Les Mystères du peuple — Tome VII
LA COQUILLE DU PÈLERIN - Troisième partie : La commune de Laon

LA COQUILLE DU PÈLERIN


ou


FERGAN-LE-CARRIER.




TROISIÈME PARTIE


1112-1147.


LA COMMUNE DE LAON


CHAPITRE III.


Une Commune au douzième siècle. — La charte, le sceau, la bannière et le beffroi. — Fergan et Jehanne. — Colombaïk et Martine. — Ancel-Quatre-Mains-le-Talmelier et Simonne-la-Talmelière. — Le beffroi et le bourdon. — La cathédrale et l’hôtel communal. — Les Épiscopaux et les Communiers. — La dame de Haut-Pourcin. — La milice bourgeoise. — Fête pour l’inauguration de l’hôtel communal. — Le palais épiscopal. — Intérieur d’une seigneurie ecclésiastique au douzième siècle. — Gaudry, évêque et seigneur de Laon. — L’archidiacre Anselme. — Jean-le-Noir. — Thiégaud-le Compère-Ysengrin et sa fille. — Exploits de Jean-le-Noir. — L’échevin chez l’évêque. — Arrivée de Louis-le-Gros, roi des Français, dans la cité de Laon. — Aux armes, communiers ! — Subtilité du petit Robin-Brise-Miche, apprenti forgeron. — Vengeance de Bernard des-Bruyères. — Les suppliciés et les bannis. — Renaissance de la commune de Laon.




Laon eut pendant des siècles pour seigneur temporel l’évêque de ce diocèse, et compta toujours parmi les cités les plus considérables de la Picardie ; depuis la conquête franque jusqu’en ces temps-ci (1112), cette ville fit partie du domaine particulier des rois francs. Clovis se rendit maître de Laon par la trahison de ce saint Remi, qui, à Reims, baptisa ce bandit couronné ; sa femme, la reine Clotilde, fonda l’église collégiale de Saint-Pierre dans cette ville, et plus tard Brunehaut s’y bâtit un palais. Un évêque de Laon, Adalberon, amant de la reine Imma, fut son complice dans l’empoisonnement de Lother, père de Ludwig-le-Fainéant, exemple homicide, bientôt imité par la reine Blanche, autre adultère empoisonneuse, qui, par ce meurtre, assura l’usurpation de Hugh-le-Chappet, au détriment du dernier roi Karolingien. Cependant Karl, duk de Lorraine (oncle de Ludwig-le-Fainéant), devenu, par la mort de ce prince, l’héritier de la couronne des rois francs, s’empara de Laon. Hugh-le-Chappet vint l’assiéger, et, après plusieurs attaques, se rendit maître de cette ville, grâce aux intelligences qu’Adalberon, l’évêque adultère et empoisonneur, avait conservées dans la place. Laon, depuis ce temps, continua d’être une seigneurie ecclésiastique souveraine, reconnaissant toutefois la suzeraineté du roi des Français : en l’an 1112, époque de ce récit, le roi se nommait Louis-le-Gros. Aussi obèse, mais beaucoup moins indolent que son père, le gros Philippe Ier, l’amant excommunié de la belle Berthrade (mort en 1108), ne se résignant pas comme lui aux dédains et aux empiétements des seigneurs féodaux, Louis-le-Gros les guerroyait à outrance, afin d’augmenter son domaine royal de leurs dépouilles ; car il ne possédait en souveraineté que Paris, Melun, Compiègne, Étampes, Orléans, Montlhéry, le Puiset et Corbeil, de sorte qu’au fléau des guerres privées des seigneurs entre eux se joignaient les désastres des guerres du roi contre les seigneurs, et des Normands contre le roi. Les Normands, ces descendants du vieux Rolf le pirate, avaient conquis l’Angleterre sous les ordres de leur duk Guillaume ; mais, quoique établis dans ce pays d’outre mer, les rois d’Angleterre conservaient en Gaule le duché de Normandie, Gisors, et de là, dominant le Vexin presque jusqu’à Paris, bataillaient sans cesse contre Louis-le-Gros. La Gaule continuait d’être ainsi ravagée par des luttes sanglantes ; et quelle était la constante victime de ces désastres ? le populaire, serf ou vilain. Aussi la pauvre plèbe des champs, décimée par l’exécrable entraînement des croisades, qui continuait malgré la prise de Jérusalem par les Turcs, voyait chaque jour augmenter ses misères, forcée qu’elle était de pourvoir, par un redoublement d’écrasant labeur, aux besoins toujours croissants des seigneurs. Les bourgeois et les habitants des cités, plus unis, plus à même de se compter, et surtout plus éclairés que les serfs des campagnes, s’étaient, depuis quelques années, dans un grand nombre de villes, révoltés en armes contre leurs seigneurs laïques ou ecclésiastiques, et, à force de bravoure, d’énergie, d’opiniâtreté, ils avaient, au prix de leur sang, recouvré leur indépendance et exigé l’abolition de ces droits honteux, horribles, dont la féodalité jouissait depuis longtemps. Un petit nombre de cités, sans recourir aux armes, avaient, grâce à de grands sacrifices pécuniaires, acheté leur affranchissement en se rédimant des droits seigneuriaux à prix d’argent. Ainsi délivrés de leur séculaire et cruelle servitude, les populations des cités fêtaient avec enthousiasme toutes les circonstances qui se rattachaient à leur émancipation. Aussi le 15 avril 1112, les bourgeois, marchands et artisans de la ville de Laon, étaient dès l’aube en liesse ; d’un côté à l’autre des rues, voisins et voisines s’appelaient par les fenêtres, échangeant de joyeuses paroles : — Eh bien ! compère, — disait l’un, — le voici venu ce beau jour de l’inauguration de notre hôtel communal et de notre Beffroi ?

— Ne m’en parlez pas, mon voisin, je n’ai pas dormi de la nuit ; ma femme, moi et mes enfants, nous avons veillé jusqu’à trois heures du matin pour fourbir mon casque de fer et mon jaque de mailles ; notre milice armée donnera un grand lustre à la cérémonie.

— Et la marche de nos corporations d’artisans sera non moins superbe ! Croiriez-vous, voisin, que moi, qui n’ai, vous le pensez bien, dans mon métier de charpentier tenu de ma vie une aiguille, j’ai aidé ma femme à coudre les franges de notre bannière neuve.

— Dieu merci ! le temps sera beau pour la cérémonie. Voyez comme l’aurore est claire et brillante.

— Un beau temps ne pouvait manquer à une si belle fête ! Vertu Dieu ! il me semble que lorsque je vais entendre sonner pour la première fois notre beffroi communal, chaque coup de cloche me fera bondir le cœur !

Ces propos et tant d’autres, naïfs témoignages de l’allégresse des habitants de Laon, s’échangeaient dans toutes les rues, de maison à maison, des plus humbles aux plus riches. Presque toutes les fenêtres ouvertes dès l’aurore laissaient ainsi voir de riantes figures d’hommes, de femmes et d’enfants, activement occupés des préparatifs de la fête ; cette joyeuse animation, presque universelle dans chaque quartier de la ville, rendait plus remarquable encore l’aspect morne, sombre, et pour ainsi dire, renfrogné, d’un certain nombre de demeures d’une construction déjà fort ancienne, et dont la porte était généralement flanquée de deux tourelles à toit aigu surmonté d’une girouette. Aucune croisée de ces maisons noirâtres de vétusté ne s’ouvrit en cette matinée ; elles appartenaient à des prêtres dignitaires de l’Église métropolitaine ou à de nobles chevaliers, qui, ne possédant pas d’assez grands domaines pour vivre à la campagne selon leurs goûts, habitaient les villes et, en toutes circonstances, prenaient contre les bourgeois, le parti du seigneur laïque ou ecclésiastique ; aussi, à Laon, désigne-t-on ces prêtres et ces chevaliers sous le nom : d’Épiscopaux, tandis que les habitants qui, selon le langage de ces temps-ci, ont juré la commune, s’appellent : Communiers. Les antiques tourelles des maisons des épiscopaux étaient à la fois une fortification et un symbole de la noblesse de leur origine. Aujourd’hui la nation ne se distingue plus guère en Francs et en Gaulois, mais en nobles et en roturiers ; la noblesse commence à la chevalerie, et finit à la royauté ; la roture embrasse toutes les conditions laborieuses, utiles, depuis le serf jusqu’au riche marchand ; mais, si l’on ne dit plus : Francs et Gaulois, conquérants et conquis ; le nom seul des conditions a changé, le roi et sa noblesse, descendants, héritiers ou représentants des Francs, continuent de traiter la roture gauloise en peuple vaincu. Aussi, même au sein des villes, les demeures des nobles affectent une mine féodale et guerrière ; mais, ce matin-là, silencieuses et fermées, elles semblaient témoigner du déplaisir que causait aux nobles épiscopaux l’allégresse de la roture laonaise. Cependant l’on voyait d’autres maisons que celles des nobles flanquées de tourelles ; mais la blancheur des pierres de leur bâtisse, contrastant avec la vétusté du bâtiment primitif, dont elles n’étaient que les annexes, témoignait de leur construction récente. L’un de ces logis, ainsi fortifié depuis peu de temps, s’élevait à l’angle de la rue du Change, rue marchande par excellence ; la vieille porte cintrée aux assises et aux linteaux de pierre, de chaque côté de laquelle s’élevaient deux blanches et hautes tourelles nouvellement édifiées, avait été ouverte au point du jour, et l’on voyait à chaque instant entrer dans ce logis ou en sortir plusieurs habitants, venant se renseigner là sur certains préparatifs de la cérémonie. Dans l’une des chambres de cette maison se trouvaient Fergan et Jehanne-la-Bossue ; depuis environ douze ans ils avaient quitté la Terre-Sainte. Les cheveux et la barbe de Fergan, alors âgé de quarante ans passés, commençaient de grisonner ; ce n’était plus le serf d’autrefois, inquiet, farouche, déguenillé ; ses traits respiraient le bonheur et la sérénité ; équipé presque en soldat, il portait un jaque ou cotte de mailles de fer, un corselet d’acier, et assis près d’une table, il écrivait ; Jehanne, vêtue d’une robe de laine brune et coiffée d’un chaperon noir à bourrelet, d’où tombait un long voile blanc flottant sur ses épaules, semblait non moins heureuse que son mari ; sur la douce et vénérable figure de cette vaillante mère, si rudement éprouvée jadis, on lisait l’expression d’une félicité profonde. Elle venait, selon le désir de Fergan, de retirer d’un vieux meuble de chêne un coffret de fer, qu’elle plaça sur la table où écrivait Fergan ; ce coffret, héritage de Gildas-le-Tanneur, contenait plusieurs rouleaux de parchemins jaunis par les siècles, et ces divers objets, si chers à la famille de Joel : — la faucille d’or, d’Héna, la vierge de l’île de Sên ; — la clochette d’airain, de Guilhern-le-laboureur ; — le collier de fer, de Sylveste l’esclave ; — la petite croix d’argent de Geneviève ; — l’alouette de casque, de Victoria-la-Grande, laissée par Scanwoch-le-Soldat ; — la garde de poignard de Ronan-le-Vagre ; — la crosse abbatiale, de Bonaïk-l’Orfèvre ; — les deux petites pièces de monnaie karolingienne de Vortigern ; — le fer de flèche d’Édiol, le Nautonnier parisien ; — le fragment de crâne du petit-fils d’Yvon-le-Forestier ; — et enfin la coquille de pèlerin, enlevée par Fergan-le-Carrier, dans les déserts de la Syrie, à Neroweg VI, seigneur de Plouernel. Fergan achevait de transcrire sur un parchemin une copie de la Charte communale, sous l’empire de laquelle depuis trois ans la cité de Laon vivait libre, paisible et florissante. Le carrier voulait joindre la copie de cette Charte aux légendes de la famille de Joel, comme témoignage du réveil de l’esprit de liberté en ces temps-ci, et de l’inexorable résolution où l’on est de lutter contre les rois, les prêtres et les seigneurs, ces descendants ou héritiers de la conquête franque ; depuis quinze ou vingt ans d’autres villes que Laon, poussées à bout par les horreurs de la féodalité, avaient, soit par l’insurrection, soit par de grands sacrifices d’argent, obtenu des chartes semblables, à l’abri desquelles les cités se gouvernaient républicainement, ainsi qu’aux temps héroïques de la splendeur et de l’indépendance de la Gaule, plusieurs siècles avant l’invasion romaine. Cette copie de la Charte communale de Laon, dont l’original, déposé dans la maison du maire, portait le sceau et la signature de Gaudry, évêque du diocèse de Laon, et de Louis-le-Gros, roi des Français, était ainsi conçue :


CHARTE DE LA COMMUNE DE LAON.


I.

« Tous les hommes domiciliés dans l’enceinte du mur de la ville et dans les faubourgs de quelque seigneur que relève le terrain où ils habitent, prêteront serment à cette Commune.


II

» Dans toute l’étendue de la ville chacun prêtera secours aux autres, loyalement et selon son pouvoir.


III

» Les hommes de cette Commune demeureront entièrement libres de leurs biens : ni le roi, ni l’évêque, ni aucuns autres ne pourront réclamer d’eux quoi que ce soit, si ce n’est par jugement des échevins.


IV

» Chacun gardera en toute occasion fidélité envers ceux qui auront juré la Commune et leur prêtera aide et conseil.


V

» Dans les limites de la Commune, tous les hommes s’entr’aideront mutuellement, selon leur pouvoir, et ne souffriront en aucune manière que, qui que ce soit : le seigneur évêque ou autre, enlève quelque chose ou fasse payer des tailles à l’un d’eux.


VI

» Treize échevins seront élus par la Commune, l’un de ces échevins, d’après le vote de tous ceux qui auront juré la Commune, sera élu maire.


VII

» Le maire et les échevins jureront de ne favoriser personne pour cause d’inimitié, et de donner en toutes choses, selon leur pouvoir, une décision équitable ; tous les autres jureront d’obéir et de prêter main-forte aux décisions du maire et des échevins. Quand la cloche du beffroi sonnera pour assembler la Commune, si quelqu’un ne se rend pas à l’assemblée, il paiera douze sous d’amende.


VIII

» Quiconque aura forfait envers un homme qui aura juré cette Commune-ci, le maire et les échevins, si plainte leur est faite, feront justice du corps et des biens du coupable.


IX

» Si le coupable se réfugie dans quelque château-fort, le maire et les échevins de la Commune parleront sur cela au seigneur du château ou à celui qui sera en son lieu ; et, si à leur avis, satisfaction leur est faite de l’ennemi de la Commune, ce sera assez ; mais si le seigneur refuse satisfaction, ils se feront justice eux-mêmes sur ses biens et sur ses hommes.


XI

» Si quelqu’un de la Commune a confié son argent à quelqu’un de la ville, et que celui-ci, auquel l’argent aura été confié, se réfugie dans quelque château-fort, le seigneur, en ayant reçu plainte : on rendra l’argent, on chassera le débiteur de son château ; si le seigneur ne fait ni l’une ni l’autre de ces choses, justice sera faite sur ses biens et sur ses hommes.


XII

» Partout où le maire et les échevins voudront fortifier la ville, ils pourront le faire sur le terrain de quelque seigneurie que ce soit.


XIII

» Les hommes de la Commune pourront moudre leur blé et cuire leur pain partout où ils voudront.


XIV

» Si le maire et les échevins de la Commune ont besoin d’argent pour les affaires de la ville, et qu’ils lèvent un impôt, ils pourront asseoir cet impôt sur les héritages et l’avoir des bourgeois, et sur les ventes et profits qui se font dans la ville.


XV

» Aucun étranger, censitaire des églises ou des chevaliers, établi hors de la ville et des faubourgs, ne sera compris dans la Commune que du consentement de son seigneur.


XVI

» Quiconque sera reçu dans cette Commune bâtira une maison dans le délai d’un an ou achètera des vignes ; ou apportera dans la ville assez d’effets mobiliers pour que justice soit faite s’il y a quelque plainte contre lui.


XVII

» Si quelqu’un attaque de paroles injurieuses le maire en l’exercice de ses fonctions, sa maison sera démolie ou il paiera rançon pour sa maison, ou s’abandonnera à la miséricorde des échevins.


XVIII

» Nul ne causera ni vexation ni trouble aux étrangers de la Commune ; s’il ose le faire, il sera réputé violateur de la Commune, et justice sera faite sur sa personne et sur ses biens.


XIX

» Quiconque aura blessé avec armes un de ceux qui ont comme lui juré la Commune, à moins qu’il ne se justifie par le serment, ou le témoin, perdra le poing ou paiera neuf livres : six pour les fortifications de la ville et de la Commune, trois pour la rançon de son poing ; mais s’il est incapable de payer, il abandonnera son poing à la miséricorde de la Commune. »

Fergan achevait de transcrire cette Charte lorsque la porte de la chambre s’ouvrit ; Colombaïk entra ; une jeune femme de dix-huit ans au plus l’accompagnait. Le fils du carrier, beau et grand garçon de vingt-deux ans réunissait, dans l’expression de sa physionomie, la douceur de sa mère et l’énergie de son père ; il était, comme lui, vêtu moitié en citadin, moitié en soldat ; son casque de cuir noir, garni de lames de fer luisantes, donnait un caractère martial à sa figure avenante et ouverte ; il tenait sur son épaule une pesante arbalète ; à son côté droit, pendait un fourreau de cuir contenant les carreaux destinés au jet de son arme, et à son côté gauche il portait une courte épée ; sa femme Martine, fille unique de la vieillesse de Gildas, frère aîné de Bezenecq-le-Riche, avait l’âge et la beauté de la pauvre Isoline, victime comme son père de la féroce cupidité de Neroweg VI.

— Mon père, — dit gaiement Colombaïk à son entrée dans la chambre, en faisant allusion à son attirail guerrier, — en votre qualité de connétable de notre milice de bourgeois et d’artisans, me trouvez-vous digne de figurer dans la troupe ? Colombaïk le soldat fait-il, par sa tournure guerrière, oublier Colombaïk le tanneur ?

— Grâce à Dieu, Colombaïk le soldat n’aura pas, je l’espère, à faire oublier Colombaïk le tanneur, — reprit Jehanne avec son doux sourire, — pas plus que Fergan le connétable n’aura à faire oublier Fergan le maître carrier ; vous continuerez de guerroyer, toi avec tes fouloirs, contre les peaux de ta tannerie, ton père avec son pic, contre les pierres de sa carrière. N’est-ce pas aussi ton espérance et ton vœu, chère Martine ? — ajouta Jehanne en s’adressant à la femme de son fils.

— Certes, ma bonne mère, — répondit affectueusement Martine. — Heureusement ils sont déjà loin, ces temps maudits, où les bourgeois et les artisans de Laon, pour échapper aux violences ou aux exactions de l’évêque, des clercs et des chevaliers, se barricadaient dans leurs maisons afin d’y soutenir des siéges, et souvent encore, malgré leur résistance, forçait-on leur maison et les emmenait-on au palais épiscopal, où on les torturait pour obtenir rançon. Quelle différence, mon Dieu ! depuis que nous vivons en Commune ! nous sommes si libres, si heureux ! — Puis, Martine ajouta en soupirant : — Ah ! je regrette que mon pauvre père n’ait pas été témoin de ce changement ! ses derniers moments n’eussent pas été attristés par l’inquiétude que lui causait notre avenir. Hélas ! en voyant les terribles violences exercées en ce temps-là par l’évêque Gaudry et par les nobles sur les habitants de Laon, violences qui pouvaient nous atteindre, comme tant d’autres de nos voisins, mon père avait toujours présent à la pensée le terrible sort de mon oncle Bezenecq-le-Riche et de sa fille Isoline !

— Rassure-toi, ma femme, — reprit Colombaïk ; — tu l’as dit, ces temps maudits ne reviendront pas ! non ! non ! Aujourd’hui la vieille Gaule se couvre de communes libres, de même qu’il y a trois cents ans elle se couvrait de châteaux féodaux ; les communes sont nos forteresses, à nous ! notre tour du beffroi est notre donjon ; nous n’avons plus à craindre les seigneurs !

— Ah ! Martine, ma douce fille, — dit Jehanne avec émotion à la femme de Colombaïk, — plus heureuses que nous, vous autres jeunes femmes, vous ne verrez pas vos enfants, vos maris, endurer les horreurs du servage ?

— Oui, nous sommes affranchis, nous autres artisans et bourgeois des cités, — reprit Fergan d’un air pensif ; — mais le servage pèse aussi cruellement que par le passé sur les serfs des champs ! aussi ai-je vainement combattu de tout mon pouvoir cette clause de notre charte qui exclut de notre commune les serfs habitant au dehors de la ville, ou ceux qui ne possèdent pas de quoi y bâtir une maison ; n’est-ce pas les exclure que d’exiger pour leur admission le consentement de leurs seigneurs ou une somme suffisante pour bâtir une maison dans la cité, eux qui ne possèdent que leurs bras ! Et cette seule richesse de l’homme laborieux en vaut bien une autre, pourtant ! — Puis s’adressant à Martine : — Ah ! le père de ton père et de Bezenecq-le-Riche parlait en homme généreux et sensé lorsque, il y a longues années, excitant vainement ses concitoyens à l’insurrection qui éclate aujourd’hui dans un si grand nombre de cités de la Gaule, il voulait non-seulement la révolte des bourgeois et des artisans, mais aussi celle des serfs ; car, servage et bourgeoisie écraseraient promptement église et seigneuries, mais, réduite à ses seules forces, la tâche de la bourgeoisie sera longue, rude… L’on doit s’attendre à de nouvelles luttes…

— Cependant, mon père, — reprit Colombaïk, — depuis que, moyennant une grosse somme, l’évêque, renonçant à ses droits seigneuriaux, nous a vendu à beaux deniers comptants notre liberté, a-t-il osé broncher ? Lui, ce Normand batailleur et féroce, qui, avant l’établissement de la commune, faisait crever les yeux ou mettre à mort les citadins, seulement coupables d’avoir blâmé ses honteuses débauches ; lui qui, dans sa cathédrale, il y a quatre ans, a tué de sa main le malheureux Bernard-des-Bruyères (A). Non, non, malgré sa scélératesse, l’évêque Gaudry sait bien que, si après avoir empoché notre argent pour consentir notre commune, il essayait de revenir à ses violences d’autrefois, il paierait cher son parjure ! Trois ans de liberté nous ont appris à la chérir, cette liberté sainte ! Nous saurions la défendre et courir aux armes, ainsi que les communes de Cambrai, d’Amiens, d’Abbeville, de Noyon, de Beauvais, de Reims et de tant d’autres villes !

— Ah ! Colombaïk, — reprit Martine, — je ne peux m’empêcher de trembler lorsque je vois passer par les rues Jean-le-Noir, ce géant africain, qui servait autrefois de bourreau à ce méchant évêque ; ce nègre semble toujours méditer quelque cruauté, comme une bête sauvage qui n’attend que le moment de rompre sa chaîne.

— Rassure-toi, Martine, — répondit en riant Colombaïk, — la chaîne est solide, non moins solide que celle qui contient cet autre bandit, Thiégaud, serf de l’abbaye de Saint-Vincent, et favori de l’évêque Gaudry, qui l’appelle familièrement son compère Ysengrin, surnom que les enfants donnent au compère le loup ; mais, chose étrange, ma mère, croiriez-vous que ce Thiégaud, souillé de tous les crimes, adore sa fille ?

— Les bêtes féroces aiment leurs petits, — répondit Jehanne. — Pire-qu’un-Loup, notre ancien seigneur, contre lequel ton père s’est battu du temps où nous étions en Palestine, ne pleurait-il pas en songeant à son fils ?

— C’est vrai, ma mère ; il en est ainsi de cet autre loup de Thiégaud. Le métayer du petit bien que nous a laissé ton père, ma chère Martine, me disait hier qu’il y a quelque temps la fille de Thiégaud avait failli mourir, et qu’il en était devenu comme fou de chagrin. Bien plus, ce misérable est aussi jaloux de la chasteté de cette enfant que s’il eût toujours vécu en honnête homme !

— Il est consolant de voir l’idée du bien, même au cœur des gens les plus pervers, — dit Martine ; — car Dieu sait si, d’après ce que l’on dit de lui, ce Thiégaud est méchant !

— Ce coquin voulait, je crois, nous larronner, — reprit Colombaïk ; — car si notre métayer m’a parlé de Thiégaud, c’est que celui-ci voulait acheter, au nom de l’évêque, forcené chasseur, comme vous le savez, un jeune cheval élevé dans notre prairie.

— Prends garde, — reprit Fergan, — l’évêque est perdu de dettes ; si tu lui vends le cheval, tu n’auras pas facilement ton argent.

— Rassurez-vous, mon père, je connais le beau sire ; aussi ai-je dit au métayer : « Si Thiégaud paie le cheval comptant, vendez-le, sinon, non. » — Oh ! il est passé le temps où les seigneurs avaient le droit d’acheter à crédit, en d’autres termes, le droit d’acheter sans jamais payer ; car, vouloir les contraindre de s’acquitter, c’était risquer la prison ou sa vie ; mais aujourd’hui, si l’évêque osait ainsi larronner un communier, la Commune, de gré ou de force, se ferait justice sur les biens épiscopaux ; c’est le texte de notre Charte, signée non-seulement par l’évêque, mais encore par le roi Louis-le-Gros, signature payée par nous, il est vrai, fort cher.

— Fort cher, — reprit Fergan ; — ce gros roi a lésiné, liardé deux jours durant. Notre ami, Robert-le-Mangeur, était l’un des communiers envoyés à Paris, il y a trois ans, pour obtenir la confirmation de notre Charte. Quel coupe-gorge, que la cour ! D’abord il a fallu donner beaucoup d’argent aux conseillers royaux pour les disposer en notre faveur ; puis Louis-le-Gros a voulu que la somme proposée fût augmentée d’un quart, puis d’un tiers ; enfin, en outre du rachat de ses anciens droits d’ost et de chevauchée, pour lui et pour son armée, s’il venait dans la cité de Laon, il a exigé qu’on lui assurât trois gîtes par an, et, s’il n’en usait, ce droit de gîte devait être remplacé par vingt livres pesant d’argent par chaque année, demandant en outre le paiement de trois années d’avance. Avouez, mes enfants, que c’est vendre un peu cher l’abandon de ces droits Régaliens, comme ils disent, droits monstrueux, nés des iniques et sanglantes violences de la conquête.

— Il est vrai, mon père, — reprit Colombaïk ; — aussi ce roi et ces seigneurs, nous vendant à prix d’argent ce qu’ils appellent : leurs droits ; agissent comme des larrons de grand chemin, qui, vous mettant le poignard sur la gorge, vous diraient : — Je t’ai volé hier : donne-moi ta bourse, et je ne te volerai pas demain.

— Mieux vaut encore donner son argent que son sang, — dit Jehanne. — À force de labeurs, de privations, on regagne de l’argent, et l’on est du moins délivré de cet affreux servage, auquel je ne puis songer sans frémir.

— Et puis enfin, mon père, — reprit Martine, — il me semble que nous devons d’autant moins craindre le retour de la tyrannie des seigneurs, que le roi les hait autant que nous et les combat à outrance ; chaque jour on entend parler de ses nouvelles guerres contre eux.

— Et de ces guerres, mes enfants, qui a le profit ? le roi ; et en raison du ravage dont elles sont accompagnées, qui en paie les frais ? le peuple… Oui, le roi hait les seigneuries, parce que, de siècle en siècle, elles s’étaient emparées d’un grand nombre de provinces, qui toutes appartenaient à la royauté franque, lorsqu’elle eut conquis la Gaule ; oui, le roi combat les seigneurs à outrance ; mais le boucher aussi combat à outrance les loups qui dévorent les moutons destinés à la boucherie… Telle est la cause de la haine de Louis-le-Gros et des prélats contre les seigneurs laïques ; Église et Royauté veulent anéantir les seigneurs pour tondre et manger à elles deux le troupeau populaire que leur a légué la conquête. Ah ! mes enfants, croyez-moi, j’ai le cœur rempli d’espérance ; mais, je vous le répète, tant que serfs, artisans et bourgeois ne seront pas unis comme frères contre leurs ennemis de tous les temps, l’avenir me semblera gros de nouveaux périls. Plus heureux que nos aïeux, nous commençons une sainte lutte, nos fils auront à la continuer travers les âges…

— Pourtant, mon père, depuis trois ans ne vivons-nous pas en pleine paix ? en pleine prospérité ? délivrés d’impôts écrasants ? gouvernés par des magistrats de notre choix qui n’ont d’autre but que le bien de la chose publique ? Notre cité devient chaque jour de plus en plus industrieuse et riche. L’évêque et les épiscopaux ne peuvent être assez insensés pour vouloir maintenant attenter à notre liberté !

— Mon enfant, il nous faut, si nous voulons conserver nos franchises, redoubler de vigilance, d’énergie.

— Pourquoi ces craintes, mon père ?

— L’évêque Gaudry et les nobles de la ville nous soumettaient, selon leur caprice et sans merci, à des impôts écrasants, à des droits odieux ; nous leur avons dit ceci : « Renoncez pour toujours à vos droits, à vos taxes annuelles, affranchissez-nous, signez notre commune, nous vous donnerons une somme considérable une fois payée. » Ces gens oisifs, prodigues et cupides, ne songeant qu’au présent, ont accepté notre offre ; mais à cette heure l’argent est dépensé ou peu s’en faut, et ils regrettent d’avoir, comme on le dit dans le conte : tué la poule aux œufs d’or !

— Vertu Dieu  ! — s’écria Colombaïk. — Et maintenant ils oseraient ?…

— Écoute-moi, — reprit Jehanne en interrompant son fils, — je ne veux pas exagérer les craintes de ton père pour l’avenir ; cependant je crois m’être aperçue… — Puis elle ajouta, par réticence : — Après tout, peut-être me suis-je trompée…

— Que voulez-vous dire, ma mère ?

— Est-ce que tu n’as pas remarqué depuis quelque temps que les chevaliers, les clercs de la ville, enfin tous ceux du parti de l’évêque, qu’on appelle les épiscopaux, font mine, dans les rues, de braver les bourgeois et les artisans ?

— Tu as raison, Jehanne, — reprit Fergan d’un air pensif ; — j’ai été frappé, moins peut-être encore des braveries des épiscopaux que de l’insolence renaissante de leurs gens ; c’est là un symptôme grave.

— Bon ! rancune ridicule, et rien de plus ! — dit Colombaïk en souriant avec dédain. — Ces saints chanoines et ces nobles hommes ne pardonnent pas aux bourgeois d’être libres comme eux, d’être armés comme eux, et d’avoir comme eux, quand il leur plaît, des tourelles à leur maison, plaisir que je me suis donné, grâce aux plus belles pierres de votre carrière, mon père ; aussi notre tannerie pourrait-elle maintenant soutenir un siège contre ces épiscopaux de male-humeur ; sans compter que j’ai arrangé dans l’une des tours un joli réduit pour Martine, et que son chiffre, taillé par moi dans une plaque de cuivre, brille en girouette au faîte de nos tourelles.

— Plus que jamais, sans doute, il sera bon, en ces temps-ci, d’avoir une maison forte, — reprit Fergan ; — ce ne sont point les girouettes de nos tourelles, mais leurs épaisses murailles qui offusquent les nobles.

— Il faudra pourtant que leur vue s’y habitue, sinon…

— Pas d’emportement, Colombaïk, — reprit la douce Jehanne en interrompant de nouveau l’impétueux jeune homme ; — ton père a fait la même remarque que moi, et dès que les gens des chevaliers se montrent provoquants, leurs maîtres sont bien près de le devenir. La cérémonie de ce matin attirera sans doute, pour plus d’un motif, grand nombre d’épiscopaux dans les rues au passage du cortège ; de grâce, cher enfant, pas d’imprudence !

— Sois tranquille, Jehanne, — reprit Fergan ; — nous avons trop conscience de notre droit et de la force de la Commune pour ne pas rester calmes et dédaigneux en face d’insolents défis, si l’on osait se les permettre.

À peine le carrier avait-il prononcé ces mots, que la porte s’ouvrant de nouveau, on vit entrer avec pétulance une jeune et jolie femme, brune, vive et galamment vêtue, comme une riche bourgeoise qu’elle était, d’une cotte de soie couleur orange, serrée à sa fine taille par une ceinture d’argent ; son peliçon, de beau drap blanc d’Arras bordé d’une bande de fourrure de martre, descendait à peine à ses genoux : sur ses cheveux noirs, brillants comme du jais, elle portait un chaperon rouge comme ses bas, qui dessinaient sa jambe fine et ronde, chaussée d’un petit soulier de maroquin luisant. Simonne-la-Talmelière, elle se nommait ainsi, avait pour mari Ancel-Quatre-Mains, le maître talmelier, renommé dans la cité de Laon et même dans ses faubourgs pour l’excellence du pain, des talmelles à la crème, des nieules au miel, des oublies aux amandes, et autres gâteaux confectionnés dans son officine ; il exerçait aussi le métier de marchand de farine, et la commune de Laon l’avait élu l’un de ses échevins. Ancel-Quatre-Mains (ce surnom lui venait de sa prodigieuse activité à pétrir la pâte) offrait un contraste singulier avec sa femme : aussi calme et réfléchi qu’elle était pétulante et étourdie, aussi sobre de paroles qu’elle était babillarde, aussi gros qu’elle était svelte, sa physionomie annonçait une grande bonhomie, qui s’alliait chez lui à un sens droit, à un cœur généreux et à une extrême prud’homie. Le talmelier, afin de complaire à sa gentille femme, qu’il aimait autant qu’il en était aimé, s’était à peu près harnaché en guerre ; grand nombre de citadins et d’artisans, privés jusqu’alors du droit de porter des armes, droit exclusivement réservé aux seigneurs, aux chevaliers ou à leurs hommes, trouvaient à la fois plaisir et triomphe dans cet équipement soldatesque. Ancel-Quatre-Mains partageait médiocrement ces goûts ; mais, pour agréer à Simonne, très-affriolée de l’attirail militaire, il avait endossé un gobisson, espèce de corselet de cuir très-rembourré, très-épais, qui, n’ayant point été façonné à sa taille, comprimait sa poitrine et faisait saillir davantage encore son ventre proéminent ; par contre, son casque de fer, beaucoup trop large, tombait souvent sur ses yeux, inconvénient auquel le digne talmelier remédiait de temps à autre en rejetant fort en arrière sa malencontreuse et pesante coiffure ; parfois aussi ses jambes s’empêtraient dans sa longue épée suspendue à un baudrier de buffle, brodé de soie incarnate et d’argent par Simonne, désireuse d’imiter en ce cadeau les prévenances des nobles dames pour leurs preux chevaliers. Ancel était depuis longtemps l’ami de Fergan, qui l’affectionnait et l’estimait profondément. Simonne, élevée avec Martine, et un peu plus âgée qu’elle, la chérissait comme une sœur. Grâce à leur voisinage, les deux jeunes femmes se visitaient chaque jour après l’accomplissement de leurs nombreux devoirs de ménagères et d’artisanes ; car si Martine aidait Colombaïk dans plusieurs travaux de sa tannerie ; Simonne, non moins laborieuse qu’accorte, laissant à Ancel-Quatre-Mains et à ses deux apprentis gindres le soin de confectionner le pain, pétrissait de ses jolies mains, aussi blanches que la fleur de froment, ces fins gâteaux dont les citadins et même les nobles épiscopaux se montraient friands. Simonne-la-Talmelière entra donc chez ses voisins avec sa pétulance ordinaire ; mais son charmant visage, non plus joyeux et avenant comme de coutume, exprimait une vive indignation, et elle s’écria, devançant son mari de quelques pas : — L’insolente ! Aussi vrai qu’Ancel se nomme Quatre-Mains, j’aurais voulu, foi de Picarde, avoir quatre mains pour la souffleter, toute noble dame qu’elle est, cette vieille mégère ! 


— Oh ! oh ! — dit Fergan en souriant ; car il connaissait le caractère impétueux de la jeune femme, — vous voici bien courroucée, ma voisine ?

— Qu’as-tu donc, Simonne ? — ajouta Martine ; — que t’est-il arrivé ?

— Rien, — reprit le talmelier en secouant la tête et répondant aux regards interrogatifs de Fergan, de Jehanne et de Colombaïk ; — rien, mes bons voisins.

— Comment ?… rien ? — s’écria Simonne en bondissant et se tournant vers son mari. — Ah ! de pareilles insolences pour toi ne sont rien ? — Le talmelier secoua de nouveau négativement la tête, et, profitant de l’occurrence pour se débarrasser de son casque, qui lui pesait fort, il le mit sous son bras. — Ah ! ce n’est rien, — reprit Simonne en s’adressant à Fergan et à Jehanne. — Je vous prends tous deux pour juges ; vous êtes gens sages et judicieux.

— Mais, Martine et moi, que sommes-nous donc, belle talmelière ? — dit en riant Colombaïk, — Quoi ! vous nous récusez ?…

— Je ne vous prends pour juges ni vous ni Martine, parce que vous seriez trop de mon avis, — reprit vivement Simonne en interrompant Colombaïk ; — maître Fergan et sa femme ne sont pas, que je sache, soupçonnés d’être des étourneaux ! ils décideront si je me courrouce… pour rien, — ajouta-t-elle en lançant de nouveau un regard indigné au talmelier, qui, très-embarrassé de sa longue épée, s’était assis en la plaçant en travers sur ses genoux après avoir déposé son casque à terre. — Voici donc ce qui est arrivé : — reprit Simonne ; — selon ma promesse faite hier à Martine de venir la chercher ici ce matin pour assister à la cérémonie de l’inauguration de notre beffroi, nous sortons, Ancel et moi ; en suivant la rue du Change, nous passons devant la fenêtre basse de la maison forte d’Arnulf, noble homme de Haut-Pourcin, comme il s’intitule.

— Je le connais, — dit Colombaïk ; — c’est l’un des plus forcenés épiscopaux de la ville. 


— Et sa femme est une des plus effrontées diablesses qui se soient jamais ensabbatées ! — s’écria Simonne ; — jugez-en, mes voisins. Elle et sa servante se trouvaient à une fenêtre basse lorsque nous sommes passés, Ancel et moi : — « Vois donc, ma mie, — dit-elle très-haut à sa suivante, en riant aux éclats ; — vois donc la talmelière comme elle s’en va battant neuf avec sa cotte de soie lombarde, sa ceinture d’argent et son peliçon bordé de martre ? Dieu me pardonne ! de pareilles créatures oser porter de la soie et de riches fourrures comme nous autres nobles dames, au lieu de s’en tenir humblement à une jupe de tiretaine et à un surcot doublé de peau de chat, vêtements convenables à la basse condition de ces vilaines ! Quelle pitié ! Heureusement sa robe jaune est de la couleur de ses nieules et de ses galettes ; elle leur servira d’enseigne ! »

— Cela prouvait en faveur de l’excellente cuisson des galettes de Simonne, n’est-ce pas, voisins ? — dit le talmelier ; — car, au sortir du four, la galette doit être jaune comme de l’or.

— Voyez si je suis sotte, moi ! Je n’ai point pris les paroles de la noble dame pour un compliment, — reprit Simonne, — et je lui ai vertement répondu, à cette insolente : « Foi de Picarde, dame du Haut-Pourcin, si ma cotte est l’enseigne de mes galettes, votre visage est l’enseigne de vos cinquante ans, quoique vous fassiez la mignonne, la pouponne et la muguette fleurie ! »

— Ah ! ah ! — dit Colombaïk en riant, — la bonne réponse à cette vieille fée, qui, en effet, toujours s’attife en jeunette. Les voilà bien, ces nobles ! le gentil accoutrement de nos femmes les offusque autant que les tourelles de nos maisons !

— Ma réponse a porté coup, — reprit Simonne. — La dame de Haut-Pourcin s’est cramponnée, comme une furie, aux barreaux de sa fenêtre en criant : — « Ah ! musarde ! ah ! pendarde ! oser me parler ainsi ! vile serve émancipée !… Patience… patience… Bientôt je te ferai fouetter par mes servantes ! »

— Oh ! oh ! quant à cela, moi je lui ai répondu : « Ne dites donc point de folles choses, dame de Haut-Pourcin, » — reprit le talmelier ; — « il est passé ce temps-là, où les nobles dames faisaient battre les bourgeoises ! »

— Oui, — ajouta Simonne, avec indignation ; — et savez-vous ce qu’elle a dit, cette harpie, en montrant le poing à Ancel ? « Va, gros butor ! la vile bourgeoise ne parlera pas longtemps si haut ! Bientôt l’on ne verra plus des manants porter le casque des chevaliers, et des coquines comme ta femme porter des cottes de soie payées par leurs amants !… » — En disant ces derniers mots, Simonne, dont la colère s’était jusqu’alors nuancée d’une sorte d’animation joyeuse, devint pourpre de confusion ; deux larmes roulèrent dans ses beaux yeux noirs, et elle ajouta, d’une voix douloureusement émue : — Un tel outrage… à moi… Et Ancel dit que ce n’est rien !

— Non, non ! n’es-tu pas aussi honnête femme que laborieuse ménagère ? — répondit affectueusement le talmelier en se rapprochant de Simonne, qui essuyait ses yeux du revers de sa main. — J’en fais juges nos bons voisins : cette sotte injure vaut-elle seulement la peine qu’on s’en souvienne ?

— Ancel a raison, — reprit Fergan ; — cette vieille est folle, et paroles de folle ne sont rien. Seulement, mes amis, il faut le reconnaître, l’insolence des épiscopaux va chaque jour croissante… Ah ! ces menaçantes allusions au temps passé annoncent quelque secret et méchant dessein !

— Quoi, mon père, ces gens-là seraient assez fous pour songer à attaquer notre Commune ? Quoi ! nous irions nous soucier de leur insolence ?

— Levain qui fermente est toujours aigre, mon garçon, — reprit le talmelier en hochant la tête d’un air pensif. — L’observation de ton père est juste, les provocations des épiscopaux ont une cause cachée. Tout à l’heure je disais à Simonne : ce n’est rien ; maintenant, je dis : c’est quelque chose.



— Eh bien, soit ! qu’ils osent ! — s’écria Colombaïk, — nous les attendons ces nobles hommes, ces clercs et leur évêque !

— Et si les femmes s’en mêlent, comme lors de l’insurrection de Beauvais, — s’écria Simonne-la-Talmelière, en serrant ses petits poings, — moi qui n’ai pas d’enfants, j’accompagne mon mari à la bataille, et la dame de Haut-Pourcin me paiera cher ses injures ; foi de Picarde ! je souffletterai son insolente face, aussi sèche qu’une oublie de Pâques à la Noël !

Le bon talmelier souriait de l’héroïque enthousiasme de sa gentille femme, lorsque l’on entendit au loin le tintement d’une grosse cloche ; Fergan, sa famille et ses voisins tressaillirent et écoutèrent avec recueillement ce bruit sonore et prolongé.

— Ah ! mes amis, — dit Fergan d’une voix émue, — l’entendez-vous sonner, pour la première fois, le beffroi de notre Commune ? L’entendez-vous ? il nous appelle aujourd’hui à une fête, demain il nous appellera au conseil où nous réglons les intérêts de la cité ; un jour, peut-être, il nous appellera aux armes… Ô beffroi populaire ! ta voix de bronze, réveillant enfin la vieille Gaule, a donné le signal de l’insurrection des communes ! — À peine le carrier achevait-il ces mots que toutes les cloches des églises de la ville de Laon se mirent en branle à grande volée ; ce carillon assourdissant domina et couvrit bientôt complétement le tintement isolé du beffroi. Cette rivalité de sonneries n’était pas due au hasard, mais au calcul de l’évêque et des gens de son parti : sachant l’importance patriotique que les communiers de Laon attachaient à l’inauguration du symbole de leur affranchissement, les épiscopaux voulaient troubler la fête.

— Oh ! ces prêtres ! toujours haineux et hypocrites, jusqu’au jour où ils se croient assez forts pour être impitoyables ! — s’écria Colombaïk. — Allez, sonnez, hommes noirs ! sonnez à toute volée ! les cloches cafardes de vos églises ne feront pas taire notre beffroi communal ! les unes appellent les hommes à la servitude, à l’hébêtement, au renoncement de leur dignité ; l’autre les appelle à leurs devoirs civiques et à la liberté ! Venez, mon père, venez ! la milice bourgeoise doit être à cette heure assemblée sous les piliers des halles ; vous êtes Connétable et moi Dizainier, ne nous faisons pas attendre !




Fergan prit son casque, et bientôt, donnant le bras à Jehanne-la-Bossue de même que Colombaïk donnait le sien à Martine, et Quatre-Mains-le-Talmelier à sa femme Simonne, les trois couples sortirent de la tannerie de Colombaïk suivis de ses apprentis, qui faisaient aussi partie des communiers. La rivalité de sonneries continuait toujours ; de temps à autre les cloches des églises cessaient leur carillon, espérant sans doute avoir lassé le branle du beffroi ; mais son tintement sonore et régulier continuant de se faire entendre, le carillon clérical recommençait avec un redoublement de furie. Cet incident, puéril en apparence, grave au fond, car son intention était manifeste, produisait dans la cité un vif mécontentement contre les épiscopaux. Le trajet à parcourir depuis la tannerie de Colombaïk jusqu’aux piliers des halles, rendez-vous de la milice bourgeoise, était assez long ; la foule encombrait les rues, se dirigeant vers l’hôtel communal, en construction depuis trois ans et récemment achevé. La fonte et la pose du beffroi dans son campanile avaient seules retardé l’inauguration de ce monument, si cher aux citadins. Plus d’une fois Jehanne-la-Bossue se retourna, non sans inquiétude, vers son fils, qui la suivait avec Martine, précédant Quatre-Mains-le-TalmeIier et sa femme ; les craintes de Jehanne étaient fondées : beaucoup de serviteurs appartenant aux clercs ou aux nobles se mêlaient à la foule, et de temps à autre lançaient quelque injure grossière contre les communiers, après quoi ils fuyaient à toutes jambes ; des chevaliers revêtus de leurs armures traversaient les rues à cheval, le poing sur la hanche, la visière haute, jetant sur le populaire et la bourgeoisie des regards de dédain ou de défi. Ces provocations redoublèrent surtout aux abords du lieu de rendez-vous de la milice, à la tête de laquelle le maire de Laon et ses douze échevins devaient se rendre processionnellement à l’hôtel de la commune, afin de l’inaugurer par une séance solennelle, les réunions de ces magistrats ayant eu lieu jusqu’alors dans la maison de Jean Molrain, le maire. Les halles, ainsi que celles de toutes les cités de la Gaule, se composaient de vastes hangars, sous lesquels le samedi, et quelquefois à d’autres jours de la semaine, les marchands, quittant leurs boutiques habituelles, allaient à leurs comptoirs halliers exposer denrées et marchandises ; les habitants du dehors et des faubourgs, qui venaient s’approvisionner à Laon, trouvaient ainsi à acheter dans un même endroit ce dont ils pouvaient avoir besoin. Mais les halles, en ce jour de fête, servaient de lieu de réunion à bon nombre de bourgeois et d’artisans qui s’étaient armés pour se joindre au cortége et lui donner un caractère plus imposant. En cas de guerre, tout communier devait, au premier appel du beffroi, se munir d’une pique, d’une hache ou d’un bâton, et accourir au rendez-vous. La foule se montrait généralement insoucieuse des insolentes railleries ou des provocations des épiscopaux : la majorité des communiers se sentaient assez forts pour mépriser ces défis ; d’autres, moins résolus, obéissaient à une certaine appréhension de ces nobles bardés de fer, presque tous accoutumés au maniement des armes, et contre lesquels les Laonnais ne s’étaient pas encore mesurés, puisqu’ils devaient leur affranchissement, non à une insurrection, mais à un marché d’argent. Puis, enfin, à peine délivrés de leur rude et honteux servage, beaucoup de citadins conservaient, involontairement, une ancienne habitude, sinon de respect, du moins de crainte envers ceux dont ils avaient pendant si longtemps subi la cruelle oppression. Bientôt les dizainiers, commandant à dix hommes, et les centeniers, commandant aux dizainiers, sous les ordres de Fergan, élu Connétable ou chef de la milice, rangèrent leurs gens sous les piliers des halles ; Colombaïk était dizainier, sa troupe se trouvait au complet, moins un jeune garçon nommé Bernard, fils de Bernard-des-Bruyères, riche bourgeois assassiné trois ans auparavant dans la cathédrale par Gaudry, évêque de Laon.

— Sans doute ce pauvre Bernard ne se joindra pas à nous, — dit Colombaïk ; — c’est fête aujourd’hui, et il n’est plus de fêtes pour cet infortuné depuis le meurtre de son père !

— Pourtant, voici venir Bernard, — dit l’un des miliciens en montrant du geste, à quelques pas de là, un tout jeune homme, pâle, frêle, maladif, à l’air timide et doux, coiffé d’un casque de cuir et armé d’une lourde hache qui semblait peser à son épaule. — Pauvre Bernard ! — ajouta le milicien, — si faible, si chétif ! on l’excuse de n’avoir pas vengé la mort de son père sur notre maudit évêque ! — Bernard, cordialement accueilli par ses compagnons, répondit à leurs preuves d’intérêt avec une sorte d’embarras, et prit silencieusement place à son rang ; bientôt arriva le maire accompagné des échevins, les uns sans armes, les autres armés comme Ancel-Quatre-Mains, qui alla les rejoindre. Jean Molrain, le maire, homme dans la force de l’âge et d’une figure à la fois calme et énergique, marchait à la tête des magistrats de la cité ; l’un d’eux portait la bannière de la commune de Laon, car si la tour des beffrois populaires se dresse fièrement aujourd’hui en face des donjons féodaux, les bannières communales flottent non moins haut que les bannières seigneuriales. Celle de Laon représentait deux tours crénelées, entre lesquelles l’on voyait une épée nue ; tel était le sens de cet emblème : « — Notre ville fortifiée de murailles saura se défendre par les armes contre ses ennemis. » — Un second échevin portait, dans un étui de vermeil, sur un coussin de soie, la charte communale signée par l’évêque, par les nobles, et confirmée par la signature de Louis-le-Gros, roi des Français. Enfin un troisième échevin portait, aussi sur un coussin, le sceau d’argent de la commune servant à sceller les actes et les arrêts rendus en son nom par son échevinage ; cette grande médaille, moulée en creux, représentait le maire vêtu de sa longue robe ; la main droite levée vers le ciel, il semblait prêter un serment, tandis que de sa main gauche il tenait une épée dont la pointe reposait sur son cœur (B). « — Moi, maire de Laon, j’ai juré de maintenir et de défendre les franchises de la Commune ; plutôt mourir que trahir mon serment ! » — Telle était la signification patriotique du sceau communal. Lors de l’arrivée des magistrats de la cité, Fergan, qui donnait ses derniers ordres aux miliciens, vit sortir de la foule un prêtre, archidiacre de la cathédrale et nommé Anselme ; Fergan tenait les tonsurés en singulière aversion, mais il affectionnait beaucoup Anselme, véritable disciple du Christ. — Fergan, — dit tout bas l’archidiacre au carrier, engage tes amis à redoubler de calme, de prudence, je t’en conjure, empêche-les de répondre à aucune provocation ; je ne saurais t’en dire davantage… le temps me presse, je cours à l’évêché. — En disant ces mots, Anselme disparut dans la foule. L’avis de l’archidiacre, homme sage, aimé de tous, et par sa position mis en mesure d’être sûrement informé, frappa Fergan ; il ne douta plus d’une conspiration ourdie en secret par les épiscopaux contre la Commune, et, profondément préoccupé, il se mit en tête des miliciens, afin d’escorter jusqu’à l’hôtel communal le maire et les échevins. Fergan inscrit ici leurs noms obscurs, puissent-ils rester chers à votre mémoire ! fils de Joel !

Le maire se nommait : — Jean Molrain ; — les échevins : — Foulque, fils de Bomar  ; — Raoul-Cabricion ; — Ancel, gendre de Lebert ; — Haymon ; — Payen-Seille ; — Robert ; — Remy-But ; — Menard-Dray ; — Raimbaut-le-Soissonnais ; — Payen-Oste-Loup ; — Ancel-Quatre-Mains ; — et Raoul-Gastines (C).

Le cortége se mit en marche au milieu des acclamations joyeuses de la foule, criant avec enthousiasme son cri de ralliement : — Commune ! Commune ! — auquel se joignait le tintement sonore du beffroi, car le carillon clérical avait enfin cessé, les épiscopaux craignant de paraître prendre part à la fête, grâce à la sonnerie prolongée de leurs cloches ; le cortége, avant d’arriver sur la place où s’élevait l’hôtel communal, passa devant la demeure du chevalier de Haut-Pourcin, grande maison forte flanquée de deux grosses tours reliées entre elles par une sorte de terrasse crénelée formant saillie au-dessus de la porte ; sur cette espèce de balcon, se trouvaient réunis grand nombre de chevaliers, de prêtres et de nobles dames élégamment parées, les unes jeunes et jolies, les autres vieilles ou laides ; parmi les moins vieilles et les plus laides se distinguait surtout la dame de Haut-Pourcin, grande femme de cinquante ans environ, sèche, osseuse, à la mine arrogante, et portant un surcot violet à boutons d’or enrichi d’une pèlerine en plumage de paon ; sur ses cheveux grisonnants elle avait amoureusement placé un chapel de muguet fleuri, ainsi que se serait coiffée une bergerette ; la blancheur de ces fleurettes faisait paraître plus jaune encore le teint bilieux de la dame de Haut-Pourcin, teint moins jaune cependant que ses longues dents. À la vue du cortége, en tête duquel marchaient le maire et les échevins, elle s’adressa aux personnes de sa compagnie et s’écria d’une voix aigre et perçante, qui fut entendue des communiers, car la terrasse n’était élevée que de douze ou quinze pieds : — Mesdames et messeigneurs, avez-vous jamais vu bande de baudets se rendre à leur moulin d’un air plus triomphant ?

— Ah ! ah ! — reprit très-haut l’un des chevaliers riant aux éclats en désignant du bout de sa houssine le maire Jean Molrain, — voyez surtout le maître baudet qui guide les autres ? comme il se prélasse sous sa housse fourrée.

— Il est dommage que son chaperon nous dérobe la vue de ses longues oreilles.

— Sang du Christ ! n’est-il pas honteux de voir ces manants de race gauloise faits esclaves par nos ancêtres, oser porter le casque et l’épée comme nous autres nobles hommes ? — ajouta le seigneur de Haut-Pourcin. — Quoi ! nous, descendants des conquérants, nous, chevaliers ! nous souffrons cette vilainie ? 


— Holà ! eh ! Quatre-Mains-le-Talmelier, — s’écria la dame de Haut-Pourcin d’une voix glapissante en se penchant sur l’appui de la terrasse, — un mot, seigneur échevin, qui vous en allez ainsi armé en guerre : le dernier pain que mon panetier a été prendre à votre boutique n’était point assez cuit, et je vous soupçonne fort de m’avoir larronnée sur le poids !

— Holà ! eh ! Remi-le-Corroyeur, — ajouta un gros chanoine de la cathédrale, — hé, seigneur échevin, qui vous en allez musardant, administrer les affaires de la cité, subtil magistrat, vous ne travaillez point pendant ce temps-là, incomparable prud’homme, à la selle de mule que je vous ai commandée !

— Ah ! messeigneurs, voici la chevalerie ! — dit une jeune femme en riant et aspirant la senteur d’un bouquet de marjolaine ; — voyez donc l’air matamore de ce truand qui commande ces vaillants, ne dirait-on pas qu’il va tout pourfendre !

— Ah ! ah ! messeigneurs, regardez ce héros qui, sans doute offusqué par sa visière, porte ma foi bravement son casque sens devant derrière.

— Et cet autre qui tient son épée comme un pénitent tient son cierge !

— Bon ! en voici un qui a failli crever l’œil de son voisin avec sa pique !

— Tudieu ! messeigneurs, est-ce que, comme, moi, vous ne vous sentez point glacés d’épouvante, jusqu’à la moelle des os en songeant que nous pourrions un jour nous trouver la lance au poing devant cette bourgeoisie, formidable cohue de fronts chauves, de grosses bedaines et de pieds plats !

Ces injures, accompagnées d’éclats de rire insultants et de gestes de dédain, d’abord endurés patiemment par les communiers, finirent cependant par émouvoir les plus impétueux, de sourds murmures s’élevèrent dans la foule ; déjà le cortége s’arrêtait malgré les instances de Fergan, qui, en vain, recommandait aux miliciens un calme méprisant ; les uns menaçaient du poing, les autres de leurs armes les épiscopaux, dont les rires redoublaient à l’aspect de l’irritation populaire ; soudain Jean Molrain, le maire, s’élançant sur l’un de ces bancs de pierre placés près des portes des maisons, et dont l’on se sert pour enfourcher plus facilement les chevaux, demanda le silence, et, d’une voix retentissante, dit ces paroles qui arrivèrent aux oreilles des Épiscopaux : — Frères et conjurés de la commune de Laon, ne répondez pas à d’impuissants outrages ! que l’on ose attaquer notre commune par des actes, et non par des paroles, alors, nous, votre maire, nous, vos échevins, nous citerons le coupable à notre tribunal, et il sera fait justice de nos ennemis… oui, énergique et prompte justice ! Jusque-là, répondons aux provocations par le dédain ; l’homme, résolu et fort de son bon droit, méprise les injures… à l’heure du jugement, il condamne et punit !

Ces paroles sages et mesurées calmèrent l’agitation de la foule, mais elles parvinrent aux oreilles des nobles, rassemblés sur la terrasse de la maison du seigneur de Haut-Pourcin, et excitèrent leur courroux ; ils menacèrent les communiers du bâton et de l’épée en redoublant leurs insultes. — Vos épées ne sont pas assez longues ! elles ne nous atteignent pas ! — cria Colombaïk-le-Tanneur en passant avec ses miliciens au pied du balcon crénelé ; — descendez dans la rue ! alors nous verrons si le fer pèse plus dans la main d’un bourgeois que dans celle d’un chevalier !

À cet appel, les Épiscopaux, malgré leur bravoure, ne répondirent que par de nouveaux outrages ; peu nombreux, ils auraient été saisis et emmenés prisonniers par les miliciens. Le cortége, un moment arrêté dans sa marche, se remit en route et arriva sur la place où s’élevait l’hôtel communal ; cet édifice, la joie, l’orgueil des artisans et des bourgeois, car il symbolisait leur affranchissement ; cet édifice, vaste et beau bâtiment récemment construit, formait un carré long ; d’élégantes sculptures ornaient sa façade et les linteaux de ses nombreuses fenêtres et de son parvis composé de trois arcades ogivales
 soutenues par d’élégants faisceaux de colonnettes de pierre ; mais dans ce monument, la partie que l’on avait construite et embellie avec une prédilection particulière, était la tour du beffroi et le campanille, où l’on suspendait la cloche ; cette tour, hardiment élancée au-dessus de la toiture, semblait presque entièrement à jour ; d’étage en étage une mince assise supportait des rangées de colonnettes surmontées d’ogives découpées en trèfle, de sorte qu’à travers ce réseau de pierres ciselées l’on voyait la spirale de l’escalier conduisant au campanille, caché sous des toiles jusqu’au moment où le cortége entra sur la place. Aussi, lorsque ces toiles tombèrent… un cri d’admiration, de patriotique enthousiasme s’éleva de toutes les poitrines. Rien de plus léger que ce campanille, sorte de cage de fer doré, dont les nervures, les rinceaux se découpaient sur l’azur du ciel comme une dentelle d’or étincelante aux premiers rayons du soleil, et dominant ce dôme éblouissant, la bannière communale flottait au vent printanier de cette belle matinée d’avril. Les cris d’enthousiasme de la foule redoublèrent, et la bise dut porter aux oreilles des Épiscopaux en courroux ce cri mille fois répété : — Commune !… Commune !…




Ô fils de Joel ! je vous l’ai dit : contemplez toujours avec horreur ces châteaux féodaux et ces cathédrales qui défieront les âges ; oui quand viendra l’heure des justes représailles, ne laissez pierre sur pierre de ces exécrables monuments cimentés de nos sueurs, de notre sang ! Ils ont vu nos hontes, notre hébêtement, notre misère, notre martyre, notre servitude ! mais contemplez-les avec un pieux respect, nos vieilles maisons communales ! elles aussi défiant les âges, vous diront un jour les luttes opiniâtres, laborieuses, sanglantes de vos pères, pour reconquérir et vous léguer la liberté ! Ô fils de Joel ! la maison communale : — c’est l’héroïque et saint berceau de l’affranchissement de la Gaule !




L’évêché de Laon, avoisinant la cathédrale, était ceint d’épaisses murailles et fortifié de deux grosses tours, entre lesquelles se trouvait la porte d’entrée. Au point de vue de la douce morale de Jésus, l’ami des pauvres et des affligés, rien de moins épiscopal que l’intérieur de ce palais ; l’on se serait cru dans le château-fort de quelque seigneur féodal, batailleur et chasseur ; ce singulier contraste, entre l’aspect des lieux et le caractère qu’ils auraient dû présenter, causait une impression pénible aux cœurs honnêtes ; tel était le sentiment qu’éprouvait l’archidiacre Anselme lorsque, peu de temps après avoir engagé Fergan à obtenir des communiers de se montrer indifférents aux provocations des Épiscopaux, le disciple du Christ traversait les cours de l’évêché : ici les fauconniers lavaient et préparaient là chair vive destinée aux faucons, ou nettoyaient leur perchoir ; plus loin des veneurs, le cornet de chasse en sautoir, le fouet en main, conduisaient à l’ébat une meute nombreuse de ces grands chiens picards, si estimés des chasseurs ; ailleurs des serfs du domaine épiscopal s’essayaient, sous le commandement de l’un des écuyers de l’évêque, au maniement des armes ; cette dernière circonstance frappant d’étonnement l’archidiacre, et augmentant ses craintes pour le repos de la cité, il ressentit un redoublement de tristesse. Anselme, quoique prêtre catholique, était un homme d’une grande bonté, pur, désintéressé, austère et d’un rare savoir ; on l’appelait le docteur des docteurs ; plusieurs fois il avait refusé l’épiscopat, de crainte, disait-il : — « de paraître censurer, par la chrétienne mansuétude de son caractère et par la chasteté de ses mœurs, la conduite du plus grand nombre des évêques de la Gaule. » — Sa pâle figure, à la fois pensive et sereine, son front chauve, dépouillé par l’étude, donnaient à sa personne un aspect imposant, tempéré par la douceur de son regard. Modestement vêtu d’une robe noire, Anselme traversait lentement les cours de l’abbaye, comparant leur effrayant tumulte au calme de sa studieuse retraite, lorsqu’il vit de loin venir à lui un nègre d’une taille gigantesque ; vêtu à la mode orientale, coiffé d’un turban rouge ; cet esclave africain, d’une physionomie sardonique et farouche, se nommait Jean (depuis son baptême) ; il avait été donné en présent, plusieurs années auparavant, à l’évêque Gaudry par un seigneur croisé, de retour de la Terre-Sainte (D). Peu à peu Jean-le-Noir devint le favori du prélat, l’entremetteur de ses débauches ou l’instrument de ses cruautés avant l’établissement de la Commune ; car, depuis cet établissement, la personne et les biens des Communiers étant désormais garantis, si l’un d’eux éprouvait quelque dommage : la commune obtenait ou faisait elle-même justice de l’agresseur ; aussi l’évêque et les nobles avaient-ils dû renoncer à leurs habitudes de violence et de rapines. Au moment où l’archidiacre aperçut Jean-le-Noir, celui-ci descendait d’un escalier aboutissant à une porte pratiquée sous une voûte fermée d’une grille, qui séparait les deux premières cours d’un préau réservé à l’évêque ; une femme, enveloppée d’une mante à capuchon complétement rabattu, accompagnait l’esclave ; Anselme ne put retenir un mouvement d’indignation ; connaissant les êtres du palais, et sachant que l’escalier donnant sous la voûte conduisait à l’appartement de l’évêque, il ne pouvait douter que cette femme encapuchonnée, sortant de chez le prélat à une heure si matinale, sous la conduite de Jean-le-Noir, l’entremetteur habituel de Gaudry, n’eût passé la nuit chez lui ; aussi l’archidiacre, rougissant d’une chaste confusion, tourna-t-il la tête avec dégoût au moment où, après avoir ouvert la grille, l’esclave et sa compagne passèrent à ses côtés ; puis, pénétrant sous la voûte, il entra dans le préau ; ce vaste enclos gazonné, planté d’arbres, s’étendait devant la façade des appartements particuliers de l’évêque Gaudry. Cet homme, d’origine normande, et descendant des pirates du vieux Rolf, après avoir bataillé à la suite du duk Guillaume-le-Bâtard lorsqu’il alla conquérir l’Angleterre, fut plus tard (en 1106) promu à l’évêché de Laon. Cruel et débauché, cupide et prodigue, Gaudry était de plus un chasseur forcené ; encore agile et vigoureux, quoiqu’il eût dépassé la maturité de l’âge, il essayait ce matin-là un jeune cheval et le faisait manéger au milieu du préau où entra Anselme. Afin d’être plus à l’aise, le prélat, quittant sa longue robe du matin, garnie de fourrures, n’avait conservé que ses chausses, terminées en forme de bas, et une courte jaquette de moelleuse étoffe. Nu-tête, ses cheveux gris au vent, habile et hardi cavalier, montant à poil le jeune étalon, sorti pour la première fois de sa prairie, Gaudry, serrant entre ses cuisses nerveuses le fougueux animal, résistait à ses bonds, à ses ruades, et le forçait de parcourir en cercle la terre gazonnée du préau. L’écuyer de l’évêque applaudissait du geste et de la voix à l’adresse de son maître, tandis qu’un serf d’une carrure robuste et d’une figure patibulaire suivait cette équitation d’un regard sournois ; ce serf, qui appartenait à l’abbaye de Saint-Vincent, fief de l’évêché, s’appelait Thiégaud ; jadis préposé au péage d’un pont voisin de la ville, et dépendant de la châtellenie d’Enguerrand de Coucy, l’un des plus féroces tyrans féodaux de la Picardie, Thiégaud, redoutable par son audace et sa cruauté, s’était rendu coupable d’une foule d’extorsions et de meurtres. Gaudry, frappé du caractère déterminé de ce scélérat, l’ayant demandé au seigneur de Coucy en échange d’un autre serf, le chargea de percevoir les taxes arbitraires qu’il imposait à ses vassaux, charge que Thiégaud remplit avec une impitoyable dureté ; aussi l’évêque, le traitant avec une familiarité partiale, l’appelait-il habituellement : — compère Ysengrin — (compère le loup), et au besoin le faisait l’entremetteur de ses débauches, non sans éveiller la vindicative jalousie de Jean-le-Noir, secrètement courroucé de voir un autre que lui dans la confidence des exécrables secrets de son maître. Gaudry, en cavalcadant à l’entour du préau, aperçut l’archidiacre, fit faire une volte-face subite à l’étalon ; et, après quelques nouveaux soubresauts de l’impétueux animal, arriva près d’Anselme ; puis, sautant lestement à terre, il dit à son écuyer, en lui jetant les rênes de la bride : — Je garde le cheval ! conduis-le dans mes écuries ; il sera sans pareil pour la chasse du cerf ou du sanglier !

— Si vous gardez le cheval, seigneur évêque, — répondit Thiégaud, — comptez-moi cent vingt sous d’argent ; c’est le prix qu’on en demande.

— Bon, bon ! rien ne presse, — répondit le prélat. Et s’adressant à son écuyer : — Gherard, emmène le cheval !

— Non pas, — reprit Thiégaud ; — le métayer attend à la porte de l’évêché ; il doit ramener le cheval ou empocher son prix en argent, c’est l’ordre du propriétaire de ce bel étalon.

— L’effronté coquin qui a donné cet ordre mérite de recevoir autant de coups de bâton que son cheval a de crins à la queue ! — s’écria l’évêque. — Est-ce que je n’ai pas, de droit, six mois de crédit dans ma seigneurie ?

— Non, — répondit froidement Anselme ; — ce droit seigneurial est, ainsi que tant d’autres, aboli depuis que la ville de Laon est une commune affranchie, n’oublie pas cette différence entre le présent et le passé.

— Je ne l’oublie pas ; oh ! je ne m’en souviens que trop souvent ! — répondit l’évêque avec un dépit concentré. — Mais quoi qu’il en soit, Gherard, emmène le cheval.

— Seigneur, — dit Thiégaud, — le métayer attend, je vous le répète, l’argent… ou la bête.

— Et moi, je répète qu’il n’aura pas le cheval, — répondit Gaudry en frappant du pied avec colère. — Quant à l’argent, si ce métayer ose murmurer, dis-lui de m’envoyer son maître… nous verrons, pardieu ! s’il aura l’audace de venir ici.

— Cette audace, il l’aura, seigneur évêque, — répondit Thiégaud ; — le propriétaire du cheval est Colombaïk-le-Tanneur, communier de Laon, fils de Fergan, le maître des carrières de la butte au Moulin. Je connais ces gens-là ; or, je vous en préviens, le père et le fils sont de ceux… qui osent.

— Sang du Christ ! assez de paroles ! — s’écria l’évêque ! — Gherard, conduis l’étalon aux écuries !


L’écuyer obéit ; l’archidiacre Anselme allait remontrer à Gaudry l’injustice et le danger de sa conduite, lorsque, entendant un certain tumulte s’élever dans les cours qui précédaient le préau, l’évêque, courroucé déjà, cédant à l’emportement de son caractère, se précipita hors de l’enceinte de son jardin, sans prendre le temps de revêtir sa robe, qu’il laissa sur un banc. À peine eut-il traversé la première cour, suivi de l’écuyer conduisant le cheval, et de Thiégaud, souriant, dans sa perversité, à cette nouvelle iniquité de son maître, que celui-ci vit venir à lui grand nombre de gens de sa maison ; tous poussaient des clameurs, gesticulaient violemment, et entouraient Jean-le-Noir, dont la taille gigantesque les dépassait de toute la tête ; non moins animé que ses compagnons, il criait et gesticulait aussi, brandissant à la main son long poignard sarrasin.

— D’où vient ce tapage ? — dit l’évêque de Laon en s’avançant au devant de ce groupe ; — pourquoi ces cris ?

Plusieurs voix irritées répondirent ainsi au prélat : — Ce sont les bourgeois de Laon ! — Ces chiens de communiers !

— Encore cette bourgeoisie ! — s’écria Gaudry. — Que s’est-il passé ?

— Jean-le-Noir va le dire ! — clamèrent plusieurs voix ; — parle, Jean, parle !

Le géant africain se tourna vers ses compagnons, leur fit de la main signe de garder le silence ; et, essuyant sur sa cuisse la lame ensanglantée de son poignard, il dit à Gaudry d’une voix palpitante encore altérée par la colère, en jetant pourtant sur Thiégaud un regard de haine sournoise : — Je venais, seigneur évêque, de conduire jusqu’à la porte du dehors Mussine-la-Belotte

— Ma fille ! — s’écria Thiégaud stupéfait, au moment où le prélat, frappant du pied avec colère et haussant les épaules, reprochait du geste et du regard à son esclave l’indiscrétion de ses paroles ; Jean-le-Noir resta coi et affecta la mine embarrassée d’un homme qui comprend trop tard la sottise qu’il a dite, tandis que les gens de l’évêché souriaient en tapinois de l’air ébahi de Thiégaud ; les uns le redoutaient à cause de sa méchanceté, d’autres le jalousaient en raison de sa familiarité avec l’évêque, Jean-le-Noir était de ceux-ci ; aussi, après avoir secrètement corrompu et livré au prélat la fille du serf, voulut-il lui porter un coup terrible, sachant combien, malgré sa scélératesse, cet homme était jaloux de l’honneur de sa fille, qu’il adorait ; Thiégaud, devenant livide à cette foudroyante révélation, jeta sur Gaudry un regard effrayant… mais rapide comme l’éclair ; puis, ses traits reprenant soudain leur expression habituelle, il se mit à rire plus haut que personne de la maladresse de Jean-le-Noir, et s’inclina même avec une déférence ironique devant Gaudry. Celui-ci, connaissant depuis longtemps la vie criminelle du serf de Saint-Vincent, ne s’étonna pas de le voir rester, en apparence, si insoucieux de la honte de sa fille ; mais, par suite de ce respect humain dont les caractères les plus dépravés ne se dépouillent jamais entièrement, l’évêque, bien que la corruption de ses mœurs fût notoire, apaisa d’un geste impérieux l’hilarité générale et dit : — Ces rires sont malséants, la fille de Thiégaud était venue de grand matin, comme viennent tant d’autres pénitentes, me consulter, moi, son père spirituel ; je l’ai fait ensuite accompagner par Jean jusqu’à la porte de l’évêché.

— Cela est si vrai, — ajouta Thiégaud avec un calme parfait, — cela est si vrai, qu’en amenant ici ce matin un cheval à notre seigneur l’évêque, je comptais repartir avec ma fille ; mais elle est sortie par la porte de la voûte, tandis que j’étais dans le préau.

— Compère Ysengrin, — reprit le prélat avec un mélange de hauteur et de familiarité, — nos paroles peuvent se passer de ton témoignage. — Puis, empressé de couper court à cet incident qui avait pour témoin l’archidiacre Anselme, toujours silencieux, mais profondément indigné, Gaudry dit à l’esclave noir : — Parle ? que s’est-il passé entre toi et ces Communiers, que l’enfer confonde !

— J’ouvrais la porte de l’évêché à Mussine-la-Belotte, lorsque trois bourgeois, venant des faubourgs et se dirigeant vers la porte de la ville, afin d’aller assister sans doute à la cérémonie annoncée par le beffroi de ces pendards, passèrent devant le palais ; en voyant sortir de céans une femme encapuchonnée, ces coquins se sont mis à rire malignement, en se poussant le coude et continuant leur chemin, moi, je cours à eux et leur dis : « — De quoi riez-vous ? chiens de communiers ! » — Ils me répondent avec insolence, m’appellent bourreau de l’évêque ; je tire mon poignard, je frappe l’un d’eux au bras, car il a paré le coup, et tandis que ses compagnons l’entourent en beuglant : qu’ils vont aller demander justice à la commune, je rentre et referme sur moi la porte ; par Mahom ! je suis content de ce que j’ai fait ; j’ai vengé mon maître des insultes de ces maudits !

— Oui, Jean-le-Noir a bien agi ! — s’écrièrent les gens de l’évêché ; — nous ne pouvons sortir sans être honnis par les bourgeois de Laon !

— L’autre jour, — s’écria un des fauconniers, — le boucher de la rue du Change, l’un des échevins de cette commune du diable, a refusé de me donner à crédit de la viande pour les faucons de notre seigneur l’évêque !

— Il nous faut maintenant, dans les tavernes, payer avant de boire !

— Est-ce qu’il en était ainsi il y a trois ans ?

— Oh ! c’était le bon temps ! tout homme de l’évêché prenait sans payer ce qu’il voulait chez les marchands, et pas un de ces musards n’osait seulement souffler.

— Souffler ! on les aurait assommés ! Ah ! c’est qu’aussi nous étions les maîtres alors !

— Mais depuis leur commune ensabbatée, ce sont les bourgeois qui sont maîtres. Au diable la commune ! vive l’ancien temps !

— Oui, au diable les communiers ! Ils nous font crever de malehonte pour notre seigneur évêque, — dit l’un des jeunes serfs qui naguère s’exerçaient au maniement des armes ; et s’adressant résolument
 au prélat, qui, loin de calmer l’effervescence de ses gens, semblait ravi de leurs récriminations et les encourageait par un sourire approbatif : — Dis un mot, notre évêque, nous sommes ici une cinquantaine qui commençons à savoir manier l’arc et la pique, mets quelques chevaliers à notre tête, nous descendrons dans la ville et nous ne laisserons pas pierre sur pierre des maisons de cette bourgeoisie et de cette artisannerie !

— Oui, dis un mot ! — s’écria Thiégaud, — et moi je t’amène, saint patron, une centaine de bûcherons et de charbonniers de la forêt de Saint-Vincent ; ils feront des maisons de ces artisans et de ces bourgeois, un brasier à rôtir Belzébuth lui-même !

Si l’évêque de Laon avait pu conserver quelque doute sur l’indifférence du serf de Saint-Vincent au sujet de la honte de sa fille, ce doute eût été détruit par les paroles de cet homme ; aussi le prélat, doublement satisfait des témoignages de dévouement de Thiégaud, dit aux gens de l’évêché : — Je suis content de vous trouver dans ces dispositions ; persistez-y ; le moment de vous mettre à l’œuvre arrivera plus tôt que vous ne le pensez. — Quant à toi, mon brave Jean, tu m’as vengé de l’insolence de ces communiers ; ne crains rien, il ne sera pas touché à un cheveu de ta tête ; et toi, compère Ysengrin, tu signifieras au métayer que je garde le cheval, je le payerai s’il me convient de le payer ; va promptement voir nos amis les bûcherons et les charbonniers de la forêt : d’un jour à l’autre je pourrai avoir besoin d’eux ; et, ce jour venu, ils pourront, en retour de leur bonne volonté, faire rafle à leur guise dans les boutiques et les maisons des bourgeois de Laon. — Et, s’avançant vers l’archidiacre Anselme, qui avait assisté à cette scène sans prononcer un mot, il lui dit : — Rentrons chez moi ; ce qui vient de se passer sous tes yeux t’aura préparé à l’entretien que nous allons avoir, et pour lequel je t’ai mandé ici ce matin.

L’archidiacre suivit le prélat ; et tous deux se rendirent dans les appartements de l’évêché. 


— Anselme, tu viens de voir et d’entendre des choses qui, sans doute, t’auront choqué ; nous en reparlerons tout à l’heure, — dit Gaudry lorsqu’il fut seul avec l’archidiacre. — Je t’ai mandé, voici pourquoi : je connais ton grand faible pour le menu peuple et la bourgeoisie.

— Ce n’est pas faiblesse, c’est affection réfléchie.

— Soit… Veux-tu rendre un signalé service à tes favoris ?

— De grand cœur.

— Eh bien ! puisque tu as la confiance de l’artisan et du citadin, dis-leur ceci : — « Croyez-moi, bonnes gens : renoncez à cet exécrable esprit de nouveauté, à cette forcennerie diabolique qui pousse en ces temps-ci le vassal à se dresser contre son seigneur ; abjurez au plus tôt cet orgueil effronté, stupide, impie, qui persuade à l’artisan et au citadin qu’ils peuvent se soustraire à l’autorité seigneuriale, afin de se gouverner par eux-mêmes. Allez, bonnes gens, — dois-tu leur dire encore, — retournez à vos métiers, à vos boutiques : la chose publique se passera fort bien de vous ; vous délaissez l’Église pour l’hôtel communal, vous ouvrez l’oreille au son de votre beffroi et la fermez au son des cloches de l’Église, cela ne vous est point bon ; vous finiriez par oublier la soumission que vous devez éternellement aux prêtres, aux nobles et au roi… Ne confondons jamais les conditions, bonnes gens ; à chacun ses droits, à chacun ses devoirs ; le droit du prêtre, du noble, du roi est de commander, de gouverner ; le devoir du serf, de l’artisan, du bourgeois est d’obéir aveuglément, sans réflexion, à la moindre volonté de leurs maîtres naturels, de qui l’autorité souveraine, sacrée, consacrée par la toute-puissance divine, doit être pour les serfs, les artisans, les vilains ou les bourgeois aussi sainte, aussi obéie qu’un article de foi ; donc, mes bonnes gens, cette pitoyable comédie communière et républicaine, que vous jouez depuis tantôt trois ans, et dont la cérémonie de ce matin est le bouquet, a assez duré, a trop duré. Renoncez de bon gré à vos ridicules rôles de maire, d’échevins, de guerriers ; l’on a commencé par rire de vos sottises, dans l’espoir que vous reviendriez au bon sens ; mais, à la longue, voyez-vous, l’on se lasse. Le moment est venu de mettre fin à ces saturnales ; donc, croyez-moi, bonnes gens, afin d’éviter un juste châtiment, et que les choses se passent paisiblement, revenez de vous-mêmes à l’humilité de votre condition ; faites de vos robes d’échevins des cottes pour vos femmes, remettez vos armes aux gens qui savent les manier, apportez respectueusement à l’Église, en manière d’hommage expiatoire, votre assourdissant beffroi ; il augmentera la sonnerie de la cathédrale, votre superbe bannière servira de nappe d’autel, et quant à votre magnifique sceau d’argent, fondez-le pour acheter quelques tonnes de vin vieux, que vous viderez au rétablissement de la seigneurie de votre évêque en Jésus-Christ ; de la sorte tout ira bien, bonnes gens, le passé vous sera pardonné, à la condition que vous serez désormais soumis, humbles, repentants devant l’Église, la noblesse et la royauté, et que vous renoncerez de vous-mêmes à votre peste de commune. »

Anselme avait écouté l’évêque de Laon avec un mélange de surprise, d’indignation et de profonde anxiété, ne cherchant pas à interrompre le prélat, et se demandant comment cet homme, auquel, malgré ses crimes, il ne pouvait refuser ni esprit, ni sagacité, s’aveuglait assez sur les hommes et sur les choses pour concevoir des projets tels que les siens. L’émotion de l’archidiacre était si profonde qu’il garda le silence pendant quelques moments ; enfin il dit à l’évêque, d’une voix grave et pénétrée : — Ainsi tu m’engages à conseiller aux habitants de Laon de renoncer à leur Charte ? Cette Charte, que toi et eux vous avez consentie et jurée d’un commun accord ?

— Cette convention a été conclue, pendant mon voyage en Angleterre, par le chapitre et le conseil de chevaliers qui gouvernaient en mon absence.


— Faut-il donc te rappeler qu’à ton retour de Londres, et moyennant une somme d’argent considérable à toi donnée par la bourgeoisie, cette Charte tu l’as signée de ta main, scellée de ton sceau, jurée sur ta foi ? Peux-tu le nier ?

— J’ai eu tort d’agir ainsi ; l’Église tient sa seigneurie de Dieu seul… elle n’a pas le droit d’aliéner ses droits.

— As-tu rendu l’argent reçu par toi pour consentir la commune ?

— L’argent que j’ai reçu représentait au plus quatre années du revenu que, pour ma part, je tirais ordinairement des habitants de Laon. Trois ans sont écoulés depuis l’établissement de cette peste de commune, je suis donc, envers mes vassaux, en avance d’une année ; or, comme mon droit est de taxer à merci et à miséricorde, je doublerai la taxe de l’année présente, et, me trouvant ainsi au pair, j’exigerai, si bon me semble, la taxe de l’an prochain.

— Ce droit tu l’aurais si tu ne l’avais aliéné ; mais tu ne peux renier ta signature, ton sceau, ton serment ?

— Ah, ah, ah ! ma signature ! deux mots écrits au bas d’un parchemin ! mon sceau ? un morceau de cire ! mon serment ? un son de voix !

Anselme, malgré son calme, fut sur le point d’éclater ; il se contint et reprit : — Ainsi, tu persistes à abolir la commune de Laon ?

— Oui, par tous les moyens possibles.

— Soit ; tu renies un engagement sacré, mais tu oublies que, par prudence et ne reculant devant aucun sacrifice, les communiers de Laon, moyennant une autre somme d’argent considérable, ont fait confirmer leur Charte par le roi Louis-le-Gros.

— Le roi ? — fit l’évêque Gaudry en haussant les épaules ; — demain, au plus tard, Louis-le-Gros sera ici, à Laon, à la tête de bon nombre de chevaliers et d’hommes de guerre pour écraser ces misérables bourgeois s’ils osaient se refuser à l’abolition de leur commune ! 


— Le roi !…

— Oui.

— Le roi ? — répéta l’archidiacre avec stupeur, — lui qui a confirmé, juré la Charte d’affranchissement des bourgeois de Laon ?

— Le roi commence à écouter la voix de l’Église ; il comprend enfin que, s’il est pour lui d’une bonne politique et d’un bon profit de vendre pour un temps leur affranchissement, aux villes soumises aux seigneurs laïques, ses rivaux et les nôtres, il compromet gravement sa puissance en favorisant l’affranchissement des seigneuries ecclésiastiques, car en cela il habitue les peuples à s’émanciper du joug de l’Église ; or, l’Église seule a le pouvoir d’affermir le trône en ordonnant aux peuples d’obéir aux rois sous peine du feu éternel. Donc Louis-le-Gros, en confirmant provisoirement, moyennant pécule, les Chartes d’affranchissement des communes autrefois soumises à des seigneurs laïques, est fermement résolu à faire rentrer désormais sous l’autorité épiscopale toutes les villes ecclésiastiques affranchies, et il les écrasera si elles bronchent. Aussi, je te le répète, demain au plus tard, j’en ai l’assurance, Louis-le-Gros sera dans cette ville à la tête de ses hommes de guerre ; les nobles de le ville le savent comme moi.

— Je ne m’étonne plus de leurs provocations insensées ! Ah ! mes pressentiments ne me trompaient pas lorsque, ce matin encore, j’engageais les communiers à redoubler de calme et de prudence !

— Tu étais dans la bonne voie ; aussi, connaissant ton influence sur ces musards, je t’ai mandé ici afin de te charger de les engager à renoncer d’eux-mêmes à leur commune ensabbatée s’ils veulent échapper à un châtiment terrible.

— Évêque de Laon, — dit Anselme d’une voix émue et solennelle, — je refuse la mission dont tu me charges ; je ne veux pas voir couler dans cette ville le sang de mes frères !

— Quoi ?… tu dis…

— Je dis qu’après l’enthousiasme populaire dont j’ai été témoin ce matin, un soulèvement effroyable éclaterait si l’on soupçonnait seulement tes projets ! oui, et toi, les clercs, les chevaliers de la ville vous seriez les premiers victimes de la fureur des communiers.

— Ah, ah, ah, un soulèvement ! — s’écria l’évêque de Laon en éclatant de rire ; — Jean, mon noir, prendrait le plus farouche de ces musards par le nez et l’amènerait ici à genoux à mes pieds, tremblant et repentant (E).

— Je te dis, moi, que malgré l’appui et la présence du roi, si tu oses toucher aux droits de la commune, toi, les prêtres et les nobles, vous serez exterminés par le peuple insurgé. Ah ! la malédiction du ciel s’appesantira sur moi avant qu’une imprudente parole de ma part ait déchaîné une pareille tempête !

— Ainsi, tu refuses la mission dont je te charge ?

— Gaudry, je connais ta violence, ton inflexible opiniâtreté ; aussi je ne te parlerai pas des horreurs de la guerre civile désolant cette cité depuis trois ans, si tranquille, si heureuse ; je ne te parlerai pas de ta parole reniée, cette Charte déchirée malgré ton serment ; non, tu rirai… mais tu ne riras peut-être pas, lorsque je te dirai : Moi, Anselme, dont tu connais le jugement et la véracité, je te le jure sur le salut de mon âme, c’est ta vie que tu joues à ce jeu terrible ! oui, entends-tu : ta vie ; et puissé-je n’avoir pas à disputer aux fureurs populaires tes restes sanglants pour leur donner la sépulture ?

L’accent convaincu, l’imposante autorité du caractère de l’archidiacre, impressionnèrent l’évêque de Laon ; s’il ne reculait devant aucun crime pour satisfaire à ses passions, il tenait fort à la vie ; aussi, malgré son dédain aveugle pour le menu peuple, un moment il hésita dans sa résolution, et songeant aux triomphantes révoltes qui, en des circonstances semblables, avaient eu lieu depuis peu d’années dans d’autres communes de la Gaule, il resta sombre et silencieux. Soudain Jean-le-Noir entrant dit à l’évêque d’un air sardonique et triomphant : — Patron, un de ces chiens de bourgeois est venu de lui-même se prendre au piége ; nous le tenons, ainsi que sa femelle, qui, par Mahom ! est des plus gentilles ; car, si le mari est un gros dogue, la femme est une mignonne levrette !

— Trêve de plaisanteries, coquin, — reprit l’évêque de Laon avec impatience. — De quoi s’agit-il ?

— Tout à l’heure on a heurté à la grande porte ; j’étais dans la cour avec les serfs qui s’exercent aux armes ; j’ai regardé au guichet, j’ai vu un gros homme casqué jusqu’au nez, crevant dans son corselet de cuir, et aussi embarrassé de son épée qu’un chien à qui l’on a attaché une poêle à la queue ; une jeune et jolie femme l’accompagnait. — Que veux-tu ? ai-je dit à ce bonhomme. — « Parler au seigneur évêque, et sur l’heure, pour chose grave ; je suis échevin de la commune de Laon. » — Tenir ici un de ces chiens de communiers m’a paru fort à propos, aussi après avoir envoyé un de nos gens voir par l’une des meurtrières de la tour si le bourgeois était seul, j’ai ouvert la porte. Ah, ah, ah, tu aurais ri, — ajouta Jean-le-Noir en riant lui-même, — si tu avais vu ce bonhomme au moment de passer le seuil de la porte de l’évêché embrasser sa femme comme s’il allait entrer chez Lucifer, tandis que la belle lui disait : — « Je t’attends ici ; je serai moins longtemps inquiète que si j’étais restée à l’hôtel communal. » — Par Mahom ! me suis-je dit, mon patron aime trop à recevoir chez lui de jolies pénitentes pour laisser dehors cette mignonne ; et, l’enlevant comme une plume, je l’apporte dans la cour ; j’avais envie de fermer la porte au nez du mari, mais j’ai pensé qu’il valait mieux le garder ici. Sa petite femme, furieuse comme une chatte en amour, a crié, m’a égratigné quand je l’ai prise dans mes bras, mais lorsqu’elle a pu rejoindre son oison de mari, elle a fait la brave ; ils sont tous deux dans la salle voisine. Faut-il les introduire ?

L’annonce de la venue de l’un de ces communiers, objet des récriminations et de la haine de l’évêque Gaudry, réveilla sa colère, un moment contrainte par les paroles de l’archidiacre Anselme, et le prélat s’écria : — Par Dieu ! il vient à propos ce bourgeois ! Amène-le…

— Et sa femme aussi, — dit le noir en s’éloignant, — ce sera le contre-poison. — Puis, sans attendre la réponse de son maître, il disparut.

— Prends garde ! — dit Anselme de plus en plus alarmé, — prends garde ! les échevins sont élus par les habitants ; ce serait la plus mortelle injure que de violenter l’homme de leur choix !

— Assez de remontrances, — s’écria Gaudry avec une hautaine impatience ; — tu oublies trop que je suis ton évêque !

— Ce sont tes actes qui me le feraient oublier ; mais c’est au nom de l’épiscopat, au nom du salut de ton âme, au nom de ta vie, que je t’adjure de ne pas allumer un incendie que ni toi ni le roi ne pourrez éteindre !

— Quoi ! — reprit l’évêque de Laon avec un ricanement féroce ; — quoi ! cet incendie l’on ne l’éteindrait pas ? même dans le sang de ces manants révoltés ?

Le prélat venait de prononcer ces exécrables paroles lorsque entra Ancel-Quatre-Mains-le-Talmelier, accompagné de sa femme Simonne, et précédé de Jean-le-Noir, qui, les laissant au seuil de la porte, sortit en souriant d’un air cruel. L’échevin était pâle, ému ; mais la bonhomie ordinairement empreinte sur ses traits avait fait place à une expression de fermeté réfléchie ; cependant, il faut l’avouer, son casque, placé fort en arrière sur sa tête, son ventre gonflé au-dessous de son corselet de cuir, donnaient au citadin une apparence presque grotesque, dont fut surtout frappé l’évêque de Laon ; aussi, partant d’un éclat de rire mêlé de colère et de dédain, s’écria-t-il, en montrant l’échevin à l’archidiacre : — Voilà donc l’échantillon de ces preux hommes qui doivent faire trembler et reculer les évêques, les chevaliers et les rois ?

L’échevin et sa femme, qui se serrait contre lui, s’entre-regardèrent, ne comprenant pas le sens des paroles du prélat. Simonne, non moins troublée que son mari, semblait partagée entre deux sentiments : la crainte de quelque danger pour Ancel, et l’horreur que lui inspirait Gaudry.

— Eh bien ! seigneur échevin, clarissime élu de l’illustrissime commune de Laon ? — dit le prélat avec un accent railleur et méprisant, — tu as voulu me voir, me voici ; parle, que veux-tu ?

— Seigneur évêque ; je n’ai point, tant s’en faut, ambitionné de venir céans, j’accomplis un devoir, je suis ce mois-ci échevin judiciaire, et comme tel, chargé des procédures ; c’est en cette qualité que je viens ici remplir mon office.

— Oh ! oh ! salut à vous, seigneur procédurier, — reprit le prélat en s’inclinant ironiquement devant le talmelier ; — peut-on du moins savoir le sujet de cette procédure ?

— Certes, seigneur évêque, puisque je viens procéder contre toi.

— Vraiment !… contre moi ?…

— Contre toi et contre Jean, ton serviteur africain.

— Et pendant que mon mari est en train de procéder, — ajouta résolument Simonne, — il demandera aussi justice et réparation des injures que m’a dites la noble dame de Haut-Pourcin, femme de l’un de tes Épiscopaux, seigneur évêque.

— Jean, mon noir, avait pardieu raison ; jamais je ne vis plus gentille créature ! — dit l’évêque dissolu en examinant attentivement la talmelière, dont il s’était jusqu’alors peu occupé. Puis, semblant réfléchir : — Depuis combien de temps es-tu mariée, mignonne ?

— Depuis cinq ans.

— Bonhomme, — reprit Gaudry en s’adressant à l’échevin, — tu as donc racheté ta femme du droit de Cuillage du temps qu’Amaury le chanoine était préposé à la perception de ce droit ?

— Oui, seigneur, — répondit le talmelier, tandis que sa femme, baissant les yeux, devenait pourpre de confusion en entendant le prélat parler de ce droit infâme des évêques de Laon, qui, avant l’établissement de la commune, avaient le droit d’exiger la première nuit de noces des nouvelles mariées ; exécrable honte dont l’époux parvenait parfois à se rédimer moyennant une somme d’argent.

— Ce vieux bélître d’Amaury n’en faisait point d’autres, — reprit le prélat avec un éclat de rire cynique ; — j’avais beau lui dire : « — Lorsque deux fiancés viennent déclarer à l’église leur prochain mariage, inscrits à part celles des fiancées assez accortes pour que je puisse exiger d’elles l’amoureuse redevance en nature ! » — Mais point. À entendre Amaury, et j’ai devant les yeux une preuve vivante de sa fourberie ou de son aveuglement, presque toutes les mariées étaient des laidrons !

— Heureusement, seigneur évêque, ils sont passés ces mauvais temps-là, — répondit Ancel, contenant à peine son indignation ; — ils ne reviendront plus ces temps où l’honneur des époux et de leurs femmes était à la merci des seigneurs.

— Mon frère, — ajouta l’archidiacre, douloureusement affecté des paroles de l’évêque et s’adressant à Ancel, — croyez-moi, l’Église elle-même rougit de ce droit monstrueux dont jouissent ses prélats lorsqu’ils sont seigneurs temporels.

— Ce que je sais, père Anselme, — répondit judicieusement le talmelier en hochant la tête, — c’est que l’Église ne défend point apparemment aux prélats d’en user de ce droit monstrueux, puisqu’ils en usent.

— Par le sang du Christ ! — s’écria l’évêque de Laon, tandis que l’archidiacre sentait, à regret, qu’il ne pouvait rien répondre au talmelier, — ce droit prouve mieux que tout autre combien la personne du serf, du vilain ou du vassal, non noble, est en la possession absolue, souveraine, de son seigneur laïque ou ecclésiastique ; aussi, loin de rougir de ce droit, l’Église le revendique pour ses seigneuries et le consacre !

L’archidiacre, n’osant contredire son évêque, car son évêque disait vrai, baissa la tête avec accablement et resta muet. L’échevin reprit avec un mélange de bonhomie narquoise et de fermeté : — Je suis, seigneur évêque, trop ignorant en théologie pour discuter sur l’orthodoxie d’un droit dont les honnêtes gens ne parlent que l’indignation au cœur et la honte au front ! mais, grâce à Dieu, depuis que Laon est une commune affranchie, cet abominable droit-là est aboli comme tant d’autres, tel que celui de prendre le cheval d’autrui sans le payer. Ceci, seigneur évêque, me ramène naturellement à la cause qui m’a conduit céans.

— Donc, tu viens procéder contre moi ?

— C’est mon office, je l’accomplis.

— Allons, parle.

— Il y a une heure, Pierre-le-Renard, métayer de Colombaïk-le-Tanneur, est venu déclarer au maire et aux échevins, assemblés dans l’hôtel communal, que toi, évêque de Laon, tu gardais, contre tout droit, un cheval appartenant audit Colombaïk…

— Est-ce tout ? — demanda l’évêque en riant ; — n’ai-je point commis d’autre péché ?

— Germain-le-Fort, maître charpentier de la Grande-Cognée, assisté de deux témoins, est aussi venu déclarer au maire et aux échevins que, passant devant la porte de l’évêché, il avait été d’abord outragé, puis frappé d’un coup de poignard au bras gauche par Jean-le-Noir, l’un de tes serviteurs.

— Eh bien, seigneur justicier, — dit l’évêque en continuant de rire, — condamne-moi.

— Pas encore, — répondit froidement le talmelier ; — il faut : premièrement instruire l’affaire ; secondement entendre les témoignages ; troisièmement rendre l’arrêt ; quatrièmement l’exécuter.

— Voyons… instruis… va, je serai patient… je suis curieux de voir jusqu’où ira ton audace.

— Mon audace est celle d’un homme honnête qui accomplit son devoir. 


— Un honnête homme que l’on n’intimide pas, — ajouta résolument Simonne ; — un homme que les dédains ne troublent point !

— J’aime à voir ta mine friponne, — reprit l’évêque en s’adressant à la jeune femme ; — elle me donne le courage d’écouter ce musard, j’en jure par tes beaux yeux noirs !

— Et moi, par les pauvres yeux de Gerard-le-Soissonnais, que tu as fait si cruellement priver de la vue, je te jure que ton aspect m’est odieux, évêque de Laon ! toi, dont les mains sont encore tachées du sang de Bernard-des-Bruyères, que tu as assassiné dans ton église ! — En prononçant ces paroles imprudentes, que lui arrachait une généreuse indignation, la talmelière tourna brusquement le dos à l’évêque ; celui-ci, courroucé de s’entendre ainsi reprocher deux de ses crimes, devint livide et s’écria, en se levant à demi sur son siége, dont il serrait convulsivement les supports : — Misérable serve !

— Simonne ! — dit l’échevin à sa femme avec un accent de grave reproche et interrompant le prélat, — tu ne devais pas parler ainsi ; ces crimes passés sont justiciables de Dieu… mais non de la commune, ainsi que le sont les méfaits contre lesquels je viens procéder en ce lieu.

— Je vais t’épargner la moitié de ta besogne ! — s’écria Gaudry avec une fureur concentrée, au lieu de continuer de railler dédaigneusement l’échevin ; — oui, j’ai retenu ici le cheval d’un métayer ; oui, Jean, mon noir, a donné un coup de poignard à un manant de cette ville. Allons, conclus…

— Puisque tu avoues ces délits, seigneur évêque de Laon, je conclus à ce que tu rendes le cheval à son propriétaire, ou que tu lui en comptes le prix ; je conclus à ce qu’il soit fait justice par toi du crime commis par Jean, ton esclave noir.

— Et moi, je prétends garder le cheval sans en compter le prix ; et moi, je prétends que Jean, mon serviteur, a châtié justement un insolent communier ! Maintenant, prononce ton arrêt.

— Évêque de Laon, ces paroles sont très-graves, — répondit l’échevin avec émotion ; — je t’en conjure, veuille y réfléchir pendant que je te lirai deux textes de notre charte communale jurée par toi, signée de ta main, scellée de ton sceau, ne l’oublie pas… et, de plus, confirmée par notre seigneur le roi Louis-le-Gros. — Et l’échevin, tirant un parchemin de sa poche, lut ce qui suit : « — Lorsque quiconque aura forfait envers un homme qui aura juré la commune de Laon, le maire et les échevins, si plainte leur en est faite, feront, après information et témoignage, justice du corps et des biens du coupable… — Si le coupable se réfugie dans quelque château-fort, le maire ou les échevins parleront sur cela au seigneur dudit château ou à celui qui sera en son lieu ; et si, à l’avis du maire et des échevins, satisfaction est faite du coupable, ce sera assez ; mais si le seigneur refuse satisfaction, la commune se fera justice sur les biens et sur les hommes dudit seigneur… » Telle est, seigneur évêque, la loi de notre commune, consentie, jurée par toi et par nous. Donc, si tu ne rends point le cheval ; donc, si tu ne nous donnes pas satisfaction sur le crime de Jean, ton serviteur, nous nous verrons forcés de nous faire justice sur tes biens et sur tes hommes.

L’évêque et les Épiscopaux, certains de l’appui du roi, désiraient et provoquaient, depuis quelque temps, une lutte avec les communiers, se croyant assurés du succès ; et espérant ainsi reconquérir violemment leurs droits seigneuriaux, trésor jadis inépuisable, mais aliéné par eux depuis trois ans pour une somme d’argent considérable déjà dissipée. Le prélat, en refusant de satisfaire aux légitimes réclamations des échevins, devait fatalement amener une collision au moment même où Louis-le-Gros allait arriver à Laon avec une nombreuse troupe de chevaliers ; aussi, ne doutant pas que la cité fût écrasée dans la lutte, et se voyant parfaitement servi par les circonstances, Gaudry, loin de répondre avec emportement aux sages et fermes paroles du talmelier, reprit, en affectant une humilité sardonique : — Hélas ! illustre échevin, il nous faudra pourtant, pauvres seigneurs que nous sommes, essayer de vous résister, mes vaillants Césars, tâcher de vous empêcher de vous faire justice sur nos biens et sur nos personnes, ainsi que vous le dites si triomphalement !

— Seigneur évêque, réfléchis à tes paroles, — répondit le talmelier en joignant les mains avec anxiété ; — ton refus de faire loyalement justice à la commune, hélas ! c’est la guerre entre nous et toi !

— Hélas ! oui, mon intrépide, — répondit Gaudry en contrefaisant ironiquement Ancel, — il nous faudra nous résigner à la bataille ; heureusement, les chevaliers épiscopaux ne manient point trop mal, que je sache, la lance et l’épée.

— Gaudry, la bataille dans notre cité, mais c’est une chose terrible ! — s’écria l’échevin d’une voix altérée ; — pourquoi nous réduire à une pareille extrémité lorsqu’il dépend de toi de prévenir de si grands maux en te montrant équitable et fidèle à ton serment ?

— Je t’en supplie, rends-toi à ces paroles sensées, — dit à son tour l’archidiacre à Gaudry ; — par ton refus ne déchaîne pas tous les fléaux de la guerre civile !

— Seigneur évêque, — reprit l’échevin d’une voix pressante, avec un accent triste et pénétré, — que te demandons-nous ? justice… rien de plus ! Rends ce cheval ou payes-en le prix. Ton serviteur a commis un crime, inflige-lui un châtiment exemplaire. En vérité, est-ce trop exiger de toi ? Iras-tu, par ta résistance, livrer notre pauvre pays à des calamités sans nombre ? faire couler le sang ?… Ah ! par pitié, songe aux suites de la bataille ! songe aux veuves, aux orphelins !…

— Je te comprends, héroïque échevin, — reprit l’évêque avec un ricanement dédaigneux ; — tu nous menaces de la guerre, et tu as, comme tes héroïques acolytes, une peur atroce de la guerre !

— Peur ! — s’écria Simonne, ne pouvant dominer son impétueux naturel, — peur !… Ah ! que le beffroi appelle les habitants à la défense de la commune, et, comme à Beauvais, comme à Noyon, comme à Reims, les hommes courront aux armes, et les femmes les accompagneront pour panser les blessés !

— Par le sang du Christ ! ma gentille amazone, — dit en riant le prélat, — si je te fais prisonnière, tu me payeras les arrérages du droit que tu sais !

— Seigneur évêque, — dit l’échevin, — de pareilles paroles sont mauvaises dans la bouche d’un prêtre, surtout lorsqu’il s’agit d’ensanglanter la cité. Nous redoutons la guerre, dis-tu ? oui, certes, nous la redoutons, car ses maux sont irréparables, et je la crains, moi, autant et plus que personne, la guerre ; car on y meurt, et je tiens beaucoup à vivre pour ma femme, que j’aime, et pour jouir en paix de notre modeste aisance, fruit de notre travail quotidien.

— Mais tu te battrais comme un autre ! — s’écria Simonne presque irritée de la sincérité de son mari — Oh ! oh ! je te connais, moi, oui, tu te battrais plus courageusement qu’un autre !

— Plus courageusement qu’un autre, c’est trop dire, — reprit naïvement le talmelier ; — je ne me suis jamais battu de ma vie, mais je ferais, je crois, mon devoir, quoique je sois moins habitué à manier l’épée que le fourgon de mon four.

— Avoue-le, bonhomme, — dit l’évêque en riant aux éclats, — tu préfères le feu de ton four à la chaleur de la bataille, hein ? mon César ?

— C’est ma foi vrai, seigneur évêque ; nous tous, bonnes gens, bourgeois et artisans que nous sommes, nous préférons le bien au mal, la paix à la guerre ; mais, crois-moi, il est quelque chose que nous préférons par-dessus tout : c’est l’honneur de nos femmes, de nos filles, de nos sœurs ; c’est la jouissance tranquille de ce que nous avons acquis à force de labeur ; c’est notre dignité ; c’est notre indépendance ; c’est le droit de faire, par nous-mêmes et pour nous-mêmes, les affaires de notre cité. Tous ces avantages, nous les devons à notre affranchissement des droits seigneuriaux ; aussi, vois-tu, si bonnes gens, si peu guerroyeurs que nous soyons, nous nous ferions tuer jusqu’au dernier… mais oui, tu as beau rire, seigneur évêque, nous nous ferions tuer jusqu’au dernier pour défendre notre commune et maintenir notre affranchissement ; que veux-tu ! à cette extrémité terrible, car il est toujours très-fâcheux de se faire tuer, nous nous résignerons à regret si tu nous y contrains ; voilà pourquoi, au nom de la paix publique, nous te supplions de faire justice à nos réclamations !

— Patron ! — dit Jean-le-Noir en entrant précipitamment, — un écuyer du roi vient d’arriver ; il devance son maître de deux heures seulement.

— Louis-le-Gros aura hâté sa venue ! — s’écria le prélat triomphant. — Par le sang du Christ ! tout nous sert à souhait !

— Le roi ! — dit l’échevin avec joie, — le roi dans notre cité !… ah ! nous n’avons plus rien à craindre !… Il a signé notre commune, il saura bien te forcer à la respecter, évêque de Laon !

— Certes ! — reprit Gaudry avec un sourire sardonique, — comptez sur l’appui du roi, bonnes gens ! il vient ici en personne, suivi d’une grosse troupe de chevaliers armés de fortes lances, d’épées bien tranchantes. Or donc, maintenant, vaillant bourgeois, va rejoindre tes héros de boutiques, et dis-leur ceci : — « Gaudry, évêque et seigneur de Laon, certain de l’appui du roi des Français, attend dans son palais épiscopal que les communiers viennent se faire justice eux-mêmes sur ses biens et sur ses hommes ! » — Et, s’adressant à Jean-le-Noir : — Que mon écuyer me fasse seller cet étalon amené ici ce matin ; je ne saurais enfourcher plus fière monture pour me rendre au-devant du roi en chevauchant à la barbe de ces manants ! Que l’on prévienne les chevaliers de la cité, ils me serviront d’escorte, et à cheval… à cheval ! ! — Ce disant, le prélat entra précipitamment dans une autre chambre de son appartement, laissant le talmelier aussi stupéfait qu’alarmé, voyant ruiner ses espérances, au sujet de l’intervention royale, par les paroles de l’évêque, auxquelles il hésitait encore à croire.



— Ancel, — lui dit l’archidiacre, — il n’y a pas à en douter, Louis-le-Gros prendra parti pour les Épiscopaux ; je t’en supplie, toi et les autres échevins, redoublez de prudence ; de mon côté je m’efforcerai de conjurer l’orage qui nous menace.

— Viens, ma pauvre femme, — dit l’échevin, dont les yeux se remplirent de larmes : — viens… Le roi des Français est contre nous ; Dieu protège la commune de Laon !

— Oui, comptons sur Dieu, — répondit Simonne, — mais, foi de Picarde ! je compte, avant tout, moi, sur le courage des communiers !




Le roi Louis-le-Gros était entré dans la ville de Laon la veille du jeudi saint de l’année 1112. Le lendemain de l’arrivée de ce prince, Colombaïk, sa femme et sa mère se trouvaient réunis dans la chambre basse de leur maison. L’aube naissante allait bientôt paraître ; le fils de Fergan, Martine et Jehanne-la-Bossue avaient veillé toute la nuit ; une lampe les éclairait ; les deux femmes, profondément tristes et inquiètes, taillaient dans de vieux linges des bandes et des morceaux de toile, tandis que Colombaïk et ses trois apprentis tanneurs, maniant la scie et la plane, façonnaient activement, avec des tiges de chêne et de frêne récemment coupées, des manches de piques de quatre pieds de longueur. Colombaïk ne paraissait pas partager les alarmes de sa mère et de sa femme, qui, silencieuses, étouffant parfois un soupir, critiquaient leurs travaux, et de temps à autre prêtaient l’oreille du côté de la petite fenêtre donnant sur la rue ; elles attendaient, avec autant d’impatience que d’anxiété le retour de Fergan, resté absent depuis la soirée de la veille.

— Hardi ! mes garçons, — disait gaiement Colombaïk aux apprentis ; — jouez prestement de la plane et de la scie ! Peu importe que ces manches de piques soient raboteux, ils seront maniés par des mains calleuses comme les nôtres.

— Oh ! maître Colombaïk, — reprit en riant des jeunes artisans, — quant à cela, ces manches seront moins doux à la main que ces fines peaux de chevreaux que nous tannons pour les gants brodés des nobles dames.

— L’ornement d’une pique, c’est son fer ! — reprit Colombaïk ; — mais ces ornements, le petit Robin-Brise-Miche, l’apprenti forgeron, tarde beaucoup à nous les apporter ; il n’en est pourtant pas de lui comme du petit gindre de notre ami le talmelier, il n’y a pas à craindre que Robin grignote sa marchandise en route. — Les jeunes garçons se prirent à rire de la plaisanterie de Colombaïk ; mais, ayant par hasard tourné les yeux vers Jehanne et Martine, il fut frappé de l’inquiétude croissante peinte sur leurs traits. — Ma bonne mère, si ma gaieté vous afflige, — dit-il à Jehanne d’une voix tendre et pénétrée ; — pardonnez-la-moi… et toi aussi, Martine.

— Hélas ! mon enfant, — répondit tristement Jehanne, — des hommes qui apprêtent des armes et des femmes qui préparent des linges pour le pansement des blessés, n’est-ce pas toujours un spectacle navrant ?

— Et quand on songe, — reprit Martine sans pouvoir retenir ses larmes, — qu’un père, un fils, un mari, seront peut-être parmi les blessés ! Ah ! maudits soient ceux-là qui veulent la guerre dans cette ville, si heureuse depuis trois ans !

— Chère Martine, et vous, bonne mère, écoutez-moi, — reprit Colombaïk afin de rassurer les deux femmes — se préparer à la guerre ce n’est pas la faire, mais il est prudent de se tenir sur ses gardes.

— Ton père ! enfin… voilà ton père ! — dit vivement Jehanne en entendant frapper à la porte de la maison, et elle se leva, ainsi que Martine, tandis que l’un des jeunes apprentis courait ouvrir ; mais l’attente des deux femmes fut déçue. Elles entendirent une voix enfantine s’écrier joyeusement : — Ça brûle !… ça brûle !… qui veut des nieules ?… ça brûle !… — Et Robin-Brise-Miche, l’apprenti forgeron, garçonnet de douze à treize ans, à la mine éveillée, mais toute noircie par la fumée de la forge, entra tenant dans son petit tablier de cuir replié une vingtaine de fers de piques qu’il laissa tomber sur le sol en criant : — Qui veut des nieules !… c’est tout chaud, ça sort du four !…

— Justement, maître Colombaïk craignait que tu n’aies grignoté ta marchandise en route, — dit gaiement un des jeunes tanneurs. — Tu étais fort capable de cette goinfrerie, petit Robin-Brise-Miche.

— Oh ! oh ! c’est vrai, car j’ai pris en route mon morceau ! — répondit en riant le garçonnet ; — mais pour l’emmancher, mon joli morceau de fer pointu, vous me donnerez une de vos belles tiges de frêne, n’est-ce pas, maître Colombaïk ?

— Toi ? — reprit en riant Colombaïk ; — que diable veux-tu faire d’une pique ?

— Eh ! me battre donc, si l’on se bat ! mon patron, Payen-Oste-loup, tapera sur les grands Épiscopaux, moi je taperai sur les petits de mon âge : ils m’ont assez souvent injurié, ces nobliaux, en me montrant du doigt par les rues se disant : « Voyez donc ce petit vilain avec sa figure noire, il a l’air d’un négrillon ! »

— Tiens, mon vaillant, — dit Colombaïk à Robin-Brise-Miche ! — voilà un beau manche de frêne. Mais que fait-on dans la ville ?

— C’est gai comme pendant la nuit de Noël ! On voit de la lumière à toutes les fenêtres ; les forges flamboyent ; les enclumes résonnent ! C’est un tapage ! un tapage ! l’on croirait que les forgerons, serruriers et haubergiers travaillent tous en hâte à leur chef-d’œuvre !

— Cette fois, c’est ton père ! — dit vivement Jehanne à son fils en entendant frapper de nouveau. En effet Fergan parut bientôt et entra au moment où Robin-Brise-Miche sortait, brandissant la tige de frêne en criant : — Commune ! commune ! j’ai de quoi emmancher ma pique !

— Ah ! — dit le carrier en suivant du regard l’apprenti forgeron, — comment craindre pour notre cause lorsque les enfants eux-mêmes… — Puis s’interrompant pour s’adresser à sa femme, qui accourait au-devant de lui, ainsi que Martine : — Allons, chères peureuses, rassurez-vous ! les nouvelles sont, je crois, à la paix.

— Il serait vrai ! — s’écrièrent les deux femmes en joignant les mains, — il n’y aura pas de guerre ? — Et courant se jeter au cou de Colombaïk, Martine s’écria : — Tu entends ton père ? il n’y aura pas de guerre ! quel bonheur, tout est fini !

— Ma foi, ma chère Martine, tant mieux ! — dit le jeune tanneur en répondant à l’étreinte de sa femme ; — on ne recule pas devant la bataille, mais la paix vaut mieux. Ainsi donc, mon père, tout est concilié ? l’évêque paye ou rend le cheval ; l’on fait justice de ce scélérat de Jean-le-Noir ; et le roi, fidèle à son serment, soutient la commune contre l’évêque ?

— Mes amis, — répondit le carrier, — il ne faut pas exagérer nos espérances de bon accord.

— Mais tes paroles de tout à l’heure, Fergan ? — reprit Jehanne avec surprise et inquiétude ; — ne m’as-tu pas dit…

— Je t’ai dit, Jehanne, que je croyais les nouvelles favorables à la paix. En deux mots, voilà ce qui s’est passé cette nuit : Vous avez su l’insolente réponse de l’évêque, rapportée au conseil des échevins par notre voisin Quatre-Mains-le-Talmelier, réponse rendue plus menaçante encore par l’entrée du roi dans notre ville à la tête d’une troupe d’hommes d’armes. L’échevinage s’est décidé à prendre des mesures de résistance et de sûreté. J’ai proposé, comme connétable de la milice, de placer des postes dans les tours qui fortifient les portes de la cité, de les fermer, de n’y laisser pénétrer personne ; puis de faire fabriquer en hâte, par les corporations de forgerons, de serruriers et de haubergiers, un grand nombre de piques, afin de pouvoir armer tous les communiers. Quatre-Mains-le-Talmelier, en homme de prévoyance et de bon jugement, a ensuite proposé d’envoyer, sous bonne escorte, chercher aux moulins des faubourgs tous les approvisionnements de farine, de peur que l’évêque ne les fît piller par ses serfs afin d’affamer Laon ; ces précautions prises, le conseil avisa ; on ne reculait pas devant la guerre, mais l’on voulait tout tenter pour la conjurer ; il est convenu que Jean Molrain se rendrait auprès du roi pour le supplier d’obtenir de l’évêque qu’il nous fît justice, et qu’il promît de respecter désormais notre Charte. Le maire se rendit à l’hôtel du chevalier de Haut-Pourcin, où logeait le roi ; mais ne pouvant voir ce prince, il conféra longtemps avec l’abbé Pierre de la Marche, l’un des conseillers royaux, et lui remontra que nous ne demandions rien que d’équitable. L’abbé ne cacha pas à Jean Molrain que l’évêque étant allé à cheval au-devant du roi, l’avait longtemps entretenu, et que Louis-le-Gros semblait fort irrité contre les habitants de Laon. Jean Molrain avait déjà traité à Paris avec l’abbé de la Marche pour la confirmation de notre commune, il le savait très-cupide et lui dit : « — Nous sommes résolus de maintenir nos droits par les armes, mais avant d’arriver à cette extrémité, nous voulons tenter tous les moyens de conciliation ; aucun sacrifice ne nous coûtera. Nous avons déjà payé à Louis-le-Gros une somme considérable pour obtenir son adhésion à notre charte, qu’il daigne la confirmer de nouveau et ordonner à l’évêque de nous faire justice ; nous offrons au roi une somme égale à celle qu’il a déjà reçue, et à vous, seigneur abbé, un beau présent d’argent. »

— Et, alléché par cette promesse, — reprit Colombaïk. — l’abbé à sans doute accepté ? ces tonsurés trafiquent de tout !

— L’abbé, sans prendre d’engagement, a promis qu’au coucher du roi il lui ferait part de cette offre, et a donné rendez-vous à Jean Molrain pour onze heures du soir. Les échevins, approuvant la proposition du maire, ont parcouru la ville afin de prier un chacun de contribuer, selon son avoir, au montant de la somme offerte au roi ; ce dernier sacrifice devait du moins éloigner de la cité les maux de la guerre, tous les habitants s’empressèrent de contribuer ; ceux qui n’avaient pas assez d’argent donnaient une pièce de vaisselle ; des femmes, des jeunes filles, offrirent leurs bagues, leurs colliers ; enfin, vers le soir, la somme ou son équivalent en objets d’or et d’argent fut déposée dans la caisse communale ; Jean Molrain retourna chez le roi pour savoir sa réponse, l’abbé Pierre de la Marche dit au maire que le roi ne paraissait pas éloigné d’accepter nos propositions, mais qu’il voulait attendre jusqu’au matin pour faire connaître ses ordres : voilà où en sont les choses. Empressé d’aller visiter nos postes de guet pendant la nuit, et n’ayant pas le loisir de revenir ici quérir de l’argent, j’ai prié notre bon voisin le talmelier de payer pour nous notre part de contribution ; tu vas tout à l’heure, Colombaïk, porter à Ancel l’argent qu’il a avancé.

— Sans nul doute le roi acceptera l’offre des échevins, — dit Jehanne ; — quel intérêt aurait-il à refuser un si pareil bénéfice ?

— Ah ! ce Louis-le-Gros ! — dit Colombaïk, — quel trafiquant de liberté ! il s’est fait payer pour confirmer notre charte, il se fait payer de nouveau pour la reconfirmer, pauvres bonnes gens que nous sommes ! il nous faut payer, toujours payer !

— Eh ! qu’importe, mon enfant ! — dit Jehanne ; — pourvu que le sang ne coule pas, payons double tribut s’il le faut !

— « C’est avec du fer que l’on paye aux rois ces tributs-là ! » disait notre aïeul Vortigern à cet autre abbé, envoyé d’un autre Louis, non gros, celui-là, mais pieux, — reprit Colombaïk en regardant presque avec regret les fers de piques déposés devant ses apprentis qui continuaient leurs travaux.

— Fergan, — dit soudain Jehanne en prêtant l’oreille du côté de la rue, — écoute donc… n’est-ce pas la cloche et la voix d’un crieur ?

À ces mots la famille du carrier s’approcha de la fenêtre basse et l’ouvrit. Le soleil s’était levé depuis quelques moments, l’on vit un crieur de l’évêque, reconnaissable aux armoiries qu’il portait brodées sur le devant de son surcôt, passer devant la maison ; tour à tour il agitait sa clochette et criait : — Au nom de notre seigneur le roi ! au nom de notre seigneur l’évêque ! habitants de la cité Laon, rendez-vous aux halles à la huitième heure du jour ! — et le crieur agita de nouveau sa sonnette, dont le bruit se perdit bientôt dans le lointain… Pendant un instant la famille du carrier garda le silence, chacun cherchant à interpréter dans quel but le roi et l’évêque assignaient ce rendez-vous aux habitants de la ville. Jehanne, cédant toujours à l’espérance, dit à Fergan : — Le roi veut probablement rassembler les habitants afin de leur faire annoncer qu’il accepte l’argent et confirme de nouveau notre charte ?

— J’en doute, — répondit le carrier en secouant tristement la tête. — Si telle était l’intention de Louis-le-Gros, il en aurait fait prévenir le maire.

— Mon père, peut-être l’a-t-il fait ?

— En ce cas le maire eût donné l’ordre de sonner le beffroi afin de réunir les communiers pour leur annoncer cette heureuse nouvelle. Je n’aime point cette convocation faite au nom du roi et de l’évêque.

— Hélas ! Fergan, — reprit Jehanne alarmée ; — faut-il donc renoncer à tout espoir d’accommodement ?

— Je ne sais, mais nous serons bientôt fixés, la huitième heure ne tardera pas à sonner ; — puis Fergan reprit son casque et son épée qu’en entrant il avait déposés sur un meuble, et dit à son fils  : — Arme-toi et allons aux halles. Quant à vous, mes enfants, — ajouta-t-il en s’adressant aux jeunes apprentis, dont l’un, fatigué de cette longue veille, s’était endormi sur son escabeau, — continuez d’emmancher ces fers de piques.

— Hélas ! Fergan, — dit Jehanne avec angoisse, — ainsi, c’est la guerre ?

— Ah ! Colombaïk, — dit Martine en pleurant et se jetant au cou de son mari, — je meurs d’effroi en songeant aux dangers que ton père et toi vous allez courir !

— Calme-toi, chère femme ; en ordonnant de continuer ces préparatifs de résistance, mon père conseille une mesure de prudence, — reprit Colombaïk ; — rien n’est désespéré.

— Ma pauvre Jehanne, — dit tristement le carrier, — je t’ai vue plus courageuse au milieu des sables de la Syrie ; rappelle-toi à quels périls toi, ton fils et moi, nous avons échappé durant notre long voyage en Palestine, et alors que nous étions serfs de la seigneurie de Neroweg VI…

— Fergan, — répondit Jehanne avec une angoisse profonde, — si terribles qu’aient été les dangers passés, l’avenir en est-il moins menaçant ?

— L’on était si heureux dans cette cité ! — murmura Martine ; — ces méchants Épiscopaux qui veulent ainsi changer notre joie en deuil ont pourtant aussi des épouses, des mères, des sœurs, des filles !

— Oui, — dit Fergan avec amertume ; — mais ces nobles hommes et leur famille, poussés à bout par l’orgueil de race, et habitués à vivre dans l’oisiveté, sont furieux de ne plus jouir des fruits de notre rude labeur ! Ah ! s’ils lassent notre patience, s’ils veulent reconquérir leurs droits odieux… malheur aux Épiscopaux ! de terribles représailles les attendent ! — Puis, embrassant Jehanne et Martine, le carrier ajouta : — Adieu, femme ; adieu, mon enfant.

— Adieu, bonne mère, adieu, Martine, — dit à son tour Colombaïk ; — j’accompagne mon père aux halles ; dès que nous saurons quelque chose de certain, je reviendrai vous avertir.

— Allons, ma fille, — dit Jehanne à Martine, après avoir donné un dernier embrassement à son mari et à son fils, qui s’éloignaient, — reprenons notre triste besogne. Hélas ! un instant j’avais espéré que nous pourrions y renoncer !

Les deux femmes recommencèrent de préparer des linges pour le pansement des blessés, tandis que les jeunes apprentis, se remettant à l’ouvrage avec une nouvelle ardeur, continuèrent d’emmancher des fers de piques.




Une foule grossissant de moment en moment affluait aux halles ; ce n’était plus, comme la veille, une multitude joyeuse, remplie de sécurité, venant, hommes, femmes, enfants, fêter l’inauguration du beffroi communal, symbole de l’affranchissement des habitants de Laon ; non, ni femmes, ni enfants, n’assistaient à cette réunion si différente de la première ; les hommes seuls s’y rendaient, sombres, inquiets, les uns déterminés, les autres abattus, et tous pressentant l’approche d’un grand danger public. Rassemblés en groupes nombreux sous les piliers des halles, les communiers s’entretenaient des dernières nouvelles (ignorées de Fergan lorsque, accompagné de son fils, il avait quitté sa maison), nouvelles significatives et alarmantes. Les hommes de guet apostés dans les deux tours entre lesquelles s’ouvrait une des portes de la cité donnait sur la promenade qui s’étendait entre les remparts et le palais épiscopal, y avaient vu entrer au point du jour une troupe nombreuse de serfs bûcherons et charbonniers, ayant à leur tête Thiégaud, ce bandit familier de Gaudry ; puis, peu de temps après le lever du soleil, le roi, accompagné de ses chevaliers et de ses gens d’armes, s’était aussi retiré dans la demeure fortifiée du prélat, quittant Laon par la porte du midi, dont on n’avait osé refuser l’ouverture à la royale chevauchée. Les courtisans de Louis-le-Gros l’ayant averti que les habitants avaient veillé toute la nuit, que les enclumes des forgerons et des serruriers avaient constamment retenti sous le marteau pour la fabrication d’un grand nombre de piques, ces préparatifs de défense, cette agitation nocturne si contraire aux paisibles habitudes des citadins, éveillant la défiance et les craintes du roi, il s’était hâté de se rendre à l’évêché, où il se croyait plus en sûreté. Jean Molrain, le maire, instruit du départ du prince, avait couru au palais épiscopal, dont l’entrée lui fut refusée ; dans cette prévision, il s’était précautionné d’une lettre pour l’abbé conseiller du roi, lettre dans laquelle Molrain rappelait ses propositions de la veille, les renouvelant encore, suppliant le roi de les accepter au nom de la paix publique ; ajoutant que la commune tenait la somme promise à la disposition de Louis-le-Gros. Celui-ci, à cette lettre si sage, si conciliante, fit répondre que, dans la matinée, les habitants de Laon connaîtraient ses volontés. Enfin, durant cette même nuit, l’on s’était aperçu, à l’intérieur de la ville que les Épiscopaux, retranchés dans leurs maisons fortes solidement barricadées, avaient fréquemment échangé entre eux des signaux, au moyen de flambeaux placés à leur fenêtre et tour à tour éteints ou rallumés. Ces nouvelles alarmantes, détruisant presque complètement l’espérance d’un accommodement, jetaient les communiers dans une agitation et une anxiété croissantes ; les échevins s’étaient rendus des premiers aux halles, ils y furent bientôt rejoints par le maire ; celui-ci, grave et résolu, demanda le silence, monta sur l’un des comptoirs des boutiques désertes, et dit à la foule : — La huitième heure du jour va sonner, j’ai commandé d’introduire dans la ville le messager royal lorsqu’il se présentera ; mais le roi et l’évêque nous ordonnent de nous réunir ici, aux Halles, pour y attendre leurs volontés ; il me semble plus digne de nous d’aller attendre et recevoir le messager royal dans notre maison communale. Là se trouve le siége de notre pouvoir ; et plus on nous conteste ce pouvoir, plus nous devons nous en montrer jaloux !

La proposition du maire fut accueillie par acclamation, et tandis que la foule suivait ses magistrats, Fergan et son fils, chargés d’attendre le messager de l’évêque, virent arriver à pas précipités l’archidiacre Anselme ; grâce à sa bonté, à sa droiture, il était aimé, vénéré de tous ; faisant signe au carrier de s’approcher, il lui dit d’une voix émue : — Je connais ton courage, ta sagesse ; veux-tu te joindre à moi pour tâcher de prévenir les malheurs dont cette ville est menacée ?

— Ainsi, le roi n’a pas même été touché du dernier sacrifice que nous nous étions imposé ? il a refusé l’offre de Jean Molrain ?

— Fergan, tout cela est odieux, est horrible ! — dit Anselme ; — c’est la honte de l’épiscopat et de la royauté ! Sachant que le maire avait offert au roi une somme d’argent considérable pour une nouvelle confirmation de votre charte, et qu’il inclinait à accepter, Gaudry a offert le double de cette somme à Louis-le-Gros pour obtenir de lui l’abolition de la commune.

— Et, dans sa cupidité, le roi a profité de cette enchère infâme ?

— Hélas !

— Rien ne devrait étonner de la part des rois ; mais enfin le serment que Louis-le-Gros a juré ? sa signature, son sceau apposés sur notre charte ? tout cela est donc mis à néant ?

— En vertu de son pouvoir épiscopal de lier et de délier ici-bas, l’évêque a délié le roi de son serment.

— Et Gaudry qui délie si complaisamment les autres de leur serment, s’est sans doute lui-même délié du sien ?

— Oui.

— Soit. Ce roi croit recevoir le prix du sang de cette malheureuse cité ; car, crois-moi, Anselme, nous défendrons jusqu’à la mort nos libertés communales ! Mais enfin cet argent ? Louis-le-Gros ne le touchera même pas, cet honnête prince est larronné : le trésor de l’évêque est vide ; car s’il veut rétablir ses droits seigneuriaux sur les ruines de nos franchises, c’est que sa prodigalité égalant sa cupidité, il est à bout de ressources. Comment le roi, ce trafiquant toujours si bien avisé, a-t-il pu croire aux promesses de Gaudry ?

— Son pouvoir seigneurial rétabli comme par le passé, l’évêque frappera sur les habitants, redevenus taillables et corvéables à merci, un impôt pour payer la somme promise au roi, et celui-ci prêtera main-forte à l’évêque pour lever l’impôt !

— Malédiction ! — s’écria Fergan avec fureur ; — ainsi nous aurons payé pour obtenir notre affranchissement ! et nous payerons encore pour retomber en servitude !

— Fergan, je le sais, les projets de l’évêque sont aussi criminels qu’insensés ; mais la folie et le crime font verser le sang ! Aussi, je t’en supplie, efforce-toi de calmer l’effervescence populaire lorsque tout à l’heure la résolution du roi sera connue… 


— Honte et lâcheté ! apaiser le peuple lorsqu’un insolent défi lui est jeté ! Ah ! tu m’entendras crier le premier : Commune ! commune ! en marchant en armes contre l’évêché !

— Si légitimes que soient vos griefs, essaye seulement de gagner du temps, ne précipite rien ; je ne désespère pas de ramener par mes instances l’évêque à des sentiments plus équitables.

À peine Anselme achevait-il ces paroles qu’un homme à cheval, précédé d’un sergent d’armes, parut à l’entrée de la rue des Halles.

— Voici le messager royal, — dit le carrier à l’archidiacre en s’avançant vers les deux cavaliers ; — si la résolution de Louis-le-Gros et de l’évêque est telle que tu viens de me l’annoncer, que sur eux retombe le sang qui va couler ! — Puis, s’adressant au messager royal : — Le maire et les échevins t’attendent dans la grand’salle de l’hôtel de la commune.

— Monseigneur le roi et monseigneur l’évêque avaient ordonné aux habitants de se réunir ici, aux halles, pour entendre la lecture du rescrit que j’apporte, — répondit le messager ; — je dois obéir aux commandements que j’ai reçus.

— Si tu veux remplir ta mission, suis-moi, — reprit le carrier ; — nos magistrats, représentant les habitants de cette cité, sont rassemblés à la maison de ville ; il ne leur a point plu d’attendre ici. — L’homme du roi, redoutant quelque piége, hésitait à suivre Fergan, qui, devinant sa pensée, ajouta : — Ne crains rien, tu es seul, désarmé, tu seras respecté ; je réponds de toi sur ma tête.

La sincérité de l’accent de Fergan rassura l’envoyé, qui, pour plus de prudence, ordonna au cavalier dont il était escorté de ne pas l’accompagner plus loin, de crainte que la vue d’un homme d’armes n’irritât la foule ; et le messager royal suivit le carrier.

— Fergan, — dit l’archidiacre d’une voix pénétrée, — une dernière fois, je t’en conjure, tâche de contenir le courroux populaire ; je retourne auprès du roi et de l’évêque, afin de leur remontrer dans quelle voie funeste ils se jettent ! — Et l’archidiacre quitta précipitamment le carrier. Celui-ci sortit des halles, gagna la place de la maison de ville, précédant et guidant le messager à travers la foule en disant : — Place et respect à cet envoyé ; il est seul, sans armes…

— Et de plus il est très-laid ! Si son message, lui ressemble, je n’en donne pas un bouton ! — s’écria la voix enfantine et perçante du petit Robin-Brise-Miche, l’apprenti forgeron, perdu dans la foule.

— Va, va, pauvre homme ! ne crains rien de nous ! — reprit une voix mâle ; — ce n’est point la faute de la cruche si elle contient de la drogue ! — Ces appréciations, peu flatteuses, sur sa figure et sur son caractère de messager, ne déplurent point à l’homme du roi ; il préférait les railleries aux horions et aux pierres. Il arriva, suivant toujours Fergan, jusqu’au seuil de l’hôtel communal ; là, il laissa son cheval à la garde de Robin-Brise-Miche, qui s’offrit avec empressement de veiller sur le palefroi, puis l’envoyé, accompagnant le carrier, monta dans la grande salle où se trouvaient réunis le maire et les échevins, les uns armés, les autres revêtus de leurs robes. La physionomie de ces magistrats était à la fois grave et anxieuse ; ils pressentaient l’approche d’événements désastreux pour la cité, quelle que fût leur issue. Au-dessus du siége du maire flottait la bannière communale ; devant lui, sur la table, était placé le grand sceau d’argent servant à sceller les actes.

— Maire et échevins ! — dit Fergan en rentrant, — voici le messager royal.

— Nous l’écouterons, — répondit le maire Jean Molrain ; — qu’il parle.

L’homme du roi semblait fort empressé d’accomplir au plus tôt sa mission ; il tira de son sein un parchemin scellé du sceau royal et le déployant promptement, il dit d’une voix légèrement émue : — Ceci est la volonté de notre seigneur le roi, il m’a commandé de vous lire ce rescrit à haute voix, et de vous le laisser ensuite, afin que vous n’en ignoriez. 


— Lisez, — dit Molrain ; et, ses deux coudes posés sur la table, il appuya dans ses mains son front pensif, après avoir dit aux échevins : — Surtout, mes amis, quelle que soit la vivacité de nos sentiments, n’interrompons pas la lecture du message.

Alors l’homme du roi lut à haute voix ce qui suit : — « Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français, au maire et aux habitants de Laon salut. — Nous vous mandons et ordonnons strictement de rendre, sans contradiction ni retard, à notre aimé et féal Gaudry, évêque de Laon, les clefs de cette ville, qu’il tient de nous ; nous vous mandons et ordonnons également d’avoir à remettre à notre aimé et féal Gaudry, le sceau, la bannière et le trésor de la commune, que nous déclarons abolis. La tour du beffroi et la maison communale seront démolis avant l’espace d’un mois pour tout délai. Nous vous mandons et ordonnons de plus d’avoir désormais à obéir aux bans et ordres de notre aimé et féal Gaudry, évêque de Laon, ainsi que ses prédécesseurs et lui ont toujours été obéis avant l’établissement de ladite commune ; car nous ne pouvons manquer de garantir à nos aimés et féaux évêques la possession des seigneuries et des droits qu’ils tiennent de Dieu comme ecclésiastiques et de nous comme laïques. Ceci est notre volonté.

» Signé : Louis ».....................

La recommandation de Jean Molrain fut religieusement observée. L’envoyé du roi lut son message au milieu d’un morne silence ; mais, à mesure qu’il avançait dans la lecture de cet acte, dont chaque mot était une menace, une iniquité, un outrage, un parjure envers la commune, le maire et les échevins échangeaient des regards où se peignaient tour à tour la surprise, le courroux, la douleur et la consternation. Oui, grande était la surprise des échevins… car Fergan n’avait pas encore pu leur faire part de son entretien avec l’archidiacre ; et quoiqu’ils s’attendissent au mauvais vouloir du roi, jamais ils n’avaient pu supposer une si flagrante négation de leur droits consentis, reconnus, solennellement jurés par ce prince et par l’évêque. Oui, grand était le courroux des échevins… car les moins belliqueux d’entre eux sentaient leur cœur bondir d’indignation à cet insolent défi jeté à la commune, à cette volerie effrontée de ce roi et de ce prélat rétablissant des droits odieux, dont une charte, vendue à prix d’argent, proclamait le perpétuel abolissement. Oui, grande était la douleur des échevins… car Louis-le-Gros leur ordonnait de remettre à l’évêque leur bannière, leur sceau, leur trésor, d’abattre l’hôtel communal et son beffroi ! À ce beffroi, à ce sceau, à cette bannière, symboles si chers d’un affranchissement obtenu après tant d’années d’oppression, de servitude et de honte, les communiers devaient donc renoncer ! il leur fallait retomber sous le joug odieux de Gaudry, alors que, dans leur légitime orgueil, ils espéraient léguer à leurs enfants une liberté si péniblement acquise… Ah ! des larmes de colère et de désespoir roulaient dans tous les yeux à la seule pensée d’un tel abaissement ! Oui, grande était la consternation des échevins… car les plus énergiques de ces magistrats, peu soucieux de leur vie, et résolus de défendre jusqu’à la mort les franchises communales, songeaient cependant, avec une affliction profonde, aux désastres dont était menacée cette cité si florissante, et aux torrents de sang que la guerre civile allait faire couler ! Victoire ou défaite, combien de misères, de ravages, de veuves et d’orphelins ! En ce moment suprême, quelques échevins, ils l’avouèrent ensuite, après avoir triomphé de leur défaillance passagère, sentirent leur résolution chanceler. Entrer en lutte contre le roi des Français, c’était, pour la ville de Laon, une outre-vaillance presque insensée ; c’était exposer presque sûrement les habitants à de terribles vengeances ; et ces magistrats, époux et pères, hommes d’habitudes paisibles, laborieux et peu batailleurs, ignoraient les choses de la guerre. Sans doute, se résigner à porter de nouveau le joug de l’évêque et de la noblesse, c’était le comble de la dégradation, c’était se soumettre, pour l’avenir, soi et sa descendance, à des indignités, à des spoliations incessantes ; mais l’on avait du moins la vie sauve ; mais l’on obtiendrait peut-être, à force de lâche soumission envers l’évêque, quelques concessions qui rendraient la vie moins misérable. Heureusement, chez ceux qui les éprouvaient, ces coupables irrésolutions à l’heure du péril eurent cet avantage qu’elles montrèrent aux courages ébranlés l’abîme d’infamie où la peur pouvait les entraîner ; faisant alors un généreux retour sur eux-mêmes, ces hommes reconnurent qu’il leur fallait fatalement choisir : entre l’avilissement et la servitude ou les dangers d’une résistance sainte comme la justice ; qu’il leur fallait choisir entre la honte ou une mort glorieuse ; aussi bientôt, leur patriotique fierté reprenant le dessus, ils rougirent de leur faiblesse ; et lorsque l’envoyé de Louis-le-Gros eut achevé la lecture du royal message, aucun de ceux des échevins qui venaient d’être en proie à de cruelles perplexités n’éleva la voix pour conseiller le criminel abandon des franchises de la commune. La lecture du rescrit du roi achevée, Jean Molrain dit au messager d’une voix émue et solennelle : — As-tu mission d’écouter nos réclamations ?

— L’on ne réclame point contre un acte de la volonté souveraine de notre seigneur le roi, signé de sa main, scellé de son sceau, — répondit le messager. — Le roi commande dans sa toute-puissance, ses sujets obéissent avec humilité.

— Ainsi, — reprit le maire, — la volonté de Louis-le-Gros est irrévocable ?

— Irrévocable ! — répondit le messager. — Et, comme première preuve de votre soumission à ses ordres, le roi vous commande, à vous échevins, de me remettre les clefs, le sceau et la bannière de cette ville. J’ai ordre de les rapporter au seigneur évêque en témoignage de soumission à l’abolition de votre commune.

Ces paroles du messager portèrent à son comble l’exaspération des échevins ; les uns bondirent sur leurs siéges ou levèrent des poings menaçants vers le ciel ; d’autres cachèrent leur figure dans leurs mains. Des menaces, des imprécations, des gémissements s’échappèrent de toutes les lèvres mais Jean Molrain, dominant facilement ce tumulte de quelques instants, obtint le silence. Tous les échevins se rassirent ; le maire, se levant alors, digne, calme et ferme, se retourna vers la bannière de la commune, qui flottait au-dessus de son siége, la montra du geste au messager de Louis-le-Gros, et dit : — Cette bannière, dont le roi nous commande le lâche abandon, la voici : Tu y vois figurés deux tours et un glaive ; ces tours sont l’emblème de la ville de Laon ; ce glaive est celui de la commune. Notre devoir est écrit sur ce drapeau : Défendre par les armes les franchises de notre cité !… Ce sceau que le roi exige comme un témoignage de renoncement à nos libertés, — ajouta Jean Molrain en prenant la médaille d’argent sur la table, — ce sceau, le voici : il représente un homme levant sa main droite au ciel pour attester la sainteté de son serment ; de sa main gauche il tient une épée, dont le poing repose sur son cœur. Cet homme, c’est le maire de la commune de Laon ; ce magistrat jure par le ciel de mourir plutôt que de trahir son serment ! Ce serment, que moi, Jean Molrain, j’ai juré, écoute-le : Moi, maire de la commune de Laon, librement élu par mes concitoyens, je jure de maintenir et défendre jusqu’à la mort nos droits et nos franchises !

— Oui ! oui ! — à ce serment nous serons tous fidèles ! — s’écrièrent les échevins avec enthousiasme ; — nous le jurons ! — plutôt mourir que de renoncer à nos franchises !

— Tu as entendu la réponse du maire et des échevins de Laon, — dit Jean Molrain à l’homme du roi lorsque le tumulte fut apaisé. — Maintenant, va dire ceci à Louis-le-Gros : Notre Charte a été jurée, signée par lui et par l’évêque Gaudry en l’année 1109 ; cette Charte, nous la défendrons par le glaive. Le roi des Français, nous le savons, est puissant en Gaule… Et la commune de Laon n’est forte que de son bon droit et du courage de ses habitants ; elle a tout fait pour éviter une guerre impie… elle attend ses ennemis.

À peine Jean Molrain eut-il prononcé ces dernières paroles qu’une immense clameur retentit au dehors de l’hôtel communal. Colombaïk s’était joint à son père pour accompagner le messager royal jusque dans la salle du conseil des échevins ; puis, après la lecture du rescrit de Louis-le-Gros, il n’avait pu contenir son indignation, et descendant en hâte jusqu’au parvis, encombré de foule, il annonça que le roi, abolissant la commune, rétablissait l’évêque dans la pleine souveraineté de ses droits si justement abhorrés. Tandis que cette nouvelle se répandait de proche en proche par toute la ville avec la rapidité de la foudre, le peuple, amassé sur la place, se souleva d’indignation, les communiers les plus exaspérés envahirent la salle où se tenaient les échevins, et s’écrièrent, enflammés de fureur : — Où est-il, le messager du roi et de l’évêque ? — Qu’il répète donc devant nous que le gros Louis veut abolir notre commune ? — Quoi ! l’on nous remettrait sur le dos le bât épiscopal ? — Non ! non  ! — Aux armes !

Le messager royal, déjà fort inquiet, devint pâle d’épouvante, et courut se retrancher derrière le maire et les échevins, leur disant d’une voix tremblante : — Protégez-moi ! je n’ai fait qu’obéir aux ordres de mon seigneur le roi !

— Ne crains rien, — répondit Fergan à cet effaré ; — j’ai répondu de ta peau, j’en réponds encore ; je t’accompagnerai jusqu’aux portes de la ville.

— Aux armes ! — s’écria Jean Molrain s’adressant aux habitants qui venaient d’envahir la salle. — Oui, le roi et l’évêque menacent notre commune ! Que l’on sonne le beffroi pour appeler le peuple aux halles ! de là nous marcherons aux remparts ! Aux armes, communiers ! aux armes !

Ces mots de Jean Molrain firent oublier l’envoyé du roi. Tandis que plusieurs de ceux des habitants qui venaient du conseil montaient à la tour du beffroi afin de mettre en branle cette lourde cloche, d’autres descendirent précipitamment sur la place et se répandirent dans la cité en criant : — Aux armes !… Commune !… commune !… — Et bientôt, à ces cris répétés par la foule, se joignirent les tintements du beffroi.

— Molrain, — dit Fergan au maire, — l’exaspération de la foule est si grande que je vais, pour le sauvegarder de toute violence, accompagner l’envoyé de Louis-le-Gros jusqu’à la porte de la ville, qui s’ouvre en face du palais épiscopal, puis je resterai à la garde de cette poterne, l’un de nos postes les plus importants.

— Va, — répondit le maire ; — nous demeurerons, nous autres, ici en permanence, afin d’aviser aux mesures à prendre.

Fergan et Colombaïk descendirent de la salle des échevins ; le messager du roi marchait au milieu d’eux. La foule courant aux armes venait d’abandonner la place ; quelques groupes seulement y restaient encore. Le petit Robin-Brise-Miche, à qui avait été confiée la garde de la monture du messager, s’était hâté de profiter de cette occasion d’enfourcher un cheval pour la première fois de sa vie, et se tenait triomphant sur la selle ; mais il en descendit au plus vite à la vue du carrier, et dit en lui remettant les rênes : — Maître Fergan, voilà le cheval, j’aime mieux être piéton que cavalier. Je cours chercher ma pique ; gare aux petits Épiscopaux si j’en rencontre ! — Et Robin-Brise-Miche se mit à courir en gambadant, en criant : — Commune !… commune !…

L’ardeur belliqueuse de cet enfant parut frapper peut-être plus vivement encore le messager royal que tout ce qu’il avait vu jusqu’alors ; il remonta sur son cheval escorté de Fergan et de son fils. Les tintements redoublés du beffroi retentissaient au loin. Dans toutes les rues que l’homme du roi traversa pour se rendre à la porte de la ville, les boutiques se fermaient à la hâte, et bientôt des figures de femmes, d’enfants, apparaissant aux fenêtres, suivaient d’un regard rempli d’anxiété l’époux et le père, le fils ou le frère, qui, sortant de la maison, se rendait en armes à l’appel du beffroi. Le messager royal, taciturne et sombre, ne pouvait cacher la surprise et la crainte que lui causaient l’agitation guerrière de ce peuple de bourgeois et d’artisans courant tous, avec enthousiasme, à la défense de la commune. — Avoue-le, — dit Fergan à l’envoyé, peu de temps avant d’arriver à la porte de la ville, — tu t’attendais à rencontrer ici une lâche obéissance aux ordres du roi et de l’évêque ? Mais tu le vois, ici comme à Beauvais, comme à Cambrai, comme à Noyon, comme à Amiens, le vieux sang gaulois se réveille après des siècles d’esclavage. Rapporte fidèlement à Louis-le-Gros et à Gaudry ce dont tu as été témoin en traversant cette ville ; peut-être, en ce moment suprême, reculeront-ils devant la monstrueuse iniquité qu’ils méditent ; c’est notre dernière espérance ; car de grands désastres seraient épargnés à cette cité, qui ne demande qu’à vivre paisible et heureuse au nom de la foi jurée.

— Je n’ai aucune autorité dans les conseils de mon seigneur le roi, — répondit tristement le messager ; — mais, j’en jure Dieu ! je ne m’attendais pas à voir ce que j’ai vu, à entendre ce que j’ai entendu. Je raconterai fidèlement le tout à mon maître.

— Le maire de notre commune te l’a dit : Le roi des Français, nous le savons, est puissant en Gaule… la cité de Laon n’est forte que de son bon droit et du courage de ses habitants. Elle attend ses ennemis, et, tu le vois, elle est sur ses gardes, — ajouta Fergan en lui montrant une troupe de milice bourgeoise qui, par mesure de prudence, occupait depuis la veille les remparts voisins de la porte par laquelle sortit l’homme du roi. Le palais épiscopal, fortifié de tours et d’épaisses murailles, était séparé de la ville par un grand espace planté d’arbres servant de promenade. Fergan et son fils organisaient le transport des matériaux destinés à la défense des murailles en cas d’attaque, lorsque le carrier vit au loin s’ouvrir la porte extérieure de l’évêché ; puis plusieurs hommes d’armes du roi, ayant regardé de çà de là, avec précaution, comme pour s’assurer que la promenade était déserte, rentrèrent précipitamment dans l’intérieur du palais. Bientôt après, une forte escorte de cavaliers reparut se dirigeant vers la route qui conduit aux frontières de Picardie ; cette avant-garde fut suivie de quelques guerriers revêtus de brillantes armures ; l’un d’eux, marchant le premier de tous, était remarquable par son énorme embonpoint ; deux hommes eussent tenu à l’aise dans sa cuirasse ; son casque avait pour cimier une couronne d’or fleurdelisée, la longue housse écarlate qui cachait à demi son cheval était aussi brodée de fleurs de lis d’or ; à ces insignes et à sa corpulence extraordinaire, Fergan reconnut Louis-le-Gros ; à quelques pas derrière ce prince, le carrier remarqua le messager qu’il avait, peu de temps auparavant, accompagné jusqu’aux portes de la ville, et qui, fort animé, causait avec l’abbé de la Marche ; puis venaient plusieurs courtisans à cheval, des mulets de bagages et des serviteurs ; puis enfin un autre groupe de cavaliers ; bientôt cette chevauchée prit le galop, et Fergan vit de loin le roi, se retournant du côté des remparts de Laon, dont le beffroi ne cessait de retentir, menacer la ville par un geste de courroux, en tendant vers les remparts son poing fermé, couvert d’un gantelet de fer ; pressant ensuite son cheval de l’éperon, Louis-le-Gros disparut avec son escorte au tournant de la route.

— Tu menaces ! mais tu fuis devant les communiers insurgés, ô roi des Francs ! noble descendant de Hugh-le-Chappet, qui dut la couronne à l’adultère et au meurtre ! — s’écria Colombaïk avec l’entraînement de son âge. — Mon père, vous l’avez dit : la vieille Gaule se réveille ! les descendants des rois de la conquête fuient devant les soulèvements populaires. Le voilà donc enfin venu ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande !

Fergan, mûri par l’âge et par l’expérience, répondit à son fils d’une voix grave et mélancolique : — Mon enfant, ne prenons pas les premières lueurs de l’aube naissante pour le rayonnement du soleil en son midi. — À ce moment, le bourdon de la cathédrale, que l’on ne mettait en branle qu’à certaines grandes fêtes, se fit soudain entendre ; mais au lieu de tinter régulièrement et lentement, comme d’habitude, sa sonnerie, tour à tour très-précipitée puis espacée d’assez longs silences, dura peu de temps, après quoi la cloche se tut. — Aux armes ! — s’écria Fergan d’une voix tonnante ; — ceci doit être un signal convenu entre les chevaliers de la ville et l’évêché ; en attendant les renforts que le roi va chercher sans doute, les Épiscopaux se croient capables de nous vaincre ! Aux armes ! garnissez les remparts !

À la voix de Fergan et à celle de son fils, qui courut rallier les insurgés, ils accoururent, les uns armés d’arcs, d’arbalètes, les autres de piques, de haches ou d’épées, prêts à repousser l’assaut ; d’autres se rangèrent auprès de plusieurs amas de grosses pierres et de poutres destinées à être jetées sur les assaillants ; d’autres allumèrent des brasiers sous des chaudières remplies de poix, tandis que leurs compagnons roulaient péniblement des machines de guerre appelées chattes et trébuchets, qui, au moyen de la détente de larges palettes fixées au milieu d’un câble tordu, lançaient d’énormes pierres à plus de cent pas de distance. Tout à coup une grande rumeur mêlée de cris et du cliquetis des armes retentit au loin dans l’intérieur de la ville ; les Épiscopaux, ainsi que l’avait prévu Fergan, sortant de leurs maisons fortes au signal donné par le bourdon de la cathédrale, attaquaient les bourgeois dans la cité, au moment où les serfs de l’évêché, sous la conduite de plusieurs chevaliers, se préparaient à assiéger les remparts. Les communiers devaient ainsi se trouver placés entre leurs ennemis du dedans et ceux du dehors ; en effet, Fergan vit s’ouvrir la porte de l’enceinte du palais épiscopal, et en sortir, poussé à force de bras et à reculons, un grand chariot à quatre roues rempli de paille et de fagots entassés à une telle hauteur, que cet amoncellement de combustibles, élevé de douze ou quinze pieds au-dessus des ridelles du char, cachait ceux qui le poussaient et leur servait d’abri contre les projectiles qu’on pouvait leur lancer du haut des murailles. Les assaillants comptaient mettre le feu aux matières inflammables contenues dans cette voiture, espérant, lorsqu’ils l’auraient suffisamment rapprochée de la poterne, incendier la porte de la ville ; ce plan, habilement conçu, fut déjoué par la subtilité du petit Robin-Brise-Miche, l’apprenti forgeron ; armé de sa pique, il était l’un des premiers accouru aux remparts et vit le chariot s’avancer lentement, toujours poussé à reculons ; plusieurs insurgés, armés d’arcs, cédant à un mouvement irréfléchi, se hâtèrent de lancer leurs flèches sur la voiture ; mais elles se fichèrent inutilement dans la paille ou dans le bois. Soudain Robin-Brise-Miche, seulement vêtu de ses chausses, d’un tablier de cuir et d’une chemise, se dépouille de cette chemise, la déchire en lambeaux, et avisant un gros milicien qui, séduit par l’exemple de ses compagnons, allait ainsi tirer inutilement sur le char, l’apprenti forgeron désarme brusquement le citadin, saisit la flèche, l’entoure d’un morceau de sa chemise, court plonger dans une chaudière de poix déjà liquéfiée par l’action du feu le trait ainsi enveloppé, puis, l’ajustant sur la corde de son arc, il lance cette flèche enflammée au milieu du chariot rempli de combustibles, qui ne se trouvait plus qu’à peu de distance des murailles ; et ravi de son invention, Robin-Brise-Miche bat des mains, gambade et s’écrie en rendant son arc au milicien ébahi : — Commune ! commune ! les Épiscopaux préparent le feu de joie, les communiers l’allument !… — Après quoi l’apprenti forgeron court ramasser sa pique. En effet, à peine le brandon incendiaire fut-il tombé au milieu de cette charretée de paille et de fagots qu’elle s’embrasa, et n’offrit plus aux yeux qu’une masse de flammes couronnée d’une épaisse fumée poussée par le vent vers l’évêché ; Fergan remarquant cette circonstance se hâta d’en profiter et s’écria : — Mes amis, achevons l’œuvre du petit Brise-Miche ! ces nuages de fumée masqueront notre mouvement aux Épiscopaux, faisons une sortie, enlevons l’évêché d’assaut !

— Oui, oui, — crièrent les insurgés, — à l’assaut ! — Commune ! commune !…

— La moitié des nôtres resteront ici avec Colombaïk pour garder les murailles, — reprit Fergan ; — on se bat dans la ville, et les Épiscopaux pourraient tenter d’attaquer les remparts à revers. Maintenant, que ceux qui veulent assaillir l’évêché me suivent !

Grand nombre de communiers s’élancèrent sur les pas de Fergan, et parmi eux se trouvait Bernard, fils de Bernard-des-Bruyères, assassiné plusieurs années auparavant par Gaudry dans son église métropolitaine. Bernard, jeune, frêle et de petite stature, restait silencieux, presque impassible au milieu de cette bruyante effervescence populaire, se préoccupant seulement de ne pas laisser tomber sa lourde hache, si pesante à sa débile épaule. Fergan avait judicieusement commandé la sortie des insurgés ; un moment masqués aux yeux de l’ennemi par la flamme et la fumée de l’embrasement du chariot, ils arrivèrent bientôt près des murailles de l’évêché, virent sa porte ouverte, et sous sa voûte, une foule de serfs armés ; conduits par bon nombre de chevaliers, ils se disposaient à aller assaillir la poterne, leurs chefs ayant, ainsi que Fergan, compté masquer leur attaque à l’abri du chariot enflammé ; mais, à l’aspect inattendu des insurgés, les Épiscopaux voulurent fermer l’entrée du palais : il était trop tard. Une sanglante mêlée s’engagea sous la sombre voûte qui séparait les deux tours dont la porte était flanquée. Les communiers, s’habituant à la bataille, y faisaient rage ; beaucoup furent tués, d’autres blessés ; Fergan reçut d’un chevalier un coup de hache qui, brisant son casque, l’atteignit au front. Cependant les habitants de Laon, après une lutte acharnée, refoulèrent les Épiscopaux au delà de la voûte ; le combat continua dans les vastes cours du palais. Fergan, se battant toujours malgré sa blessure, se crut lui et les siens perdus, car soudain, au plus fort de cette mêlée furieuse, où ils conservaient à peine l’avantage, Thiégaud déboucha du préau de l’évêque à la tête d’une grosse troupe de serfs bûcherons de forêt armés de lourdes cognées ; ce renfort devait écraser les insurgés ; mais quelle fut leur surprise lorsqu’ils entendirent le serf de Saint-Vincent et ses hommes crier : — Mort à l’évêque ! — à sac l’évêché ! — à sac ! — Commune ! — commune !

Dès lors, le combat changea de face : la plupart des serfs de l’évêché qui avaient pris part à la lutte, entendant les bûcherons crier : — Commune ! À mort à l’évêque ! à sac l’évêché ! — mirent bas les armes ; les chevaliers, abandonnés par une partie de leurs gens, redoublèrent en vain d’efforts et de valeur ; ils furent tous tués ou mis hors de combat, bientôt les insurgés, maîtres du palais, se répandirent, de tous côtés en criant : — À mort l’évêque ! À mort ce traître ! Où est-il, ce renégat ? — Où est-il ce bourreau ?…

Fergan vit alors venir à lui Thiégaud, triomphant de haine et s’écriant en agitant un coutelas : — J’avais répondu à Gaudry de la fidélité des bûcherons de l’abbaye, — s’écria le serf de Saint-Vincent ; — mais pour me venger du ribaud mîtré, qui a débauché ma fille, j’ai ameuté nos hommes contre lui.

— Où est il, ce traître ? — hurlèrent les insurgés en agitant leurs armes ; — où est-il ? — À mort ! — À mort !

— Compagnons ! votre vengeance sera satisfaite, et la mienne aussi ; Gaudry ne nous échappera pas, — reprit Thiégaud. — Je sais la cachette du saint homme ; dès que vous avez eu forcé la porte de l’évêché, craignant l’issue du combat, Gaudry a d’abord endossé la casaque d’un de ses serviteurs, espérant fuir à l’aide de ce déguisement ; mais moi, en bon compère, je lui ai conseille de s’enfermer dans son cellier, et de se fourrer au fond d’un tonneau (F). Venez, venez ! ajouta-t-il avec un éclat de rire féroce, — nous allons percer la barrique et tirer de bon vin rouge ! — Et le serf de Saint-Vincent, suivi de la foule des insurgés exaspérés contre l’évêque, se dirigea vers le cellier ; parmi cette foule furieuse se trouvait le fils de Bernard-des-Bruyères ; le frêle jouvenceau, sorti par hasard sain et sauf de la mêlée, marchait sur les talons de Thiégaud, s’efforçant, malgré sa petite stature et sa faiblesse, de ne pas perdre le poste qu’il venait de choisir. Ses traits pâles, maladifs, se coloraient de plus en plus, une ardeur fiévreuse illuminait ses yeux et lui donnait une force factice ; sa lourde hache ne semblait plus peser à son bras chétif, et de temps à autre il la contemplait avec amour en passant son doigt sur le tranchant du fer, après quoi il poussait un soupir de joie contenue en levant vers le ciel son regard étincelant. Le serf de Saint-Vincent, guidant les communiers, se dirigea vers le cellier, grand bâtiment situé dans l’un des angles de la première cour de l’évêché ; avant d’y arriver, les habitants de Laon ayant rencontré le cadavre de Jean-le-Noir percé de coups, s’acharnèrent sur les restes inanimés du féroce exécuteur des cruautés de Gaudry. Dans le mouvement tumultueux qui accompagna ces représailles, le fils de Bernard-des-Bruyères fut, malgré l’opiniâtreté de ses efforts, séparé de Thiégaud, au moment où celui-ci, à l’aide de plusieurs insurgés, ébranlait et enfonçait la porte du cellier, intérieurement verrouillée par le prélat pour plus de sûreté. La foule se précipita sous ce vaste hangar, à peine éclairé par d’étroites lucarnes et rempli de futailles vides ou pleines ; il régnait au milieu de cet amoncellement de barriques une sorte d’allée, où entra Thiégaud, puis faisant signe aux insurgés de rester à quelque distance de lui et voulant prolonger l’agonie de l’évêque, il frappa du plat de son coutelas le couvercle de plusieurs tonnes, disant à chaque coup : — Eh ! eh ! il y a-t il quelqu’un là dedans ? — Naturellement il ne recevait aucune réponse ; arrivant enfin en face d’une grande barrique dressée debout, il tourna la tête du côté des communiers avec un ricanement farouche, puis, du bout de son coutelas déplaçant et faisant tomber le couvercle du tonneau, il répéta sa question : — Hé ! il y a quelqu’un là dedans (G) ?

— Il y a là… un malheureux prisonnier (H), — répondit la voix tremblante de l’évêque ; — ayez pitié de lui ! au nom du Christ ! notre Sauveur !

— Ah ! ah ! mon compère Ysengrin, — dit Thiégaud en donnant à son tour ce surnom à son maître ; — c’est donc vous qui êtes blotti dans ce tonneau (I) ? Sortez ! sortez donc ! je veux voir si d’aventure ma fille ne serait point là cachée avec vous ? — Et d’une main vigoureuse le serf de Saint-Vincent saisit le prélat par sa longue chevelure, et le força, malgré sa résistance, de se dresser peu à peu du fond de cette tonne, où il s’était accroupi ; ce fut un spectacle effrayant… il y eut un moment où, tirant toujours l’évêque par les cheveux à mesure que celui-ci se soulevait du fond de la tonne, Thiégaud parut tenir à la main la tête d’un cadavre, tant était livide la figure de Gaudry ; enfin il sortit à mi-corps du tonneau, et se tint un moment debout sur ses jambes ; mais elles vacillaient si fort que, voulant s’appuyer au rebord de la tonne, il lui imprima un brusque mouvement qui la fit cheoir, et l’évêque de Laon roula aux pieds du serf ; celui-ci, se baissant tandis que le prélat se relevait péniblement, regarda au fond de la barrique, et s’écria : — Non ; compère Ysengrin, ma fille n’est point là ; elle sera sans doute restée dans votre chaste couche ? Hein ? mon maître ?

— Mes bons amis ! mes chers fils en Jésus-Christ ! — balbutiait Gaudry qui, agenouillé, tendait les mains vers les communiers ; — je vous le jure sur l’Évangile et sur mon salut éternel ! je maintiendrai votre commune !

— Tu l’as déjà juré ! — Menteur ! — Renégat !… — s’écrièrent les insurgés courroucés ; — nous savons ce que vaut ton serment ! — tu ne nous tromperas pas une seconde fois !

— Oh ! tu payeras de ton sang le sang des nôtres qui a coulé aujourd’hui ! Justice ! justice !

— Oui, justice et vengeance au nom des femmes qui ce matin avaient un époux, et qui ce soir sont veuves !…

— Justice et vengeance au nom des enfants qui ce matin avaient un père, et qui ce soir sont orphelins !…

— Ah ! Gaudry, toi et les tiens, à force de parjures, de défis et d’outrages, vous avez lassé la patience du peuple ; malheur à toi ! malheur aux tiens !

— De nous ou de toi, qui a voulu la guerre ? As-tu écouté nos prières ? As-tu eu pitié du repos de cette cité ? Non ! Eh bien, pas de pitié pour toi !… 


— Mes bons amis… faites-moi grâce de la vie ! — reprit l’évêque dont les dents claquaient de terreur. — Oh ! je vous en supplie ! faites-moi seulement grâce de la vie ! je renoncerai à l’épiscopat, je quitterai cette ville, vous ne me reverrez jamais ; mais la vie… oh ! laissez-moi la vie !… grâce… grâce !

— As-tu fait grâce à mon frère Gerard, qui a eu les yeux crevés par ton ordre ? — s’écria un communier en saisissant le prélat par le collet de sa casaque et le secouant avec fureur, — dis, lui as-tu fait grâce ?

— As-tu fait grâce à mon ami Robert-du-Moulin, poignardé par Jean, ton noir ? — ajouta un autre insurgé. — Et ces deux accusateurs, saisissant le prélat qui se débattait en vain et qui, plutôt que de marcher, se laissait traîner agenouillé, s’écrièrent : — Viens, viens ! tu vas mourir au grand jour ! — Tu vas mourir à la face du soleil, qui a vu tes crimes et ton parjure !…

Et Gaudry, accablé de coups et d’outrages, fut poussé hors du cellier ; en vain il criait : — Ayez pitié de moi !… Je vous rendrai votre commune… je vous le jure… je vous le jure !…

Les insurgés répondaient : — Rendras-tu aux veuves leurs maris ? — Rendras-tu aux orphelins leurs pères ?

— Empêcheras-tu le sang des nôtres d’avoir coulé dans ce jour funeste ?

— Ah ! tu crois qu’après avoir été traître, homicide ; qu’après avoir exaspéré à force d’iniquités, de défis, de menaces, un peuple inoffensif qui ne demandait qu’à vivre paisible selon la loi jurée, il suffit de crier : pitié ! pour être absous ?

— Non, non ; la clémence est sainte, mais l’impunité est impie !

— Ciel et terre ! — s’écria Fergan, — lorsque Dieu ne fait pas justice… le peuple la fait !

— Oui, oui ! — À mort l’évêque ! — À mort ! — Le prélat, au milieu de ces cris furieux, fut entraîné hors du cellier ; soudain une vois glapissante, dominant le tumulte, s’écria : — Quoi ! le fils de Bernard-des-Bruyères ne pourra pas venger son père ? — Aussitôt, par un mouvement simultané, les insurgés ouvrirent un passage au fils de la victime ; il accourut, la figure radieuse, le regard étincelant, s’élança sur l’évêque gisant à terre, et, de ses débiles mains, levant sa lourde hache, Bernard fendit le crâne de Gaudry, puis, jetant son arme ensanglantée, il dit : — Tu es vengé, mon père !

— Bien travaillé, mon garçon ! la mort de ton père et le déshonneur de ma fille sont vengés du même coup ! — s’écria Thiégaud. Puis, avisant au doigt de l’évêque son anneau épiscopal, il ajouta :

— Je prends la bague de mariage de ma fille ! — Mais ne pouvant arracher l’anneau de la main gonflée du prélat ; le serf de Saint-Vincent lui coupa le doigt d’un coup de coutelas et mit le doigt et l’anneau dans sa poche (J). Gaudry inspirait une haine si légitime aux communiers, que cette haine survécut même à la mort de cet homme ; son cadavre fut percé de coups et accablé de malédictions. On allait précipiter ce corps inanimé dans un égout voisin du cellier, lorsque les insurgés entendirent crier : — Commune !… commune !…

Une seconde troupe de gens de Laon envahissaient à leur tour l’évêché, conduits par Ancel-Quatre-Mains-le-Talmelier, accompagné de sa gentille femme Simonne ; Fergan courait à eux lorsqu’il vit l’archidiacre Anselme, qui, jusqu’alors éloigné du théâtre du combat, accourait, instruit du sort de l’évêque par quelques-uns de ses serviteurs. L’archidiacre obtint sans peine des communiers, grâce au respect dont on l’entourait, qu’ils ne feraient pas subir aux restes de leur ennemi un vain et dernier outrage (K). Ce digne prêtre du Christ, aidé de deux serviteurs, transportait le cadavre de l’évêque, lorsque, apercevant Fergan, il lui dit d’une voix émue, sans pouvoir retenir ses larmes : — Je vais ensevelir le corps de ce malheureux et prier pour lui. Hélas ! mes tristes prévisions se sont réalisées ! Hier encore, dans sa jactance et sa funeste sécurité, Gaudry méprisait mes conseils, et je lui répondais : — « Fasse le ciel que je n’aie pas à prier bientôt sur ta sépulture. » Ah ! Fergan, la guerre civile est un fléau terrible ! — Terrible ! — reprit le carrier d’une voix solennelle. — Aussi, malédiction sur ceux qui provoquent ces luttes exécrables ; elles sont un deuil pour les vainqueurs et pour les vaincus !

Fergan, laissant l’archidiacre accomplir son pieux devoir, alla rejoindre Quatre-Mains-le-Talmelier, qui commandait l’autre troupe d’insurgés ; le digne échevin, toujours si empêtré, si gêné sous son équipement militaire, l’avait quitté au moment du combat ; remplaçant son casque de fer par un bonnet de laine, ne gardant que son surcot de bure, retroussant les manches de sa casaque, ainsi qu’il faisait pour pétrir son pain, il s’était armé de son fourgon, grand et lourd engin de fer recourbé, dont il se servait pour fourgonner son four ; sa courageuse petite femme Simonne, la joue en feu, l’œil brillant, portait, attaché à son côté, un sac de linge préparé pour panser les blessures des combattants, et un flacon recouvert d’osier rempli d’une infusion de simples, — merveilleux, — disait-elle, — pour arrêter l’écoulement du sang. — La joie, l’animation du triomphe éclataient sur les jolis traits de la talmelière ; mais à la vue de Fergan, dont le visage était ensanglanté par suite de sa blessure, elle s’écria tristement : — Voisin Fergan, vous êtes blessé ? Laissez-moi panser votre plaie, la bataille est finie ; ne soyez point inquiet de votre fils, nous venons de le voir au poste des remparts ; il est sain et sauf, quoique l’on se soit aussi battu de ce côté, mon mari vous racontera cela : asseyez-vous sur ce banc, je vais vous donner les soins que j’aurais donnés à mon pauvre Ancel s’il en avait eu besoin. Foi de Picarde ! s’il a échappé aux horions, ce n’est point sa faute car il a de nouveau mérité son surnom de Quatre-Mains en tapant vite et dur sur les nobles Épiscopaux !

Fergan accepta l’offre de Simonne et s’assit sur un banc, tandis que la jeune femme cherchait dans son sac le linge nécessaire au pansement. Le talmelier s’était arrêté à quelques pas de là pour s’informer des détails de la prise de l’évêché ; il revint près de sa compagne, et la voyant près de Fergan, il s’écria, en s’approchant de lui avec intérêt : — Quoi ! voisin, tu es blessé ?

— Oui ; aussi ai-je consenti de grand cœur à la proposition de ta chère femme ; j’avais le crâne fendu sans mon casque. — Puis, relevant sa tête, jusqu’alors baissée pour faciliter le pansement de Simonne, qui, à l’aide de ses ciseaux, coupait dextrement plusieurs mèches de la chevelure du blessé, collées par le sang caillé aux abords de la plaie, Fergan remarqua l’accoutrement peu guerrier de son ami, et lui dit : — Quoi ! tu as quitté ton armure au moment de la bataille ?

— Ma foi, compère, le casque me tombait toujours sur le nez, le corselet me sanglait le ventre à crever, mon épée s’empêtrait dans mes jambes ; aussi, l’heure du combat venue, je me suis mis à l’aise, ainsi que je suis dans mon pétrin quand je pétris ma pâte, j’ai retroussé mes manches, et, au lieu de cette diable d’épée, dont je ne sais point me servir, je me suis armé de mon fourgon de fer, dont le maniement m’est familier.

— Ton fourgon ? et que pouvais-tu faire de ton fourgon à la bataille, mon digne voisin ?

— Ce qu’il en faisait ? — reprit Simonne en imbibant, du contenu de son vase recouvert d’osier, un linge qu’elle appliqua sur la blessure du carrier. — Oh ! oh ! Ancel n’est point manchot ; s’il venait un noble à cheval, armé de toutes pièces, mon mari vous l’attrappait par le cou avec le crochet de son long fourgon, et puis il tirait de toutes ses forces, je l’aidais s’il le fallait ; et presque toujours, désarçonnant ainsi le noble chevalier, nous le jetions à bas de son cheval…

— Ensuite de quoi… — ajouta tranquillement le talmelier, — après avoir abattu mon homme avec le croc de mon fourgon, je l’assommais avec le manche ! Eh ! eh !… que veux-tu, compère, on fait ce qu’on peut et comme on peut !

— Ah ! voisin, — reprit Simonne avec enthousiasme, — c’est surtout au siége de la maison du chevalier de Haut-Pourcin qu’Ancel a fait un fameux emploi de son fourgon ! Plusieurs Épiscopaux et leurs serviteurs, retranchés sur une terrasse crénelée, tiraient sur nous à coups d’arbalète ; déjà ils avaient tué ou blessé bon nombre de communiers ; l’on n’osait plus s’approcher de cette maudite maison, et nos gens s’étaient retirés au bout de la rue, lorsque nous apercevons ce forcené chevalier de Haut-Pourcin, son arbalète à la main, se pencher à mi-corps en dehors des créneaux de sa terrasse, afin de voir s’il ne pourrait atteindre quelqu’un des nôtres. En ce moment… — Mais s’interrompant, Simonne dit à son mari : — Achève l’histoire, Ancel ; en parlant je me distrais du pansement de la blessure de notre voisin. — Et tandis que Simonne achevait de donner ses soins à Fergan, le talmelier poursuivit ainsi :

— Moi, voyant le chevalier de Haut-Pourcin se pencher ainsi plusieurs fois en dehors de sa terrasse, je profite d’un moment où il s’était retiré, je me glisse le long des murs jusqu’au bas de sa maison ; et comme la saillie du balcon empêchait qu’il me vît, je guette mon homme ; au bout d’un instant il avance de nouveau le cou, je le happe avec le crochet de mon fourgon juste à la jointure de son casque et de sa cuirasse, je tire… je tire de toutes mes forces, Simonne m’aide, et nous avons l’agrément de faire faire la culbute à ce noble personnage du haut en bas de sa terrasse ; nos communiers accourent ; les Épiscopaux s’élancent hors de la maison du chevalier pour le délivrer ; ils sont repoussés avec perte, nous entrons dans la maison forte…

— Et là ! — s’écria héroïquement Simonne-la-Talmelière, — moi qui ne quittais pas les talons d’Ancel, je me trouve face à face avec cette vieille mégère de dame du Haut-Pourcin, qui hurlait comme une furie : — « Tuez ! tuez ! pas de quartier pour ces vils manants ! exterminez-les ! » — La colère me saisit, et me rappelant les injures que cette harpie m’avait adressées la veille, je saute sur elle, je la prends à la gorge, et, aussi vrai qu’Ancel s’appelle
 Quatre-Mains, je la soufflette aussi dru que si j’avais eu dix paires de mains, en lui disant : — « Tiens ! tiens ! fière et noble dame de Haut-Pourcin ! Tiens ! tiens ! et tiens encore, vieille méchante ! » Ah ! mes galants payent mes cottes ! Eh bien, moi, je paye comptant et surtout battant, les injures que l’on me fait ! » — Foi de Picarde ! si elle n’avait eu les cheveux gris comme ma mère, je l’aurais étranglée, cette diablesse !

Fergan ne put s’empêcher de sourire de l’exaltation de Simonne ; puis il dit à Ancel : — Lorsque j’ai entendu le bourdon de la cathédrale sonner d’une façon particulière, j’ai pensé que c’était le signal convenu entre l’évêque et ses partisans pour attaquer les nôtres au dehors et au dedans de la ville.

— Tu ne t’es pas trompé, voisin ; à ce signal, les Épiscopaux, qui s’étaient pendant la nuit concertés et réunis, sont sortis de leurs maisons en criant : — Tue ! tue les communiers ! — D’autres nobles ont été, comme le chevalier de Haut-Pourcin, assiégés dans leurs demeures ; le combat a aussi commencé dans les rues, tandis qu’une troupe d’Épiscopaux se dirigeait vers les remparts, du côté de la porte de l’évêché.

— Pour prendre à revers nos gens qu’ils croyaient attaqués au dehors, — dit Fergan ; — aussi avais-je recommandé à mon fils de se tenir sur ses gardes ; tu m’assures qu’il n’est pas blessé ?

— S’il l’est, voisin Fergan, — reprit Simonne, — il ne l’est que légèrement ; car, en nous voyant, il nous a crié du haut du rempart : — « Victoire ! victoire ! nos gens sont maîtres du palais de l’évêque. »

— Maintenant, — reprit Quatre-Mains, — m’est avis que le maire et les échevins doivent se rendre à l’hôtel communal pour aviser à ce que nous devons faire ?

— Je pense comme toi, Ancel ; nous laisserons ici un nombre d’hommes suffisant pour garder l’évêché ; on veillera aussi sur les remparts de la ville, dont on fermera et barricadera les portes ; ne nous abusons pas ; si légitime que soit notre insurrection, il faut nous
 attendre à voir Louis-le-Gros revenir assiéger la ville à la tête des renforts qu’il est allé quérir. Aveuglés par la haine et ne pouvant croire à une résistance sérieuse de notre part, bourgeois et manants que nous sommes, les Épiscopaux se sont trop hâtés ; ils ont cru pouvoir se passer de l’appui de Louis-le-Gros ; mais il reviendra bientôt !

— Je le crois, — reprit l’échevin avec résignation et fermeté, — Jean Molrain l’a dit au messager royal : « — Le roi des Français est tout-puissant en Gaule ; la commune de Laon n’est forte que de son bon droit et du courage de ses habitants. » — Donc, Fergan, vienne Louis-le-Gros avec son armée, nous le recevrons de notre mieux !

— Merci de vos soins, bonne voisine, — dit Fergan à Simonne ; — ma pauvre Jehanne sera jalouse.

— C’est plutôt à moi d’être jalouse ; car, en passant dans notre rue, nous avons vu la salle basse de votre maison remplie de blessés autour desquels s’empressaient votre femme et Martine.

— Chères âmes ! combien elles doivent être inquiètes ! — dit Fergan ; — je vais aller les rassurer, puis je reviendrai veiller à notre défense. — L’entretien de Fergan et d’Ancel fut troublé par des cris et des huées accompagnés des clameurs joyeuses qui s’élevèrent dans l’une des cours de l’évêché, livré au pillage et à la dévastation. Les insurgés se vengeaient non moins du parjure de Gaudry que des odieuses exactions et des cruautés dont ils avaient cruellement souffert avant l’établissement de la commune ; les uns défonçant les tonnes du cellier, s’enivraient des vins précieux de l’évêque, dîme abondante autrefois prélevée par lui sur le vignoble des vilains ; d’autres, amoncelant les tentures, les meubles de son appartement au milieu de l’une des cours, mettaient le feu à cet entassement d’objets de toutes sortes ; d’autres, enfin, et les clameurs joyeuses de ceux-là venaient d’interrompre l’entretien du carrier et du talmelier, d’autres, enfin, s’emparant des vêtements sacerdotaux et des insignes du prélat, s’organisaient en une procession grotesque dont le petit Robin-Brise-Miche était le héros ; coiffé de la mître épiscopale qui cachait presque entièrement son visage, vêtu d’une chape de drap d’or, qui traînait sur ses talons, tenant à la main une crosse de vermeil enrichie de pierreries et porté sur une table par quatre insurgés, l’apprenti forgeron distribuait à droite et à gauche des bénédictions grotesques, tandis que des communiers, ivres à demi, ainsi que les serfs de l’évêché, qui, après le combat, s’étaient joints aux vainqueurs, hurlaient à pleine voix une parodie des chants d’église, et criaient de temps à autres : — Vive notre évêque Robin-Brise-Miche ! — Fergan et ses voisins, laissant ces gais garçons se divertir à leur gré dans le palais épiscopal, se dirigèrent vers la porte de la ville ; la nuit approchait ; le carrier, quittant Quatre-Mains-le-Talmelier et sa femme, les pria de passer chez lui en rentrant à leur logis, et de rassurer Jehanne et Martine, puis il monta au rempart pour y retrouver son fils ; celui-ci, pensant qu’il était prudent, même après la victoire du jour, de veiller à la garde de la cité, s’occupait des dispositions à prendre pour la nuit ; à la vue de son père le front ceint d’un bandeau, Colombaïk ne put retenir un cri d’alarme, mais Fergan le rassura ; puis tous deux, après avoir recommandé quelques nouvelles mesures de défense, regagnèrent leur demeure. La nuit était venue, la bataille depuis longtemps avait partout cessé ; les communiers ramassaient leurs morts et leurs blessés à la lueur des torches, des femmes éplorées accouraient aux endroits où l’on s’était battu avec le plus d’acharnement, et cherchaient en gémissant un père, un mari, un fils, un frère, au milieu des cadavres gisants par les rues. Ailleurs, les insurgés, exaspérés contre les chefs du parti épiscopal, démolissaient leurs maisons fortes ; enfin, au loin, une grande lueur empourprant le ciel, jetait çà et là ses rouges reflets sur les pignons des hautes maisons ; c’était la lueur de l’incendie ; le feu dévorait la demeure du trésorier de l’évêché, l’un des plus exécrés des Épiscopaux, la cathédrale fut également incendiée par les communiers de Laon, qui criaient : « — Brûle ! brûle ! infâme repaire de la tyrannie des prêtres ! Puissent-elles être ainsi détruites, toutes ces églises où les fainéants tonsurés, ces éternels complices des seigneurs, prêchent une lâche soumission à la servitude ! »

— Ah ! mon enfant, n’oublie jamais ce terrible spectacle !… Les voilà donc les fruits de la guerre civile ! — dit Fergan à son fils en s’arrêtant au milieu de la petite place du Change, l’un des endroits les plus élevés de la ville, et d’où l’on découvrait au loin l’embrasement de la cathédrale. — Vois les lueurs de l’incendie qui dévore la cathédrale ; entends le bruit de ces tours seigneuriales s’écroulant sous le marteau des communiers ; écoute les gémissements de ces enfants, devenus orphelins ! de ces femmes, devenues veuves ! Vois ces blessés, ces cadavres sanglants emportés par des parents, par des amis en larmes : vois, à cette heure, partout dans cette ville, le deuil, la consternation, la vengeance, le désastre, le feu, la mort ! et rappelle-toi l’aspect heureux, paisible, que cette cité offrait hier, alors que le peuple, dans son allégresse, inaugurait le symbole de son affranchissement, affranchissement non pas arraché à nos oppresseurs d’autrefois, mais acheté d’eux, consenti, juré par eux ! C’était un beau jour, n’est-ce pas ? mon enfant ; oh ! comme nos cœurs bondissaient à chaque tintement de notre beffroi populaire ! comme tous les regards brillaient d’un légitime orgueil à la vue de notre bannière communale ! Nous tous, bourgeois et artisans, joyeux du présent, confiants dans l’avenir, quel mal faisions-nous ? Aucun ! Que voulions-nous ? Rien que de juste : continuer de vivre sous une charte jurée par les nobles, par l’évêque et par le roi ; oui, mais il est advenu ceci : les nobles, l’évêque et le roi, ayant dissipé l’argent dont nous avions payé nos franchises, se sont dit : « — Bah ! qu’importe une vaine signature, un vain serment ? nous sommes puissants, nous sommes nombreux, nous sommes chevaliers, nous sommes habitués à manier la lance et l’épée ; ces artisans, ces bourgeois, vils manants, fuiront lâchement devant nous. Allons, à cheval, nobles Épiscopaux ! en avant ! haut l’épée ! haut la lance ! et tue… tue les communiers ! »

— Et les communiers ont fait fuir le roi des Français ! et les communiers ont exterminé les chevaliers ! — s’écria Colombaïk avec enthousiasme. — Et le fils d’une des victimes de cet infâme renégat d’évêque lui a, justice tardive, fendu la tête d’un coup de hache ! et la cathédrale est en feu ! et les tours seigneuriales s’écroulent ! Ah ! voilà le prix du parjure ! voilà le terrible et juste châtiment de ces gens qui, par orgueil, haine et cupidité, ont déchaîné les fureurs de la guerre civile dans cette cité, hier si tranquille ! Ah ! que le sang versé retombe sur eux ! qu’ils tremblent à leur tour ! La vieille Gaule se réveille après six siècles d’engourdissement… l’heure de la délivrance a sonné !…

— Pas encore, mon enfant !

— Quoi ! le roi est en fuite ! l’évêque est tué ! les Épiscopaux exterminés ou cachés dans leurs caves ! la ville est à nous !

— Et demain ?

— Demain ? Nous conserverons notre conquête !

— Écoute, Colombaïk, et pas un mot de ceci à ta femme ou à ta mère ; à quoi bon les alarmer d’avance ? Pas d’illusion ! Louis-le-Gros a fui devant l’insurrection, qu’il n’était pas en mesure de combattre, avant peu il sera sous les murs de Laon avec des forces considérables.

— Nous résisterons jusqu’à la mort !

— Je le sais, je sais aussi que, malgré notre héroïsme, nous succomberons.

— Mon père…

— Nous succomberons.

— Quoi ! ces franchises payées de notre argent, scellées maintenant de notre sang, ces franchises nous seraient ravies ! nos enfants retomberaient sous le joug abhorré des seigneurs et de l’Église ! Quoi ! mon père, il faudrait désespérer de l’avenir ?

— Désespérer ? Oh ! non, non ; grâce aux insurrections communales provoquées par les atrocités féodales, nos plus mauvais temps sont passés ! De légitimes et terribles représailles à Noyon, à Cambrai, à Amiens, à Beauvais, ont, comme ici, jeté l’épouvante dans l’Église et les seigneuries ; ces saintes, trois fois saintes insurrections, ont prouvé aux descendants des conquérants que manants, artisans et bourgeois ne se laisseront plus impunément tailler à merci et miséricorde, larronner, torturer, supplicier ! Non, non, je te l’ai dit, nos plus mauvais jours sont passés ; mais notre descendance aura encore de sanglantes batailles à livrer avant l’avénement glorieux de ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande !

— Et pourtant, tout nous seconde en ce jour ?

— Crois-en mon expérience et mes prévisions : Louis-le-Gros va prochainement revenir à la tête de forces redoutables ; la mort, si juste, de cet infâme évêque Gaudry va déchaîner contre notre cité les fureurs de l’Église ; les foudres de l’excommunication seconderont les armes royales. Donc, nous succomberons, non sous l’excommunication, on s’en rit, mais sous les troupes de Louis-le-Gros ; nos plus vaillants hommes seront tués à la bataille ou bannis, suppliciés, après la victoire du roi, soit. L’on impose à Laon la seigneurie d’un autre évêque ; on abat notre beffroi, on brise notre sceau, on déchire notre bannière, on pille notre trésor ; les Épiscopaux, appuyés par le roi, se vengent de leur défaite avec une haine féroce, la terreur règne dans la ville…

— Hélas ! alors, tout est perdu !

— Enfant ! — reprit Fergan avec un sourire mélancolique ; — on tue des hommes, on ne tue pas les idées d’affranchissement ! lorsque ces idées ont pénétré tous les cœurs. Voyons ! Louis-le-Gros, le nouvel évêque, les nobles, si cruelle que soit leur vengeances, massacreront-ils tous les habitants de Laon ? Non, ils laisseront toujours vivre le plus grand nombre des communiers, ne fût-ce que pour les écraser de taxes. Les mères, les sœurs, les femmes, les enfants, de ceux qui seront morts pour la liberté vivront aussi. Oh ! sans doute, pendant quelque temps l’épouvante sera profonde, le souvenir des désastres, des massacres, des bannissements, des supplices qui auront suivi la lutte paralysera d’abord toute velléité de nouvelle insurrection…

— Ainsi le nouvel évêque et les nobles, sûrs de l’impunité, redoubleront d’audace ? leur oppression deviendra plus affreuse encore que par le passé ?

— Non ! le nouvel évêque, si forcené qu’il soit, n’oubliera pas le terrible sort de Gaudry, les nobles n’oublieront pas la mort de tant des leurs tombés sous les coups de la justice populaire. Cet utile exemple nous sera profitable… la première vengeance des Épiscopaux assouvie, ils allégeront le joug, dans la crainte de nouvelles révoltes. Ce n’est pas tout : ceux d’entre nous qui survivront à la lutte oublieront peu à peu ces jours néfastes, pour se rappeler ces temps heureux où la commune, libre, paisible, florissante, exempte d’impôts écrasants, sagement gouvernée par les magistrats de son choix, faisait l’orgueil et la sécurité des habitants ! ceux qui auront vu ces heureuses années en parleront à leurs enfants avec enthousiasme, ils leur raconteront comment un jour, le roi et l’évêque s’étant ligués contre la commune, elle s’insurgea vaillamment, fit fuir Louis-le-Gros, extermina l’évêque et les chevaliers. Alors la gloire du triomphe fera oublier les désastres de la défaite du lendemain ; cette défaite, on voudra la venger en rétablissant la commune. Peu à peu l’exaltation gagnera les esprits, et le moment venu, l’insurrection éclatera de nouveau ; de justes représailles seront encore exercées contre nos ennemis, aussi aveugles qu’impitoyables, nos franchises seront proclamées… Il se peut que ce nouveau pas vers la liberté soit encore suivi d’une réaction féroce, mais le pas sera fait, certaines franchises demeureront encore acquises aux habitants, et ainsi, pas à pas, péniblement, à force de luttes, de courage, de persévérance, nos descendants, tour à tour vainqueurs et vaincus, s’arrêtant parfois après la bataille pour panser leurs blessures et reprendre haleine, mais ne reculant jamais d’une semelle, arriveront à travers les siècles au terme de ce laborieux et sanglant voyage… Et alors se lèvera dans toute sa splendeur le jour radieux de l’affranchissement de la Gaule entière !

— Oh ! mon père, — dit Colombaïk avec accablement, — malheur ! malheur ! si la prédiction de Victoria ne doit s’accomplir, selon sa vision prophétique, qu’à travers des monceaux de ruines et des torrents de sang !

— Crois-tu que la liberté s’acquière sans combats ? Tiens, vois, nous sommes vainqueurs, notre cause est sainte comme la justice, sacrée comme le bon droit, et pourtant, regarde autour de toi, — répondit le carrier en montrant à son fils le lugubre spectacle que présentait la place du Change, encombrée de morts et de mourants, éclairée par la lueur des torches et les dernières lueurs de l’incendie de la cathédrale, — regarde ! que de sang ! que de ruines !

— Oh ! pourquoi cette terrible fatalité ? — reprit Colombaïk avec un accent presque désespéré ; — pourquoi la conquête de droits si légitimes coûte-t-elle tant de maux ?

— Pourquoi ? Parce que, depuis six siècles et plus, reniant la pensée libératrice de Jésus, ce grand sage, l’Église catholique, complice des oppresseurs, a glacé les peuples sous son souffle mortel ; car, enfin, voyons ? combien est-il en Gaule de serfs, d’artisans, de vilains, de bourgeois ?… combien est-il de seigneurs et de prêtres ?

— Que sais-je ? Nous sommes peut-être dix ou douze millions, et les prêtres et les descendants des Franks conquérants sont peut-être cinquante mille au plus.

— Donc, cinquante mille prêtres ou seigneurs, grands et petits, dominent, exploitent et traitent en peuple conquis… dix à douze millions d’hommes ? mais ces hommes, qui les empêche de se révolter ? d’écraser en un jour, en une heure, ces quelques milliers d’impitoyables maîtres qui les écrasent ? Si aveugles, si hébêtées que soient les multitudes, ne peuvent-elles pas se dire, ainsi que les serfs de Bretagne et de Normandie disaient il y a deux siècles : « — Nous avons des membres comme nos seigneurs ; — notre cœur est aussi grand que le leur ; — s’ils sont dix, nous sommes mille ! » — Malheureusement, la révolte de ce petit nombre de valeureux serfs, partielle, éphémère, fut bientôt noyée dans leur sang ; aucun cri de délivrance ne leur a répondu. Ah ! lorsque jadis, incessamment insurgés contre la conquête romaine, dont ils ont enfin triomphé en reconquérant leurs franchises, nos pères : Vercingetorix, Marik, Civilis, Sacrovir, Vindex, criaient aux armes et liberté ! ce cri, répété d’un bout à l’autre de la Gaule par les druides héroïques, soulevait les peuples ; et en moins de deux siècles la Gaule, conquise par César, traitait d’égale à égale avec Rome… Mais au lieu de soulever contre elle notre peuple asservi, on lui a dit par la voix de saint Pierre : « Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos Seigneurs, sinon vous serez éternellement damnés ! » Aussi, depuis lors, des millions d’hommes se sont lâchement résignés à l’exécrable domination des rois étrangers à la Gaule et de quarante ou cinquante mille seigneurs, représentant la conquête, incarnée en eux. Ah ! crois-moi ! mon enfant, l’insurrection des bourgeoisies communales n’est que le symptôme d’un affranchissement universel, mais encore lointain ; je le sais, je le crois, je le sens… il viendra ce jour de délivrance ; mais il viendra lorsque tous, bourgeois et artisans des villes, vilains et serfs des campagnes, se soulèveront en masse contre les rois et les seigneurs… Oui, ce grand jour viendra… dans des siècles peut-être, mais j’aurai du moins entrevu son aurore ; j’aurai assisté au réveil de la vieille Gaule, endormie depuis six siècles… et je mourrai content !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




Ici se termine la chronique que m’a léguée, à moi Colombaïk-le-Tanneur, mon père, Fergan-le-Carrier. Il est mort pour la liberté, il est mort comme il l’a dit : le cœur plein de foi dans l’avenir.


Oui, trois jours après avoir écrit cette chronique inachevée, mon père est mort sur les remparts de la cité de Laon, qu’il défendait avec les communiers contre la troupe de Louis-le-Gros. Hélas ! ce qu’il y avait de douloureux dans les prévisions de mon père s’est réalisé ! Ses espérances d’affranchissement se réaliseront-elles aussi ?

Tels sont les faits qui se sont passés :

Le soir de ce jour où notre commune avait triomphé de l’évêque et des Épiscopaux, mon père et moi, ensuite de notre entretien sur la place du Change, entretien qu’il a rapporté dans le récit précédent, dernières lignes tracées par sa main vénérée, nous sommes rentrés dans notre maison, où nous avons trouvé ma mère et Martine, rassurées sur notre sort par nos bons voisins Ancel-Quatre-Mains-le-Talmelier et sa femme Simonne. Cette nuit-là mon père, retournant au poste qu’il occupait dans l’une des tours servant de défense à la porte de la cité, s’était muni d’un parchemin pour raconter à notre descendance l’insurrection de la commune de Laon. Hélas ! il semblait pressentir que ses jours étaient comptés. Ce récit, il l’a continué çà et là lorsqu’il trouvait quelques moments de loisir au milieu des temps d’agitation et de perplexité qui ont suivi notre victoire. Le lendemain le maire, les échevins et plusieurs habitants notables de la ville se rassemblèrent, afin d’aviser aux dangers de la situation : l’on s’attendait à une attaque de Louis-le-Gros ; l’issue de cette attaque n’était pas douteuse ; seuls à combattre le roi des Français, nous serions écrasés ; aussi l’on songea à une alliance contre lui. L’un des plus puissants seigneurs de Picardie, Thomas, seigneur du château de Marle, connu par sa bravoure et sa férocité, qui égalait celle de Neroweg VI, était l’ennemi personnel de Louis-le-Gros ; il s’était ligué en 1108 avec Guy, seigneur de Rochefort, et plusieurs autres chevaliers, pour empêcher le roi d’être sacré à Reims. Malgré la scélératesse de Thomas de Marle, et contre l’avis de mon père, la commune, pressée par l’imminence du péril, offrit à ce seigneur, qui possédait un grand nombre d’hommes d’armes, de s’allier avec elle contre Louis-le-Gros. Thomas de Marle, n’osant affronter la puissance du roi, refusa de lui déclarer la guerre, mais consentit, moyennant argent, à recevoir sur ses terres ceux des habitants qui redouteraient la vengeance royale. Grand nombre d’insurgés, prévoyant les suites d’une lutte contre la royauté, acceptèrent l’offre de Thomas de Marle, et, emportant leurs objets les plus précieux, quittèrent Laon avec leurs femmes et leurs enfants ; d’autres, mon père fut de ce nombre, préférèrent rester dans la ville et se défendre contre le roi jusqu’à la mort. Quoique le nombre des communiers fût réduit par la migration de beaucoup d’entre eux dans les pays voisins, les habitants de Laon, généreux et crédules, avaient accepté les propositions pacifiques des Épiscopaux, consternés de leur défaite ; mais lorsque ceux-ci virent une grande partie des nôtres abandonner la cité, ils s’enhardirent, et, donnant rendez-vous aux serfs des possessions de l’abbaye pour l’un des jours de marché, ils attaquèrent les communiers dans leurs maisons, et massacrèrent tous ceux qui tombèrent entre leurs mains. La guerre civile se ralluma, on se battit de rue en rue ; les serfs pillèrent et incendièrent les maisons des bourgeois dont ils purent s’emparer. Mon père, moi, ma mère et ma femme, retranchés avec nos apprentis dans notre demeure, heureusement fortifiée, nous avons plusieurs fois soutenu de véritables siéges. Durant ces troubles, qui décimaient nos rangs, Louis-le-Gros rassemblait ses forces. Apprenant que Thomas de Marle donnait refuge sur ses terres à des habitants de Laon, il marcha d’abord contre ce seigneur, ravagea ses domaines, l’assiégea dans sa forteresse de Coucy, le fit prisonnier et lui imposa une forte rançon. Quant aux gens de notre commune, trouvés sur les terres de Thomas de Marle, le roi des Français les fit tous égorger ou pendre, et leurs corps servirent de pâture aux oiseaux de proie. Un riche boucher de Laon, ami de mon père, nommé Robert-le-Mangeur, fut attaché à la queue d’un cheval fougueux et périt de la mort affreuse de la reine Brunehaut ; ces sanglantes exécutions terminées, Louis-le-Gros marcha contre Laon. Mon père, le maire, les échevins, et plusieurs des nôtres, fidèles à leur serment de défendre la commune jusqu’à la mort, voulurent s’opposer à l’entrée du roi, coururent aux remparts ; dans cette dernière bataille, grand nombre de communiers furent blessés ou laissés pour mort. Mon père fut tué ; je reçus deux blessures ; notre défaite était inévitable. Louis-le-Gros s’empara de la ville et la soumit à la seigneurie d’un nouvel évêque ; mais, selon les prévisions de mon père, grâce au souvenir de notre insurrection et de nos légitimes représailles, les droits exorbitants de l’évêque et des nobles furent modifiés. Je ne devais pas jouir de cet adoucissement au sort de nos concitoyens. Moi, et plusieurs des plus compromis dans l’insurrection, nous fûmes bannis et dépouillés du peu que nous possédions ; d’autres furent suppliciés. Ces vengeances atteignirent aussi le maire et les échevins. À peine remis de mes blessures, je quittai Laon avec ma femme, quelques jours après la mort de ma mère, qui survécut peu de temps à mon père. Martine et moi nous avions pour toute ressource six pièces d’or, soustraites à l’avidité des gens du roi ; je portais dans un bissac quelques vêtements et les reliques de notre famille. Un de mes amis avait un parent maître tanneur à Toulouse, en Languedoc ; il me donna une lettre pour lui, le priant de m’employer comme artisan. Après de nombreuses traverses nous sommes arrivés sains et saufs à Toulouse, où maître Urbain le tanneur nous accueillit avec bonté ; il m’employa lorsque j’eus fait mes preuves de bon artisan. Ma douce et chère Martine, se résignant courageusement à son sort, devint filaresse de soie, l’un des principaux commerces du Midi avec l’Italie étant le tissage de la soie, que les Lombards apportent dans ce pays-ci. Fidèle aux enseignements de mon père, je supporte fermement ma mauvaise fortune, plein de foi dans l’avenir et consolé par cette pensée : que du moins, grâce à notre insurrection, mes concitoyens de Laon, quoique retombés sous le joug de la seigneurie épiscopale, sont moins malheureux qu’ils ne l’eussent été sans notre révolte. Et d’ailleurs, béni soit le ciel ! L’adversité m’a jeté dans un pays libre, non moins libre que ne l’était notre cité sous le règne de notre commune. Le Languedoc et la Provence, comme autrefois la Bretagne, sont les seules contrées indépendantes de la Gaule ; chaque cité a conservé ou depuis longtemps reconquis ses antiques franchises ; les villes forment autant de républiques gouvernées par des consuls ou des capitouls, magistrats élus du peuple. Ce fortuné pays a peu souffert de l’oppression féodale, le servage y est presque inconnu, la race des premiers conquérants germains, nommés Wisigoths, tribu beaucoup moins nombreuse et moins féroce que les tribus franques de Clovis, au lieu de se conserver unie, compacte, sans mélange, comme dans le nord de la Gaule, presque entièrement disparu par sa fusion avec la race gauloise et celle des Arabes, si longtemps maître du Midi.

Cette population, devenue pour ainsi dire un peuple nouveau, est pleine d’intelligence et d’industrieuse activité ; aussi là le fanatisme ne règne pas. La plupart des habitants, répudiant l’Église de Rome, y pratiquent la douce morale de Jésus dans sa pureté première. Les seigneurs, presque tous bonnes gens et sans orgueil, issus, pour la plupart, de marchands enrichis, continuent le négoce de leurs pères ou cultivent leurs champs ; ils cèdent le pas aux Consuls populaires, il n’existe presque aucune différence entre la noblesse et la bourgeoisie. Notre vie est laborieuse et tranquille ; notre maître est bon pour nous, notre salaire suffit à nos besoins. Il y a trois jours (deux ans après notre bannissement de Laon), ma femme m’a donné un fils ; cette circonstance m’a engagé à ajouter ces quelques lignes à la légende que m’a léguée mon père Fergan, j’ai maintenant l’espoir de la transmettre à mon fils, pour obéir aux derniers vœux de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak. Lorsque Martine et moi nous avons cherché comment nous appellerions notre enfant, et songeant qu’en ces temps-ci l’on ajoute généralement au nom baptismal un nom que l’on transmet à sa race, j’ai voulu, après avoir appelé mon fils Sacrovir, en l’honneur de l’un des plus vaillants insurgés de la Gaule contre la conquête romaine, ajouter à ce nom celui de : Le Brenn, en mémoire de notre aïeul Joel, le Brenn de la tribu de Karnak, et aussi en souvenir de cet autre de nos ancêtres, encore plus éloigné dans la nuit des âges, et qui fut le brenn (Brennus) de l’armée gauloise, qui fit payer jadis rançon à Rome. Donc, moi, Colombaïk, j’engage mon fils, s’il arrive en âge de lire ces récits, et s’il a postérité, de donner à ses descendants, comme nom de famille, celui de : Le-Brenn.

J’écris ceci le vingtième jour du mois d’août de l’année 1114.




Oh ! mon père, toutes vos prédictions se réalisent ! La commune de Laon, abolie, écrasée il y a seize ans, est rétablie, grâce à l’énergie des habitants de la ville et à de nouveaux soulèvements populaires ! Aujourd’hui, septième jour du mois de novembre de l’année 1128, un voyageur lombard arrive de Laon. L’ami qui m’avait recommandé à son parent, maître Urbain, chez qui je continue de travailler comme tanneur, lui ayant appris, par l’occasion de ce Lombard, que la commune était de nouveau confirmée par l’évêque et par Louis-le-Gros, a envoyé, dans sa joie, à maître Urbain, le préambule de cette nouvelle Charte communale, ainsi conçu :

« Au nom de la sainte et indivisible Trinité, ainsi soit-il ! — Louis, par la grâce de Dieu, roi des Français, faisons savoir à tous nos féaux présents et à venir que, du consentement des barons de notre royaume et des habitants de la cité de Laon, nous avons institué en ladite cité un établissement de paix. » (L)

Ce nom d’établissement de paix remplace (dit le parent de maître Urbain) le mot de commune, qui rappelle trop le souvenir de l’insurrection populaire ; mais si le nom est changé, l’institution demeure la même. Les habitants de Laon sont complétement affranchis des droits odieux des seigneurs ; ils se gouvernent par des magistrats élus par eux ; ils ont rebâti la maison communale, relevé la tour du beffroi, repris leur sceau, leur bannière ; ils ont enfin reconquis leurs franchises. — Oh ! mon père, vous disiez vrai quand vous écriviez ces paroles prophétiques : — « C’est ainsi que pas à pas, péniblement, à force de luttes, de courage, de persévérance, nos enfants, tour à tour vainqueurs et vaincus, s’arrêtant parfois, après la bataille, pour panser leurs blessures et reprendre haleine, mais ne reculant jamais d’une semelle, arriveront, à travers les siècles, au terme de ce laborieux et sanglant voyage, et alors se lèvera, dans toute sa splendeur, le jour radieux de l’affranchissement de la Gaule, de l’émancipation du peuple. »




Aujourd’hui, premier jour de l’année 1140, moi, Colombaïk, j’ai atteint ma soixantième année. Mon fils Sacrovir-le-Brenn, âgé de vingt-huit ans, se marie demain ; ma femme Martine, malgré son âge, exerce allégrement son métier de filaresse, et moi mon métier de tanneur ; mon fils a pris la même profession que moi ; le Languedoc jouit toujours d’une grande prospérité ; Toulouse, gouvernée par ses Capitouls, est plus florissante que jamais ; les mauvais prêtres sont conspués ; l’influence de leur Église décline incessamment en ces heureux pays. Les habitants du Languedoc, guidés par leurs pasteurs qu’ils nomment parfaits, gens éclairés, doux, humains, presque tous pères de famille et remplissant généralement les fonctions de médecins ou d’éducateurs d’enfants, pratiquent les doctrines évangéliques dans leur simplicité primitive ; Louis VII, roi des Français, a succédé à son père Louis-le-Gros, mort en l’année 1137 ; la guerre désole plus que jamais le nord de la Gaule ; Henri II, roi des Anglais (descendants des pirates allemands du vieux Rolf), s’est emparé, après plusieurs batailles, de l’Anjou, du Maine et de la Touraine ; j’ai appris par des voyageurs que la cité de Laon continue de jouir de ses franchises communales, reconquises par la persistante énergie de ses habitants ; Louis VII, d’abord excommunié par le pape, s’est relevé de cette excommunication en partant pour la Terre-Sainte ; car Jérusalem et le saint sépulcre sont retombés au pouvoir des Sarrasins, les seigneuries franques détruites, et les barons et baronnies de Galilée, les marquis et marquisats de Nazareth, ont disparu.

Ces lignes seront sans doute les dernières que j’ajouterai à ce parchemin, que je te lègue, à toi, mon fils Sacrovir-le-Brenn, avec les reliques de notre famille, auxquelles j’ai joint la Coquille de pèlerin laissée par mon père et enlevée par lui pendant la première croisade à Neroweg VI, comte de Plouernel, jadis notre seigneur.