, font de sa jolie personne une des plus appétissantes nonnains dont le sein ait jamais soupiré sous la guimpe. Au moment où la svelte et hautaine chanoinesse, accompagnée de la modeste et rebondie petite sœur grise, passe devant Giraud de Lançon, grand diable au teint basané, à l’œil de feu, préposé à la porte du prétoire amoureux ; il réclame des deux plaideuses son droit de péage : un beau baiser. La superbe Aigline jette ce baiser avec le dédaigneux orgueil d’un riche qui fait l’aumône à un pauvre ; sœur Agnès, au contraire, acquitte son péage avec tant de conscience et de suavité, que les yeux du portier brillent soudain comme des charbons ardents. La chanoinesse et la bernardine entrent dans l’enceinte réservée aux plaideurs. Aigline s’avance résolument au pied du tribunal, et, après s’être à peine inclinée, comme si cette preuve de déférence eût fort coûté à son orgueil, elle s’adresse ainsi, d’une voix sonore, à Marphise, trônant au lieu et place de Vénus, reine des amours :

— Gracieuse reine, daigne nous écouter, reçois avec bonté les plaintes de sujettes fidèles qui, jusqu’ici, ardentes pour ton culte, promettent de conserver toujours le même zèle ; longtemps tout ce qui était noble et preux se faisait gloire de nous aimer, nous autres chanoinesses ; mais voilà qu’aujourd’hui les nonnes grises, les bernardines, s’efforcent de nous enlever nos amis ; elles sont agaçantes, complaisantes, n’exigent ni soins, ni patients dévouements ; aussi les hommes ont-ils parfois la bassesse de nous les préférer. Nous venons donc, gracieuse reine, te supplier de réfréner l’insolence des bernardines, afin que désormais elles ne puissent plus prétendre à ceux qui sont faits pour nous, et pour qui, seules, nous sommes faites.

La Bernardine, à son tour, s’approche, si timidement, si modestement, ses mains blanchettes si pieusement jointes sur son sein rondelet, que tous les cœurs sont pour elle avant qu’elle ait parlé ; puis, au lieu de s’incliner à demi devant le tribunal, comme son accusatrice, la petite sœur grise, avec humilité, s’agenouille, et, sans même oser lever ses beaux yeux bleus, elle s’adresse ainsi à Marphise, d’une voix douce et perlée :

— Reine aimable et puissante, au service de qui nous sommes vouées pour la vie, nous autres pauvres bernardines, je viens d’entendre le reproche de nos fières ennemies… Quoi ! le Dieu tout-puissant ne nous a-t-il pas aussi créées pour aimer ? n’en est-il pas parmi nous d’aussi belles, d’aussi savoureuses que parmi ces chanoinesses si superbes ? L’hermine et l’écarlate ornent leurs habits, et les nôtres n’ont, dans leur simplicité, d’autre luxe que la propreté, j’en conviens ; mais, en récompense, nous avons des soins, des prévenances, des gentillesses qui valent bien, ce me semble, une belle robe. Les chanoinesses prétendent que nous leur enlevons leurs amis ?… Non, non, c’est leur seule fierté qui les écarte ; ainsi, attirés par notre angélique douceur, viennent-ils à nous. Plaire sans exigence, charmer sans dominer, offrir un amour humble, mais fervent et désintéressé, voilà tout notre art. Ô aimable reine ! est-ce notre faute si nos adversaires ne pratiquent point cet art si simple ?

Aigline-la-chanoinesse, avec emportement. — Eh quoi ! ces servantes des pauvres ajoutent l’insulte à l’arrogance ! Certes, celui-là doit bien rougir de son goût, qui préfère à nous ces Bernardines, avec leur cotte grise et leurs niais commérages de couvent. Sans leurs agaceries impudentes et obstinées, quel chevalier songerait à elles ? Des provocations effrontées, tel est donc le secret de leur pouvoir, puisqu’il faut te le dire, ô reine, à la honte de l’amour dont tu es la mère, à la honte de l’amour qui gémit de voir ainsi se dégrader, par la bassesse de leurs attachements, tant de nobles cœurs qui nous appartiennent. (S’adressant impérieusement à la petite sœur grise.) Allez, ma mie ! vous avez vos moines mendiants et vos frères convers, que cela vous suffise ; gardez-les ; ils feraient piètre mine dans nos moutiers de Maubeuge, de Mons ou de Nivelle, rendez-vous de la belle et galante compagnie ; quant aux chevaliers, aux chanoines et aux abbés, n’élevez jamais jusque-là vos prétentions, je vous le défends !

La bernardine, avec un accent doucereusement aigrelet. — Vous en revenez toujours à nos cottes grises ? certes elles ne valent pas vos belles robes écarlates ; aussi n’est-ce point en cela que nous nous comparons à vous, nobles chanoinesses ; mais nous pensons au moins vous égaler par le cœur, la jeunesse et la fraîcheur. C’est au nom de ces humbles agréments que nous croyons posséder, c’est au nom de la ferveur avec laquelle nous avons toujours desservi tes autels, ô aimable reine, que nous te conjurons de nous accorder bénéfice d’amour, à nous bernardines, requérant qu’il plaise à la cour de repousser l’injuste prétention des chanoinesses, et que, par arrêt de la chambre des doux engagements, ces insatiables demanderesses se voient et demeurent à jamais… déboutées.

La petite sœur grise après avoir prononcé avec énergie les derniers mots de son plaidoyer, s’incline modestement devant la cour. Aussitôt de bruyantes discussions s’engagent dans l’auditoire ; les opinions sont extrêmement partagées : les uns approuvent le fier accaparement auquel aspirent les chanoinesses ; d’autres, au contraire, soutiennent résolument que les bernardines ont pour elles le bon droit, en ne voulant pas se laisser déposséder des amis qu’elles ont gagnés par leur douceur et leur bonne grâce. Marphise, après avoir consulté le tribunal, prononce l’arrêt suivant, au milieu d’un religieux silence :

— Vous, Chanoinesses, et vous, Bernardines, qui venez ici chercher un jugement rendu au nom de la déesse d’amour, dont je suis l’indigne représentante, voici l’arrêt qu’elle me dicte en son nom : C’est moi, Vénus, qui fais aimer ; il n’est aucune créature dans la nature à qui je n’inspire des désirs : poissons, oiseaux, quadrupèdes, obéissent à mon empire ; mais l’animal ne suit que son instinct, l’homme est le seul à qui Dieu ait octroyé le don de choisir. Ainsi, quels que soient ces choix, je les approuve, pourvu qu’ils soient guidés par l’amour. À mes yeux comme à ceux de sainte madame Marie, douce mère du Sauveur, la serve et la fille du monarque sont égales pourvu qu’elles soient jeunes, belles, et qu’elles aiment loyaument et plantureusement. Chanoinesses aux manteaux d’hermine et aux robes de pourpre, j’ai toujours chéri vos services ; vos riches atours, vos belles grâces, votre esprit orné, votre antique noblesse vous attireront constamment des amis, conservez-les, mais ne chassez pas de ma cour amoureuse ces pauvres bernardines qui me servent, dans leurs humbles moutiers, avec tant d’ardeur, de zèle et de constance. Oh ! je le sais, vous les primez par la parure ; le lait et l’eau de rose donnent à votre teint une suave blancheur ; l’incarnat du fard vermillonnant vos joues rend plus brillant encore le feu de vos regards ; les parfums d’Orient embaument vos cheveux élégamment tressés ; sans cesse entourées par la fleur de la chevalerie et de l’Église, habituées aux recherches du langage de la fine galanterie, votre entretien est, je le reconnais, beaucoup plus divertissant que celui des pauvres sœurs grises, habituées aux sots propos ou aux joyeusetés grossières des moines mendiants et des frères convers ; vous êtes, en un mot, plus éblouissantes, plus pimpantes que les humbles bernardines ; mais cependant, avouez-le, est-ce que la mule paisible et rebondie du curé ne fournit pas une aussi longue course que la fringante haquenée du chevalier ? Sans doute encore, par son plumage d’or et d’azur, le faisan séduit nos yeux ; néanmoins c’est de sa chair délicate, blanche et grasse dont on est friand ; et la perdrix, sous sa modeste plume grise, n’est-elle pas aussi savoureuse que le brillant oiseau de Phénicie ? Non, non, je ne saurais défendre à aucun des sujets de mon empire de préférer celle-ci à celle-là ; je veux que les choix soient libres, variés, nombreux. Quant à vos amis, nobles chanoinesses, de vous seules il dépend de les conserver : soyez comme les bernardines : douces, complaisantes, empressées, vous n’aurez jamais à redouter d’infidélités.

Ce jugement, digne de Salomon, est généralement accueilli avec faveur. Toutefois, cédant à un esprit de confrérie fort excusable, Déliane-la-Chanoinesse sort de ses habitudes langoureuses, et semble énergiquement protester auprès des autres membres du tribunal contre un arrêt qu’elle regarde comme défavorable à l’ordre des chanoinesses. Non moins courroucée que Déliane, et oubliant le respect religieux dont on doit entourer les arrêts de la cour souveraine, Aigline, au moment où elle sort du prétoire, sous la conduite du Sénéchal des marjolaines, pince jusqu’au sang la bernardine, en lui disant d’une voix courroucée : — Ah ! servante ! tu m’as fait débouter… justes dieux !… moi !… déboutée !… — À ces paroles et à ce pincement, la petite sœur grise ne répond qu’en jetant vers le ciel un regard angélique comme pour faire hommage de son martyre au tout-puissant. Le léger tumulte, causé par l’incartade de la chanoinesse, apaisé, Marphise reprend la parole et dit : — La cause est entendue et jugée ; maintenant notre Baillif de la joie des joies va nous soumettre, s’il en existe, les questions de controverse amoureuse sur lesquelles la cour peut être appelée à statuer, afin que ses décisions aient force de loi.

Le Baillif de la joie des joies s’avance au pied du tribunal, portant à la main un rouleau de parchemin orné de rubans, et, s’inclinant, il dit à Marphise : — Reine illustre, j’ai reçu l’envoi d’un grand nombre de questions touchant aux points les plus graves, les plus litigieux, les plus délicats de l’orthodoxie amoureuse. Du fond de toutes les provinces de l’empire de Vénus l’on s’adresse à l’infaillible autorité de notre cour suprême pour implorer la charité de ses lumières : la duché des Langueurs, le marquisat des Désirs, la comté des Refus, la baronnie de l’Attente, et tant d’autres fiefs de votre royaume, ô gracieuse reine, supplient humblement la chambre des doux engagements de résoudre les questions suivantes, afin que son arrêt mette un terme aux doutes des populations et fixe leur doctrine ; car, en ces matières amoureuses, elles redouteraient l’hérésie à l’égal de la perte de leur salut.

Marphise. — Que notre baillif de la joie des joies nous donne lecture des questions qui sont soumises à la cour, ensuite elle en délibérera, à moins qu’il ne survienne une cause à juger d’urgence. (En disant ces derniers mots, Marphise échange un regard d’intelligence avec la comtesse Ursine, dont la pétulante impatience semble s’augmenter à chaque instant.)

Le baillif de la joie des joies. — Voici les questions qui sont soumises à la suprême et infaillible décision de la cour :

« 1° — Lequel doit éprouver le plus grand chagrin, de celui dont la maîtresse est morte, ou de celui dont la maîtresse se marie ?

» 2° — Lequel doit souffrir davantage, ou du mari dont la femme est infidèle, ou de l’amant trompé par sa maîtresse ?

» 3° — Lequel est le plus blâmable de celui qui se vante des faveurs qu’on ne lui a pas accordées, ou de celui qui divulgue celles qu’il a reçues ? 


» 4° — Vous avez un rendez-vous d’amour avec une femme mariée ; que devez-vous préférer ? voir le mari sortir de chez votre maîtresse, vous entrant chez elle, ou le voir y entrer, vous en sortant ?

» 5° — Vous avez une maîtresse, un rival vous l’enlève, lequel doit être le plus glorieux, de vous, qui avez été le premier amant de la belle, ou de votre rival, qu’elle vous préfère ?

» 6° — Un amant jouit des faveurs de sa maîtresse, un rival est certain de les obtenir ; elle meurt, lequel des deux doit éprouver le plus de regrets ?

» 7° — Votre mie vous propose une seule nuit de bonheur, à la condition que vous ne la reverrez jamais, ou bien elle vous offre de la voir tous les jours sans jamais rien obtenir d’elle, que devez-vous préférer ? »

— Ah ! pardieu !… la nuit ! — s’écrie brutalement Foulques-de-Bercy, l’un des juges de la cour d’amour, en interrompant le baillif la joie des joies.


Marphise, sévèrement au seigneur de Bercy. — Je rappellerai à notre gracieux confrère qu’en une si grave, si importante matière, l’appréciation individuelle d’un membre de la cour ne peut préjuger rien le fond de la question. (Foulques de Bercy s’incline.) Marphise dit au seigneur de Limous : — Que notre baillif continue sa lecture :

8° « Le baillif de la joie des joies. — Lequel doit s’estimer le plus heureux, d’une vieille femme ayant pour bel ami un jouvenceau, ou d’un vieillard ayant pour mie une jouvencelle ?

» 9° — Vaut-il mieux avoir pour maîtresse une dame ou une damoiselle ?

» 10° — Que doit-on préférer, une belle maîtresse infidèle, ou une maîtresse moins belle, mais fidèle ?

» 11° — Deux femmes sont égales en jeunesse, en mérite, en beauté ; l’une a déjà aimé, l’autre est encore novice en amour, doit-on être plus envieux de plaire à la première qu’à la seconde ? »

» 12° — La femme qui, priée d’amour, a causé par ses refus obstinés la mort de son galant, sera-t-elle regardée comme homicide aux yeux du seigneur Dieu, et comme telle, sera-t-elle vouée aux peines éternelles ? (A) »

Telles sont les graves questions soumises à l’infaillible décision de la chambre des doux engagements, et sur lesquelles les populations de l’empire de Cythérée supplient humblement la cour de délibérer et de statuer, afin de prendre ses arrêts pour guides, et de ne point s’exposer à tomber dans une détestable et damnable hérésie en ces matières amoureuses.

Adam-le-bossu-d’Arras. — Comme membre de la cour, je demanderai à notre toute belle et toute gracieuse présidente la permission de présenter une observation sur la dernière question qui nous est soumise.

Marphise. — Illustre trouvère, c’est toujours pour nous un bonheur d’entendre votre voix, parlez ! 


Adam-le-bossu-d’Arras. — M’est avis que la dernière question doit être écartée ; elle ne souffre plus la discussion, ayant été maintes fois affirmativement résolue, et…

Maître Œnobarbus, théologien. — Oui, affirmativement résolue sur mes conclusions, je demande à la cour la permission de les lui rappeler.

Marphise. — Parlez, docte confrère.


Maître Œnobarbus. — Ces conclusions, les voici : — « La cour, consultée sur la question de savoir si une femme qui, par ses rigueurs, cause la mort du galant qui la prie d’amour, est homicide ; considérant : que si l’amour hait les cœurs durs, Dieu les hait aussi ; considérant : que Dieu, de même que l’amour, se laisse désarmer par une tendre prière ; — considérant : que quelle que soit la manière dont vous ayez causé la mort d’un homme, vous êtes coupable de meurtre, dès qu’il appert que cette mort provient de votre fait ; la cour des doux engagements décrète cet arrêt : — La femme qui aura, par la rigueur de ses refus, causé la mort du galant dont elle aurait été loyaument priée d’amour, est homicide aux yeux des hommes et de Dieu, et comme telle, damnable. » — Telle a été la décision de la cour, je ne pense point qu’elle veuille se déjuger ?

Tous les membres du tribunal se lèvent et déclarent qu’ils maintiennent leur jugement.

Adam-le-bossu-d’Arras. — Afin de corroborer notre décret et de le rendre plus populaire, en le formulant d’une manière facile à retenir, je dirai :

« Vous êtes belle, jeune et tendre,
» Digne à autrui de faire grand bien ;
» Je vous le déclare, il n’est rien
» Qui si fort à Dieu ne déplaise,
» Que laisser mourir un chrétien,
» Que pourriez sauver à votre aise »
(B)

Le tribunal et l’auditoire applaudissent à cet arrêt, formulé par les vers d’Adam-le-Bossu-d’Arras, tandis qu’Œnobarbus, le rhéteur-théologien, ronge ses ongles de jalousie, car il envie la facilité poétique du trouvère.

Marphise. — Notre Baillif de la joie des joies insérera cette mémorable décision dans les archives de la cour, et nous requérons tous nos trouvères, ménestrels, jongleurs et autres frères-prêcheurs du gai savoir, de répandre, en la chantant, la formule de notre arrêt souverain parmi les populations de Cythère, afin qu’elles ne puissent exciper d’ignorance à l’endroit de cette monstrueuse hérésie : qu’une femme priée d’amour et causant, par ses refus, la mort de son galant, n’est point homicide.

maître Œnobarbus, le théologien, avec un emportement fanatique. — Oui, qu’elles sachent bien que si les autres hérésies sont d’abord et justement expiées ici-bas dans les flammes du bûcher, vestibule du feu éternel, qu’elles sachent bien, ces tigresses, qu’en attendant la fournaise de Satan, elles expieront en ce monde leur impiété au milieu de la fournaise des remords ; oui, elles auront, et le jour et la nuit, et à toute heure, sous les yeux, le spectre lamentable de leur victime, les priant d’amour !

Déliane-la-chanoinesse, d’un ton langoureux et apitoyé. — Ah ! c’est lors de cette poursuite outre-tombe que ces inhumaines comprendront, mais trop tard, hélas ! tout le mal qu’elles ont fait ! tout le bien qu’elles ont perdu…

Marphise, cherchant en vain d’un regard impatient la comtesse Ursine dans l’auditoire. — Allons… puisqu’il ne se présente à juger aucune cause d’urgence, le tribunal va s’occuper de résoudre les questions qui lui ont été soumises

À peine la reine de beauté a-t-elle prononcé ces mots, que la pétulante Ursine traverse la foule et se présente à l’entrée du prétoire. Giraud, seigneur de Lançon, en sa qualité de portier, réclame, selon la coutume, pour son péage, un beau baiser ; Ursine en donne deux, et se présente au pied du tribunal en criant : — Justice ! justice !

Marphise, avec un soupir d’allégement et en triomphe. — Parlez, douce amie… justice vous sera rendue si bon droit vous avez.

La comtesse Ursine, impétueusement. — Si j’ai bon droit, justes dieux ! si nous avons bon droit, devrais-je dire ! car je suis ici l’interprète de onze victimes dont je suis, hélas ! la douzième !

Marphise. — Justice sera faite pour chacune et pour toutes ! Exposez les faits.

La comtesse Ursine. — Les voici : Mes onze compagnes et moi nous avions chacune en secret un bel ami, charmant, spirituel, empressé, vaillant, et soudain nous apprenons que nous avions le même amoureux ! le traître nous trompait à la fois toutes les douze !

Adam-le-bossu-d’Arras joint les mains et s’écrie : — Quoi ! toutes les douze !… Ah ! le terrible homme !

L’accusation de ce forfait inouï rend, pendant un moment, les membres de la cour muets de surprise, moins Marphise, Déliane, Huguette et Églantine, qui échangent à la dérobée des regards d’intelligence.

Foulques de Bercy. — Je poserai à la requérante cette question : Au moment où sa douze fois coupable infidélité a été découverte, ce prodigieux félon s’était-il montré moins empressé que de coutume auprès de la demanderesse et de ses compagnes d’infortune ?

La comtesse Ursine, avec une explosion d’indignation courroucée. — Lui ? moins empressé !… au contraire… Jamais le scélérat ne s’était montré plus charmant, aussi nous nous disions l’une à l’autre, en confidence, ignorant, hélas ! que nous parlions du même trompeur : — « Oh ! moi, j’ai un incomparable bel ami ! »

Foulques de Bercy. — Par ainsi, vous étiez savoureusement trompées toutes les douze ?

La comtesse Ursine, furieuse. — Oui ! et c’est là ce qui rend ce traître d’autant plus criminel !

Foulques de Bercy, hochant la tête, ne paraît point partager l’opinion de la plaignante sur l’aggravation de culpabilité du prévenu ; plusieurs membres de la cour (moins Marphise, Déliane, Églantine, Huguette et la majorité des belles dames de l’auditoire) semblent, au contraire, ainsi que Foulques de Bercy et plusieurs autres juges, voir une sorte d’excuse dans l’énormité même du forfait. Marphise s’aperçoit avec frayeur de cette propension à l’indulgence, se lève majestueusement et dit : — J’aime à croire que tous les membres de la cour éprouvent, comme moi, la plus légitime indignation contre le mécréant qui, foulant aux pieds toutes les lois divines et humaines de l’amour, a osé commettre un formidable attentat à la fidélité ; si, cependant, je me trompe, s’il se trouve un des membres de ce tribunal pour incliner à l’indulgence à l’endroit de cette énormité, qu’il le confesse hautement, et son nom, son opinion seront proclamés dans toute l’étendue de notre royaume de Cythère.

(Profond silence parmi les membres de la cour d’amour.)

Marphise, avec joie. — Ah ! j’étais certaine que ce tribunal auguste, fondé pour veiller avec une sévère sollicitude sur les crimes d’amour et les flétrir, les punir même au besoin, se montrerait digne de sa mission. (Elle s’adresse à la comtesse.) Douce amie, avez-vous cité le criminel à notre barre ?

La comtesse Ursine. — Oui, je l’ai cité devant la Cour des doux engagements, et, soit audace, soit conscience de son forfait, il s’est rendu à la citation ; je demande qu’il plaise à la cour de le livrer aux douze victimes de sa félonie, elles tireront de lui une vengeance éclatante. (Avec impétuosité.) Il faut que désormais ce monstre soit…

Marphise, se hâtant d’interrompre la comtesse. — Douce amie, la cour, avant d’appliquer la peine, doit entendre l’accusé ; où est-il ?

La comtesse Ursine. — Il s’est rendu à notre citation en compagnie d’un gros vilain homme ventru, à trogne rouge. Le témoignage de cet homme peut être, selon l’accusé, nécessaire à sa défense. Ils sont tous deux enfermés dans la geôle d’amour, là-bas, au fond du jardin.

Marphise. — Nous requérons notre Sénéchal des marjolaines et notre Baillif de la joie des joies d’aller chercher le coupable et de l’amener ici, enchaîné, selon la coutume, avec des guirlandes fleuries.

Le Sénéchal et le Baillif se munissent de deux longs rubans roses et bleus où sont noués, çà et là, des bouquets de fleurs, et se dirigent vers la tonnelle ombreuse pour y chercher le prisonnier ; une grande agitation règne dans la foule : les avis sont partagés sur le degré de culpabilité du criminel, mais l’extrême curiosité de le voir est unanime. Bientôt Mylio-le-Trouvère paraît, conduit par le Sénéchal des marjolaines et le Baillif de la joie des joies. Peau-d’Oie reste modestement en dehors du prétoire. La jeunesse et la bonne mine de l’accusé, son renom de poëte, semblent disposer en sa faveur la partie féminine de l’assemblée.

Marphise, à Mylio, d’une voix imposante. — Tu es accusé, par-devant la Chambre des doux engagements, d’un crime inouï dans les fastes de l’amour. 


Mylio. — Quel est mon crime ?

Marphise. — Tu as trompé douze femmes à la fois ; chacune d’elles croyait seule t’avoir pour bel ami.

Mylio. — On m’accuse… mais qui m’accuse ?

La comtesse Ursine, impétueusement. — Moi ! oui, je t’accuse, moi l’une de tes douze victimes ; oseras-tu nier ton crime ?

Mylio. — Mon accusatrice est si charmante, qu’innocent je m’avouerais coupable ; je suis venu faire ici une expiation solennelle du passé ; je ne pouvais mieux choisir le lieu, le moment et l’auditoire…

Marphise. — Ta franchise n’atténue pas tes forfaits, mais elle fait honneur à ton caractère ; ainsi tu avoues ta félonie ?…

Mylio. — Oui, j’ai prié d’amour de nobles dames, belles, faciles, légères, et comme moi folles de plaisir, n’ayant d’autre loi que leur caprice libertin…

Marphise. — Tu oses accuser tes victimes !

Mylio. — Loin de moi cette pensée !… Élevées dans la richesse, l’ignorance et l’oisiveté, elles ont, ces pauvres femmes, cédé à des exemples, à des conseils corrupteurs. Nées dans une condition obscure, virant honorées au milieu des travaux et des joies de la famille, elles auraient été l’exemple des mères et des épouses ; mais comment ces nobles dames n’oublieraient-elles pas vertu, honneur, devoirs, en ces temps honteux où la débauche a son code, le libertinage ses arrêts, et où l’impudeur, siégeant en cour souveraine, réglemente le concubinage et décrète l’adultère ?

Une incroyable stupeur accueille les paroles de Mylio ; les membres de la chambre des doux engagements s’entre-regardent un moment ébahis de ce langage irrévérencieux ; puis maître Œnobarbus-le-Rhéteur et Adam-le-Bossu-d’Arras se lèvent pour répondre, tandis que le chevalier Foulques de Bercy, le Sénéchal des marjolaines et le Baillif de la joie des joies, tous preux chevaliers, cherchent machinalement leurs épées à leur côté ; mais ils siégent désarmés, selon les us de la cour d’amour. Marphise recommande le silence, et dit au trouvère d’une voix majestueuse et indignée : — Malheureux ! tu as l’audace d’insulter ces tribunaux augustes fondés par toute la Gaule pour propager les lois de la belle galanterie !

— Et de la grandissime ribauderie et puterie ! — s’écrie une petite voix flûtée en interrompant Marphise ; c’est Peau-d’Oie qui, pour lancer ces mots incongrus, a déguisé son organe et s’est traîtreusement caché derrière un massif de feuillage, auquel s’adosse un jeune page placé près de l’entrée du prétoire, non loin du Sénéchal des marjolaines. Ce dignitaire, furieux, se retourne, saisit le jouvenceau par le collet, tandis que Peau-d’Oie, quittant son abri, s’écrie, enflant encore sa grosse voix : — L’insolent drôle ! de quel lupanar sort-il donc, pour se montrer si outrageusement embouché au vis-à-vis de ces nobles dames ? Il faut le chasser d’ici et sur l’heure, seigneur Sénéchal des marjolaines. Corbœuf ! chassons-le… expulsons-le de céans !

Le pauvre page, abasourdi, cramoisi, ahuri, veut en vain balbutier quelques mots pour sa défense ; il est battu par la foule indignée. Aussi, pour échapper à de nouveaux horions, il s’enfuit éperdu vers l’allée du canal ; la vive agitation, soulevée par cet incident, se calme enfin.

Marphise, avec dignité. — Je ne sais quels mots infâmes ont été prononcés par ce misérable page, ivre, sans doute, du vin qu’il avait dérobé à son maître ; mais, en vertu du poids de leur lourde grossièreté, ces viles paroles, retombées dans la fange d’où elles sont sorties, n’ont pu monter jusqu’au pur éther d’amour où nous planons ! (Un murmure approbateur accueille la réponse extrêmement éthérée de Marphise, qui continue, s’adressant à Mylio.) Quoi ! tu as cent fois répété sur ta harpe les arrêts du tribunal de Cythère, et tu viens l’insulter ! Oublies-tu que, seuls, tes chants ont abaissé la barrière infranchissable qui s’élevait entre toi et les nobles compagnies où tu étais toléré parmi les chevaliers et les abbés ? toi, fils de vilain, toi, fils de serf, sans doute ! car la bassesse de ton langage d’aujourd’hui ne révèle que trop l’ignominie de ton origine.

Mylio, avec amertume. — Tu dis vrai ; je suis de race serve... Depuis des siècles ta race asservit, dégrade et écrase la mienne ; oui, tandis qu’ici vous discutez effrontément en langage raffiné de sottes ou obscènes subtilités amoureuses, des milliers de pauvres serves n’entrent dans la couche de leurs époux que souillées par les seigneurs au nom d’un droit infâme ! Oh ! d’avoir oublié cela, je m’accuse… trois fois je m’accuse !

Marphise. — Cet humble aveu est une preuve de la grandeur de ton insolence et de ton ingratitude.

Mylio. — Tu dis encore vrai ; cruellement ingrat j’ai été envers ma famille, lorsqu’il y a quelques années, entraîné par la fougue de la jeunesse, j’ai quitté le Languedoc, pays de liberté, pays de mœurs honnêtes, laborieuses ; fortuné pays qui a su, abaissant les seigneuries, reconquérir sa dignité, son indépendance, et secouer, grâce à l’hérésie, le joug de l’Église catholique…

Maître Œnobarbus, le rhéteur-théologien, avec courroux. — Quoi ! tu oses glorifier le Languedoc, ce pays ensabbaté ! ce foyer de pestilence hérésiarque !

Foulques, seigneur de Bercy, avec emportement. — Le Languedoc ! ce pays maudit, où sont encore debout ces exécrables communes populacières, dans lesquelles les Consuls bourgeois, élus par les manants, sont tout… et les seigneurs rien !

Mylio, fièrement. — Oui, je m’accuse d’avoir quitté cette noble et valeureuse province, pour venir en ces contrées opprimées, corrompues, avilies, charmer par des chants licencieux, dont j’ai honte, cette noblesse ennemie de ma race !

Ces fières paroles de Mylio soulèvent l’indignation des seigneurs ; Peau-d’Oie, craignant d’être victime du courroux général en sa qualité de compagnon du trouvère, profite du tumulte pour se retirer à l’écart du côté de la tonnelle de verdure servant de geôle amoureuse. La voix irritée du seigneur de Bercy domine le tumulte, et il s’écrie, en menaçant Mylio du poing : — Misérable !… oser outrager ici la seigneurie et notre sainte Église catholique ! je te ferai prendre par mes hommes, et ils useront leurs baudriers sur ton échine !

Mylio, calme et dédaigneux. — Foulques de Bercy, tes hommes sont de trop… Va chercher une épée ; j’ai la mienne dans le pavillon de verdure ; et par Dieu ! si tu as du cœur, cette cour d’amour va se changer en champ clos, et ces belles dames en juges d’armes !

Foulques de Bercy, furieux. — Moi ! toucher ton épée de la mienne ! C’est à coups de bâton que je vais châtier ton insolence, vil serf !

Mylio, raillant. — Si je suis serf, ton fils l’est aussi. Vrai Dieu ! si ta gentille femme Emmeline t’entendait me menacer, elle te dirait : « Doux ami, n’outrage point ainsi Mylio, lui… le père de ton dernier enfant ! »

Foulques, à ce sanglant sarcasme, s’élance de son siége ; un des nobles hommes de l’auditoire tire son épée, et la donnant au seigneur de Bercy, lui dit : — Venge ton offense ! tue ce vilain comme un chien ! — Mylio, désarmé, croise les bras et brave son adversaire ; mais Peau-d’Oie qui, après avoir cédé à un premier mouvement de poltronnerie, s’était enfui du côté de la geôle amoureuse, où Mylio avait déposé son épée, Peau-d’Oie a entendu les menaces de Foulques, et songeant au péril que court le trouvère, il prend l’épée, revient en hâte, et au moment où le seigneur de Bercy s’élance, l’arme haute, sur Mylio, celui-ci entend derrière lui la voix essoufflée du vieux jongleur, qui lui dit : — Voilà ton épée, défends-toi, défends-nous ; car je serais écharpé en vertu de notre compagnonnage. Corbœuf ! Pourquoi sommes-nous venus nous fourrer dans ce guêpier ?

Mylio saisit l’épée, se met en défense. — Merci, mon vieux Peau-d’Oie, je vais travailler pour nous deux !

Le jongleur, tout tremblant, se met à l’abri du corps de Mylio ; Foulques de Bercy, surpris de voir le trouvère soudainement armé, reste un moment perplexe : un chevalier peut tuer un vilain sans défense ; mais croiser le fer avec lui, c’est une honte.

Mylio. — Quoi ! Foulques, tu as peur ! Va, ton fils sera plus vaillant que toi ; il aura du sang gaulois dans les veines !

Foulques de Bercy, poussant un cri de rage et attaquant le trouvère avec fureur. — Tu en as menti par ta gorge, chien !… ma femme est chaste !

Mylio, se défendant et toujours raillant. — Certes, Emmeline est chaste, aussi vrai qu’elle a un petit signe noir au bas de l’épaule gauche ; j’en atteste dom César de Rabastens, son premier bel ami, que je vois là-bas !

Foulques de Bercy, redoublant l’impétuosité de ses attaques. — Mort et furie ! j’aurai ta vie !

Mylio, se défendant et toujours raillant. — De quoi te plains-tu ? J’avais prié ta femme d’amour, son refus devait causer mon trépas… elle m’a cédé de peur d’être homicide, selon l’arrêt que tout à l’heure encore tu as doctement confirmé, mon noble juge !

Peau-d’oie, toujours retranché derrière le trouvère. — Corbœuf ! retiens donc ta langue… Il n’y aura pour nous ni merci, ni pitié… Tu vas nous faire écorcher vifs !

Foulques de Bercy, combattant toujours avec fureur, mais sans pouvoir atteindre Mylio. — Sang du Christ ! ce vil manant se sert de son épée comme un chevalier !

(Le combat continue pendant quelques instants avec acharnement, au milieu d’un cercle formé par l’auditoire et par les membres de la cour d’amour, sans que le trouvère et le chevalier soient blessés ; tous deux agiles et robustes sont exercés au maniement des armes, Le gros Peau-d’Oie, soufflant d’ahan, trémousse son énorme bedaine, suivant de ci, de là, autant qu’il le peut, les évolutions de Mylio, qui tour à tour, avance, recule, se jette à droite ou à gauche. Enfin le trouvère, parant habilement un coup terrible que lui porte Foulques de Bercy, lui plonge son épée dans la cuisse ; le chevalier jette un cri de rage, chancelle et tombe à la renverse sur le gazon rougi de son sang. Les témoins du combat s’empressent autour du vaincu, et oublient un moment le trouvère.)

Peau-d’oie, essoufflé, se tenant toujours à l’abri de Mylio. — Ouf ! ce grand coquin nous a donné furieusement de peine à abattre ! Maintenant, crois-moi, Mylio, profitons du tumulte pour tirer nos chausses de la bagarre !

Soudain on entend à la porte de l’avenue du canal un bruit de clairons retentissants, et presque aussitôt l’on voit déboucher par cette longue allée, au galop de leurs montures, une nombreuse troupe de chevaliers armés de toutes pièces, portant à l’épaule la croix des croisades et couverts de poussière ; au milieu d’eux se trouve, aussi à cheval, l’abbé Reynier, supérieur des moines de Cîteaux, vêtu de son froc blanc ; des écuyers viennent ensuite, portant les bannières de leurs seigneurs ; ceux-ci mettent pied à terre avant de traverser le pont, et accourent en tumulte, poussant des clameurs joyeuses et criant : — Chères femmes ! nous voici de retour de la Terre-Sainte ! Onze nous sommes partis, et onze nous revenons, par la protection miraculeuse du Seigneur.

— Et du grand saint Arnould, le patron des c…, — s’écrie Peau-d’Oie en profitant du tumulte de cette arrivée pour gagner l’avenue du canal avec le trouvère, auquel il dit : — La bonne histoire… c’est le retour des onze maris de tes onze mies qui te sauve du courroux de ces autres enragés ! j’en crèverai de rire !

Le jongleur et le trouvère disparaissent grâce à l’agitation de la foule, tandis que les onze bons seigneurs croisés appellent à grands cris leurs nobles épouses (la chanoinesse Déliane n’étant pas mariée). Les onze femmes se jettent dans les bras des preux croisés, noirs comme des taupes, poudreux comme des routiers, et ils se délectent dans les embrassements de leurs fidèles épouses. Cette émotion calmée, l’abbé Reynier, vêtu de la longue robe blanche des moines de Cîteaux, monte sur le siége occupé naguère par Marphise, reine de la cour d’amour, commande le silence, et, nouveau Coucou-Piètre, se dispose à prêcher une autre croisade. Il ne s’agit plus d’aller, au nom de la foi, exterminer en Terre-Sainte les Sarrasins, mais de courir sus aux hérétiques du midi de la Gaule. Le silence se fait, et l’abbé Reynier, ce luxurieux sycophante qui, la veille encore, s’introduisait dans le clos de Chaillotte pour abuser de Florette, s’exprime ainsi, non pas avec le farouche emportement de Pierre-l’Ermite, mais d’une voix brève, froide et tranchante comme le fer d’une hache :

— J’ai accompagné les seigneurs croisés qui, dans leur empressement de revoir plus tôt leurs chastes épouses, se rendaient en ce lieu, où se trouvent aussi réunis les plus illustres chevaliers de la Touraine. Nobles hommes, nobles dames qui m’écoutez, je dois vous déclarer ceci : Le temps des jeux frivoles est passé, l’ennemi est à nos portes ; le Languedoc est le foyer d’une exécrable hérésie ; elle envahit peu à peu les Gaules et menace trois choses saintes, archi-saintes : l’Église, la Royauté, la Noblesse ; oui, les plus ensabbattés de ces mécréants, pires que les Sarrasins, arguant du primitif Évangile, nient l’autorité de l’Église, les privilèges des seigneurs, affirment l’égalité des hommes, regardent comme larronnée toute richesse non acquise ou perpétuée par le travail ; et déclarent, en un mot : « que le serf est l’égal de son seigneur, et que celui-là qui n’a point travaillé ne doit point manger !… »

Plusieurs nobles voix. — C’est infâme !… c’est insensé !

L’abbé Reynier. — C’est insensé, c’est infâme, et de plus fort dangereux. Les sectaires de cette monstrueuse hérésie font de nombreux prosélytes ; leurs chefs, d’autant plus pernicieux qu’ils affectent de mettre en pratique les réformes qu’ils prêchent, acquièrent ainsi, sur le populaire, une détestable influence. Leurs pasteurs, qui ont remplacé nos saints prêtres catholiques, se font appeler Parfaits ; et, dans leur scélératesse infernale, ils s’évertuent, en effet, à rendre leur vie exemplaire et parfaite ! 


Plusieurs nobles voix. — Les misérables ! — les hypocrites !

L’abbé Reynier. — Le Languedoc, ce fertile pays qui regorge de richesses, est dans une situation effroyable : les prêtres catholiques y sont méprisés, conspués ; l’autorité royale y est à peine connue ; la seigneurie est non moins abaissée que l’Église, et, chose énorme, inouïe ! cette seigneurie est presque entièrement infectée elle-même de cette monstrueuse hérésie ; les seigneurs des villes, partout effacés par les magistrats populaires et perdant toute dignité, se confondent avec le menu peuple ; le servage, en ce pays, n’existe plus, la noblesse fait valoir ses terres pêle-mêle avec ses métayers. L’on a vu, le croirez-vous ? l’on a vu des comtes, des vicomtes, se livrer au commerce comme des bourgeois et s’enrichir par le négoce ! Que dis-je ? horrible sacrilége ! la noblesse s’allie parfois à des juives, filles d’opulents trafiquants !

Plusieurs nobles voix. — C’est la honte, c’est l’abomination de la chrétienté ! — cela crie vengeance !

L’abbé Reynier. — C’est à la fois une honte et un terrrible danger, mes frères. Je vous l’ai dit, l’hérésie gagne de proche en proche ; si elle triomphe, c’est fait de l’Église, du trône et des seigneuries, le populaire perd la terreur salutaire que nous lui imposons, alors adieu nos droits, nos biens, nos richesses, qui nous font la vie facile, oisive, heureuse, et il faut nous résigner à vivre de notre travail comme les serfs, les manants et les bourgeois !

Plusieurs nobles voix. — C’est la fin du monde ! le chaos ! — Il faut en finir avec ces infâmes hérétiques ! — les exterminer tous !

L’abbé Reynier. — Pour en finir, il faut commencer, mes frères, et d’abord écraser l’hérésie, ce nid de vipères ; mouvons une croisade impitoyable contre le Languedoc ! Une telle guerre ne sera qu’un jeu pour tant d’hommes vaillants qui sont allés en Terre-Sainte combattre les Sarrasins.

Les onze croisés, tous d’une voix. — Sang du Christ ! arrivés aujourd’hui de la Palestine, nous sommes prêts à repartir demain pour le Languedoc !

Les onze femmes, avec héroïsme. — Oui, oui, partez, ô nos vaillants époux ! partez vite ! nous saurons nous résigner à votre absence ! partez vite !

L’abbé Reynier. — Je n’attendais pas moins de la foi de ces preux chevaliers et du courage de leurs dignes épouses ! Ah ! chers frères, ne l’oubliez pas ! la croisade en Terre-Sainte nous gagne le Paradis ; il en sera de même de la croisade en Languedoc, œuvre à la foi pie et terrestre ; car, je vous l’ai dit, le Languedoc est une terre féconde entre toutes, les croisés se la partageront ! le Languedoc regorge de richesses ; elles seront la légitime récompense des soldats de la foi ! Tel est le vœu de notre saint père Innocent III ; aussi indigné que courroucé des progrès de l’hérésie, ce grand pontife nous donne l’ordre de prêcher cette sainte guerre d’extermination ; je vais vous faire lecture, mes chers frères, d’une lettre du saint-père, à moi adressée, elle vous prouvera mieux que mes discours la gravité des périls qui menacent la chrétienté. Cette lettre, la voici :

« Innocent III à son très-cher fils Reynier, abbé de Cîteaux,

» Nous vous ordonnons de faire savoir à tous princes, comtes, seigneurs, de vos provinces, que nous les requérons de vous assister contre les hérétiques du Languedoc ; et, arrivés en ce pays, de bannir ceux que vous, frère Reynier, vous aurez excommuniés, de confisquer leurs biens et d’user envers eux de la dernière rigueur s’ils persistaient dans leur hérésie. Nous enjoignons à tous les catholiques de s’armer contre les hérétiques du Languedoc, lorsque frère Reynier les en requerra, et nous accordons à ceux qui prendront part à cette expédition pour le maintien de la foi les biens des hérétiques, et les mêmes indulgences que nous accordons à ceux qui partent pour la croisade en Palestine. — Sus donc, soldats du Christ ! sus donc, miliciens de la sainte milice ! exterminez l’impiété par tous les moyens que Dieu vous aura révélés ; combattez d’une main vigoureuse, impitoyable, les hérétiques, en leur faisant plus rude guerre qu’aux Sarrasins, car ils sont pires ; et que les catholiques orthodoxes soient établis dans tous les domaines des hérétiques[2]. »

Ces derniers mots de la lettre du pape Innocent III redoublent le religieux enthousiasme de l’auditoire. Ces nobles hommes ont souvent entendu parler des industrieux habitants du midi de la Gaule, enrichis par leurs relations commerciales, qui embrassent l’Orient, la Grèce, l’Italie et l’Espagne, et possesseurs d’un sol fertile, admirablement cultivé, qui abonde en vin, en grain, en huile, en bétail. La conquête de cette nouvelle et véritable terre promise est facile ; il s’agit d’un voyage de cent cinquante lieues au plus. Qu’est-ce que cela pour ces rudes batailleurs, dont grand nombre sont allés guerroyer en Terre-Sainte ? La prédication de l’abbé Reynier obtient donc le plus heureux résultat ; les femmes, ravies d’être débarrassées de la présence de leurs époux et espérant avoir leur part des dépouilles du Languedoc, excitent ces preux chevaliers à se croiser de nouveau, et sur-le-champ, contre les hérétiques. N’ont-ils pas, ces ensabbattés, sans prétendre imposer leur loi aux autres provinces, aboli chez eux ces plantureux priviléges grâce auxquels les nobles dames du nord de la Gaule vivent dans le luxe, les plaisirs, l’oisiveté, le libertinage, sans autre souci que de faire l’amour ? Aussi, songeant à la contagion possible d’une pareille pestilence, et se voyant réduites, par la pensée, elles, nobles dames, à vivre modestement, laborieusement, de leurs travaux, comme des vilaines ou des bourgeoises, elles crient plus fort encore que leurs époux : — Aux armes ! mort aux hérétiques ! — La Cour des doux engagements se sépare au milieu d’une vive agitation, et la plupart des chevaliers, depuis le Baillif de la joie des joies jusqu’au Sénéchal des Marjolaines, vont, ces pieux croyants, faire leurs préparatifs de départ pour la croisade en Languedoc.




Mylio et son compagnon, heureusement oubliés depuis l’arrivée des onze croisés revenus de la Terre-Sainte, ont profité du prêche de l’abbé Reynier pour gagner un escalier conduisant aux rives du canal ; puis là, cachés sous l’arche du pont, ils ont entendu les paroles du moine de Cîteaux et les acclamations de l’auditoire. Aussi surpris qu’alarmé de cette guerre, car son frère, Karvel-le-Brenn, est l’un des pasteurs ou Parfaits des hérétiques du Languedoc, le trouvère se hâte de quitter le jardin sans être aperçu, en suivant le bord du canal ; puis il arrive dans un endroit écarté, voisin des remparts de Blois.

Peau-d’oie a suivi son ami, qui, durant ce trajet précipité, est resté silencieux et profondément absorbé ; il s’arrête enfin, et le vieux jongleur essoufflé lui dit : — Parce que tu as des jambes de cerf, tu n’as pas la moindre charité pour un honnête homme empêché dans sa marche par une bedaine dont le ciel l’a affligé !… Ah ! Mylio ! quelle journée !… elle m’a altéré jusqu’à la rage. Si l’eau ne m’était point une sorte de poison mortel, j’aurais, je crois, tari la rivière du jardin. Voici la nuit, si nous allions un peu reprendre nos esprits dans le cabaret de ma mie Gueulette ?… hein ?… Mylio ?… tu ne m’entends donc pas ? (Il lui frappe sur l’épaule.) Hé ! mon brave trouvère… est-ce que tu rêves à la lune ?

Mylio sort de sa rêverie et tend la main au jongleur. — Adieu !

Peau-d’oie. — Comment, adieu !

Mylio. — Nous ne nous verrons plus… je pars !

Peau-d’oie. — Tu pars ! tu abandonnes un ami… aussi altéré que je le suis !

Mylio fouille à son escarcelle. — Je partagerai ma bourse avec toi ; je n’ai pas oublié les services qu’aujourd’hui encore tu m’as rendus.

Peau-d’oie empoche l’argent que le trouvère vient de lui donner. — Quoi ! tu délaisses ainsi ton vieux compagnon ?… je me promettais tant de joie de courir le pays avec toi !

Mylio. — C’est impossible !… J’emmène Florette en croupe, et nous allons…

Peau-d’oie. — Écoute-moi donc : Je n’ai jamais eu la barbarie de songer à écraser ton cheval de mon poids ; tu viens de me donner de l’argent ? j’achèterai un âne, et je le talonnerai si fort et si dru, qu’il faudra bien qu’il suive le pas de ton cheval.

Mylio. — Sais-tu le but de mon voyage ?

Peau-d’oie. — Corbœuf ! tu vas aller de château en château charmer les oreilles et les yeux des belles châtelaines, faire bombance, te divertir ; … Eh ! je t’en prie, laisse-moi te suivre… je ne serai pas importun ! À chacun son rôle : tu enchanteras les nobles dames et moi les servantes… À ta harpe, la grande salle du manoir ; à ma vielle, la cuisine et les Margotons.

Mylio. — Non, non, je renonce à cette vie de licence et d’aventures… je retourne auprès de mon frère, en Languedoc ; là, je me marierai avec Florette, et, à peine marié, il me faudra peut-être abandonner ma femme pour la guerre.

Peau-d’oie. — La guerre !

Mylio. — N’as-tu pas entendu ce sycophante d’abbé Reynier prêcher l’extermination des hérétiques ? Mon frère est l’un de leurs chefs, je vais le rejoindre et prendre part à ses dangers. Ainsi donc, adieu ! Ce n’est pas, tu le vois, un gai voyage que j’entreprends.

Peau-d’oie, se grattant l’oreille. — Non, tant s’en faut… et cependant, si j’étais certain de ne pas t’embarrasser en route, j’aurais grand plaisir à t’accompagner… Que veux-tu ? l’amitié, l’habitude, enfin, que te dirai-je ?… Je serais tout chagrin de me séparer de toi… Il me semble qu’après t’avoir quitté je trouverai, pendant longtemps, le vin amer, et que pas une chanson ne pourra sortir de mon gosier.

Mylio. — Ton affection me touche ; mais, je te l’ai dit, en arrivant en Languedoc, c’est la guerre !

Peau-d’oie. — Je suis, il est vrai, poltron comme un lapin, mais peut-être m’aguerrirai-je en restant près de toi ; le courage est, dit-on, contagieux, et puis, tu le vois, à l’occasion je peux être bon à quelque chose, rendre un petit service… Je t’en prie, Mylio, laisse-moi te suivre ? Je te l’ai dit, grâce à cet argent que tu m’as généreusement donné, j’achèterai une monture… Tiens ! justement le père de ma mie se déferait presque pour rien d’une vieille mule, non moins têtue que Gueulette, et en partant avec toi, je lui prouverai, à cette tigresse, que je fais fi de ses appas. Ce sera ma vengeance. Or donc, je t’en supplie, mon bon camarade, permets-moi de t’accompagner ?

Mylio. — Soit, mon vieux Peau-d’Oie !… Va donc promptement acheter ta monture ; voici la nuit ; je cours chercher Florette chez la digne femme où je l’ai cachée ; il nous faut au plus tôt quitter Blois, l’abbé Reynier et les amis de Foulques de Bercy pourraient nous inquiéter.

Peau-d’oie. — Qu’ils viennent !… corbœuf ! je me sens déjà valeureux… Loin de craindre les dangers, je les désire, je les appelle ! je les réclame !… Oui, je vous défie, géants, enchanteurs, démons ! osez paraître ! osez ! Mylio, mon redoutable ami, vous pourfendra tous depuis le crâne jusqu’au coccyx ! (Il suit Mylio en se trémoussant, chantant :)

Robin m’aime, Robin m’a,
Robin m’a voulu, il m’aura, etc., etc.



  1. Afin de varier la forme de nos récits, nous avons adopté pour cet épisode une action dialoguée assez usitée par les trouvères de treizième siècle, sous le nom de Jeu (voir entre autres : le Jeu du Berger et de la Bergère, par Adam-le-Halle, anciens fabliaux, v. II p 193. Le Grand D’Aussy), Dans ces jeux, dialogués comme les pièces de théâtre de nos jours et récités par les trouvères ambulants, on suppléait aux décors par la narration descriptive des lieux où se passaient les différentes scènes du drame. E. S.
  2. Lettre d’Innocent III, L. N., 10 mars 1208, p. 317, X.