Les Mystères du peuple — Tome VII
L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


Nous sommes au commencement du douzième siècle ; le cœur se desserre, l’âme s’ouvre à l’espérance ! Enfin la Gaule se réveille après six cents ans de tortures, d’hébêtement et de lâche résignation, au double joug de l’Église et de la conquête franque ; les atrocités féodales, la connaissance des horribles résultats des croisades, ont poussé les peuples à bout ; les premières lueurs de l’esprit de liberté commencent à vivifier, à réchauffer les cœurs jusqu’alors glacés sous le souffle mortel de l’Église catholique ; un mouvement profond travaille l’Europe ; mille signes divers annoncent la renaissance de la dignité de l’homme. — Christ n’a rien de plus que moi… je puis aussi me diviniser par la vertu, — a magnifiquement dit le Breton Pélage ; cette fière conviction commence à germer dans les esprits, l’homme tend à se relever de l’avilissement calculé où l’ont plongé les prêtres ; plein de foi dans la raison humaine, il tend dès lors à se délivrer des vieux langes de la superstition et de l’idolâtrie catholique ; les réformateurs surgissent de toutes parts, Conrad proclame à Anvers l’inanité des sacrements religieux et dit : — Plus de prêtres, — plus de nobles, — plus de riches oisifs ! — En Bretagne, Éon de l’Étoile prêche l’Évangile primitif : — Haine aux princes des prêtres et aux puissants du jour  ! — Plus tard, Amaury de Chartres, David de Dinan réhabilitent l’homme, en proclamant la divinité de son essence et la criminelle impiété de ceux qui retiennent dans un affreux servage ou laissent croupir dans la misère et l’ignorance une créature participant de la divinité du Créateur ; Béranger de Tours a nié l’Eucharistie et a prononcé ces paroles profondes : — La religion n’est qu’un mot. L’homme vertueux est une réalité. — L’Université de Paris enseigne le droit civil, en opposition au droit théologique ; Abeilard et plus tard, son disciple Pierre Lombard, démontrent ce qu’il y avait de monstrueux dans le dogme du péché originel, qui fait de l’enfant encore endormi dans le sein maternel, un criminel, voué d’avance aux peines éternelles ; or, avec cette fable de la criminalité originelle des hommes, tombaient à la fois, et la rédemption et cette impitoyable nécessité de l’expiation, par une vie de douleurs et de larmes ; l’esclavage et la misère devenaient d’abominables iniquités sociales, contre lesquelles les peuples avaient le droit de se soulever au nom des lois sacrées de l’humanité : ainsi étaient à jamais condamnées par le cœur et par la raison de l’homme ces exécrables paroles de saint Pierre, dont l’Église a fait un article de foi : — Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos seigneurs ; — Enfin, Arnaud de Brescia avait prêché en Italie le retour aux gouvernements républicains de l’antiquité, honorant la sublime philosophie d’Aristote, à l’égal de la doctrine évangélique de Jésus.

À ces théories si complètement révolutionnaires, dans la plus magnifique acception du mot, succède bientôt l’action ; à dater du douzième siècle s’ouvre l’ère sainte, trois fois sainte des insurrections populaires, et jusqu’en 1789-1799, époque immortelle de l’accomplissement de notre grande et impérissable révolution, vous verrez, chers lecteurs, presque à chaque siècle, les habitants des villes ou ceux des campagnes, se soulever en armes tour à tour contre les seigneurs, contre l’Église et contre la royauté : réformes civiles, politiques ou religieuses, tout va se conquérir fatalement par la force et au prix du sang d’innombrables et obscurs martyrs de la liberté ; hélas ! ainsi l’ont voulu dans l’implacable opiniâtreté de leur orgueil, de leur cupidité, de leur haine contre le peuple, les seigneurs, les prêtres et les rois, refusant toujours les plus légitimes réformes avec un injurieux dédain. Vous verrez les gouvernants, l’heure venue, forcés d’accorder à la révolte armée, ce qu’ils ont refusé aux supplications les plus humbles. Puis, les troubles apaisés, vous les verrez s’enhardissant peu à peu, redevenant avec le temps aussi violents qu’ils avaient été lâches au moment du danger, retirer les concessions garanties, jurées par eux, et exciter de nouvelles insurrections auxquelles ils céderont encore ; et ainsi, d’âge en âge, au prix de luttes sanglantes, incessantes, le peuple, à dater du douzième siècle, va se frayer lentement, laborieusement sa route vers l’affranchissement !

Cette grande ère si admirablement révolutionnaire, est inaugurée par les héroïques insurrections communales. Commencées à la fin du onzième siècle, elles se prolongent pendant le douzième, sont partiellement étouffées vers la fin du treizième par la royauté, qui, encore trop faible pour triompher d’elles, les avait presque toujours subies et parfois aidées, en haine de la puissance féodale, contre laquelle, bien qu’à un point de vue différent, les rois partageaient l’horreur des peuples. Oui, ces bons rois (ainsi que le dit très-justement l’un des personnages du suivant récit), « ces bons rois haïssaient les seigneurs féodaux, de même que le boucher hait les loups qui lui enlèvent des moutons destinés à être tondus ou mangés. » Aussi les rois, très petits seigneurs en ces temps-là, virent avec contentement leurs rivaux dans l’exploitation du populaire, attaqués et vaincus par les insurrections ; puis les seigneuries affaiblies, presque ruinées, la royauté s’élevant sur leurs débris, abolit presque entièrement les libertés communales, grâce auxquelles les cités affranchies étaient, vous allez vous en convaincre, constituées en véritables républiques ; dès lors l’oppression des rois se substitue à l’oppression féodale, dès lors aussi, les peuples s’insurgent contre les rois, ainsi que vous le verrez aux quatorzième, quinzième, seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, et ainsi que vous l’avez déjà vu deux fois durant notre dix-neuvième siècle…

Les analogies, les rapports, entre les époques les plus lointaines et les plus rapprochées, sont parfois si saisissants, ce qu’on appelle le gouvernement, le pouvoir ou l’autorité suit à travers les siècles une marche tellement invariable, qu’en écrivant le récit que vous allez lire, récit rigoureusement historique dans son ensemble et dans ses détails, (vous vous en convaincrez par la lecture des notes), il existe enfin des rapprochements si frappants entre cette histoire du douzième siècle, et certains faits de cette année 1851, qu’en traçant les pages qui vont suivre, nous avons éprouvé une émotion grave, recueillie, à la fois remplie de tristesse quant au présent, et de confiance quant à l’avenir ; loin de nous la pensée puérile de recourir aux allusions : si menacée que soit de notre temps la liberté d’examen, nous n’avons jamais reculé, vous le savez, nous ne reculerons jamais devant l’expression absolue de nos convictions, en ce qui touche les réalités actuelles ; si donc, nous nous défendons de toute arrière-pensée d’allusion, chers lecteurs, c’est que nous avons été tellement surpris nous-même de l’incroyable ressemblance de cette histoire d’il y a huit cents ans avec notre histoire contemporaine, que nous avons crue nécessaire cette déclaration.

Jugez-en : seulement, l’action, au lieu de s’étendre à tout un peuple, est circonscrite dans une ville ; puisqu’au douzième siècle, ce que l’on appelle l’unité nationale n’existait pas : chaque seigneurie, chaque cité, avait ses lois, ses mœurs, son gouvernement, sa monnaie, sa coutume, mais il n’importe, une ville de ce temps-là offrait la même diversité d’éléments sociaux, qu’une nation, à savoir : Un peuple composé d’artisans, de commerçants et de bourgeois, une aristocratie composée de nobles et de prêtres. Et à propos de cette alliance des nobles et des prêtres, toujours vous avez vu, toujours vous verrez, dans l’histoire, l’Église catholique déserter la cause des conquis, des vaincus, des esclaves, des serfs, des roturiers, des souffrants, des prolétaires, pour devenir la complice des conquérants, des vainqueurs, des nobles possesseurs d’hommes, des riches et des puissants du monde. Aussi, grâce à la connaissance et à la conscience des faits, vous avez pu apprécier l’audace de cette assertion : Que le catholicisme avait aboli l’esclavage et inauguré le règne de l’égalité sur la terre ; cela est vrai, en ceci : que le Catholicisme, au lieu d’élever le petit à la hauteur du grand, par l’exaltation de la dignité humaine, abaissait le grand à l’égal du petit, afin de les tenir courbés sous le pied superbe du prêtre, le représentant infaillible et incarné de la Divinité sur la terre.

Or, cette ville, dont nous voulons vous entretenir, renferme une population ainsi classée : d’une part, les artisans, les marchands, les bourgeois ; d’autre part, le seigneur de la ville entouré d’une aristocratie composée de prêtres et de nobles ; au-dessous d’eux, leurs serfs et leurs serviteurs ; au-dessus : le roi des Français, Louis-le-Gros, ce prétendu fondateur des franchises communales (vous le verrez à l’œuvre) ; cette ville, depuis quelques années, jouissait des libertés les plus étendues, les plus complètes, elle les devait, par hasard, non à une insurrection, comme l’immense majorité des cités émancipées par les armes, mais à une transaction pacifique et pécuniaire. Une charte communale, ainsi que l’on disait alors, avait été consentie, jurée par l’évêque, seigneur de la ville, et l’aristocratie, moyennant une somme d’argent considérable, à eux soldée par les roturiers de la cité, comme prix de leur affranchissement ; de plus, afin d’augmenter leurs garanties, les nouveaux affranchis avaient, moyennant une autre grosse somme d’argent, obtenu du roi Louis-le-Gros la confirmation de leur charte.

Voici donc une commune de bourgeois, de marchands et d’artisans, délivrée de l’oppression, des exactions de l’évêque et des nobles de la ville, ayant accompli sa révolution pacifiquement, légalement, sans violence, sans excès, et se gouvernant républicainement dans le sens le plus absolu du mot, ainsi que vous le verrez, chers lecteurs, puisque l’élection du corps municipal, seule autorité de la commune, était due au suffrage universel. Cette cité républicaine vit pendant trois années dans une paix profonde et une prospérité sans égale ; malheureusement son repos et son bonheur sont plus tard menacés ; mais laissons la parole à une voix patriotique, illustre, et douée d’une imposante autorité, à laquelle nous ne pourrons jamais prétendre :

« Cette histoire de la commune de Laon renferme trois périodes bien distinctes : d’abord les habitants font d’une manière pacifique leurs demandes de liberté, et les possesseurs du pouvoir, consentent à ces demandes avec une bonne grâce apparente ; ensuite ils se repentent d’avoir cédé, retirent leurs promesses, violent leurs serments, et détruisent les nouvelles institutions qu’ils avaient juré de maintenir ; alors se déchaînent les passions populaires, excitées par le ressentiment de l’injustice, l’instinct de la vengeance et la terreur de l’avenir ; cette marche qui, nous le savons par expérience, est celle des grandes révolutions, se retrouve d’une manière aussi précise dans le soulèvement d’une ville, que dans celui d’une nation entière : parce qu’il s’agit d’intérêts, de passions, qui au fond sont toujours les mêmes. Il y avait au douzième siècle pour les changements politiques, la même loi qu’au dix-huitième, loi souveraine, absolue, qui régira nos enfants comme elle nous a régis, nous et nos pères ; l’avantage que nous avons sur nos devanciers, c’est de savoir mieux où nous marchons, et quelles sont les vicissitudes tristes ou heureuses qui animent le cours graduel et irrésistible du perfectionnement social[1]. »

Ainsi, vous le voyez, chers lecteurs, la réaction n’est pas née d’hier ; son triomphe momentané, presque toujours impitoyable, s’est manifesté dans ses fureurs avant thermidor et 1815 ; vous verrez notre petite république de LAON subir la haine sanglante des réactionnaires de ce temps-là, et, après avoir héroïquement combattu au nom de la foi jurée, du bon droit et de la liberté, cette commune écrasée par les forces considérables de Louis-le-Gros (ce fondateur des franchises communales !), vous verrez la noblesse et le clergé se venger avec férocité de leur abaissement passager devant la souveraineté populaire. Les supplices, l’excommunication, le bannissement frapperont ces vaillants communiers, dont le seul crime fut de soutenir, par les armes, une charte jurée par leurs oppresseurs de tant de siècles. Empruntons encore à ce sujet quelques lignes au célèbre historien déjà cité ; lignes empreintes d’un sentiment si national, si touchant, si élevé, en citant les noms des citoyens de LAON bannis par la réaction de ce temps-là…

« … Je ne sais si vous partagerez l’impression que j’éprouve en transcrivant ici les noms obscurs de ces proscrits du douzième siècle ; je ne puis m’empêcher de les relire et de les prononcer plusieurs fois, comme s’ils devaient me révéler le secret de ce qu’ont senti et voulu ces hommes qui les portaient il y a sept cents ans. Une passion ardente pour la justice, la conviction qu’ils valaient mieux que leur fortune, avaient arraché ces hommes à leurs métiers, à leur commerce, pour les jeter, sans lumières et sans expérience, au milieu des troubles politiques. Ils y portèrent cet instinct d’énergie qui est le même dans tous les temps ; généreux dans son principe, mais irritable à l’excès, et sujet à pousser les hommes hors des voies de l’humanité… Quoi qu’il en soit, je ne peux lire avec indifférence cette histoire et ces quelques noms, seul monument d’une révolution qui est loin de nous, il est vrai, mais qui fit battre de nobles cœurs et excita ces grandes émotions que nous avons tous depuis quarante ans ressenties ou partagées[2]. »

Ne plaignez pas ces obscurs martyrs de la liberté, chers lecteurs, enviez-les, glorifiez-les, car le généreux sang versé par eux et par leurs frères morts en défendant les franchises communales ne fut pas stérile ! Non, non, la réaction, comme toutes les réactions, fit son temps, et, quelques années après ces bannissements, ces exécutions sanglantes, les habitants de Laon, s’insurgent de nouveau, et de nouveau courant aux armes, reconquirent leur indépendance et leurs droits, dont ils jouirent complétement pendant plus d’un siècle, jusqu’à l’heure où, nous l’avons dit, le pouvoir absolu des rois, s’établissant sur les ruines de la féodalité, ils abolirent la plupart des franchises communales ; mais certaines franchises conquises par l’insurrection demeurèrent acquises aux villes, et après avoir vaillamment lutté contre les seigneuries, les peuples luttèrent contre l’Église et contre la royauté, lui arrachant toujours, et toujours par la force, une à une, ces concessions, ces réformes, desquelles s’est formé à travers les âges le faisceau de nos libertés civiles, religieuses et politiques.

Et maintenant, chers lecteurs, ne serez-vous pas frappés comme nous de la profonde ressemblance qui existe entre le présent et le passé ? Rapprochement dont ressort un grand enseignement, un grand exemple. Ainsi, nous aussi en 1851, nous avons une charte républicaine, une constitution jurée, proclamée, librement consentie par les représentants de l’universalité des citoyens ; nous espérions voir le repos, la prospérité publique, succéder aux discordes ; nous espérions voir la lutte pacifique, légale du scrutin, mettre fin aux guerres civiles, aux révolutions désastreuses, mais rendues inévitables par l’aveuglement du pouvoir. Nous aussi, comme nos pères du douzième siècle, nous demandons, nous voulons, nous exigeons l’accomplissement de la foi jurée, rien de plus, rien de moins ; et pourtant chaque jour à nous aussi, une réaction insensée prodigue les menaces, les outrages, les défis ; nous aussi, nous voyons ceux-là qui devraient les premiers donner l’exemple du respect pour notre Constitution, l’insulter, la renier chaque jour ; nous aussi, nous voyons le parti prêtre s’allier comme toujours à nos ennemis de tous les temps ; nous aussi peut-être, nous verrons des parjures, des renégats, passant de la menace à l’action, déchirer notre charte républicaine et prétendre nous imposer la monarchie… Alors, en ce moment décisif, solennel, que les enseignements de l’histoire ne soient pas perdus pour nous, rappelons-nous l’exemple héroïque de nos pères du douzième siècle : comme eux, nous avons pour nous la loi, le droit, la justice, comme eux, courons aux armes ! Quel que soit le sort que l’avenir nous réserve, vainqueurs ou vaincus, nous aurons accompli un grand devoir, et si trahis par la fortune, dans cette lutte suprême et sainte, nous y trouvons la proscription ou la mort…, le cœur plein de foi dans le progrès infini de notre cause, écrit à chaque page de l’histoire, le front serein, bravons l’exil, bravons la mort, et un jour peut-être nos noms obscurs éveilleront cette pieuse émotion dont on se sent pénétré en prononçant les noms de ces proscrits du douzième siècle, dont vous allez lire l’histoire…

EUGÈNE SUE,...............................
Représentant du Peuple....................

Aux Bordes, 8 septembre 1851.


  1. Augustin Thierry, Lettres sur l’Histoire de France. — V. I, p. 329. Lettre XVI.
  2. Augustin Thierry, Lettres sur l’Histoire de France. — V. I, p. 341.