Les Mystères du peuple — Tome VI
LA COQUILLE DU PÈLERIN - Première partie : Le Château féodal

LA COQUILLE DU PÈLERIN


ou


FERGAN-LE-CARRIER.




PREMIÈRE PARTIE


LE CHÂTEAU FÉODAL


1035-1120.


SOMMAIRE.


La France féodale aux onzième et douzième siècles. — Le village. — Condition des serfs. — Le baillif Garin-Mange-Vilain. — Neroweg VI, seigneur et comte de Plouernel, surnommé Pire-qu’un-Loup — La taille à merci et miséricorde. — Pierre-le-Boiteux et Perrine-la-Chèvre. — Jehanne-la-Bossue. — Fergan-le-Carrier. — Le Petit-Colombaïk. — Le gibet seigneurial. — Les voyageurs. — Yeronimo, légat du pape, et l’évêque de Nantes. — Bezenecq-le-Riche et sa fille. — Les pèlerins. — Le marchand de reliques. — Les péagers. — Le château de Plouernel. — Neroweg VI et ses deux fils. — Azenor-la-Pâle, la magicienne. — Le donjon. — La salle de la table de pierre. — Investiture d’un vassal. — Les trois épouseurs d’Yolande. — Le passage secret. — Le souterrain. — La rançon. — Les tortures. — Le supplice. — Le fratricide. — La chasse au serf. — Pierre l’ermite (dit Coucou-Piètre) et le chevalier Gautier-sans-Avoir. — Perrette-la-Ribaude et Corentin-Nargue-Gibet. — Comment et pourquoi l’on prêchait la croisade pour entraîner le peuple en Palestine (la Californie de ce temps-là). — Dieu le veut ! Dieu le veut ! — Chant des croisés. — Départ pour Jérusalem.





Depuis l’année 1035, époque de la mort de mon bisaïeul Yvon-le-Forestier, jusqu’en l’année 1098, où commence la légende suivante, écrite par moi Fergan, pour obéir au vœu de mon grand-père Den-Braô, l’habile artisan maçon, et aux dernières volontés de mon père Nominoé ; depuis 1035 jusqu’en 1098, la Gaule a été, comme par le passé, ravagée par les guerres privées des seigneurs laïques ou ecclésiastiques entre eux et par les guerres royales de Henri Ier (descendant de Hugh-le-Chappet), qui revendiquait la succession du duché de Bourgogne, composé d’une partie de la Provence et du Dauphiné. Henri Ier, qui régna de l’an 1031 à l’an 1060, fut un prince lâche et inerte, il put à peine se défendre contre les seigneurs ses rivaux ; le plus puissant d’entre eux était Wilhem (Guillaume) le Bâtard, duc de Normandie, fils de Robert-le-Diable et descendant du vieux Rolf. Après la mort du roi Henri, son fils, Philippe Ier, âgé de sept ans, lui succéda en 1060 ; six ans après, Wilhem-le-Bâtard, devenu Wilhem-le-Conquérant, conquit l’Angleterre à la tête des Normands ; et le descendant de Rolf-le-Pirate devint ainsi souverain d’un grand pays. Philippe Ier, roi régnant en 1098, était le plus glouton, le plus libertin des hommes ; les seigneurs bataillaient entre eux ou désolaient la Gaule par leurs massacres et leurs brigandages ; Philippe n’en prenant souci, buvait, chassait, dormait, faisait l’amour. Son royaume se composait seulement du territoire et des villes de Paris, d’Orléans, de Beauvais, de Soissons, de Reims, de Châlons, de Dreux, du Maine, de l’Anjou, de la Marche et de Bourges ; tandis que la Bretagne, la Normandie, l’Aquitaine, la Provence, la Bourgogne, la Flandre et la Lorraine, étaient sous la dépendance absolue de leurs comtes et de leurs ducs souverains. Mais au moins Philippe Ier régnait-il en roi sur ce qu’il appelait son royaume de France ? Non ; car hormis ses domaines particuliers, son royaume était divisé, subdivisé en une multitude de seigneuries et d’abbayes dont les possesseurs, tout en se reconnaissant ses vassaux, vivaient et agissaient en maîtres dans leurs terres, ne respectant sa suzeraineté que lorsqu’il les y contraignait par les armes, ce dont n’avait garde le gros Philippe ; aussi glouton que licencieux, coupable d’un double adultère par son mariage avec une certaine Berthrade, femme d’un seigneur nommé Foulques-le-Réchin, il ne songeait qu’à sa maîtresse ; en vain les prêtres proposèrent à Philippe Ier de l’absoudre de son double adultère, moyennant somme ronde, il préféra garder sa bourse et sa Berthrade. Les prêtres l’excommunièrent, sonnant à son approche, en signe de deuil et de malédiction, les cloches à grande volée ; mais le gros roi, point méchant d’ailleurs, riait à gorge déployée, disant à sa maîtresse, au sujet de ces sonneries excommunicatrices : « — Entends-tu, ma belle, comme ces gens-là nous pourchassent ? (A) » Tel était le glorieux prince qui régnait en l’année 1098, où commence ce récit.




Le jour touchait à sa fin, le soleil d’automne jetait ses derniers rayons sur l’un des villages de la seigneurie de Plouernel ; un grand nombre de maisons, à demi démolies, avaient été récemment incendiées, lors de l’une de ces guerres fréquentes entre les seigneurs féodaux ; dans ces incursions, afin de ruiner leur ennemi, ils dévastaient son territoire, saccageaient les récoltes, emmenaient les bestiaux, massacraient les serfs et les vilains, dont l’écrasant labeur entretenait seul l’opulence des seigneuries. Les murailles des huttes de ce village, construites de pisé ou de pierres reliées avec une terre argileuse, étaient lézardées ou noircies par le feu ; l’on voyait encore, à demi carbonisés, les débris de la charpente des toitures, remplacées par quelques perches chargées de bottes de genêts ou de roseaux. L’aspect des serfs, à ce moment de retour des champs, n’était pas moins misérable que celui de leurs tanières ; hâves, décharnés, à peine vêtus de haillons, ils se serraient les uns contre les autres, tremblants et inquiets. Le baillif, justicier de la seigneurie, venait d’arriver dans le village, accompagné de cinq à six hommes armés, chargés d’aller de masure en masure ordonner aux habitants de se rendre sur la place ; bientôt ils se trouvèrent, au nombre de trois cents environ, rassemblés autour du baillif, si méchant envers les pauvres gens qu’on avait ajouté à son nom de Garin le surnom de Mange-Vilain (B). Cet homme redouté portait un casque de cuir garni de lames de fer et une casaque de peau de chèvre comme ses chausses ; une longue épée pendait à son côté ; il montait un cheval roux qui semblait aussi farouche que son maître. Des hommes de pied diversement armés formant l’escorte de Garin-Mange-Vilain surveillaient plusieurs serfs chargés de liens, amenés prisonniers d’autres localités ; non loin d’eux et le long d’une muraille à demi écroulée était étendu un malheureux, affreusement mutilé, hideux, horrible à voir ; il avait eu, comme tant d’autres serfs de la Gaule, les yeux crevés, les pieds et les mains coupés, punition ordinaire des révoltés (C) ; à peine couvert de haillons, les moignons de ses bras et de ses jambes enveloppés de chiffons sordides, il attendait que quelques-uns de ses compagnons de misère, à leur retour des champs, eussent le loisir de le transporter sur la litière qu’il partageait avec les bêtes de labour ; après quoi on le faisait boire et manger, car aveugle et sans pieds ni mains, il se trouvait à la charitable merci de ses compagnons, qui, malgré leur pauvreté, le secouraient depuis dix ans ; d’autres serfs de Normandie et de Bretagne, lors de leur révolte contre les seigneurs, furent abandonnés, ainsi aveuglés, mutilés, sur le lieu de leur supplice, et périrent presque tous dans les tortures de la faim. Lorsque les gens du village furent réunis sur la place, Garin-Mange-Vilain tira de sa poche un parchemin et lut cette proclamation, pareillement faite par lui dans les autres villages du domaine. « — Ceci est l’ordre du très-haut et très-puissant Neroweg VI, seigneur du comté de Plouernel, par la grâce de Dieu (D). Tous ses serfs, hommes de corps, main-mortables, taillables, haut et bas, à merci et miséricorde, sont taxés, par la volonté dudit seigneur comte, à payer à son trésor quatre sous de cuivre par chaque serf avant le dernier jour de ce mois-ci pour tout délai... » — Les serfs menacés de cette nouvelle exaction ne purent contenir leurs lamentations ; Garin-Mange-Vilain promena sur l’assistance un regard courroucé, puis il reprit : « — Si ladite somme de quatre sous de cuivre par chaque tête n’est pas payée avant le délai fixé, il plaira audit haut et puissant seigneur Neroweg VI, comte de Plouernel, de faire saisir certains serfs qui seront châtiés ou pendus par son prévôt à son gibet seigneurial ; la taille annuelle ne sera en rien diminuée par cette taille extraordinaire de quatre sous de cuivre destinée à réparer les pertes causées à notre dit seigneur par la nouvelle guerre que lui a déclarée son voisin le sire de Castel-Redon (E) ! »

Le baillif étant descendu de cheval pour adresser quelques mots à l’un des hommes de son escorte, plusieurs serfs se dirent tous bas les uns aux autres : — Où est donc Fergan ?… lui seul aurait le courage de remontrer humblement au baillif que nous sommes, hélas ! trop misérables pour pouvoir payer cette nouvelle taxe !

— Fergan sera resté à la carrière d’où il tire des pierres, car malheureusement je ne le vois pas là, — reprit un autre serf ; tandis que le baillif poursuivait ainsi sa lecture : « — Le seigneur Gonthram, fils aîné du très-noble, très-haut et très-puissant Neroweg VI, comte de Plouernel, ayant atteint sa dix-huitième année, et ayant âge de chevalier, il sera payé, selon la coutume de Plouernel, un denier par chacun des serfs et vilains du domaine, en l’honneur et gloire de la chevalerie dudit seigneur Gonthram (F). »

— Encore ! — murmurèrent les serfs avec amertume ; — il est heureux que notre seigneur n’ait pas de fille, nous aurions un jour à payer des tailles en l’honneur de son mariage (G) comme nous en payerons pour la chevalerie des fils de Neroweg VI.

— Payer ? mon Dieu ! mais avec quoi payer ? — reprenait tout bas un autre serf. — Ah ! c’est grand dommage que Fergan ne soit pas là pour réclamer en notre nom... il oserait parler, lui ! et nous n’osons point.

Le baillif, ayant terminé sa lecture, appela un serf nommé Pierre-le-Boiteux (Pierre ne boitait pas ; mais son père, en raison de son infirmité, avait reçu le surnom que son fils gardait). Il s’avança tout tremblant devant Garin-Mange-Vilain. — Voici trois dimanches que tu n’as pas apporté ton pain à cuire au four seigneurial, — dit le baillif ; — tu as pourtant mangé du pain depuis trois semaines ?

— Maître Garin...

— Tu as eu l’audace de faire cuire ton pain chez toi sous la cendre ?... avoue-le, scélérat !

— Hélas ! bon maître Garin, notre village a été mis à feu et à sac par les gens du sire de Castel-Redon ; le peu de hardes que nous possédions ont été pillées ou brûlées, nos bestiaux tués ou enlevés, nos moissons saccagées pendant la guerre !

— Je te parle de four et non de guerre ! double larron ! Tu dois trois deniers de droits de cuisson ; tu vas payer en outre trois deniers d’amende !

— Six deniers ! misère de moi ! six deniers ! et où voulez-vous que je les prenne ?

— Tu le sais mieux que moi ! Je connais vos ruses, fourbes que vous êtes ! Vous avez toujours quelque cachette où vous enfouissez vos deniers !... Veux-tu payer, oui ou non ?

— Secourable baillif, nous n’avons pas une obole... les gens du sire de Castel-Redon ne nous ont laissé que les yeux pour pleurer nos désastres !

Garin, haussant les épaules, fit un signe à l’un des hommes de sa suite ; celui-ci-prit à sa ceinture un trousseau de cordes et s’approcha de Pierre-le-Boiteux. Le serf tendit ses mains à l’homme d’armes, lui disant : — Liez-moi, emmenez-moi prisonnier si cela vous plaît ; je ne possède pas un denier.

— C’est ce dont nous allons nous assurer, — reprit le baillif ; et pendant que l’un de ses hommes garrottait Pierre-le-Boiteux, sans qu’il opposât la moindre résistance, un autre d’entre eux prit dans une pochette de cuir suspendue à sa ceinture de l’amadou, un briquet et une mèche soufrée qu’il alluma ; Garin-Mange-Vilain s’adressant alors à Pierre, qui, à la vue de ces préparatifs, commençait de pâlir : — On va te mettre cette mèche allumée entre les deux pouces ; si tu as une cachette où tu enfouisses tes deniers, la douleur te fera parler !


Le serf ne répondit rien, ses dents claquaient d’épouvante, il tomba aux genoux du baillif en tendant vers lui ses deux mains garrottées ; soudain, une jeune fille sortit du groupe des habitants du village ; elle avait les pieds nus et pour vêtement un sayon grossier ; on l’appelait Perrine-la-Chèvre, parce qu’autant que ses chèvres elle était sauvage et amoureuse des solitudes escarpées ; son épaisse chevelure noire cachait à demi son visage farouche brûlé par le soleil ; s’approchant du baillif sans baisser les yeux, elle lui dit brusquement : — Je suis la fille de Pierre-le-Boiteux ; si tu veux torturer quelqu’un, laisse là mon père et prends-moi !

— La mèche !... — dit impatiemment Garin-Mange-Vilain à ses hommes, sans seulement regarder ou écouter Perrine-la-Chèvre ; — la mèche... et dépêchons, la nuit vient. — Pierre-le-Boiteux, malgré ses cris, malgré les supplications déchirantes de sa fille, fut renversé à terre et contenu par les gens du baillif ; la torture du serf commença sous les yeux de ses compagnons de misère, abrutis par la terreur, par l’habitude du servage et par les prêtres, qui, comme toujours, prêchaient aux victimes, sous peine des flammes éternelles, soumission et résignation envers les bourreaux. Pierre, sentant la mèche soufrée brûler la chair de ses pouces, jetait d’affreux hurlements ; Perrine-la-Chèvre ne criait plus, n’implorait plus les tourmenteurs de son père : immobile, pâle, sombre, l’œil fixe et noyé de larmes, tantôt elle mordait ses poings avec une rage muette, tantôt elle murmurait : — Si je savais la cachette, je la dirais... je la dirais...

Enfin, Pierre-le-Boiteux, vaincu par la douleur, dit à sa fille d’une voix entrecoupée : — Prends la houe, cours dans notre champ ; tu fouilleras au pied du gros orme et tu trouveras en terre neuf deniers dans un morceau de bois creux. — Puis, jetant sur le baillif un regard désespéré, le serf ajouta : — Hélas ! voilà tout mon trésor, maître Garin !

— Oh ! j’étais certain, moi, que tu avais une cachette ! — dit le baillif ; et s’adressant à ses gens : — Cessez la torture ; l’un de vous suivra cette fille et rapportera l’argent.

Perrine-la-Chèvre s’éloigna précipitamment suivie de l’homme d’armes, après avoir jeté sur Garin un coup d’œil sournois et féroce... Les serfs, terrifiés, silencieux, osaient à peine se regarder les uns les autres, tandis que Pierre poussant des gémissements plaintifs, quoiqu’on eût mis fin à son supplice, murmurait en pleurant à chaudes larmes : — Hélas ! mon Dieu ! comment maintenant travailler à la terre pour payer la taille ? Voici mes pauvres mains martyrisées !

Le baillif, sans souci de ces plaintes, et avisant par hasard le serf aveugle, mutilé des quatre membres, qui, étendu le long d’une muraille, attendait qu’on le transportât dans quelque étable, le baillif, désignant à la foule ce malheureux et Pierre-le-Boiteux, s’écria d’une voix menaçante : — Que cet exemple vous apprenne à trembler, doubles larrons ! oui, tremblez ! car si vous osiez vous rebeller contre les droits de votre seigneur, vous seriez punis, en ce monde, par les coups, la prison, les supplices, la mort ! et en enfer, par les flammes de Satan ! Ah ! votre seigneur vous donnera des terres à cultiver à son profit, et il faudra vous arracher denier à denier les taxes qu’il lui plaît de vous imposer ! Êtes-vous, oui ou non, ses serfs taillables à merci et à miséricorde ?

— Hélas ! nous le sommes, maître Garin, — reprirent ces infortunés d’une voix craintive ; — nous sommes à la merci de notre maître !

— Puisque vous êtes et serez serfs vous et votre race, pourquoi toujours lésiner, frauder, larronner sur les tailles ? Combien de fois je vous ai pris en dol et en faute ? hein ? L’un aiguise son soc de charrue sans m’en prévenir, afin de dérober le denier qu’il doit à la seigneurie toutes fois qu’il aiguise son soc (H) ; l’autre prétend ne pas payer le droit de Cornage (I), sous prétexte qu’il ne possède pas de bêtes à cornes ; ceux-là poussent l’audace jusqu’à songer à se marier dans une seigneurie voisine (J), et tant d’autres énormités ! Faut-il donc toujours vous rappeler, misérables, que vous appartenez à votre seigneur à vie et à mort, corps et biens, que tout en vous lui appartient, les cheveux de votre tête, les ongles de vos mains, la peau de votre vile carcasse ; tout, jusqu’à la virginité de vos femmes !

— Hélas ! bon maître Garin... — se hasarda de répondre, sans oser lever les yeux, un vieil serf nommé Martin-l’Avisé, en raison de sa subtilité, — hélas ! nous le savons, nos vénérables prêtres nous le répètent sans cesse ; nous appartenons âme, corps et biens aux seigneurs que la volonté de Dieu nous envoie. Seulement on dit...

— Que dit-on ? — s’écria Garin ; — qui ose dire quelque chose ?

— Oh ! ce n’est point nous ! — se hâta d’ajouter Martin-l’Avisé ; — non, non, ce n’est point nous !

— Qui donc est-ce alors ?

— C’est... c’est Fergan-le-Carrier.

— Et où est-il ce coquin ? Je ne le vois pas, en effet, parmi vous ce soir.

— Il sera resté à tirer de la pierre à sa carrière, — reprit une voix timide ; il ne quitte son travail qu’à la nuit noire.

— Et que dit Fergan-le-Carrier ? — reprit le baillif ; — oui, que dit-il, ce bon apôtre ?

— Maître Garin, — reprit le vieil serf, — Fergan reconnaît que nous sommes il est vrai serfs de notre seigneur, que nous sommes forcés de cultiver à son profit les terres où il lui a plu de nous attacher pour jamais nous et nos enfants ; notre devoir est encore, par surcroît, de labourer, d’ensemencer, de moissonner les terres du château (K), de faire le guet dans les maisons fortes de sa seigneurie (L), de...

— Assez, assez ! nous savons nos droits ; mais que dit-il ensuite, Fergan-le-Carrier ?

— Il dit... et c’est lui au moins qui parle ainsi, non point nous...

— Non, non, ce n’est pas nous, maître Garin ! — s’écrièrent ces malheureux, rendus méprisables et lâches par le servage et par la terreur ; — c’est Fergan qui parle ainsi !

— Achevez, coquins... achevez...

— Mais Fergan prétend que les tailles qu’on nous impose augmentent sans cesse, et qu’après avoir payé nos redevances en nature, le peu que nous pouvons tirer de nos récoltes est insuffisant à satisfaire aux demandes toujours nouvelles de notre seigneur. Hélas ! cher maître Garin... voyez, nous buvons de l’eau, nous sommes vêtus de haillons, nous mangeons pour toute nourriture des châtaignes, des fèves, et aux bons jours un peu de pain d’orge ou d’avoine...

— Comment ! — s’écrie le baillif d’une voix menaçante, — vous oseriez vous plaindre !

— Non, non, maître Garin, — reprirent les serfs effrayés, — non, nous ne nous plaignons pas !

— Si parfois nous souffrons un peu, c’est tant mieux pour notre salut, comme nous le dit notre saint père en Dieu le curé.

— Non, nous ne nous plaignons pas, nous autres ; c’est Fergan, qui l’autre jour parlait ainsi.

— Et nous l’avons fort blâmé de tenir un pareil langage, — ajouta le vieux Martin-l’Avisé tout tremblant ; — nous sommes satisfaits de notre sort, nous autres ; nous vénérons, nous chérissons notre noble et bien-aimé seigneur Neroweg VI et son secourable baillif Garin !

— Oui ! oui ! — crièrent les serfs tous d’une voix, — c’est la vérité... la pure vérité !

— Vils esclaves ! — s’écria le baillif avec un courroux mêlé de dédain, — lâches coquins ! vous léchez bassement la main qui vous fouaille ; ne sais-je pas, moi, que votre cher et noble Neroweg VI, vous l’avez surnommé Pire-qu’un-Loup, et moi, son secourable baillif, Mange-Vilain !

— Sur notre salut éternel, maître Garin, ce n’est point nous qui vous avons donné ce surnom !

— Par ma barbe ! on les justifiera, ces surnoms ! Oui, Neroweg VI sera pire qu’un loup pour vous, ramassis de fainéants, de voleurs et de traîtres ! Et moi, je vous mangerai jusqu’à la peau, vilains ou serfs, lorsque vous frauderez les droits de votre seigneur ! Quant à Fergan, ce beau diseur, je le retrouverai, sinon aujourd’hui, un autre jour, et m’est avis qu’il fera tôt ou tard connaissance avec le gibet justicier de la seigneurie de Plouernel !

— Et nous ne le plaindrons pas, cher et bon maître Garin ; que Fergan soit maudit, s’il a osé mal parler de vous et de notre vénéré seigneur ! — répondirent les serfs effrayés. Perrine-la-Chèvre revint à ce moment, accompagnée de l’homme d’armes chargé par le baillif d’aller déterrer le trésor de Pierre-le-Boiteux. La jeune serve avait l’air de plus en plus sombre et farouche, ses larmes étaient taries, mais ses yeux lançaient des éclairs, sous ses épais cheveux noirs qui voilaient son front ; par deux fois elle les écarta de sa main gauche, car elle tenait sa main droite cachée derrière son dos, ne quittant pas le baillif du regard ; elle s’approcha ainsi pas à pas de lui sans être remarquée, tandis que l’homme d’armes disait en remettant à Garin une rondelle de bois creusée : — Il y a là dedans neuf deniers de cuivre, mais quatre ne sont pas de la monnaie frappée par notre seigneur Neroweg VI (M).

— Encore de la monnaie étrangère à la seigneurie ! — s’écria le baillif en s’adressant aux serfs, — ne vous ai-je pas cent fois défendu d’en recevoir, sous peine du fouet ?

— Hélas ! maître Garin, — reprit Pierre-le-Boiteux toujours étendu sur le sol et ne cessant de pleurer en regardant ses mains mutilées, — les marchands forains qui passent et nous achètent parfois un porc, un mouton ou un chevreau, n’ont souvent que des deniers frappés dans les autres seigneuries ; comment donc faire ? Si nous refusons de vendre le peu que nous avons, où trouver de quoi payer les tailles ?

Le baillif, occupé à compter la somme, ne répondit rien à Pierre-le-Boiteux ; mais sa fille, tenant toujours sa main droite cachée derrière son dos, s’était peu à peu, sans qu’il l’eût aperçue, rapprochée du baillif presque à le toucher ; il mit les deniers de Pierre-le-Boiteux dans une grande poche de cuir, aux trois quarts remplie par les exactions du jour, et dit au serf : — Tu dois six deniers ; il y a, sur ces neuf pièces enfouies dans ta cachette, quatre deniers de monnaie étrangère, je les confisque ; restent cinq deniers de la seigneurie. Je les prends en à-compte, tu me donneras le sixième lorsque tu payeras la taxe prochaine.

— Et moi je te paye tout de suite ! — s’écria Perrine-la-Chèvre en frappant de toutes ses forces le baillif en pleine figure, avec une grosse pierre qu’elle avait ramassée en chemin ; le coup fut si violent, que Garin trébucha, le sang jaillit de son front.

— Scélérate ! s’écria-t-il. — Et se jetant furieux sur la jeune serve il la renversa, la foula aux pieds, puis, tirant à demi son épée, il allait la tuer, lorsque réfléchissant, il dit à ses hommes : — Non, non, son cadavre servira de pâture aux corbeaux et d’épouvante à ceux qui seraient tentés de lever la main sur le baillif de leur seigneur ; qu’on la garrotte, qu’on l’emmène ; on lui crèvera les yeux ce soir, et demain à l’aube, elle sera pendue aux fourches patibulaires.

— Le supplice de Perrine-la-Chèvre sera mérité ! — crièrent les serfs dans l’espoir de détourner d’eux la fureur de Garin-Mange-Vilain ; — malheur à cette maudite, elle a fait couler le sang du secourable baillif de notre glorieux seigneur !

— Vous êtes tous des lâches ! — s’écria Perrine-la-Chèvre le visage et le sein meurtris, saignants, des coups que lui avait donnés Garin en la foulant aux pieds ; puis se tournant vers Pierre-le-Boiteux qui sanglotait, mais n’osait défendre sa fille ou élever la voix pour implorer sa grâce, elle lui dit avec une sinistre amertume : — Et toi, mon père, qui me laisses emmener pour être torturée, tu es aussi couard que les autres !... Adieu ; si demain tu vois voler des corbeaux du côté du gibet seigneurial, tu verras les cercueils vivants de ta fille ; — et montrant les poings aux serfs consternés : — Oh ! lâches ! vous êtes trois cents et vous craignez six hommes d’armes !... Allez, vous méritez vos misères et vos hontes ! Il n’y a parmi vous qu’un homme, c’est Fergan !

— Oh ! — s’écria le baillif exaspéré par les hardies paroles de Perrine-la-Chèvre, et étanchant le sang qui coulait de son visage ; — si je rencontre Fergan sur ma route, il sera ton compagnon de gibet, infâme scélérate ! — Et Garin-Mange-Vilain, remontant à cheval, suivi de ses hommes ainsi que des serfs qu’ils emmenaient prisonniers avec Perrine-la-Chèvre, disparut bientôt, laissant les habitants du village frappés d’une telle épouvante, que ce soir-là ils oublièrent d’emporter le pauvre aveugle mutilé... En vain il les appelait... la nuit vint et il appelait encore à son aide !




Depuis longtemps déjà le baillif avait emmené ses prisonniers. La nuit devenait de plus en plus noire ; une jeune femme pâle, maigre et contrefaite, vêtue d’un sarrau en haillons, pieds nus, la tête à demi couverte d’une coiffe d’où s’échappait sa chevelure, tenait son visage caché entre ses mains, assise sur une pierre près du foyer de la hutte que Fergan habitait à l’extrémité du village. Quelques broussailles flambaient dans l’âtre ; au-dessus des murailles noircies, lézardées par l’incendie, des touffes de genêt placées sur des perches remplaçant la toiture, laissaient apercevoir çà et là quelques étoiles brillantes ; une litière de paille dans le coin le mieux abrité de cette tanière, un coffre, quelques vases de bois, tel était l’ameublement de la demeure d’un serf. La jeune femme assise près du foyer était l’épouse de Fergan, on la nommait Jehanne-la-Bossue, à cause de sa difformité ; son front dans ses mains, accroupie sur la pierre qui lui servait de siège, Jehanne restait immobile ; seulement de temps à autre un léger tressaillement de ses épaules annonçait qu’elle pleurait. Un homme entra dans la hutte, c’était Fergan-le-Carrier. Âgé de trente ans, robuste et de grande taille, il avait pour vêtement un sayon de peau de chèvre au poil presque entièrement usé ; son mauvais caleçon laissait nus ses jambes et ses pieds ; sur son épaule il portait le pic de fer et le lourd marteau dont il se servait pour casser et extraire la roche des carrières. Jehanne-la-Bossue releva la tête à la vue de son mari. Quoique laide, sa figure souffrante et timide respirait une angélique bonté. S’avançant rapidement vers Fergan, le visage baigné de larmes, Jehanne lui dit avec un mélange d’espoir et d’anxiété inexprimable, en l’interrogeant du regard : — As-tu appris quelque chose ?

— Rien, — répondit le serf désespéré, en jetant son pic et son marteau, — rien, rien !

Jehanne retomba sur sa pierre en sanglotant, et murmura : — Colombaïk ! mon pauvre enfant ! Je ne le verrai plus !

Fergan, non moins désolé que sa femme, s’assit sur une autre pierre placée près du foyer, le coude appuyé sur son genou, son menton dans sa main ; il resta longtemps ainsi, morne, silencieux ; puis, se relevant brusquement, il se mit à marcher avec agitation, disant d’une voix sourde : — Cela ne peut durer… le cœur me saigne… il faut que j’y aille… J’irai… oh ! j’irai !

Jehanne entendant le serf répéter : J’irai, j’irai ! releva la tête, essuya ses pleurs du revers de sa main, et dit : — Où veux-tu donc aller, mon pauvre homme ?

— Au château ! — s’écria le carrier en continuant de marcher avec agitation, ses deux bras croisés sur sa poitrine. Jehanne trembla de tout son corps, joignit ses deux mains et voulut parler ; mais, dans sa terreur, elle ne put d’abord prononcer un mot, ses dents s’entre-choquaient. Enfin, elle dit d’une voix affaiblie : — Fergan… tu n’as pas la tête à toi en disant que tu iras au château.

— J’irai, après le coucher de la lune !

— Hélas ! j’ai déjà perdu mon pauvre enfant, — reprit Jehanne en gémissant, — je vais perdre mon mari ! — Et de nouveau elle sanglota ; les sanglots et le bruit des pas du serf interrompaient seuls le silence de la nuit. Le foyer s’éteignit ; mais la lune, alors levée, jetait ses pâles rayons dans l’intérieur de la hutte, à travers l’intervalle des perches et des bottes de genêts qui remplaçaient la toiture incendiée ; ce nouveau silence dura longtemps. Jehanne-la-Bossue ayant réfléchi, reprit avec un accent presque rassuré : — Tu veux, Fergan, aller cette nuit... au château... (et elle frissonna en disant château)... Heureusement, c’est impossible... tu ne pourrais y entrer. — Puis, comme le serf ne discontinuait pas de marcher sans prononcer une parole, Jehanne, prenant à tâtons la main de son mari qui revenait près d’elle, voulut le retenir en disant : — Pourquoi ne pas me répondre ? cela m’effraye. — Mais il retira brusquement sa main et repoussa sa femme en s’écriant d’une voix irritée : — Laisse-moi !

La faible créature alla tomber à quelques pas de là parmi des décombres ; et sa tête ayant heurté contre un morceau de bois, elle ne put retenir un cri de douleur ; ce cri navra Fergan ; il se retourna, et à la clarté de la lune il vit Jehanne se relever péniblement. Il courut à elle, l’aida à se rasseoir sur l’une des pierres du foyer, disant avec angoisse : — Tu as crié... tu t’es donc blessée en tombant ?

— Non... non...

— Ma pauvre Jehanne ! — s’écria le serf alarmé, car il avait porté une de ses mains au front de sa femme, — ta tempe est humide, tu saignes !

— C’est que j’ai pleuré, — reprit-elle doucement et essuyant sa blessure avec une mèche de ses longs cheveux en désordre, — ce n’est rien !

— Tu souffres ! et j’en suis cause !

— Non, non, je suis tombée parce que je suis faible, — répondit Jehanne avec sa mansuétude angélique ; — ne pensons plus à cela ; — et elle ajouta en souriant tristement, faisant ainsi allusion à sa laideur et à sa difformité : — Je n’ai pas à craindre d’être enlaidie par une cicatrice.

Ces mots affligèrent Fergan ; il crut que Jehanne-la-Bossue pensait que belle, il l’eût traitée moins brusquement ; aussi reprit-il d’un ton d’affectueux reproche : — Est-ce qu’à part quelques emportements de mon caractère, je ne t’ai pas toujours traitée comme la meilleure des épouses ?

— Cela est vrai, et ma reconnaissance est grande.

— Ne t’ai-je pas librement prise pour femme ?

— Oui, et cependant tu pouvais choisir parmi les serves de la seigneurie une compagne qui, comme moi, n’eût pas été contrefaite.

— Jehanne, — reprit le carrier avec une sombre amertume, — si ton visage eût été aussi beau que ton cœur est bon, à qui aurait appartenu la première nuit de nos noces ? À Neroweg-Pire-qu’un-Loup ou à ses louveteaux !

— Hélas ! Fergan, du moins ma laideur nous aura épargné la honte...

— La femme de Sylvest, un de mes aïeux, pauvre esclave des Romains comme nous sommes serfs des Franks, échappa aussi au déshonneur en se défigurant ! — pensait le carrier en soupirant. — Ah ! depuis des siècles, esclavage et servage pèsent sur notre race... Viendra-t-il jamais le grand jour de l’affranchissement prédit par Victoria-la-Grande ?

Jehanne voyant son mari plongé dans ses réflexions lui dit : — Fergan, réponds-moi, je t’en supplie, persistes-tu à vouloir aller au château ?

— Jehanne, te rappelles-tu ce que Perrine-la-Chèvre nous a raconté, il y a trois jours, au sujet de notre enfant ?

— Oui. Elle avait, selon son habitude, conduit ses chèvres sur les hauteurs les plus escarpées du grand ravin ; de là, elle a vu un des cavaliers du seigneur comte de Plouernel sortir au galop d’un taillis où notre petit Colombaïk était allé ramasser du bois mort. Perrine soupçonne ce cavalier d’avoir emporté notre enfant sous son manteau ; hélas ! depuis lors, il n’a plus reparu.

— Les soupçons de Perrine étaient justes.

— Grand Dieu !

— Tantôt, j’étais à la carrière ; plusieurs serfs chargés des réparations de la chaussée du château, à moitié détruite pendant la dernière guerre, sont venus chercher de la pierre. Depuis trois jours, je suis comme fou ; je parle à tout le monde de la disparition de Colombaïk. J’en ai parlé à ces serfs ; l’un d’eux m’a dit avoir vu, l’autre soir, à la tombée de la nuit, un cavalier tenant devant lui, sur son cheval un enfant de sept à huit ans, ayant les cheveux blonds...

— Malheur à nous ! — s’écria la malheureuse mère en pleurant, — c’était Colombaïk !

— Puis, le cavalier a gravi la montagne qui conduit au manoir de Plouernel et il y est entré.

— Mais que peuvent-ils vouloir faire de notre enfant ?

— Ce qu’ils en feront ! — s’écria le serf en frissonnant. — Ils l’égorgeront et se serviront de son sang pour quelque philtre infernal... Il y a une sorcière au château !

Jehanne poussa un cri d’épouvante ; mais la fureur succédant à son effroi, elle s’écria, délirante et courant à la porte : — Fergan, allons au manoir... nous y entrerons, devrions-nous arracher les pierres avec nos ongles... J’aurai mon enfant... la sorcière ne l’égorgera pas... non !... non !... — Et dans l’égarement de son esprit, Jehanne s’élançait dehors, lorsque le serf, la saisissant par le bras, l’arrêta ; mais presque aussitôt elle tomba défaillante entre ses bras ; il l’assit sur le sol et elle murmura d’une voix éteinte : — Il me semble que je vais mourir... on m’écraserait le cœur dans un étau que je ne souffrirais pas davantage... Je croyais avoir souffert tout ce qu’on peut souffrir depuis la disparition de Colombaïk... il est trop tard... la sorcière l’aura égorgé... Trop tard... non... qui sait ? — ajouta-t-elle en prenant son mari par la main. — Tu voulais aller au château... viens... viens !

— J’irai seul, lorsque la lune sera couchée.

— Hélas ! nous sommes fous, mon pauvre homme ! la douleur nous égare... Comment pénétrer dans le repaire du seigneur comte ?

— Par une issue secrète.

— Et qui t’en a donné connaissance ?

— Mon père... Écoute, chère femme... Mon aïeul Den-Braô avait accompagné en Anjou son père, Yvon-le-Forestier, lors de la grande famine de l’année 1033. Den-Braô, habile maçon, après avoir travaillé pendant plus d’un an au château d’un seigneur de l’Anjou, devint, selon la loi, son serf, et, comme tel, fut échangé par son maître contre un armurier de Néroweg IV, ancêtre de Pire-qu’un-Loup. Ainsi tombé dans le servage du seigneur de Plouernel, mon grand-père a construit le donjon qui, en ce temps-là, fut ajouté au château ; cette bâtisse a duré plusieurs années. Mon père Nominoé, presque enfant lors du commencement de cette construction, était homme lorsqu’elle s’acheva. Ne quittant pas mon aïeul Den-Braô, il l’aidait dans ses travaux, et devint maçon lui-même ; souvent devant lui, le soir, après ses journées de labeur, mon aïeul traçait, sur un parchemin, le plan des diverses parties du donjon, qu’ensuite il exécutait. Un jour qu’il lui montrait le plan de ses travaux, mon père lui demanda l’explication de certaines constructions dont il ne pouvait comprendre la destination : « — Ces différentes maçonneries, reliées entre elles par les travaux du charpentier et du forgeron, — répondit mon aïeul, — formeront un escalier caché pratiqué dans l’épaisseur de la muraille du donjon ; et il montera des dernières profondeurs de cet édifice jusqu’à son sommet, en donnant accès dans plusieurs réduits invisibles à tous. Grâce à cette issue secrète, le seigneur de Plouernel, après une résistance désespérée, pourra fuir et gagner une longue galerie souterraine aboutissant parmi les rochers qui s’étendent vers le nord, au pied de la montagne où s’élève le manoir seigneurial. » — En effet, Jehanne, par ces temps de guerres continuelles, de pareils travaux s’exécutent dans tous les châteaux forts, leurs possesseurs voulant toujours se réserver le moyen d’échapper à l’ennemi. Environ six mois avant l’achèvement de ce donjon, et lorsqu’il ne restait plus qu’à construire l’escalier et l’issue secrète tracés sur les plans de mon aïeul, mon père eut les deux jambes brisées par la chute d’une pierre énorme ; ce fut pour lui un grand bonheur.

— Que dis-tu, Fergan ?

— Écoute encore... Mon père resta donc ici, dans cette masure, pendant six mois, incapable de travailler par suite de ses blessures. Durant ce temps, le donjon fut achevé ; mais les serfs artisans, au lieu de revenir chaque soir à leurs villages, ne sortirent plus du château.

— Pourquoi cela ?

— Le seigneur de Plouernel voulait, disait-il, hâter l’achèvement des travaux, et épargner le temps perdu le matin et le soir par le déplacement des serfs. Pendant six mois environ, les gens de la plaine virent le mouvement des travailleurs rassemblés sur les dernières assises du donjon, qui s’élevait de plus en plus ; puis, lorsque la plate-forme et les tourelles dont il est couronné furent achevées, l’on ne vit plus rien... et les serfs ne reparurent jamais dans leurs villages.

— Qu’étaient-ils donc devenus ?

— Neroweg IV, craignant qu’ils ne fissent connaître l’issue secrète construite par eux, les fit enfermer dans le souterrain dont je t’ai parlé ; ce fut là que mon aïeul et ses compagnons de travail, au nombre de vingt-sept, expirèrent en proie aux tortures de la faim (N).

— Ah ! — s’écria Jehanne avec épouvante, — c’est horrible !

— Horrible!... Et les prêtres nous prêchent la soumission à nos seigneurs ! — reprit le carrier avec un sourire amer. — Mon père, retenu ici par ses blessures, échappa seul à cette mort affreuse, oublié sans doute par le seigneur de Plouernel. À force de chercher les causes de la disparition de mon aïeul, et se souvenant des indications qu’il lui avait données en traçant devant lui le plan du donjon et de son issue secrète, aboutissant parmi les rochers de la montagne, mon père, une nuit, se rendit dans cette solitude et parvint à découvrir un soupirail caché sous des broussailles ; il se glissa par cette ouverture, et après avoir longtemps cheminé dans une galerie étroite, il fut arrêté par une énorme grille de fer ; voulant essayer de l’ébranler, il passa les bras à travers les barreaux, sa main rencontra un amas d’ossements...

— Grand Dieu ! et ces ossements ?

— C’étaient les os de plusieurs serfs qui, enfermés dans ce souterrain avec mon aïeul, et comme lui expirant de faim, étaient morts là, tâchant sans doute en vain de renverser la grille... Mon père ne tenta pas de pénétrer plus avant ; certain du sort de mon aïeul, mais n’ayant pas l’énergie de le venger, il me fit, à son lit de mort, cette révélation. Je suis allé, il y a longtemps déjà, visiter les rochers, j’ai découvert l’issue souterraine ; et par là, cette nuit, je m’introduirai dans le donjon pour y chercher notre enfant.

— Fergan, je n’essayerai pas de m’opposer à ton dessein, — reprit Jehanne-la-Bossue après un moment de silence, en contraignant son effroi ; — mais comment franchir cette grille qui a empêché ton père de pénétrer plus avant dans le souterrain ?

— Cette grille a été scellée dans le roc, on peut la desceller ; j’ai mon pic de fer et mon marteau.

— Mais ensuite, que feras tu ? où iras-tu ?

— Hier soir, j’ai tiré du petit coffret de bois caché là, sous ces décombres, quelques morceaux de parchemin où Den-Braô avait tracé le plan de ses constructions ; je me suis rendu compte des lieux : la galerie cachée, en remontant vers le château, aboutit au dedans du donjon à l’escalier secret pratiqué dans l’épaisseur de la muraille ; il conduit du plus profond des trois étages de cachots souterrains jusqu’à la tourelle qui s’élève au nord de la plate-forme.

— Cette tourelle... — reprit Jehanne en pâlissant, — cette tourelle d’où, la nuit, il sort parfois des lueurs étranges que l’on aperçoit de la plaine ?


—Oui ; car c’est là qu’Azenor-la-Pâle, la sorcière de Neroweg VI, prépare ses maléfices, — dit le carrier d’une voix sourde. — C’est dans cette tourelle que doit être Colombaïk... s’il vit encore ; c’est là que je l’irai chercher !

— Ah ! mon pauvre homme ! — murmura Jehanne, — je me sens mourir en pensant aux périls que tu vas braver !

— Jehanne, — dit soudain le serf en levant la main vers le ciel étoilé, que l’on apercevait à travers les débris de la toiture, — avant une heure la lune sera couchée ; je vais partir !

La femme du carrier, après un effort surhumain pour dompter sa terreur, dit d’une voix presque ferme : — Je ne te demande pas à t’accompagner, Fergan, je te gênerais... Je pense comme toi, il faut tout risquer pour retrouver notre enfant. Mais, si dans trois jours tu n’es pas de retour ?

— C’est que j’aurai trouvé la mort au château de Plouernel.

— Je ne te survivrai pas d’un jour... Maintenant, je dis comme toi, il faut partir. Et des armes ?

— J’ai mon pic de fer !

— Et du pain ?

— Il m’en reste dans mon bissac ; tu vas, bonne Jehanne, remplir d’eau ma gourde... ces provisions me suffiront. — Pendant que sa femme s’occupait de ce soin, le serf se munit d’une longue corde qu’il enroula autour de lui ; il emporta aussi dans son bissac un briquet, de l’amadou et une de ces mèches enduites de résine dont se servent les carriers pour s’éclairer dans leurs travaux souterrains. Ces préparatifs terminés, Fergan tendit silencieusement ses bras à sa femme ; la courageuse et douce créature s’y jeta, les deux époux prolongèrent durant quelques instants cette étreinte douloureuse comme un dernier adieu ; puis, le serf, prenant sur son épaule son lourd marteau et son pic de fer, se dirigea vers les rochers où aboutissait l’issue secrète du manoir seigneurial.




Le lendemain du jour où Fergan-le-Carrier avait résolu de pénétrer dans le château de Plouernel, un assez grand nombre de voyageurs, partis de Nantes depuis la veille, faisaient route vers les frontières de l’Anjou ; des personnes de conditions diverses composaient cette troupe. On y voyait des pèlerins, reconnaissables aux coquilles attachées à leurs robes, des vagabonds, des mendiants, des colporteurs chargés de leurs balles de marchandises ; l’on pouvait ranger parmi les trafiquants un homme de grande taille, à la barbe et aux cheveux d’un blond jaune, portant sur son dos une boîte surmontée d’une croix et couverte de peintures grossières représentant des ossements humains, tels que crânes, os de bras, de jambes et de doigts. Cet homme, nommé Harold-le-Normand, se livrait, ainsi que bon nombre de descendants des pirates du vieux Rolf, au commerce des reliques (O), sur lesquelles ils larronnaient outrageusement, donnant aux fidèles, pour de saints débris, les ossements qu’ils enlevaient, durant la nuit, aux gibets seigneuriaux. Non loin d’Harold-le-Normand marchaient deux moines ; lorsqu’ils se parlaient, ils échangeaient les noms de Simon et de Yeronimo. Le capuchon abaissé du froc de Simon cachait complètement sa figure ; mais le capuchon de Yéronimo, rabattu sur ses épaules, laissait voir le brun et maigre visage de ce moine, que ses gros sourcils, aussi noirs que sa barbe, rendaient d’une dureté farouche. À quelques pas derrière ces prêtres venait, monté sur une belle mule blanche, aux formes rebondies, au poil lustré, brillant comme de l’argent, un citadin de Nantes. Son négoce était de trafiquer par mer avec l’Espagne et l’Angleterre ; on le nommait Bezenecq-le-Riche, en raison de ses grands biens. Encore dans la force de l’âge, d’une figure ouverte, intelligente et affable, il portait un chaperon de feutre noir, une robe de fin drap bleu, serrée à sa taille par une ceinture de cuir à laquelle pendait une pochette brodée. Derrière lui, et sur une partie de la selle façonnée à cet usage, se tenait en croupe sa fille Isoline, jouvencelle de dix-huit ans, aux yeux bleus, aux cheveux bruns, aux dents blanches, au visage rose comme une rose de mai, et aussi jolie qu’avenante ; la longue robe gris de perle d’Isoline cachait ses petits pieds, sa mante de voyage, d’une moelleuse étoffe vert foncé, cachait sa taille élégante et souple ; mais le capuchon de cette mante, doublé d’incarnat, découvrait à demi son frais et riant visage. On devinait les sentiments de tendre sollicitude que se portaient le père et la fille aux regards et aux sourires d’affection qu’ils échangeaient souvent, ainsi qu’aux petits soins qu’ils se rendaient l’un à l’autre ; la sérénité d’un bonheur sans mélange, les douces joies du cœur, se lisaient sur leurs traits empreints d’une félicité radieuse. Un serviteur bien vêtu, alerte et vigoureux, conduisait à pied une seconde mule chargée des bagages du marchand ; de chaque côté du bât pendait une épée dans son fourreau, car en ces temps l’on ne marchait jamais sans armes ; Bezenecq-le-Riche s’était conformé à l’usage, quoique ce bon et digne citadin fût d’un naturel peu batailleur. Les voyageurs arrivèrent à un carrefour où la grande route de Nantes à Angers se bifurquait ; à l’entrée de chacun des deux chemins se dressait un gibet seigneurial, symbole et preuve parlante du droit de haute et basse justice exercé par les seigneurs dans leurs domaines ; ce massif pilier de pierre se terminait à son sommet par quatre fourches de fer scellées à angle droit et en potence ; au gibet élevé à l’embranchement du chemin de l’ouest pendaient enfourchés par le cou trois cadavres : le premier, déjà réduit à l’état de squelette, le second, à demi putréfié ; des corbeaux, distraits de leur sanglante curée par l’approche des voyageurs, tournoyaient encore dans les airs au-dessus du troisième cadavre. Ce frêle corps de jeune fille, absolument nu, n’ayant pas autour de lui un lambeau de haillon (les seigneurs féodaux ne respectaient pas même la pudeur dans la mort), ce corps était celui de Perrine-la-Chèvre, torturée, suppliciée à l’aube du jour, selon les menaces de Garin-Mange-Vilain. Les épais cheveux noirs de la victime tombaient sur son visage contracté par l’agonie et sillonné de longues traces de sang desséché, épandu, la veille, de ses yeux crevés ; ses dents serraient encore une figurine de cire longue de deux ou trois pouces, vêtue d’une robe d’évêque et coiffée d’une mître en miniature façonnée avec un petit morceau d’étoffe d’or. Les sorcières, pour accomplir leurs charmes diaboliques, faisaient souvent placer de ces figurines entre les dents des pendus au moment où ils rendaient l’âme ; les sorcières appelaient ces magies : des envoûtements (P). À côté de ce gibet s’élevait le poteau seigneurial de Neroweg VI, seigneur et comte du pays de Plouernel ; ce poteau, indiquant les limites de la seigneurie traversée par la route de l’ouest, était surmonté d’un écusson rouge, au milieu duquel se voyaient trois serres d’aigle peintes en jaune d’or. Un autre poteau, portant pour emblème un serpent-dragon de couleur verte peint sur fond blanc, indiquait la route de l’est, qui coupait les domaines de Draco (Dragon), seigneur de Castel-Redon, et accostait aussi un gibet à quatre fourches patibulaires ; deux d’entre elles seulement étaient garnies : à l’une pendait le cadavre d’un enfant de quatorze ans au plus ; à l’autre le corps d’un vieillard, tous deux à demi déchiquetés par les corbeaux. Isoline, fille de Bezenecq-le-Riche, poussa un cri d’effroi à la vue de ce spectacle lugubre, et se serrant contre le marchand, derrière qui elle se tenait en croupe, murmura tout bas : — Mon père ! oh ! mon père !... vois donc ces pendus... et à l’autre gibet, là-bas, il y a une pauvre femme !

— Ne regarde pas de ce côté, mon enfant, — répondit tristement le bourgeois de Nantes, en se tournant vers sa fille afin de cacher à ses yeux ce funèbre tableau. — Plus d’une fois, durant notre route, nous ferons de ces sinistres rencontres ; hélas ! aux limites de chaque seigneurie on trouve des fourches patibulaires ! 


— Ah ! mon père, — reprit Isoline, dont le visage, naguère si riant, s’attrista douloureusement, — malgré moi, j’ai peur que cette rencontre ne soit d’un funeste augure pour notre voyage !

— Ma fille chérie ! — reprit le marchand avec angoisse, — ne t’alarme pas ainsi vainement. Sans doute nous vivons en des temps où l’on ne peut sortir des villes et entreprendre de longs trajets avec sécurité ; sans cela, depuis longtemps déjà je serais allé visiter en la cité de Laon mon bon frère Gildas, dont je suis séparé depuis tant d’années ; malheureusement il y a trop loin d’ici en Picardie, pour pouvoir s’aventurer en une telle chevauchée. Mais rassure-toi, le voyage que nous entreprenons durera deux jours à peine, il sera aussi heureux qu’il mérite de l’être. N’accomplissons-nous pas un devoir sacré en nous rendant aux désirs de ton aïeule ? Parvenue à un grand âge, elle ne veut pas mourir sans t’embrasser ; ta présence la consolera du moins du chagrin que lui a laissé la perte de ta pauvre mère, qu’elle regrette aussi douloureusement aujourd’hui qu’à l’époque où elle nous a été ravie !

— Mon père, j’aurai du courage.

— Tiens, mon enfant, s’il ne s’agissait d’un devoir aussi impérieux, je te dirais : retournons dans notre paisible maison de Nantes ; là, du moins, je te verrai, comme par le passé, heureuse et gaie du soir au matin ; car si ton sourire épanouit mon âme, — ajouta Bezenecq d’une voix profondément attendrie, — chacune de tes larmes tombe sur mon cœur !

— Regarde-moi, — reprit Isoline ; — est-ce que maintenant j’ai l’air soucieux, alarmé ? — En parlant ainsi, elle tendait au marchand sa charmante figure redevenue confiante et sereine. Le citadin contempla un instant, silencieux, les traits chéris de sa fille, afin de pénétrer si elle ne cherchait pas seulement à le rassurer ; puis, bientôt convaincu de la sincérité des paroles d’Isoline, une larme de joie lui vint aux yeux, et il s’écria, cherchant à dissimuler son émotion : — Au diable les selles de croupe ! on ne peut pas seulement embrasser son enfant à son aise ! — La jeune fille, alors, par un mouvement rempli de grâce, jeta ses deux bras sur les épaules de son père, et avança son frais visage tellement près de Bezenecq qu’il n’eut qu’à tourner la tête pour baiser la jouvencelle au front et sur les joues ; ce qu’il fit à plusieurs reprises avec un bonheur inexprimable. Pendant ce tendre échange de paroles et de caresses entre le marchand et sa fille, les voyageurs, avant de s’engager dans l’une des deux routes qui s’offraient à eux, s’étaient réunis au milieu du carrefour afin de se concerter sur leur choix ; elles conduisaient également à Angers ; mais l’une, celle qu’indiquait le poteau surmonté d’un serpent-dragon, faisant un long circuit, était d’une longueur double de l’autre. Chacun de ces chemins ayant ses avantages et ses inconvénients, plusieurs voyageurs insistaient pour que l’on prît la route du poteau des trois serres d’aigle ; Simon, le moine dont le capuchon rabattu cachait presque entièrement les traits, s’efforçait, au contraire, d’engager ses compagnons à prendre l’autre chemin. — Mes chers frères ! je vous en conjure ! — s’écriait Simon, — croyez-moi... ne passez pas sur les terres du seigneur de Plouernel... On l’a surnommé Pire-qu’un-Loup, et ce monstrueux scélérat justifie son surnom... Chaque jour l’on parle des voyageurs qu’il arrête et dévalise à leur passage sur ses terres.

— Mon cher frère, — reprenait un citadin, — je sais comme vous que le châtelain de Plouernel est un terrible homme, et que son donjon est un terrible donjon... Plus d’une fois, du haut des remparts de notre cité de Nantes, nous avons vu les gens du comte piller, incendier, ravager le territoire de notre évêque, avec lequel il était en guerre pour la possession de l’ancienne abbaye de Meriadek.

— Cette abbaye où il se fit un si prodigieux miracle, il y a quatre cents ans et plus ? — dit un autre bourgeois. — Sainte Méroflède, abbesse de ce monastère, sommée par les soldats de Karl-Martel de leur céder la place, invoqua le ciel, et ces mécréants, écrasés sous une pluie de pierres et de feu, furent noyés dans des flots de soufre et de bitume enflammés où les entraînèrent des démons cornus, velus et griffus d’un épouvantable aspect... Aussi la vénérable abbesse est-elle morte en grande odeur de sainteté.

— Odeur ineffable qui s’est perpétuée jusqu’à ce jour ; car moi j’ai une dévotion particulière à la chapelle de Sainte-Méroflède, bâtie près du lieu même où s’est accompli cet étonnant miracle à la voix de la pieuse abbesse de Meriadek, — reprit un autre citadin. — J’ai vu des prodiges non moins surprenants arrivés de notre temps, grâce à l’intercession de sainte Méroflède. Elle est incomparable pour remédier à la stérilité des femmes. Mon épouse Simone ne m’avait jamais donné de rejeton, elle a accompli avec mon neveu Thomas-casse-grain un pèlerinage à la chapelle de Sainte-Méroflède, or, neuf mois après, jour pour jour, j’étais père de deux gros jumeaux !

— Il est vrai, la chapelle ne désemplit pas, surtout la nuit, et les offrandes sont d’un gros revenu pour le chapelain ; aussi le seigneur de Plouernel voulut-il revendiquer la propriété de cette chapelle : de là des guerres entre le comte et l’évêque de Nantes. Redoutables guerres, mes compères : elles arrivèrent en ce temps où l’évêque mariait sa dernière fille, à laquelle il donnait en dot la cure de Saint-Paterne.

— Ce fut un beau mariage... l’épouse du seigneur évêque était superbement parée. — Du moment où l’on avait prononcé le nom de l’évêque de Nantes, Simon le moine avait rabaissé davantage le capuchon de son froc, comme s’il eût voulu complètement cacher ses traits. — Certes, mes dignes compères, — reprit un autre citadin, — nous savons que le seigneur Pire-qu’un-Loup est des plus formidables ; mais croit-on que le sire Draco, seigneur de Castel-Redon, soit un agneau ? Non, non ; il est aussi dangereux de passer sur les terres de l’un que sur celles de l’autre, et comment éviter ce passage ? le chemin de l’est, barré par une rivière, aboutit à un pont gardé par les gens du seigneur de Castel-Redon ; le chemin de l’ouest, bordé d’immenses marais, aboutit à une chaussée gardée par les gens du seigneur de Plouernel : prenons la moins longue de ces deux routes, nos dangers seront réduits de moitié.

— Oui... oui... — dirent plusieurs voix ; — ce digne homme a raison.

— Mes chers frères, prenez garde ! — s’écria Simon le moine ; — le seigneur de Plouernel est un monstre de férocité ; il s’adonne à la sorcellerie avec une magicienne, sa concubine... et, pour comble d’horreur, on dit qu’elle est juive !

— Au diable les Juifs ! — s’écria Harold-le-Normand, marchand de reliques. — Quoi ! il en reste encore ? Les Juifs n’ont-ils pas été tous pendus, brûlés, noyés, égorgés, écartelés, lors de la chasse qu’on leur a faite dans toutes les provinces, comme à des bêtes fauves ?

— Et depuis le supplice des hérétiques d’Orléans, qui périrent par le feu, — reprit le moine Yéronimo, — jamais extermination de bêtes immondes ne fut plus méritoire que celle de ces juifs maudits ! N’ont-ils pas poussé les Sarrasins de Palestine à détruire le temple de Salomon à Jérusalem ?

— Quoi ! cher frère, — dit un citadin, — les juifs de ce pays-ci auraient poussé de si loin à la destruction du temple de Jérusalem par les Sarrasins ?

— Oui, mes frères, car les abominables maléfices de ces juifs bravent le temps et l’espace... Mais patience ! viendra bientôt le jour où, par la volonté divine, ce ne seront plus des pèlerins isolés qui s’en iront gémir et prier à Jérusalem sur le tombeau de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; mais la chrétienté tout entière qui marchera en armes vers la terre sainte, pour exterminer les infidèles et délivrer de leur présence sacrilège le sépulcre du Sauveur du monde !

À ce moment, Bezenecq-le-Riche se rapprocha du groupe des voyageurs ; il apprit bientôt le motif de la discussion, et craignant surtout d’effrayer de nouveau sa fille, il dit : — M’est avis qu’il vaut mieux choisir la route la plus courte ; quant à vos alarmes, elles sont exagérées ; lorsque nous aurons payé aux péagers du seigneur de Plouernel le droit de librement circuler sur les routes et de traverser ses bourgs et ses villages, qu’aura-t-il à réclamer de nous ? Est-ce que nous sommes ses serfs, ses vilains ?

— Vous, homme à barbe grise, pouvez-vous dire de telles choses ? — reprit Simon-le-moine. — Est-ce que ces seigneurs endiablés se soucient du juste et de l’injuste ?

— Mais moi, je m’en soucie, fort ! — reprit Bezenecq-le-Riche ; — si le seigneur de Plouernel me violentait, moi bourgeois de Nantes, j’en appellerais à Wilhelm IX, duc d’Aquitaine, dont relève le seigneur de Plouernel, de même que Wilhelm IX relève de Philippe Ier, roi des Français.

— Et ce serait en appeler du loup au tigre, — reprit Simon-le-moine en haussant les épaules ; — y pensez-vous ? En appeler à Wilhelm IX, duc d’Aquitaine, ce scélérat qui voulut, le poignard sur la gorge, forcer Pierre, évêque de Poitiers, à lui donner l’absolution de ses crimes ! Wilhelm ! cet adultère qui, après des milliers de crimes pareils, a enlevé Malborgiane, femme du vicomte de Châtellerault, grande impudique, dont il ose porter le portrait peint sur son bouclier. Wilhelm ! cet impie, qui osa répondre à Gérard, évêque d’Angoulême, qui lui reprochait ce nouvel adultère : « Évêque, je renverrai Malborgiane lorsque tu friseras tes cheveux ! » Raillerie scélérate, puisque le vénérable prélat était chauve... Wilhelm ! cet abominable débauché, qui veut, dit-il, fonder à Poitiers une abbaye de filles perdues, dont l’abbesse serait la plus forcenée ribaude du Poitou. Wilhelm ! ce sacrilège ! qui, une nuit de Pâques, entendant un sermon sur la résurrection de notre Sauveur Jésus-Christ, s’écria en pleine église : « Fables ! mensonges que tout cela ! » « — Si ce sont des mensonges, — lui dit le prédicateur, — pourquoi rester dans le saint lieu, seigneur duc ? » « — Pour y regarder les jolies femmes, » — répondit ce damné (Q). Tel est donc l’homme à qui l’on veut appeler des violences du seigneur de Plouernel ! 


— Ce Wilhelm IX est certainement un grand criminel, — reprit Yéronimo ; — mais il s’est montré, rendons-lui cette justice, le plus implacable exterminateur des juifs. Pas un de ceux qui habitaient ses domaines n’a échappé au supplice !

— On dit qu’à la vue d’un juif cet homme indomptable et impie pâlit d’horreur et que, si libertin qu’il soit, une juive, fût-elle un astre de beauté, le ferait fuir au bout du monde.

— Tout cela n’empêche point, — reprit Simon-le-Moine, — que si, pour obtenir justice des violences du seigneur de Plouernel, vous comptez sur le duc d’Aquitaine, vous agirez en insensés !

— Si Wilhelm IX ne nous rend pas justice, — reprit Bezenecq-le-Riche, — nous en appellerons au roi Philippe. Oh ! oh ! nous autres citadins, quoique souvent opprimés par les seigneurs des villes, nous ne nous laissons pas, comme les pauvres malheureux serfs, tyranniser sans protester ! Nous savons rédiger une requête...

— Hé ! quel souci prendra de votre requête le roi Philippe ? Ce sardanapale ! ce glouton ! ce fainéant ! ce double adultère ! et qui pis est, ce soliveau ! dont les seigneurs, ses grands vassaux, se raillent à la journée ! Quoi ! c’est à lui que vous iriez demander justice si le duc d’Aquitaine vous la refusait ? Et d’ailleurs, celui-ci voulut-il, comme suzerain du seigneur de Plouernel, le punir de sa violence contre vous, en aurait-il le pouvoir ?

— Certes ! — dit Bezenecq-le-Riche, — il entrerait sur le territoire du seigneur de Plouernel et l’assiégerait dans son château.

Simon-le-Moine secoua tristement la tête, et reprit : — Non, non ! les seigneurs réservent leurs forces pour venger leurs propres offenses, jamais ils ne soutiennent la cause des petites gens, si juste qu’elle soit.

— Nous vivons, je le sais, en de tristes temps, et les temps passés ne valaient guère mieux, — ajouta le citadin en soupirant et jetant sur sa fille un regard inquiet, car elle semblait s’alarmer de nouveau ; — mais il ne faut point, je le répète, nous exagérer le danger ; nous avons à choisir entre deux routes ; supposons qu’il y ait péril égal à les traverser... le bon sens veut que nous prenions la plus courte.

— Et moi, je soutiens le contraire ! — s’écria Simon-le-Moine, qui paraissait plus que personne redouter de passer sur les terres de la seigneurie de Plouernel ; — si la route est plus courte, elle est aussi doublement périlleuse.

— Hélas ! mon père, — dit Isoline au marchand, — est-il donc vrai qu’il y ait tant de dangers à redouter ?

— Non, non, chère enfant... Ce pauvre moine a l’esprit troublé par la peur. — Le Normand, marchand de reliques, ayant entendu les dernières paroles d’Isoline à son père, s’approcha d’elle, et lui dit avec componction : — Jolie jouvencelle, j’ai là, dans mon coffre de reliques, une superbe Dent provenant de la bienheureuse mâchoire d’un saint homme mort à Jérusalem, martyr des Sarrasins. Je vous céderai cette bienheureuse dont moyennant trois derniers d’argent. Cette sainte relique vous préservera de tout péril en voyage... — Et Harold-le-Normand se préparait à ouvrir sa balle pour en sortir la dent merveilleuse, lorsque Bezenecq-le-Riche lui dit en souriant, afin de rassurer sa fille : — Plus tard, notre ami, plus tard nous verrons ta relique... Elle préserve, dis-tu, de tout péril en voyage ?

— Oui, respectable citadin, je le jure sur mon salut éternel.

— Donc, puisque tu la portes, cette sainte relique, tu ne seras exposé à aucune mauvaise rencontre ; et comme nous marchons avec toi de compagnie, nous jouirons de la miraculeuse protection que tu portes dans ta boîte, ce qui ne nous empêchera point, si vous m’en croyez, mes compères, de prendre la route la plus courte ; quant à moi je la prends ; ceux qui partagent mon avis me suivront ! — ajouta le citadin en donnant deux coups de talon à sa mule, afin de mettre un terme à une discussion qui effrayait de plus en plus sa fille ; et il prit la route qui traversait le territoire de la seigneurie de Plouernel. La majorité des voyageurs suivit l’exemple et le conseil de Bezenecq ; d’abord, parce qu’il parlait sagement ; puis, on le savait riche, sa fille l’accompagnait, et il avait trop à perdre pour prendre une résolution imprudente. Ceux qui partageaient les appréhensions du moine Simon, réduite à un petit nombre, n’osant se séparer du gros de la troupe, se rallièrent à elle après un moment d’hésitation. Il en fut de même de Simon-le-Moine et de son confrère Yéromino, qui craignirent de marcher isolément. Harold-le-Normand, resté seul dans le carrefour, s’approcha du gibet, arracha les deux pieds et les deux mains d’un cadavre réduit à l’état de squelette, les mit dans son sac, comptant les vendre aux fidèles comme saintes reliques, et en tirer bon prix, puis il rejoignit les voyageurs, qui continuaient de suivre la route de la seigneurie de Plouernel.




Le château de Neroweg VI, sombre repaire, situé comme un nid d’oiseau de proie au faite d’une montagne escarpée, dominait le pays à plusieurs lieues à la ronde. L’un des hommes de guet postés dans les tourelles situées aux angles de la plate-forme du donjon, apercevait-il au loin une troupe de voyageurs ? il sonnait du cor, aussitôt la bande du comte pillarde et féroce sortait du manoir féodal, et non contents d’exiger le payement de droits de passage et de circulation, ces bandits pillaient les voyageurs, souvent même, en cas de résistance, ils les massacraient ou les retenaient en prison, puis les forçaient par la torture de payer rançon s’ils étaient riches. La surface de la Gaule était hérissée de pareils repaires, bâtis par les seigneurs franks, sous le règne des derniers descendants de Karl-le-Grand ; forteresses inexpugnables, du haut desquelles barons, comtes, marquis et duks bravaient l’autorité royale et désolaient le pays. L’histoire du comte de Plouernel est celle de tous ces seigneurs, issus de la race des premiers conquérants de la Gaule. En l’année 818, un Neroweg, second fils du chef de cette famille franque, si richement établie en Auvergne depuis Clovis, fut l’un des chefs de l’armée de Louis le Pieux, lorsque pour l’asservir il ravagea la Bretagne, héroïquement insurgée à la voix de Morvan et de notre aïeul Vortigern. Ce Neroweg, en récompense de ses services durant cette horrible guerre, reçut du roi en fief les terres et la comté de Plouernel par la mort de son dernier bénéficier qui ne laissait pas d’héritiers, ce fief retournant au domaine du roi, il l’avait octroyé à Neroweg : celui-ci, en retour de la cession du comté de Plouernel, devait se reconnaître vassal de Louis-le-Pieux, lui prêter foi et hommage, comme à son roi et seigneur suzerain, lui payer une redevance et l’assister dans ses guerres, en marchant à la tête des hommes de sa seigneurie. Dans le pays de Plouernel, ainsi que dans d’autres provinces de la Gaule, quelques colons, que maintenant l’on nomme vilains, étaient à peu près parvenus à s’affranchir et à redevenir, sauf le payement de taxes écrasantes, propriétaires d’une partie de ce sol qui, avant la conquête franque, appartenait à leurs pères libres jadis. Neroweg Ier (premier du nom de cette seconde branche de sa famille) ne se révolta pas contre l’autorité royale ; mais son fils, Neroweg II, imitant les autres seigneurs, fit bâtir un château fort sur le sommet de la montagne de Plouernel, y rassembla une bande nombreuse de gens déterminés; puis, comme la plupart de ses pareils, il dit au roi des Franks : « — Je ne reconnais plus ta suzeraineté ; je ne veux plus être ton vassal ; je me déclare souverain chez moi, comme tu l’es chez toi ; les serfs, vilains et citadins de ma comté deviennent mes hommes ; eux, leurs terres, leurs biens, n’appartiennent qu’à moi ; je les taxerai selon ma volonté, de tributs, de redevances, de tailles qu’ils ne payeront qu’à moi ; ils ne se battront que pour moi et contre toi... si tu oses venir m’assiéger dans ma forteresse de Plouernel ! » Le roi n’y vint pas, car presque tous les seigneurs tinrent, de siècle en siècle, le même langage aux descendants de Karl-le-Grand ou à ceux de Hugh-le-Chappet, dont le royaume fut peu à peu réduit à la possession des seules provinces qu’ils pouvaient défendre et conserver par les armes. Les Neroweg III et IV imitèrent leur aïeul, comme lui demeurèrent maîtres indépendants, absolus et héréditaires du pays de Plouernel. Grand nombre de seigneurs franks s’emparèrent ainsi d’autres parties du territoire de la Gaule. Robert devint de la sorte comte (du pays) de Paris ; Milo, comte (du pays) de Tonnerre ; Hugh, comte (du pays) du Maine ; Burchardt, sire (du pays) de Montmorency ; Landry, duc (du pays) de Nevers ; Radulf, comte (du pays) de Beaugency ; Enghilbert, comte (du pays) de Ponthieu, etc., etc. Ceux-là, et quantité d’autres seigneurs, descendants des Leudes de Clovis ou des chefs des bandes de Karl-Marteau, abandonnant ainsi, par la suite des temps, leurs noms franks ou y ajoutant les noms gaulois des contrées dont ils s’étaient emparés, se firent et se font appeler : — seigneurs, sires, duc ou comtes de Paris, de Plouernel, de Montmorency, de Nevers, de Tonnerre, de Ponthieu, etc., etc. — Durant ces siècles de guerres et de brigandages, les Neroweg avaient de plus en plus fortifié leur château, vivant et s’enrichissant de rapines, d’extorsions et du travail écrasant de leurs vilains et de leurs serfs ; Neroweg V, surnommé Tête-d’Étoupes, en raison de la teinte de ses cheveux couleur de filasse, et Neroweg VI, surnommé Pire-qu’un-Loup par les pauvres gens de ses domaines, en raison de sa cruauté, se montrèrent dignes de leurs ancêtres.

Le manoir de Plouernel s’élève au sommet d’une montagne rocheuse et aride, baignée à l’occident par un profond cours d’eau, à l’orient, elle surplombe une étroite chaussée construite au-dessus du niveau d’immenses marais où se déverse, par un canal, le trop plein des vastes étangs de l’ancienne abbaye de Meriadek, située à plusieurs lieues de là et dépendant autrefois des grandes possessions du diocèse de Nantes. S’ils suivent la route de terre, les voyageurs sont forcés de traverser cette jetée lorsqu’ils se rendent d’Angers à Nantes, à moins de parcourir un long circuit, en traversant les domaines du seigneur de Castel-Redon. Les bateaux qui vont rejoindre la Loire par la rivière de Plouernel, dont le cours baigne la montagne, passent forcément au pied du château. Habilement choisi est l’emplacement du repaire : il domine les deux seules voies de communication qui existent entre les villes les plus importantes de ces contrées. Une estacade barre à demi la rivière de Plouernel et sert d’abri aux barques du seigneur. Des bateaux marchands sont-ils signalés du haut du donjon ? aussitôt des hommes d’armes montent dans une barque, abordent les mariniers, leur font payer le droit de navigation, et souvent pillent les cargaisons. Non moins périlleux est le chemin de terre : un retranchement palissadé, au milieu duquel s’ouvre une porte, interdit, lorsqu’elle est fermée, le passage de la chaussée ; l’on ne peut la traverser que moyennant un péage arbitrairement imposé aux voyageurs par les hommes du comte, qui de plus larronnent les bagages à leur convenance. Soupçonnent-ils quelque personnage de pouvoir payer rançon, ils le traînent en prison et le torturent jusqu’à ce qu’il ait consenti à se racheter ; les malheureux trop pauvres pour satisfaire au péage sont, ainsi que dans toutes les seigneuries, forcés, hommes ou femmes, de subir des avanies obscènes, ridicules ou cruelles, au grand divertissement des gens du seigneur. Sur l’une des pentes de la montagne, moins escarpée du côté du nord, s’étage la petite ville de Plouernel, bâtie en amphithéâtre, à égale distance du manoir et de la plaine, où sont disséminés les villages habités par les vilains et par les serfs. Un chemin étroit, sinueux, ardu, bordé çà et là de précipices, conduit à la première enceinte fortifiée du château ; ses remparts, de trente pieds de hauteur, de dix pieds d’épaisseur, flanqués de grosses tours carrelées, ne forment qu’une masse avec le roc qui leur sert de base, roc taillé à pic et environné d’abîmes. La route vertigineuse qui serpente au-dessus de ces précipices aboutit à une porte massive bardée de plaques de fer et de clous énormes qui seule donne accès dans l’intérieur de la première enceinte, cour sombre où le soleil ne pénétrait que vers midi, en raison de la hauteur des nombreux bâtiments intérieurement adossés aux remparts ; ces bâtiments sont destinés au logement des hommes d’armes, à la fauconnerie, à la chapelle, à la boulangerie, à la forge, et à plusieurs autres ateliers, entre autres à celui des monnaies (le comte de Plouernel battait monnaie comme les autres seigneurs féodaux, et, comme eux, la fabriquait à sa guise). Au centre de cette cour se dresse le donjon principal ; ce bâtiment carré, de plus de cent pieds de hauteur, couronné d’une plate-forme d’où l’on découvre au loin le pays, est assis sur trois étages de cachots souterrains, entourés d’un fossé profond rempli d’eaux de sources servant aussi de citerne. Ce donjon semble ainsi s’élever du milieu d’un puits gigantesque où serait enfouie la moitié de cette construction massive, sa partie supérieure s’élevant seule au-dessus du revêtement du fossé, sur lequel s’abaissait un pont-levis ; lorsqu’il se relevait au moyen d’énormes chaînes, il masquait et renforçait la porte du donjon ; de rares et étroites fenêtres irrégulièrement percées sur ses quatre pans et presque aussi étroites que des meurtrières, donnaient un jour ténébreux aux divers étages et au rez-de-chaussée. La pierre de tous ces bâtiments, noircie par les intempéries de l’air et par la vétusté, rendait plus sinistre encore l’aspect de cette forteresse.

Ô fils de Joel ! que de sueurs, que de larmes, que de sang a coûté aux vilains et aux serfs de notre race la bâtisse de ces grands repaires seigneuriaux ou de ces immenses cathédrales qui couvrent aujourd’hui le sol de la Gaule ! Hélas ! nos générations en sont venues à envier l’esclavage de nos pères lors de la conquête de Clovis ; du moins ils n’avaient à bâtir, sous le bâton des évêques ou sous l’épée des Leudes, que des basiliques de bois ou de vastes Burgs de charpente à assises de pierre, selon la mode germanique ; Burgs pareils à celui où Neroweg, comte du pays d’Auvergne (il y a six siècles de cela), menait si joyeuse vie avec ses compagnons de guerre et son saint patron l’évêque Cautin, jusqu’au jour où, blessé à mort par notre aïeul Karadeuk-le-Bagaude, le comte vit flamber au loin les débris de sa demeure incendiée par les Vagres de Ronan. Oui, en ces temps heureux, une année ou deux d’écrasant labeur suffisaient à édifier un de ces Burgs ; mais plusieurs générations de serfs, travaillant sous le fouet, de l’aube au soir, ont à peine suffi à élever, à compléter le redoutable clıâteau fort de Neroweg VI, seigneur de Plouernel ! Pauvres malheureux ! Il leur a fallu d’abord aplanir ou creuser le roc vif avec le pic ou la masse de fer, transporter, à dos d’homme, du bas au faîte de la montagne, chaque pierre de l’immense édifice, et combien d’infortunés, épuisés de labeur, sont morts à la peine ! combien de mutilés ou d’écrasés sous les pierres ! combien de broyés dans leur chute au fond d’abîmes inconnus ! Combien de torturés, de tues, par ordre du seigneur, lorsque les forces défaillantes des travailleurs ne répondaient pas à sa farouche impatience ! Nobles seigneurs ! riches abbés ! orgueilleux prélats ! elles sont bien hautes les tours de vos châteaux, de vos cathédrales, de vos abbayes !... ils sont bien profonds les fossés qui les entourent !... et pourtant, si l’on entassait les os de nos pères morts à la tâche... si l’on avait recueilli leurs sueurs, leurs larmes, leur sang... ces sueurs, ces larmes, ce sang, rempliraient vos fossés les plus profonds ! ces ossements amoncelés dépasseraient les plus hautes tours de vos châteaux, de vos abbayes, de vos cathédrales !...

Ô fils de Joel ! nous tous, pauvre peuple des Gaules, manants, vilains ou serfs que nous sommes ! notre descendance la plus reculée les verra peut-être encore debout, défiant les siècles ces formidables et orgueilleux repaires de la seigneurie et du clergé ! Maudissez-les d’âge en âge ! enseignez à votre race à les maudire, ces monuments de notre honte, de nos misères, de nos tortures et de l’affreux servage que les prêtres nous ordonnent de subir sous la menace du feu éternel ! Hélas ! mon aïeul Den-Braô, le serf maçon, et ses compagnons de travail, morts, ainsi que lui, au milieu des horreurs de la faim dans le souterrain du château de Plouernel, ne sont pas les seules victimes des seigneurs et de l’Église !...

Oh ! si jamais vient le grand jour de la délivrance ! ce grand jour des saintes et terribles représailles prédit par Victoria-la-Grande... fils de la vieille Gaule, alors affranchie du joug des rois français et de l’église de Rome, fils de Joel redevenus libres, ne laissez pas pierre sur pierre de ces exécrables monuments élevés par nos bras asservis et cimentés de notre sang !




Un étroit escalier, spirale de pierre, conduisait des dernières profondeurs des cachots souterrains jusqu’à la plate-forme qui couronnait le donjon du manoir de Plouernel. Les hommes d’armes les plus hardis, lorsqu’aux heures de guet ils montaient à la plateforme où en descendaient, ne manquaient jamais, ces bons catholiques, de se signer avec crainte en passant devant la porte d’un réduit situé au dernier étage du donjon, et ayant pour annexe l’une des tourelles élevées aux quatre angles de la plate-forme ; car souvent, la nuit, l’étroite fenêtre de cette tourelle semblait intérieurement illuminée de lueurs, tantôt d’un rouge de sang, tantôt verdâtres ; l’on attribuait ces clartés sinistres aux sortilèges d’Azenor-la-Pâle, concubine de Neroweg VI. Ce même jour, à peu près à la même heure où les voyageurs, parmi lesquels se trouvaient Bezenecq-le-Riche et sa fille Isoline, s’étaient, après longue discussion, décidés à traverser les terres du seigneur de Plouernel, Azenor-la-Pâle, renfermée dans son réduit éclairé par une seule fenêtre à linteaux de pierres, garnie de petits vitraux enchâssés dans des nervures de plomb, se livrait à ses sortilèges. Neroweg VI avait accumulé dans la chambre de sa maîtresse les objets les plus précieux larronnés aux voyageurs par sa bande et par lui, ou pillés dans les châteaux, lors de ses guerres privées contre les seigneurs voisins ; l’on voyait encore, dans l’officine de la sorcière, de splendides ornements d’église, aussi volés par le comte de Plouernel lors de ses expéditions contre l’évêque de Nantes. Une baie, masquée par un rideau de pourpre frangé d’or, arraché à quelque dais splendide, donnait entrée dans une tourelle dont la partie supérieure, plafonnée au niveau de la plate-forme, servait de poste pour le guet. Azenor-la-Pâle, âgée d’environ vingt-cinq ans, était d’une beauté parfaite, son visage mat et blanc jamais ne rougissait, et ses lèvres, au lieu d’être vermeilles, avaient la froide blancheur de sa peau, de là son surnom ; un turban de riche étoffe de soie pourpre à mentonnière encadrant le visage de la sorcière, découvrait ses bandeaux de cheveux noirs comme ses sourcils et ses grands yeux ; ses lèvres aussi blanches que son teint, souvent contractées par un sourire amer, donnaient à ses traits, pareils à un masque de marbre, une expression sinistre, étrange. Sa tunique de drap d’argent, taillée dans quelque somptueuse chappe de l’évêque de Nantes, découvrait à demi ses larges épaules, son sein et ses bras dignes de cette belle statue grecque qui a survécu aux siècles, et que l’on admire encore, dit-on, dans le palais des ducs d’Aquitaine ; la tunique d’Azenor ne tombant qu’aux genoux, laissait voir, sous ses plis argentés, le bas de sa robe, pourpre comme son turban ; cette femme s’occupait, en ce moment, de confectionner, au moyen de morceaux de cire malléable, deux figurines pareilles à celle placée, le matin même, entre les dents de Perrine-la-Chèvre, lors de son agonie ; l’une de ces poupées portait une robe d’évêque, l’autre, une espèce d’armure simulée en étoffe grise ayant à peu près la couleur du fer. Azenor-la-Pâle plantait un certain nombre d’aiguilles disposées dans un ordre cabalistique, sur le côté gauche de la poitrine de ces deux poupées, lorsque s’ouvrit, en dehors, la porte du réduit, dont la sorcière ne pouvait sortir qu’à la nuit pour se promener sur la plate-forme du château ; Neroweg VI entra chez sa maîtresse et referma soigneusement la porte. Le comte de Plouernel, surnommé Pire-qu’un-Loup, alors âgé de cinquante ans, et d’une carrure athlétique, paraissait encore plein de vigueur ; sa coiffure ne ressemblait en rien à celle de son ancêtre, le comte Neroweg, Leude de Clovis, ou à celle de Neroweg-l’Aigle-Terrible, ce chef sauvage d’une tribu franque, tatoué de rouge et de bleu, vaincu dans la fameuse bataille des bords du Rhin par notre aïeul Scanvoch, frère de lait de Victoria-la-Grande ; non, les cheveux roux de Neroweg VI, déjà grisonnants, au lieu de flotter sur ses épaules comme une queue de cheval, étaient rasés jusqu’à la moitié des tempes et du crâne, puis tombaient carrément derrière son cou et le long de ses oreilles ; les gens de guerre de ce temps-ci se font ainsi raser le devant de la tête, afin que leur chevelure ne les gêne point sous le casque et ne dépasse pas sa visière. Au lieu de conserver seulement de longues moustaches, ainsi que ses ancêtres des premiers temps de la conquête, Neroweg VI laissait pousser dans toute sa longueur sa barbe épaisse et rude, mélangée çà et là de poils blancs ; elle encadrait son visage farouche, au nez recourbé, ses gros sourcils se joignaient au-dessus de ses yeux de faucon, ronds et perçants. Toujours s’attendant à être attaqué dans son repaire, toujours prêt à guerroyer contre ses voisins ou contre certaines troupes de voyageurs qui, parfois, mais rarement, tentaient de s’opposer par la force aux brigandages des châtelains, le seigneur de Plouernel, armé du matin au soir, portait un casque, qu’il déposa en entrant chez sa maîtresse ; son justaucorps et ses chausses de buffle disparaissaient sous un haubert ou tunique de mailles de fer serré à sa taille par un ceinturon de cuir où pendaient deux épées, la plus courte à droite, la plus longue à gauche. Ce haubert garantissant ses bras jusqu’à la hauteur de ses gantelets, tombait un peu au-dessous de ses genoux, défendus, ainsi que ses jambes, par des plaques de fer garnies de courroies. Les traits de Neroweg VI trahissaient un morne et sombre accablement ; Azenor-la-Pâle, toujours occupée à enfoncer des aiguilles dans le côté gauche de la figurine de cire, murmura quelques paroles en langue étrangère, et ne parut pas s’apercevoir de la venue du comte. Il s’approcha lentement et lui dit d’une voix sourde : — Ton philtre est-il prêt ?

La sorcière, sans répondre, continua ses opérations magiques, puis, montrant à Neroweg VI les deux poupées représentant un évêque et un guerrier, elle reprit : — Quels sont ceux de tes ennemis que tu redoutes et que tu hais davantage ? 


— Tu le sais ; c’est l’évêque de Nantes et Draco, sire de Castel-Redon.

— Hier, j’ai façonné une figurine pareille à celle-ci ; a-t-elle été, selon mes ordres, placée entre les dents d’un pendu au moment où il rendait le dernier soupir ?

— Cela a été exécuté. Une de mes serves avait, hier, frappé mon baillif ; on l’a pendue, ce matin, à mes fourches seigneuriales, et au moment où elle rendait l’âme, mon bourreau lui a mis entre les dents la poupée de cire.

— Alors, selon ma promesse, tes ennemis seront bientôt en ton pouvoir ; mais pour compléter le charme, ces deux autres figurines, auxquelles j’ai enfoncé sept aiguilles magiques à l’endroit du cœur, seront portées par toi sous les racines d’un arbre planté au bord d’une rivière où un homme aura été noyé.

— C’est facile ; il y a de gros vieux saules plantés au bord de ma rivière ; souvent mes hommes y noient les mariniers récalcitrants au péage de mes droits de navigation.

— Cet envoûtement magique doit être fait par toi. Tu placeras ces figurines à l’endroit désigné, cette nuit, au coucher de la lune, et par trois fois tu prononceras les noms de Jésus, d’Astaroth et de Judas ; alors le charme aura sa toute-puissance.

— Hum ! je n’aime guère le nom du Christ mêlé à tout ceci... Tu veux, peut-être, me pousser à quelque sacrilége ?

Un sourire sardonique effleura les lèvres blanches d’Azenor-la-Pâle, elle reprit : — J’ai au contraire mis le charme magique sous l’invocation du Christ ; j’ai prononcé un verset de l’Évangile à chaque aiguille que j’ai enfoncée dans ces poupées.

— Si tu ne m’avais pas poussé à tuer mon chapelain, j’aurais su de lui si je commettais ou non un sacrilège !

— Tu l’as tué parce que tu le soupçonnais, un peu tard, ce saint homme, d’être le père de Guy... ton second fils.

— Tais-toi ! — s’écria Neroweg VI d’un ton courroucé ; — tais-toi, maudite ! Tu m’as damné ; depuis ce meurtre, je n’ai plus eu de chapelain ; aucun prêtre n’a voulu venir demeurer ici. Mais assez sur ce sujet... Ce philtre est-il prêt ?

— Pas encore.

— Que te manque-t-il pour l’achever ?... Tu m’as demandé un enfant, tu l’as... Mais je ne le vois pas ; où est-il ?

— Là... dans cette tourelle. Il récite une prière que je lui ai apprise depuis de deux jours.

— Une prière magique ?

— Non, une sainte prière ; elle sanctifiera son esprit, son esprit sanctifiera son sang ; et lorsqu’il coulera, ce sang innocent et sanctifié, vaudra, pour la puissance du philtre, le sang d’un martyr.

— Ceci du moins me paraît judicieux. Et ce philtre, quand donc sera-t-il terminé ?

— Ce soir, pendant le temps qui s’écoulera entre le lever et le coucher de la lune...

— Oh ! des retards, toujours des retards ! et mon mal augmente... Je te soupçonne de m’avoir jeté ce maléfice, sous lequel en vain je me débats... tu es capable de tout !

— Moi ? N’as-tu pas voulu me faire tuer mon fils aîné, Gonthram ?

— Un jour, ton fils a voulu me violenter ; je me suis plainte à toi de cet outrage : rien de plus.

— Oui ; et sans mon écuyer Eberhard-le-Tricheur, qui s’est jeté entre moi et Gonthram, je tuais mon fils à son retour de la chasse ; et pourtant, il m’a dit qu’au contraire, tu lui avais proposé de te donner à lui, à condition qu’il me poignarderait.

— Mensonge !

— Ah ! si j’avais écouté ma colère, je t’aurais planté cette épée dans le cœur.

— Qui t’en a empêché ?

— N’as-tu pas lu dans les astres que nos vies étaient liées l’une à l’autre ? et que ta mort devait précéder la mienne de trois jours !... de sorte que si je te tuais je mourrais après toi... Peut-être aussi tu me trompes.

— Éclaircis tes doutes... tue-moi.

— Je n’ose.

— Qui te retient ?

— La peur de me frapper en te frappant, si, en effet, ta mort doit amener la mienne. Je ne sais que penser, car beaucoup de tes prédictions se sont réalisées ; mais si je dois mourir du mal que je ressens, malheur à toi, sorcière ! tu ne me survivras pas ! Garin-Mange-Vilain a mes ordres.

— Ceci doit te rassurer ; d’ailleurs, ne suis-je pas ta prisonnière ?

— Oh ! tu ne sortiras pas vivante de ce château. — Puis, portant ses deux mains à son front, Neroweg ajouta d’un air de plus en plus sombre et accablé : — Mais ce philtre... me guérira-t-il ?... Tiens, je préférerais la mort à la vie que je mène. Depuis que tu as, certainement, jeté sur moi un maléfice diabolique, je ne suis plus le même ; les jours me semblent sans fin, le plus riche butin ne me réjouit plus. En vain j’entasse richesses sur richesses dans mon trésor secret... je ne sais qu’en faire de ces richesses ; je ne les mange pas ! Quand j’ai parcouru ma seigneurie du nord au sud, de l’est à l’ouest, enclavée qu’elle est, comme dans un cercle de fer, au milieu des seigneuries de mes voisins, tous mes ennemis ; quand j’ai porté le ravage chez eux en retour de celui qu’ils ont porté chez moi ; quand j’ai rançonné les voyageurs, fait rendre ma justice par mon baillif, mon prévôt et mon bourreau... quelle est ma vie ? dis ? quelle est ma vie ?

— Tu batailles, tu manges, tu bois, tu chasses, tu dors et tu mets tes serves dans ton lit, lorsqu’elles se marient.

— Je suis las de ces brutes grossières, le vin me semble amer, je ne chasse jamais tranquille dans mes forêts, j’ai peur de tomber dans quelque embuscade tendue par mes voisins ; mon noir donjon est sinistre comme une tombe, j’étouffe sous ces voûtes de pierre, et quand je sors de ce tombeau, toujours le même pays, toujours le même aspect. Il n’est pas une maison, un arbre de ma seigneurie que je ne connaisse. Ah ! si grande que soit une cage... c’est toujours une cage !

— Hé ! sors-en, de ta cage ! loup stupide et farouche !

— Tu me conseilles cela pour que l’on crie au loup ! et qu’on m’assomme ! d’ailleurs où veux-tu que j’aille ? Je suis entouré d’ennemis ! Souverain ici, que serais-je ailleurs ? et puis, en mon absence, les autres seigneurs, que je contiens à peine par mes armes, s’abattraient sur mes domaines comme une volée de vautours ! Enfer ! je suis attaché à ma seigneurie comme mes serfs à la glèbe !

— Ton sort est celui de tous tes pareils.

— Mais ce sort ne leur pèse pas comme à moi. Non, non, tu m’as ensorcelé ! il y a quelques années, du vivant de ma femme Hermengarde, j’aimais la guerre, j’attaquais mes voisins autant pour le plaisir de guerroyer que pour m’emparer de leurs terres ou piller leurs châteaux ; et lorsque, après avoir surpris une troupe de marchands revenant de quelque foire, la bourse bien garnie, je rentrais au château avec mes hommes chargés de butin, ou emmenant quelques riches otages que l’on torturait pour en obtenir rançon, j’étais content, je soupais, je m’enivrais avec joie ; et après une nuit passée avec quelqu’une de mes serves, j’entendais la messe et je partais pour la chasse. — Puis, après un moment de silence, le seigneur de Plouernel ajouta en soupirant et d’un air pensif : — Ah ! c’est qu’en ce temps-là j’étais bon catholique ! je pratiquais la foi de mes pères, je ne manquais jamais la messe quotidienne, chaque matin mon chapelain m’absolvait des choses de la veille, et à chaque entreprise il bénissait mes armes ; tandis qu’aujourd’hui, par tes maléfices, je suis devenu un païen !... un vrai païen !

— Un païen ! toi qui portes sous ton haubert trois ou quatre reliques pillées par toi dans les chapelles de tes voisins ! 


— Veux-tu pas que je me raille aussi des reliques ? — s’écria Neroweg VI d’un ton courroucé. — Sans les reliques qui me défendent, tu m’aurais déjà peut-être entraîné au fin fond des enfers ! Oui, car souvent, aussi vrai que le Christ est mort et ressuscité, je crois que tu es le diable en personne !

— Hé !... qui sait ?

— L’enfer, ta patrie, le sait ! Tu n’as rien d’humain, tes lèvres sont blanches et froides comme le marbre !

— Quand un amour partagé embrasera mes veines, mes lèvres deviendront pourpres et mes baisers de feu !

— Oh ! je le sais, tu ne m’as jamais aimé !

— T’aimer... toi ! autant aimer le loup des bois. Tu m’as faite captive ; j’ai cédé à ta violence ! Ah ! l’homme que j’aurais adoré, puisque sans l’avoir vu je l’aimais sur son renom, c’était Wilhem IX, le beau duc d’Aquitaine ! le poëte dont les chants amoureux font l’envie des plus fameux trouvères.

— Wilhem ! — s’écria Neroweg VI avec un accent de jalousie féroce ; — ce sacrilège ! cet impudique effronté qui porte peint sur son bouclier le portrait de Malborgiane, sa maîtresse !

— Wilhem IX est ton suzerain... tu l’envies et tu le crains : il est jeune, beau, impie, audacieux, spirituel et gai ; toutes les femmes rêvent de lui en disant ses vers, et tous les hommes le redoutent. Ose donc l’attaquer ? il ne laisserait pierre sur pierre de ton château, te ferait courber mains et genoux à terre, te mettrait une selle sur les reins et chevaucherait sur ton dos, cent pas durant (R), selon le droit du suzerain sur son vassal révolté. Va ! tu es au beau duc d’Aquitaine ce que la vorace et lourde buse est au noble faucon qui, chaperonné d’écarlate, s’élance vers le soleil en faisant tinter ses clochettes d’or ! — Neroweg VI poussa un cri de rage et, tirant son poignard, se précipita sur Azenor-la-Pâle ; mais sa figure de marbre resta impassible, ses lèvres blanches sourirent de dédain, et elle dit au seigneur de Plouernel : — Tue-moi donc ! 


Neroweg VI, après un moment d’irrésolution farouche, remit son poignard au fourreau, craignant, dans sa crédulité, de hâter sa mort en tuant la sorcière ; puis il s’écria : — Oh ! maudit soit le jour où je t’ai enlevée sur la route d’Angers, tu te rendais sans doute en cette cité pour te livrer à ce mécréant de Wilhem IX ; tu as apporté la malédiction sur ce château. Mais il faut que cela cesse, entends-tu ? Oh ! de gré ou de force tu détruiras le maléfice que tu as jeté sur moi et sur les miens ; car, comme moi, mes fils deviennent chaque jour de plus en plus taciturnes et sombres.

— Heureusement, ces brutes sauvages, las de rapines et de meurtres, n’osant sortir de leurs repaires, ne comprennent pas que c’est l’ennui qui les ronge ; mais bientôt ils ne s’ennuieront plus, et je pourrai courir à toi, ô Wilhem ! toi, le souci de mes jours et le rêve de mes nuits, — se dit Azenor-la-Pâle. Et elle reprit tout haut : — Le philtre que je prépare mettra fin à tout cela quand vous l’aurez bu, toi et tes deux fils.

— Tu en boiras la première.

— Tu crains le poison ?

— Je le crains beaucoup.

— Tu oublies que nos deux existences sont liées l’une à l’autre ; ta mort causerait la mienne, et la mienne la tienne.

— Je te crois assez scélérate pour risquer ta vie afin de nous faire périr moi et mes fils. — Ce sinistre entretien fut interrompu par deux coups extérieurement frappés à la porte ; Neroweg dit brusquement : — Qui est là ? — Seigneur comte, — répondit une voix, — on vous attend pour commencer le Plaid, dans la salle de la table de pierre. — Neroweg VI fit un geste de farouche impatience, et coiffant son casque de fer qu’il avait, en entrant, déposé sur un meuble, il reprit : — Jadis, ces hommages de mes vassaux, à moi leur suzerain, réjouissaient mon orgueil ; aujourd’hui, tout me pèse ! tout me pèse !

— Mais demain, grâce à mon philtre, rien ne te pèsera plus, ni à toi... ni aux tiens, — répondit Azenor-la-Pâle. Et elle ajouta en donnant au comte les deux figurines de cire : — Tes deux ennemis, dont voici l’emblème, le sire de Castel-Redon et l’évêque de Nantes, tomberont bientôt en ton pouvoir, si tu places toi-même ces figures magiques, selon ce que je t’ai dit, en prononçant trois fois les noms de Judas, d’Astaroth et de Jésus.

— Hum ! le nom de Jésus me coûte fort à prononcer en cette sorcellerie, tu me pousses peut-être à un sacrilége, — ajouta Neroweg VI en hochant la tête et prenant presque avec crainte les deux figurines. — Enfin, à ce soir pour le philtre ?

— Oui.

— Tu as l’enfant ; rien ne te manque ?

— Rien...

— Mais où donc est-il l’enfant du serf ?

— Je te l’ai dit : là, dans ce réduit.

Neroweg VI, toujours défiant, alla vers la tourelle, souleva le rideau et vit le petit Colombaïk, fils de Fergan-le-Carrier, couché sur le sol ; l’innocente créature dormait profondément au pied d’un meuble chargé de vases de formes bizarres. Les murailles de la tourelle, pavée de dalles, s’élevaient nues jusqu’au plafonnement de son étage supérieur, dont le sol était au niveau de la plate-forme du donjon. Neroweg VI, après avoir un instant contemplé l’enfant, dit à Azenor : — À ce soir, puisque rien ne te manque plus pour le philtre magique. — Et ce disant, il sortit, en fermant à double tour la serrure, dont il garda la clef.




Eberhard-le-Tricheur, l’un des écuyers du seigneur de Plouernel, l’attendait au dehors du réduit d’Azenor, en compagnie de Thiebold, prévôt justicier de la seigneurie ; celui-ci dit à Neroweg VI, qui, soucieux, descendait lentement la spirale de l’escalier de pierre : — Seigneur, le châtelain de la maison forte de la Ferté-Mehan a signé l’abandon de son fief du Haut-Menil, au troisième coin que le bourreau lui a enfoncé entre les genoux. — Neroweg VI fit un signe de tête approbatif ; le prévôt continua : — Quant aux autres prisonniers, le sire de Breuil-le-Haudoin est mort des suites de la torture.

— Ensuite ?

— L’abbé Guilbert offre trois cents sous d’argent pour sa rançon ; mais comme il n’a point encore été exposé à la torture, de telles offres ne comptent point.

— Et puis !

— C’est tout.

En devisant ainsi, le seigneur de Plouernel, son prévôt et son écuyer descendirent jusque dans la salle basse du donjon, à l’un des angles de laquelle aboutissait l’escalier ; une étroite fenêtre garnie d’énormes barreaux de fer éclairait seule cette vaste salle, nue, sombre et voûtée ; la porte cintrée, alors ouverte, laissait apercevoir le pont-levis abaissé ; au milieu de la cour intérieure se tenaient plusieurs hommes d’armes du seigneur de Plouernel prêts à monter à cheval ; vers le centre de la salle du plaid se trouvait, selon l’usage, une grande table de pierre (S), derrière laquelle se rangèrent les officiers de la maison du comte, l’écuyer de ses écuries, l’écuyer de sa chambre, l’écuyer de sa vénerie, de sa fauconnerie, de sa table, et autres dignitaires ; ces gens, au lieu d’être payés par les seigneurs, achetaient d’eux ces offices héréditaires dans les familles ; hérédité parfois étrange par le contraste de la fonction et du fonctionnaire : ainsi, une charge de Coureur vendue en fief à un homme agile, vigoureux, souvent devenait l’héritage de son fils, aussi impropre à la course qu’un bœuf poussif. Les seigneurs, afin de tirer profit de la vente de ces offices, les multipliaient à l’infini ; leurs acquéreurs cédaient moins à l’orgueil d’appartenir aux maisons seigneuriales qu’au désir de se mettre ainsi à peu près à l’abri des violences du maître, ou de participer aux profits de ses brigandages. Hélas ! en ces temps maudits, il faut choisir, être opprimé ou oppresseur, subir les horreurs du servage ou devenir l’instrument des tyrans féodaux, se joindre à eux pour violenter, larronner, torturer ses frères, ou souffrir ce qu’ils souffrent. Oui, telles sont les exécrables suites de la conquête franque, appelée par l’Église catholique ! Les seigneurs ont imposé la servitude, les prêtres ont prêché une résignation couarde, stupide, honteuse. Alors le peuple des Gaules, de plus en plus dégradé, abruti, est devenu lâche, égoïste, cruel, et aveuglé par la terreur, il se déchire de ses propres mains en se faisant le complice de ses bourreaux !

En outre des premiers domestiques de Neroweg VI assistant à ce plaid justicier, qui remplaçait le mâlh germanique des premiers temps de la conquête de Clovis, on voyait encore le prévôt, le baillif et le tabellion de la seigneurie ; ce dernier, assis sur un escabeau, ses parchemins sur ses genoux, son écritoire au côté, sa plume entre ses dents, attendait l’ouverture de la séance. Les premiers domestiques du comte, tous plus ou moins complètement armés, ressemblaient à des bandits. Respectueux et craintifs, ils se tenaient debout en demi-cercle derrière leur maître, seul assis ; il régnait entre eux et lui l’immense distance du vassal au suzerain. L’ingratitude, puis, plus tard, le farouche orgueil féodal avaient, depuis quatre ou cinq siècles, supprimé la classe intermédiaire des Leudes, qui, aux premiers temps de la conquête franque, vivaient en commun et en égaux avec leur chef, partageant sa table, ses grossiers plaisirs et ses violences, ainsi que cela se passait alors que les Neroweg étaient comtes au pays d’Auvergne ; mais à mesure que la conquête s’affermit, ces chefs ingrats, seuls bénéficiers titulaires des terres de la Gaule, choqués des habitudes d’égalité contractées par leurs anciens compagnons d’armes, dont l’aide leur devenait de moins en moins nécessaire, les évincèrent peu à peu de ces domaines, où chef et leudes avaient toujours vécu en commun. La descendance de ces obscurs guerriers francs, sacrifiés à l’orgueil et à la cupidité des bénéficiers, tomba bientôt dans la misère, et de la misère dans une servitude pareille à celle des Gaulois ; dès lors, Franks et Gaulois déshérités, les premiers par l’ingratitude, les seconds par la conquête, unis dans le malheur et le servage, oubliant leur origine, ressentirent une haine commune contre l’Église et les seigneurs ; la diversité des races se fondit dans l’égalité de l’infortune, il n’y eut plus désormais que deux classes d’hommes : les roturiers, serfs, manants ou bourgeois, et les nobles, chevaliers ou seigneurs ; ceux-ci, de siècle en siècle, s’isolant ainsi de plus en plus, vécurent en souverains absolus dans la sombre solitude de leurs châteaux forts, n’ayant pas d’égaux, mais des serviteurs complices de leurs brigandages, ou des serfs hébétés par la terreur ; de là l’ennui farouche où vivaient grand nombre de seigneurs, bloqués dans leurs repaires, dont ils n’osaient sortir de crainte de leurs voisins.

Guy et Gonthram, les deux fils de Neroweg VI, le plus jeune à gauche et l’aîné à droite du siège de leur père, assistaient aussi à ce plaid justicier ; l’aîné venait d’atteindre l’âge de Chevalerie, glorieux avénement, si chèrement payé par les serfs de la seigneurie. Gonthram, l’aîné, ressemblait beaucoup à son père ; le louveteau devait valoir le loup ; Guy, le puîné, âgé de dix-sept ans, rappelait la physionomie sardonique et vindicative de sa mère Hermangarde. Ces deux jeunes gens, élevés au milieu de cette vie de guerre, de rapine et de débauche, abandonnés à la violence de leurs passions sauvages, maîtres absolus d’une population craintive et abrutie, n’avaient aucun des charmes de l’adolescence ; souvent, après boire, de terribles disputes éclataient entre eux ou contre leur père. Dans l’un des angles de la salle se tenaient des bourgeois de la petite ville de Plouernel, venant humblement réclamer contre les exactions des gens du comte, s’excuser non moins humblement de n’avoir point encore payé les tailles en argent et les redevances en marchandises qu’il plaisait à leur seigneur de leur imposer (T), remontrer timidement que les crédits qu’ils devaient accorder audit seigneur (U) étaient dès longtemps expirés ou dépassés ; ils venaient encore déclarer qu’ils s’étaient empressés d’ôter du faîte de leurs maisons les girouettes audacieusement placées là au mépris des droits seigneuriaux, et que les colombiers que ces bourgeois avaient commencé de bâtir contre tout droit seraient abattus (V). À ce plaid se trouvaient aussi de nobles vassaux de Neroweg VI, possesseurs de maisons fortes ou de châtellenies, relevant du comte de Plouernel, suzerain de ces fiefs, de même que Neroweg VI, vassal de Wilhelm IX, duc d’Aquitaine, relevait de ce suzerain, lequel, vassal de Philippe Ier, relevait à son tour de ce roi des Français, suzerain suprême ; cette hiérarchie de toute seigneurie féodale existait de nom, jamais de fait : les grands vassaux, véritables souverains retranchés dans leurs duchés, se raillaient de l’impuissante autorité du roi ; la suzeraineté des ducs était à son tour presque toujours méprisée, contestée ou attaquée par leurs vassaux, maîtres absolus dans leurs seigneuries, comme le duc dans sa duché ; mais le vasselage immédiat, pareil à celui que subissaient les vassaux de la seigneurie de Plouernel, s’exerçait toujours dans sa pleine et tyrannique dureté, car à chaque instant l’implacable vengeance du suzerain pouvait directement atteindre les biens et les personnes des vassaux récalcitrants. Parmi ces gens venus de la ville, de leurs maisons fortes ou de leurs châtellenies, se trouvait une belle jeune fille, accompagnée de sa mère ; toutes deux tristes, inquiètes, échangèrent un regard alarmé lorsque le seigneur de Plouernel, entrant d’un air sombre dans la salle du plaid, s’assit sur son siège, l’un de ses fils à sa droite, l’autre à sa gauche, et dit à Garin-Mange-Vilain : — Baillif, appelle les causes. — Garin ne portait d’autre trace de la blessure que, la veille, il avait reçue de Perrine-la-Chèvre, qu’un emplâtre sur le front. Prenant un parchemin, il lut ce qui suit : — « Gerhard, fils de Hugh, mort le mois passé, succède à son père dans le fief de Heurte-Mont, relevant de la comté de Plouernel ; il vient acquitter le droit de relief et prêter foi et hommage à son suzerain. » — Alors, un homme jeune encore, coiffé d’un casque de cuir, portant au côté une longue épée, sortit du groupe des personnages venus pour le plaid, s’avança, tenant à la main une grosse bourse remplie d’argent, et la déposa en soupirant sur la table de pierre, acquittant ainsi le droit de relief dû au seigneur par tout vassal qui prend possession de son héritage. Puis, à un signe du baillif, le châtelain de Heurte-Mont, ôtant son casque, débouclant le ceinturon de son épée, se mit humblement à deux genoux devant le seigneur de Plouernel ; mais le baillif, remarquant que le jeune homme, venu à cheval, conservait ses éperons, lui dit d’un ton courroucé : — Vassal ! oses-tu prêter hommage et foi à ton seigneur avec des éperons aux talons (X) ?

Le châtelain répara cette incongruité en ôtant ses éperons, se remit à genoux aux pieds de Neroweg VI ; et, les mains jointes, la tête baissée, il attendit humblement que son seigneur eût prononcé, d’un air sombre et distrait, la formule consacrée : — Tu reconnais être mon homme lige, en raison de ce que tu possèdes à fief une châtellenie dans ma seigneurie ?

— Oui, — répondit humblement Gerhard ; — oui, mon seigneur.

Tu jures, par la foi de ton âme, — reprit Neroweg VI, — tu jures de ne jamais porter les armes contre moi, de me servir et de me défendre contre mes ennemis ?

— Je le jure ! — ajouta le châtelain, — je le jure, mon seigneur.

— Tiens ton serment... sinon, à ta première félonie, ton fief est à moi (Y)... — dit Neroweg VI. Et se retournant vers son baillif, il lui ordonna d’un geste de faire approcher une autre personne. Gerhard se relevant rechaussa ses éperons et reboucla le ceinturon de son épée en jetant un dernier regard d’adieu sur sa grosse bourse d’argent laissée sur la table de pierre en payement du droit de relief ; tandis que, par ordre du baillif, s’avançait, inquiète, tremblante et les yeux pleins de larmes, la jeune fille richement vêtue ; sa mère, non moins émue, l’accompagnait. Lorsque toutes deux furent à quelques pas de la table de pierre, le seigneur de Plouernel dit à la damoiselle : — Cette fois, as-tu réfléchi ?... es-tu décidée ? 


— Monseigneur, — dit-elle d’une voix faible et suppliante, — il m’est impossible de me résigner à... — Elle ne put achever, les sanglots étouffèrent sa parole et, fondant en larmes, elle appuya son front sur l’épaule de sa mère, qui dit au comte : — Mon bon seigneur, soyez juste et généreux, ma fille aime Eucher, un de vos vassaux ; Eucher aime non moins tendrement ma fille Yolande, l’union de ces deux enfants ferait le bonheur de ma vie... et...

— Encore ce mariage ! — s’écria le seigneur de Plouernel d’un ton courroucé en interrompant la mère d’Yolande. — Ta fille, par la mort de son père, possède un fief relevant de ma suzeraineté : à moi seul appartient le droit et le pouvoir de marier ta fille (Z). Je lui ai, selon notre coutume, donné le choix entre trois de mes hommes, trois hommes francs, c’est-à-dire nobles : Richard, Enguerrand et Conrad ; le plus vieux n’a pas encore soixante ans, il s’en faut de deux mois (AA), les conditions d’âge sont donc observées. Veux-tu, oui ou non, un de mes trois hommes-liges pour époux ?

— Hélas ! monseigneur, — reprit d’une voix suppliante la mère d’Yolande, tandis que celle-ci sanglotait toujours, incapable de prononcer une parole, — Richard est borgne et d’une laideur repoussante ; Conrad a tué sa première femme dans un accès de colère ; Enguerrand, redouté de tout le monde, aura soixante ans dans deux mois, et...

— Ainsi ta fille refuse d’épouser un de ces trois hommes ? — dit Neroweg VI en interrompant la mère d’Yolande ; — elle refuse !

— Seigneur, jamais elle ne voudra choisir un autre époux que Eucher ; et moi, je vous le jure, ce jouvenceau est digne de l’amour de ma fille.

— Par le diable ! assez de paroles ! — s’écria Neroweg VI ; — si ta fille, refusant de choisir parmi mes hommes, épouse son Eucher, le fief m’appartiendra ; c’est mon droit (BB)... j’en userai !

— Au nom du ciel, mon seigneur ! si vous vous emparez de notre bien, de quoi vivrons-nous ? Faudra-t-il donc mendier notre pain ? 


Yolande releva son beau visage, pâle et baigné de larmes, fit un pas vers Neroweg VI et lui dit avec dignité : — Gardez l’héritage de mon père, j’aime mieux vivre misérable avec l’homme de mon choix, que d’épouser l’un de vos bandits !

— Ma fille ! — s’écria la mère désolée, — si tu désobéis au seigneur de Plouernel, hélas ! c’est la misère pour nous !

— Et pour moi, ma mère, épouser l’un des trois hommes que l’on me propose, c’est la mort ! — dit la pauvre enfant ; — à un si odieux mariage, je ne survivrais pas !

— Seigneur, mon bon seigneur ! — dit la mère éplorée, — souffrez du moins qu’Yolande reste fille ? Hélas ! voudrez-vous la contraindre à choisir entre notre ruine et un mariage dont la seule idée l’épouvante !

— Aucun fief ne peut demeurer en possession d’une femme, — dit sentencieusement le baillif, — notre coutume s’y oppose.

— Assez de paroles ! — s’écria Neroweg VI en frappant du pied avec colère ; — cette fille refuse d’épouser l’un de mes hommes, le fief m’appartient ! Baillif, tu enverras ce soir prendre possession de la maison et de tout ce qui s’y trouve !

— Viens, ma mère, — reprit fièrement Yolande contraignant sa douleur, — nous étions libres et heureuses, nous voici aussi misérables que des serves. Va, Neroweg ! l’on t’a justement nommé Pire-qu’un-Loup ! car tu es plus rapace, plus cruel qu’un loup... Garde mes biens, tu as la force, use de ta force ! — Et Yolande se dirigea vers la porte de la salle, suivie de sa mère qui murmurait en gémissant : — Hélas ! nous voici dans la misère, qu’allons-nous devenir, mon Dieu ? qu’allons-nous devenir ?

Le seigneur de Plouernel se fût sans doute vengé des amers reproches d’Yolande, s’il n’eût été distrait par la soudaine venue de l’un de ses hommes qui, accourant du dehors tout essoufflé, entra en criant : — Monseigneur ! monseigneur ! l’évêque de Nantes vient d’être arrêté au péage de la chaussée... Il était déguisé en moine mendiant... mais Robin-le-Nantais l’a reconnu. On amène l’évêque avec d’autres voyageurs !

— L’évêque de Nantes en mon pouvoir ! — s’écria Neroweg, — Azenor l’avait prédit ; son charme magique opère déjà ! — Et à cette nouvelle, qui lui annonçait l’arrestation de l’un de ses mortels ennemis, le comte bondit de joie ; puis, suivi de ses fils et de plusieurs de ses écuyers, il courut au-devant des prisonniers, amenés par les hommes d’armes postés dans le corps de garde du péage. Bezenecq-le-Riche et sa fille Isoline accompagnaient Simon, l’évêque de Nantes, et Yéronimo, vêtu en moine comme le prélat ; celui-ci, après ses vains efforts pour engager les voyageurs à ne pas traverser la seigneurie de Plouernel, s’était cependant joint à eux, n’osant s’aventurer, seul avec Yéronimo, sur les terres du seigneur de Castel-Redon, non moins pillard et féroce que son voisin, espérant d’ailleurs n’être pas reconnu au milieu d’une troupe nombreuse. Malheureusement parmi les hommes d’armes postés au corps de garde de la chaussée, se trouvait Robin-le-Nantais, longtemps habitant de la cité de Nantes, il y avait vu ses notables habitants ; aussi désigna-t-il tout d’abord Bezenecq-le-Riche comme un citadin dont on pourrait tirer une grosse rançon ; puis, remarquant ensuite un moine qui affectait de rabaisser jusqu’à son menton le capuchon de son froc, les soupçons de Robin s’éveillèrent, et découvrant la figure de ce mystérieux personnage, il s’écria : — C’est l’évêque de Nantes. — Les hommes d’armes de Neroweg VI, sachant sa haine contre le prélat, s’applaudirent de cette importante capture, le garrottèrent ainsi que Yéronimo, Bezenecq et sa fille, exigèrent le péage des autres voyageurs, larronnèrent à leur convenance, dans leurs bagages ou marchandises, et en pieux catholiques, pillèrent complètement la balle de Harold-le-Normand ; celui-ci, peu soucieux du larcin, se promit de bientôt renouveler sa provision de reliques aux premiers gibets venus, et ils ne manquaient point sur la route. Les voyageurs ainsi à demi dévalisés continuèrent leur route, et cinq ou six des hommes du comte amenèrent au château le bourgeois de Nantes lié sur sa mule, ayant en croupe sa fille éplorée ; l’évêque et Yéronimo, les mains attachées derrière le dos, suivaient à pied. Lorsque les captifs arrivèrent dans la première enceinte du château, Bezenecq descendit de sa monture, et délivré de ses liens, il put soutenir les pas de sa fille, prête à défaillir. L’évêque, pâle comme un mort, s’appuyait sur le bras de Yéronimo, dont la figure résolue ne trahissait aucune crainte. Neroweg VI, accompagné de ses fils, s’arrêta triomphant à la vue des prisonniers. La touchante beauté d’Isoline frappa vivement les deux louveteaux du seigneur de Plouernel ; ils la regardaient avec une luxurieuse convoitise, tandis que Neroweg VI, s’adressant à l’évêque, s’écriait d’un air sardonique et féroce : — Salut, Simon ! salut, saint homme ! je ne m’attendais pas à ton amicale visite !

— Je suis à ta merci, — répondit le prélat avec accablement, — fais de moi ce que tu voudras.

— J’userai largement de ta permission, — répondit le seigneur de Plouernel avec une joie sinistre. — Ah ! c’est pour moi un beau jour que celui-ci ! Il me rajeunit, me réjouit ! Je ne me sens plus le même que ce matin !

— Si tu veux me tuer, tue-moi vite, — reprit l’évêque, — permets seulement à ce pauvre moine, mon compagnon de voyage, de m’aider à mourir en chrétien... Tu n’as aucune rançon à espérer de lui ; il retournera près de ma femme, de mes filles, et leur apprendra ma mort.

— Tu laisseras, du moins, une nombreuse postérité, saint évêque. Mais rassure-toi, — reprit Neroweg VI, — je ne veux point t’envoyer sitôt en paradis, j’ai d’autres vues sur toi. — Puis, faisant signe à Garin-Mange-Vilain de s’approcher, Ie seigneur de Plouernel lui dit quelques mots à l’oreille. Le baillif fit un signe de tête affirmatif, traversa le pont-levis et rentra dans l’intérieur du donjon. Pendant le court entretien de leur père avec l’évêque, Guy et Gonthram n’avaient cessé de poursuivre Isoline de leurs regards effrontément lascifs ; la jeune fille, effrayée, avait caché son pâle visage, baigné de larmes, dans le sein de son père. Robin-le-Nantais, élevant alors la voix, dit à Neroweg VI, en mettant la main sur l’épaule du citadin : — Voici l’un des plus riches marchands de la cité de Nantes ! Aussi le nomme-t-on Bezenecq-le-Riche, il vaut son pesant d’or.

Le comte attacha son regard de faucon sur le captif, et faisant deux pas vers lui : — Donc, tu t’appelles Bezenecq-le-Riche... le Riche !... ce nom promet.

— Et il tiendra ce qu’il promet, noble seigneur, — répondit humblement le bourgeois ; — vos hommes m’ont sans doute arrêté afin de me rançonner ; soit, je payerai rançon ; ne me séparez pas de ma fille. Donnez-moi un parchemin, je vais écrire au dépositaire de mon argent l’ordre de remettre cent sous d’or à celui de vas hommes qui lui apportera ma lettre. Vous aurez la somme dès le retour de votre messager, alors vous nous rendrez, je l’espère, la liberté à ma fille et à moi. — Puis, voyant le comte hocher la tête avec un sourire sardonique, le marchand ajouta : — Illustre seigneur de Plouernel, au lieu de cent sous d’or, je vous en donnerai deux cents ; mais, de grâce, faites-moi conduire avec ma fille dans quelque réduit où la pauvre enfant puisse se remettre de son effroi et des fatigues du chemin ; voyez : elle peut à peine se soutenir. — En effet Isoline, de plus en plus effrayée des regards ardents des deux louveteaux, tremblait convulsivement ; Neroweg VI, toujours silencieux, jetait parfois les yeux du côté du donjon, comme s’il eût attendu le retour du baillif, Bezenecq reprit avec effroi : — Seigneur, si deux cents pièces d’or ne vous suffisent point, j’irai jusqu’à trois cents ; c’est ma ruine ; je m’y résigne, pourvu que vous nous laissiez libres, ma fille et moi.

À ce moment Garin-Mange-Vilain sortit du donjon, traversa le pont-levis, et vint parler à l’oreille de Neroweg VI, qui, s’adressant l’évêque, à Yéronimo, à Bezenecq et à sa fille : — Allons, mes hôtes, votre logis vous attend. 


— Comte, — reprit l’évêque en pâlissant, — ordonne ; que veux-tu de moi  ?

— Entre d’abord dans ma pauvre demeure. Quant à ce que je veux de toi… tu le sauras et répondras là-dessus à certaine dame des plus persuasives ; les plus têtus lui cèdent toujours.


— La torture !… Ah ! bourreau ! je te comprends, — s’écria l’évêque éperdu de terreur. — Jésus, mon Dieu, ayez pitié de moi !

— Pas de faiblesse, Simon, — dit à demi-voix Yéronimo, toujours imperturbable. — Que la volonté de Dieu soit faite !

— Garin, — dit Neroweg VI, — conduis ce saint évêque à son logis ; ce moine, qui semble fort résigné, lui tiendra compagnie. — L’évêque, malgré ses cris lamentables et sa résistance désespérée, fut entraîné dans l’intérieur du donjon par les hommes d’armes du seigneur, qui dit à Bezenecq-le-Riche : — Allons, mon compère, tu le vois, toute résistance est inutile.

— Comte de Plouernel, ne t’ai-je pas offert trois cents sous d’or ? — répondit le marchand d’une voix suppliante, en soutenant sa fille à demi évanouie entre ses bras. — Je te donnerai quatre cents sous d’or ; c’est toute ma fortune. Maintenant torture-moi jusqu’à la mort, tu n’obtiendras pas un denier de plus ; je ne possède que cela.

— Oh ! oh ! mon compère ! pour l’honneur de la marchandise de Nantes, je ne croirai pas que l’un de ses plus riches marchands ne possède que quatre cents sous d’or !

— Hélas ! mon Dieu ! je jure que…

— Ne jure point, mon compère ! Plus catholique que toi, j’ai souci de ton âme. Aussi, pour t’épargner un péché mortel, je chargerai la dame si persuasive dont j’ai parlé à l’évêque de t’arracher la vérité ; — puis, s’adressant à ses hommes : — Conduisez mon hôte et sa fille à leur demeure.

Au moment où les gens de Neroweg VI allaient s’emparer de Bezenecq-le-Riche, Gonthram dit en saisissant brutalement la main d’Isoline que le marchand soutenait défaillante et enlacée dans ses bras : — Moi, je prends cette fille !

— Cette fille m’appartient aussi bien qu’à toi ! — s’écria Guy, les yeux flamboyants, en s’avançant vers son frère d’un air menaçant, tandis que les hommes du comte, se précipitant sur Bezenecq, l’arrachèrent des bras d’Isoline, qui, tombant agenouillée, poussait des cris déchirants. Gonthram, peu soucieux des paroles et des menaces de son frère, s’approchait de la jouvencelle pour l’emporter dans ses bras, lorsque Guy s’écria, en tirant son épée : — Si tu veux posséder cette fille, tu la payeras de ton sang !

— Un défi ! — reprit Gonthram en dégainant à son tour. — Voyons donc si ton sang est rouge ! — Et il s’éloigna de quelques pas de la fille du citadin qui, éperdue de terreur, s’affaissa sur elle-même, inerte, presque évanouie.

— Guy ! Gonthram ! bas les armes ! — s’écria le comte ; car, durant le tumulte occasionné par la résistance de Bezenecq, alors entraîné vers le donjon, Neroweg VI n’avait pas entendu les provocations échangées entre les deux louveteaux. — D’où vient cette furie ? Pourquoi ces épées tirées ?

— Gonthram veut prendre cette fille ! — s’écria Guy ; — elle m’appartient aussi bien qu’à lui.

— Non, — reprit l’autre louveteau, — elle doit m’appartenir, à moi, l’aîné !


— Et moi, je vous dis qu’en ce moment cette fille ne sera à aucun de vous deux, — reprit Neroweg VI, — elle ne quittera pas son père. Elle sera témoin de ce qui va se passer dans le cachot. Le bourgeois, en présence de sa fille, se montrera plus accommodant. Rengainez vos épées ! Toi, Garin, — ajouta-t-il en se tournant vers son baillif, — prends cette belle entre tes bras, et, si elle ne peut marcher, porte-la près du bonhomme. — Isoline, malgré son épouvante, entendit les dernières paroles de Neroweg VI ; l’espoir d’échapper aux deux jeunes gens et de n’être pas séparée de Bezenecq la ranima ; elle se releva péniblement, et dit à Garin d’une voix suppliante : — Oh ! de grâce, conduisez-moi près de mon père ; j’aurai, je le crois, la force de marcher !


— Viens, — lui dit le baillif en la guidant vers le pont-levis, pendant que Guy et Gonthram, remettant lentement leurs épées au fourreau, échangeaient des regards si vindicatifs, que le comte resta près d’eux afin de prévenir de nouveaux défis. Isoline suivant Garin d’un pas chancelant, traversa le pont-levis et entra dans la salle de la table de pierre, où se trouvaient encore plusieurs vassaux du seigneur ; ils attendaient la fin du plaid justicier, interrompu par l’arrivée des prisonniers. Dans l’un des angles de cette salle l’on voyait l’escalier de pierre en spirale qui conduisait de la plate-forme du donjon jusqu’aux dernières profondeurs de ses cachots ; une lourde trappe, placée au niveau du sol de la grande salle, était ouverte lorsque Isoline entra. Deux hommes à figures sinistres, vêtus de peaux de chèvre et porteurs de lanternes, se tenaient au bord de l’ouverture béante pleine de ténèbres, où se perdaient les marches de l’escalier souterrain. Bezenecq-le-Riche, appelant sa fille à grands cris, résistait de toutes ses forces aux hommes qui voulaient l’entraîner. Isoline, hâtant le pas en entendant les cris désespérés de son père, lui répondit : — Me voilà, nous ne nous quitterons pas ! — Bezenecq, haletant, épuisé par une lutte acharnée, n’apposa plus de résistance lorsqu’il entendit la voix de sa fille ; mais, songeant qu’elle allait descendre avec lui dans l’abîme ouvert à leurs pieds, il fondit en larmes et la supplia de l’abandonner à son sort, se reprochant l’avoir appelée.

— Dépêchons, mon cher citadin ! — lui dit Garin-Mange-Vilain, — mon seigneur ordonne que ta fille et toi vous ne soyez pas séparés. — Puis, s’adressant aux geôliers porteurs de lanternes : — Descendez les premiers et éclairez-nous ! — Les geôliers, obéirent, et bientôt le marchand et Isoline disparurent dans les profondeurs souterraines du donjon.




Les cachots du manoir de Plouernel se composaient de trois étages voûtés, ils ne recevaient de jour que par d’étroites ouvertures donnant sur le puits gigantesque, au milieu duquel s’élevait le donjon ; à l’intérieur, sauf une porte massive bardée de fer, ces cachots n’étaient que pierres, voûte de pierre, dalles de pierre, murailles de pierre de dix pieds d’épaisseur. La cellule où furent conduits l’évêque de Nantes et le moine Yéronimo était située au plus bas de ces lieux souterrains ; une étroite meurtrière filtrait à peine un pâle rayon de lumière au milieu de ces demi-ténèbres ; les murs suintaient une humidité verdâtre ; au centre du cachot, on voyait un lit de pierre, destiné à la torture ou à la mort ; des chaînes et de gros anneaux de fer rouillés, scellés au chevet, sur les côtés et au pied de cette longue dalle, élevée de trois pieds au-dessus du sol, annonçaient l’usage de ce lit funèbre, où se tenaient alors assis le moine et l’évêque de Nantes. Ce dernier, en proie d’abord à une douleur désespérée, s’était peu à peu calmé ; sa figure presque sereine et empreinte d’une sorte de bonhomie mélancolique, contrastait avec la sombre âpreté des traits de son compagnon. — Crois-moi, — disait le prélat à Yéronimo, — je suis maintenant résigné à la mort ; mon seul chagrin est de laisser ici-bas, sans appui dans ces temps désastreux, ma femme et mes filles ; je les aimais si tendrement !

— Voilà les conséquences du mariage des prêtres ! — reprit durement le moine romain ; — au moment de la mort, ils regrettent leurs liens terrestres. Ah ! combien le plus énergique de nos papes, le redoutable Grégoire VII, a sagement agi en forçant les conciles de l’Église à défendre ces mariages ecclésiastiques qui, depuis un siècle, révoltaient les vrais catholiques ! Combien, chaque jour, j’admire son implacable rigueur ! sa profonde politique ! Il a soulevé les peuples contre les indignes prêtres ! justement massacrés, eux, leurs femmes et leurs enfants, au pied des autels, qu’ils souillaient de leur présence impure, leur mort fut la rénovation, le salut de l’Église !

— Il est vrai, Yéronimo, — reprit l’évêque avec un triste sourire, — une foule de prêtres mariés ont été, eux et leur famille, égorgés au pied des autels, à la voix du pape Grégoire VII ; mais, franchement ? l’adultère, le concubinage des prêtres sont-ils préférables aux unions légitimes qu’ils contractaient de mon temps ? « Les prêtres mariés, disait Grégoire VII, donnaient les biens et les offices de l’Église à leurs enfants. » Soit, mais on les donne aujourd’hui à ses maîtresses ou aux enfants de ses maîtresses ; le résultat est le même, et la moralité y perd ; puis, le prêtre marié, habitué aux saintes joies de la famille, à la douceur du foyer domestique, ne devient-il pas meilleur ? plus humain ? plus compatissant ? en un mot... plus homme !

— Eh ! que m’importe, à moi, le concubinage des prêtres ! — s’écria le moine romain en haussant les épaules, — le concubinage, lien honteux, fragile, éphémère, ne gêne point, n’absorbe point ; le mariage, au contraire, lien solide, honnête, durable, énerve le prêtre, l’entrave, et tôt ou tard l’attache au sol, au pays !

— Est-ce donc un grand mal, Yéronimo ?

— Tu demandes si c’est un grand mal ! — s’écria le moine courroucé ; puis, s’adressant brusquement à Simon : — Quel est le but constant, unique de l’Église ?

— La domination spirituelle des peuples.

— Domination spirituelle et temporelle aussi ! les deux se tiennent : qui a l’âme a le corps ! qui a l’âme et le corps est maître souverain des hommes. Et tu veux qu’un prêtre, préoccupé de son pays, de son foyer, de sa famille, amolli par ces mièvres affections, conserve assez d’énergie pour se vouer, avec une implacable ténacité, au triomphe de la domination absolue de l’Église ? à l’anéantissement des hérétiques ? puisque, malgré le massacre des Ariens, exterminés par Clovis à la voix des évêques, l’hérésie s’est perpétuée jusqu’aux Manichéens d’Orléans, dont le bûcher fume encore !

— Peut-être, si l’on essayait de combattre l’erreur par la persuasion... 



— Va donc persuader les loups et les tigres, — reprit le moine en haussant de nouveau les épaules ; — non, non ! la terreur, la terreur, toujours la terreur ! Peuple ou homme, celui qui conteste à l’Église son dogme ou sa divine infaillibilité est hérétique, il attente à notre pouvoir ; ce peuple ou cet homme devient, par son hérésie, aussi dangereux pour moi qu’un tigre ou qu’un loup ! je l’extermine, parce qu’il attente à l’autorité absolue que je dois exercer sur les rois et les nations, moi, prêtre, revêtu d’un caractère divin, infaillible !

Soit qu’il fût frappé du raisonnement du moine romain, soit qu’il ne voulût pas continuer cette discussion, l’évêque de Nantes, après un moment de silence reprit, en souriant avec mélancolie : — Stoïques comme les philosophes de l’antiquité, au moment de subir la torture et la mort, nous causons de questions de dogme !

— Ah ! tu crois ces questions étrangères à notre position actuelle ?

— Quoi ! elles auraient trait à notre position actuelle, à nous, prisonniers du comte de Plouernel ?

— Oui.

— Yéronimo, je ne te comprends pas.

— Réponds, de nos jours, pour vingt abbés ou évêques souverains dans leurs évêchés ou dans leurs abbayes, n’y a-t-il pas cent duks, comtes, marquis ou seigneurs souverains dans leurs seigneuries ?

— Hélas ! c’est la vérité.

— Une grande partie des biens des seigneurs enrichis par les donations sacriléges de cet infâme Karl Martel n’était-elle pas revenue entre les mains du clergé lors de la terreur qu’inspirait aux peuples la fin du monde attendue l’an 1000 ? terreur habilement fomentée jusque-là par l’Église, puis prolongée jusqu’en l’année 1033, sous prétexte que la fin du monde ne devait point arriver mille ans après la naissance du Christ, mais mille ans après sa résurrection ?

— C’est encore la vérité ; les seigneurs épouvantés ont, pendant plus d’un demi-siècle, abandonné à l’Église la plupart de leurs biens, croyant toucher au jour du dernier jugement ; mais avoue aussi, Yéronimo, qu’une fois ces terreurs passées, les seigneurs ou leurs descendants ont violemment repris au clergé ces riches donations ; la haine dont me poursuit le comte n’a pas d’autre cause ; son aïeul avait octroyé au père de l’évêque, dont j’ai épousé la fille aînée, plusieurs domaines des Neroweg, entre autres les terres de l’ancienne abbaye de Meriadek ; ce scélérat, véritable pire-qu’un-loup, m’a fait guerre sur guerre pour reprendre ces donations, et maintes fois il a poussé ses ravages jusqu’aux murs de ma cité de Nantes !

— Il en a été ainsi dans toutes les contrées ; une des causes incessantes des guerres privées des seigneurs contre les évêques et les abbés a été, depuis cinquante ans, la revendication des biens donnés à l’Église lors de l’appréhension de la fin du monde. Dans ces luttes impies, les seigneurs ont presque toujours eu le dessus ; aussi te le disais-je : de nos jours, pour vingt évêques ou abbés souverains il y a cent seigneurs.

— C’est une triste réalité.

— Il faut que cela cesse ; pour reconquérir sa toute-puissance, l’Église doit redevenir plus riche que les seigneurs, elle doit surtout se débarrasser à jamais de ces brigands qui, comme Neroweg VI ou cet audacieux libertin Wilhem IX, duc d’Aquitaine, et tant d’autres, osent porter une main sacrilége sur les richesses et les prêtres du Seigneur. Donc, l’Église doit se débarrasser de ses ennemis !

— Hélas ! Yéronimo, du désir au fait il y a loin.

— Il y a la longueur du trajet d’ici à Jérusalem... voilà tout.

L’évêque de Nantes regarda le moine d’un air ébahi, répétant, sans en comprendre le sens, ces mots : — Le voyage d’ici à Jérusalem !

— Écoute encore, — poursuivit Yéronimo ; — légat du pape Urbain II, qui m’envoie secrètement en Gaule, personne mieux que moi ne connaît la politique de Rome. Le pape français Gerbert, et surtout après lui le redoutable Grégoire VII, ont longtemps nourri une grande, une profonde pensée ; la voici : Façonner l’Europe catholique à obéir aux papes comme à la voix de Dieu lorsqu’ils prêcheront l’extermination des hérétiques, nos ennemis mortels ; mais à cette première guerre religieuse il fallait un prétexte et un but : le pape Gerbert les trouva.

— Et ce but ? ce prétexte ?

— Gerbert imagina la délivrance du tombeau du Christ, puisque, par la suite des temps, le saint sépulcre est tombé au pouvoir des Sarrasins, maîtres de la Syrie et de Jérusalem. Cette féconde idée, éclose dans le cerveau de Gerbert, couvée par Grégoire VII, l’Église la caressa constamment, prêchant d’abord aux peuples le pèlerinage de Jérusalem, afin d’aller y prier sur le tombeau du Seigneur, et de gagner ainsi la rémission de tous leurs péchés ; de la sorte, au retour des pèlerins, les peuples de Germanie, d’Espagne, de Gaule, d’Angleterre, entendirent peu à peu parler de Jérusalem, la ville sainte ; les pèlerinages se multiplièrent ; si long que fût le voyage, il ne parut pas impossible ; puis il assurait des indulgences pour tous les crimes, et, en fin de compte, c’était un voyage de plaisir pour les mendiants, les vagabonds, les serfs échappés des domaines de leurs maîtres ; ils trouvaient, par ordre de l’Église, bon gîte dans les abbayes, quelque argent dans les villes, et le passage gratuit sur les vaisseaux génois ou vénitiens jusqu’à Constantinople ; là, de nouveau, parfaitement accueillis par les prêtres de l’Église grecque, ils partaient ensuite pour Jérusalem, traversant la Syrie, gîtant de couvent en couvent ; puis, arrivés dans la ville sainte, ils y faisaient leurs dévotions.

— Et tout cela sans empêchement des Sarrasins ; il faut l’avouer entre nous, Yéronimo, la tolérance de ces mécréants fut extrême... Les églises s’élevaient en paix à côté des mosquées ; les chrétiens vivaient tranquilles dans le pays, et les pèlerins n’étaient jamais inquiétés.

— Oui, jusqu’au jour où les Sarrasins, sous prétexte d’anathèmes incessamment lancés contre l’abominable idolâtrie de Mahomet, par nos prêtres de Jérusalem, ont peu à peu alarmé les pèlerins, et enfin porté le marteau sur le saint temple de Salomon ! démolition expiée par le massacre de tous les juifs dans les pays de l’Europe. Au fond, peu nous importait la destruction du temple et le saint sépulcre, mais notre but était atteint : le chemin de Jérusalem était connu ; les sandales des pèlerins isolés frayaient la route de la terre sainte, 0ù plus tard la voix des papes devait pousser les peuples catholiques dans l’intérêt de l’Église ; le nombre des pèlerinages augmentait d’année en année ; aux mendiants, aux vagabonds, se joignaient souvent des seigneurs, certains d’obtenir par ce pieux voyage l’absolution des crimes les plus horribles ; aussi se livraient-ils sans contrainte à la férocité de leurs passions, puis partaient pour Jérusalem, et absous par ce voyage, ils revenaient dans leurs seigneuries. Ce perpétuel va-et-vient de gens de toute condition attirait de plus en plus les regards de l’Europe vers l’Orient. Les merveilles mensongères, mais éblouissantes, racontées par les pèlerins au retour de leur long voyage, les reliques qu’ils rapportaient et dont ils trafiquaient fructueusement, le respect dont l’Église les environnait à dessein, tout frappait de plus en plus l’esprit crédule et la grossière imagination des peuples. Grégoire VII prévoyait ces résultats ; il crut opportun de prêcher la guerre sainte ; l’Église éleva la voix : « Honte et douleur pour le monde catholique ! — s’écria-t-elle, — le sépulcre du Sauveur des hommes est au pouvoir des Sarrasins ! rois et seigneurs, marchez à la tête de vos peuples pour la délivrance du tombeau du Christ et l’extermination des infidèles... » À cet appel prématuré, l’Europe ne répondit point, Grégoire VII s’était trop hâté, l’heure des croisades n’avait pas encore sonné. Aujourd’hui le moment est venu, Urbain VI va mettre en œuvre la pensée de Gerbert et de Grégoire VII ; oui, le pape doit être maintenant arrivé en Auvergne pour commencer de prêcher la croisade en Gaule, le pays catholique par excellence. 


— Que dis-tu ? le pape…

— J’aurais dû te garder le secret jusqu’à l’apparition des émissaires d’Urbain II en cette contrée ; par son ordre je les précède auprès de toi et des évêques de l’ouest de la Gaule.

— Quoi ! des émissaires vont ici prêcher la croisade ?

— Demain peut-être Coucou-Pietre et le chevalier Gauthier-sans-Avoir seront en Anjou ; voilà pourquoi, d’après le commandement d’Urbain II, je t’avais engagé à m’accompagner à Angers, où se doivent réunir d’autres prélats, afin de nous concerter sur les moyens à employer pour pousser le peuple à la croisade.

— Et quels sont ces hommes chargés de la prêcher ?

— L’un, Pierre-l’Ermite, vulgairement appelé Coucou-Pietre, est un moine, il a déjà deux fois accompli le pèlerinage de Jérusalem ; homme ardent, passionné, sa sauvage éloquence a sur les multitudes une action puissante ; son compagnon, Gauthier-sans-Avoir, chevalier d’aventure, joyeux et hardi Gascon, séduit par la gaieté de ses paroles et par ses éblouissantes promesses, ceux que n’entraîne point la farouche éloquence de Pierre-l’Ermite.

— Yéronimo, ce que tu m’apprends me confond… Mais par quels moyens Urbain II espère-t-il mener ses projets à bonne fin ?

— Je t’en instruirai tout à l’heure ; tels sont donc les principaux motifs de l’Église à pousser les peuples aux croisades : habituer l’Europe catholique à se lever à la voix des papes pour l’extermination des hérétiques… envoyer en Palestine grand nombre de ces seigneurs, qui disputent à l’Église les biens de la terre et la domination des peuples.

— Certes, Yéronimo, la pensée est profondément politique ; je vois le but, mais comment l’atteindre ?

— Tu le sauras ; laisse-moi d’abord appeler ton attention sur un dernier motif imprévu par Grégoire VII, mais qui, de nos jours, rend indispensable une grande migration de populaire vers la terre sainte. Est-il vrai qu’en Gaule, malgré les guerres privées des seigneurs et les misères du siècle, la population des serfs ait pullulé d’une manière effrayante depuis environ cinquante ans ?

— En effet, la population serve, longtemps épuisée, décimée par les famines qui ont régné depuis l’an 1000 jusqu’en 1031, a recommencé de s’accroître, lorsque des temps d’abondance ont succédé aux disettes.

— Oui, et surtout lorsque l’Église, désireuse de repeupler ses domaines, privés de serfs cultivateurs, a eu proclamé la trêve de Dieu, grâce à laquelle, pendant quelques années, il a été interdit de se livrer aux guerres privées entre les seigneurs laïques ou ecclésiastiques pendant trois jours de chaque semaine.

— Heureusement, Yéronimo, cette trêve de Dieu fut acceptée par les seigneurs, aussi désireux que nous de repeupler leurs terres ; plus tard, sans doute, les guerres ont recommencé plus acharnées que jamais, et au grand dommage de l’Église ; mais la population serve a cependant toujours augmenté, surtout depuis trente ans environ.

— Or, réponds-moi ; cet accroissement de plèbe n’a-t-il pas amené les révoltes formidables des serfs de Normandie et de Bretagne ? ne chantaient-ils pas, dans leur rébellion contre la sainteté de la servitude, que l’Église leur prêche comme moyen de salut éternel, ne hantaient-ils pas, ces audacieux : « Pourquoi nous laisserons-nous opprimer ? — Ne sommes-nous pas hommes comme nos seigneurs ? — Comme eux n’avons-nous pas des membres ?Notre cœur n’est-il pas aussi grand que le leur ? — Ne sommes-nous pas cent, deux cents serfs contre un chevalier ? — Battons-nous à coups de fourches ! à coups de faux ! — À défaut d’armes ramassons les pierres du chemin (CC).

— Oui, oui, Yéronimo, ces chants de révolte ont donné le signal de terribles insurrections en Normandie, en Bretagne ; deux ou trois mille de ces rebelles ont eu les yeux crevés, les pieds et les mains coupés.

— Donc pour conjurer à l’avenir de pareils soulèvements, il faut très promptement évacuer au dehors ce trop plein de populaire, car, du moment où la plèbe ne croira plus à l’efficacité de ses misères pour son salut, elle deviendra redoutable puisqu’elle a pour elle le nombre et la force ; or, comme il est urgent d’amoindrir et d’affaiblir cette mauvaise plèbe, elle partira pour la croisade.

— Que veux-tu dire ?

— N’est-il pas évident que sur chaque milliers de serfs qui abandonneront la Gaule pour aller guerroyer en Palestine, une centaine à peine arrivera jusqu’à Jérusalem ? Songe au voyage de cette multitude de misérables partant à la grâce de Dieu, en haillons, sans provisions, accompagnés de leurs femmes, de leurs enfants, ayant à traverser la Germanie, la Hongrie, la Bohême, la Bulgarie, le pays du Danube, et tant d’autres nations que ces bandes désordonnées soulèveront par leurs excès, leurs voleries, leurs massacres ; puisque, durant un si long voyage, de pareilles multitudes ne sauraient vivre qu’en pillant et ravageant sur leur route ; les trois quarts de ces croisés seront exterminés ou morts de faim, de fatigue, avant d’avoir pu atteindre Jérusalem ; le petit nombre d’entre eux qui arrivera devant la ville sainte pour en faire le siège sera décimé ; il ne reviendra donc pour ainsi dire point du tout de cette vile et dangereuse populace !

— Yéronimo, il est insensé de croire qu’elle s’aventurera dans un si lointain et si périlleux voyage !

Le moine romain haussa encore les épaules et reprit : — Quelle est la vie des vilains et des serfs dans les seigneuries laïques ou ecclésiastiques ?

— Leur vie est atroce.

— De toutes les servitudes, laquelle leur pèse davantage ? n’est-ce pas d’être enchaînés à la glèbe ? de ne pouvoir faire un pas hors des limites du territoire de leur seigneur ?

— Oui, pour le plus grand nombre, cette servitude est affreuse. 


— Et lorsque, prêchant la croisade pour la guerre sainte, l’Église dira à ces milliers de misérables enchaînés à la glèbe : « — Allez ! vous êtes libres, partez ! allez combattre les Sarrasins en Palestine, le pays des merveilles, là vous ramasserez un immense butin ! ne vous occupez pas des besoins du voyage, Dieu y pourvoira, et vous ferez par surplus votre salut éternel ! » tu crois que les serfs ne partiront pas en masse, entraînés par le désir de jouir de leur liberté, par la soif du butin, par l’esprit d’aventure, et par la pieuse ardeur de délivrer le saint sépulcre des outrages des infidèles !

— Yéronimo, — reprit l’évêque de Nantes en secouant la tête, — le besoin de liberté, l’esprit d’aventure, l’espoir du butin, pousseront peut-être ces malheureux en Palestine ; mais c’est un faible mobile que le pieux désir de venger le tombeau du Sauveur des outrages des infidèles ! Franchement ? quelque crédule que l’on soit, lorsque l’on se figure le Christ trônant au ciel, dans l’éternité de sa gloire, à côté de son père, le Dieu tout-puissant, ne semble-t-il pas indifférent que le sépulcre de Jésus reste vide aux mains des mécréants ? La divinité n’est elle pas au-dessus d’un tel fait ? Crois-tu possible, malgré leur aveuglement, de passionner les multitudes pour une semblable cause et de les entraîner en Syrie, à douze ou quinze cents lieues des Gaules ?

— Je te dis, moi, que lorsque à cette sainte cause, éloquemment prêchée par l’Église, se joindront la soif de la liberté, l’espoir du butin, la certitude de gagner le paradis et la curiosité d’un avenir inconnu, qui ne saurait être pire que le présent, l’entraînement des populations vers la Palestine deviendra irrésistible !

— Je l’accorde ; mais les seigneurs laisseront-ils ainsi dépeupler leurs terres, en permettant aux serfs de partir pour la croisade ?

— Les seigneurs redoutent autant que nous la révolte des serfs ; en cela notre intérêt est commun ; puis ce trop plein de populaire, qu’il est d’une sage politique de déverser au dehors, se compose au plus du tiers de la plèbe ; ce tiers seul partira. 


— Qui t’assure qu’un plus grand nombre ne cédera pas à l’entraînement que tu crois irrésistible ?

— Cette plèbe est devenue lâche par l’habitude de l’esclavage qui pèse sur elle depuis la conquête franke, si profitable à l’Église catholique ; la preuve de l’hébêtement, de la couardise de ces peuples, si vaillants jadis sous l’influence druidique, est dans leur stupide résignation à la servitude, dont l’Église prêche la sainteté ; une partie minime d’entre eux est assez disposée à la révolte ; or ceux-là, les plus impatients du joug, les plus intelligents, les plus aventureux, les plus hardis, et conséquemment les plus dangereux, seront les plus ardents à s’en aller en Palestine, de la sorte nous serons délivrés de ces mauvais incitateurs de rébellions.

— Cette remarque est profondément juste.

— Ainsi, un tiers au plus de la plèbe rustique émigrera ; ceux qui resteront suffiront à cultiver la terre ; moins nombreux à la tâche, leur labeur augmentera, tant mieux ! Bœuf lourdement chargé, âne lourdement bâté ne se regimbent point ! toute nouvelle révolte sera conjurée.

— En vérité, Yéronimo, j’admire les puissantes combinaisons de la politique des papes ; mais l’un des résultats les plus importants de cette politique serait de nous délivrer d’un grand nombre de ces maudits seigneurs, toujours en guerre contre nous. Ah ! ceux-là ne seront pas comme les serfs, poussés par le désir d’échapper à un sort affreux ou de jouir de leur liberté !

— Tu te trompes...

— Que veux-tu dire ?

— Grand nombre d’entre eux seront aussi désireux que leurs serfs de changer de condition ; après tout, quelle est la vie de ces seigneurs ? n’est-ce pas celle de chefs de brigands ? toujours en guerre ? toujours l’œil et l’oreille au guet, de crainte d’être attaqués ou surpris par leurs voisins ? ne pouvant sortir que rarement et à main armée de leurs seigneuries ? toujours forcés de se retrancher dans leurs repaires ? s’enivrer, assouvir leur luxure sur les femmes de leurs domaines, pressurer serfs et vassaux, rançonner, torturer les voyageurs, guerroyer sans cesse, dis, n’est-ce pas là leur vie ? crois-moi, ces hommes farouches se lassent ou se lasseront de cette existence sauvage et violente.


— Plusieurs fois, en effet, j’ai été frappé de leur mortel ennui, et de cet ennui Neroweg VI lui-même est, je le sais, profondément atteint,


— Maintenant, lorsque ces hommes souillés de crimes, presque aussi abrutis que leurs serfs, ayant tous plus ou moins au fond de l’âme la peur du diable, entendront des prêtres inspirés leur dire : « Vous étouffez dans vos noires citadelles de pierre, vous vous disputez les maigres dépouilles de quelques voyageurs ou les terres infécondes de l’Occident, terres peuplées de misérables, plus semblables à des bêtes qu’à des êtres humains ; quittez le sol ingrat, et le sombre ciel de l’Occident ! venez en Palestine, venez en Orient, pays d’azur et de soleil ! terre féconde, splendide, radieuse, aux villas magnifiques, aux palais de marbre, aux coupoles dorées, aux jardins délicieux peuplés de femmes enchanteresses ! venez en Palestine ! là vous trouverez des trésors accumulés par les Sarrasins depuis des siècles, trésors si prodigieux qu’ils suffiraient à couvrir d’or, de, rubis, de perles, de diamants la route de la Gaule à Jérusalem ! tout cela, Dieu vous le donne ! Oui, terre féconde, palais, femmes, trésors, le Tout-Puissant les donne aux fidèles qui s’en iront à Jérusalem venger le saint sépulcre des outrages des Sarrasins ; venez, venez à la guerre sainte ! si énormes que, soient vos crimes, vous en êtes absous par cette pieuse entreprise ! » Simon, je te l’affirme, une infinité de seigneurs mordront de toute la force de leurs lourdes mâchoires à cet hameçon étincelant de tous les feux du soleil d’Orient ?

— Je ne dis pas non, Yéronimo, — reprit l’évêque de Nantes en réfléchissant, — je ne dis pas non.

— Et moi je dis oui, cent fois oui. Quoi ! ces pillards féroces, rongés par l’ennui, ne quitteraient pas leurs sinistres donjons pour ces villes de marbre et d’or peuplées de femmes enivrantes ? Quoi ! ces rudes hommes, chevauchant de l’aube au soir pour guerroyer ou rapiner, reculeraient devant les périls, la longueur d’un tel voyage ? Quoi ! ces fervents catholiques, souillés de crimes, manqueraient cette occasion de faire leur salut éternel, en pillant les richesses de l’Orient et se partageant cette terre promise ? Non, non, crois-moi, le fruit est mur, il s’agit de le cueillir avec prudence et dextérité ! Le moment est venu, l’heure des croisades, a sonné ; au premier appel de l’Église un nombre immense de serfs et de seigneurs vont se mettre en route pour la terre sainte. Et maintenant, résumons en deux mots les avantages immenses de l’Église à mouvoir cette croisade : Premièrement, rois et seigneurs, engagés par cette première guerre sainte, et au besoin poussés par la farouche crédulité des peuples, sont désormais forcés de marcher à la voix du pape contre les infidèles ou les hérétiques du dedans ou du dehors ! Viennent de nouvelles hérésies, l’Église les brave ; à sa voix elles seront écrasées dans le sang ! secondement, nous déversons hors du pays le trop plein de la plèbe serve en ce qu’elle a de plus redoutable, et s’il en revient, il en reviendra peu ! troisièmement, l’Église est délivrée d’un grand nombre de ces brigands féodaux, nos rivaux en domination et en richesses ; et de ceux-ci, non plus que des serfs, il reviendra peu... ou prou ; quatrièmement, écoute ceci, c’est chose capitale : les seigneurs partant pour Jérusalem auront, n’est-ce pas, besoin de grosses sommes pour entreprendre un pareil voyage ; cet argent, comment se le procureront-ils ? en vendant terres seigneuriales et droits souverains ; or, en ces circonstances pressantes, qui peut, sinon l’Église, dont le coffre est toujours bien garni, acheter ces grand domaines ? Pouvant seule acheter, elle n’achètera qu’à vil prix ; voici donc une partie de la seigneurie dépossédée de ses biens, de ses droits au profit du clergé. 


— Yéronimo, ne crains-tu pas que la seigneurie étant ainsi dépouillée, ruinée, amoindrie, la royauté, aujourd’hui sans puissance, se relève... et fondant son pouvoir sur la ruine de ses grands vassaux, ne veuille partager avec nous la domination des peuples ?

— Si la royauté nous gêne ou nous menace, nous attaquerons les rois ; l’Église les tolère lorsqu’ils la servent, mais d’instinct elle ne les aime point ; les rois sont nos rivaux ; un jour ou l’autre le trône peut jeter son ombre sur l’autel ; ce jour venu, nous démolirons les trônes ; les peuples ne doivent obéir qu’à un maître et trembler devant lui ; ce maître unique, c’est le pape, l’infaillible représentant de Dieu ici-bas, le seul dispensateur de ses récompenses ou de ses châtiments éternels, par l’entremise de nous autres prêtres !

— Ah ! Yéronimo, Yéronimo ! l’avenir de l’Église catholique m’apparaît dans sa formidable majesté ; tu me fais maintenant regretter la vie.

— Je te l’ai dit, cet entretien a trait à notre position actuelle de prisonniers de ce bandit de Neroweg VI...

— Voilà ce que je ne peux comprendre.

— D’après ce que tu m’as appris du seigneur de Plouernel, il doit être l’un de ces farouches ennuyés qui mordront à pleine mâchoire l’éblouissant hameçon des merveilles de l’Orient ?

— Je le crois.

— Il va te faire mettre à la torture pour t’extorquer la donation des terres de ton diocèse, que depuis longtemps il convoite ; préviens la torture ; accorde tout, absolument tout ; demain sans doute Pierre l’Ermite et Gauthier-sans-Avoir seront partis d’Angers pour venir en ce pays prêcher la croisade ; Neroweg VI partira, ta donation sera nulle.

— Mais s’il ne part pas ? mais si, non content de la donation, il veut me faire mourir dans les supplices pour assouvir sa haine contre moi ?

L’entretien de l’évêque de Nantes et du légat du pape de Rome fut interrompu par un bruit sourd, étrange, qui semblait sortir de l’intérieur de l’épaisse muraille... Les deux prêtres tressaillirent, se levèrent, se regardèrent ; puis, se rapprochant du mur, prêtèrent l’oreille de ce côté avec anxiété ; mais, au bout de quelques instants, le bruit diminua et cessa complètement.




Le cachot de Bezenecq-le-Riche et de sa fille était, comme les autres cellules souterraines, dallé de pierres et voûté, mais situé au second étage de ces lieux redoutables, aussi la lumière pénétrait plus vive à travers l’étroite meurtrière ; l’on voyait au milieu de ce cachot un gril de fer long de six pieds, large de trois, assez élevé au-dessus du sol, et composé de barres de fer peu éloignées les unes des autres ; des chaînes, des anneaux ajustés à ce gril servaient à maintenir la victime. Les débris éteints d’un brasier récemment allumé sous cet instrument de supplice où l’on étendait le patient, noircissaient encore les dalles ; non loin de là, deux autres engins de torture, construits avec une ingénieuse férocité, complétaient ces sinistres appareils ; l’un, barre de fer saillante, sorte de potence scellée dans le mur à une hauteur de sept à huit pieds au-dessus du sol, se terminait par un carcan de fer s’ouvrant et se fermant à volonté ; une grosse pierre pesant environ deux cents livres, garnie d’un anneau et de courroies de suspension, était déposée au-dessous de cette potence ; à quelques pas de là et aussi scellé dans le mur, saillissait un croc gigantesque recourbé, très-aigu, et pareil à ceux dont les bouchers se servent pour accrocher les quartiers de bœuf ; les dalles, partout ailleurs verdâtres d’humidité, étaient d’un brun sanguin au-dessous de ce croc. En face de cet instrument de supplice apparaissait, grossièrement sculpté dans la muraille, et destiné à redoubler l’épouvante des prisonniers, une sorte de masque grimaçant, hideux, moitié bête, moitié homme ; ses yeux et l’ouverture de sa gueule béante, profondément creusés, ressemblaient à des trous noirs ; enfin, placée près de la porte du cachot, une longue caisse de bois remplie de paille servait de lit, là était étendue la fille du bourgeois de Nantes, blême comme une morte et glacée de terreur ; tantôt son corps tressaillait de frissonnements convulsifs, tantôt elle demeurait immobile, les yeux fermés, sans que ses larmes cessassent de sillonner son visage livide. Bezenecq-le-Riche, assis au bord de la couche de paille, les coudes sur ses genoux, son front caché dans ses mains, disait : — Qu’ai-je appris ? Le seigneur de Plouernel... lui ? un descendant de Neroweg ! La rencontre est étrange, fatale !

— Ah ! mon père, — murmura la jeune fille d’une voix défaillante, — cette rencontre est l’arrêt de notre mort !

— L’arrêt de notre ruine, mais non de notre mort ! Rassure-toi, pauvre enfant, le seigneur de Plouernel ignore que notre obscure famille s’est trouvée en lutte avec la sienne à travers les âges... Mais, lorsque ce baillif a prononcé le nom de Neroweg VI, que je n’avais pas encore entendu pendant cette journée maudite, et qu’interrogé par moi, cet homme m’a répondu que son maître appartenait à l’ancienne famille franque des Neroweg, établie en Auvergne depuis la conquête des Gaules par Clovis, je n’ai conservé aucun doute, et malgré moi j’ai frémi, au souvenir des légendes de notre famille, qu’autrefois mon père nous lisait à Laon, et qui sont restées en ce pays entre les mains de Gildas, mon frère aîné !

— Ah! pourquoi notre aïeul a-t-il quitté la Bretagne ?... Cette contrée n’est peut-être pas soumise comme celle-ci à la tyrannie des seigneurs !

— Hélas ! chère enfant, je te l’ai dit, notre aïeul qui, seul parmi les autres descendants de Joel dispersés en Gaule ou dans les pays lointains, avait continué d’habiter près des pierres sacrées de Karnak, le berceau de notre famille, n’a pu souffrir plus longtemps l’oppression des seigneurs bretons, devenus, depuis leur alliance avec le clergé catholique, aussi cruels que les seigneurs franks ! Notre aïeul a vendu le peu qu’il possédait, s’est embarqué à Vannes avec sa femme, sur un vaisseau commerçant venant d’Abbeville ; arrivé dans cette cité, notre aïeul s’est livré à un modeste trafic ; plus tard, mon père est allé s’établir dans cette même province de Picardie, à Laôn, où mon frère aîné Gildas exerce encore le métier de maître corroyeur. En venant par mer, d’Abbeville à Nantes, trafiquer des objets de notre commerce, fabriqués à Laôn, j’ai connu ta mère... fille du marchand auquel j’étais adressé. Je l’ai passionnément aimée. Ses parents ne voulurent pas se séparer d’elle, et les miens, à grand regret, consentirent à notre union, qui m’éloignait pour jamais d’eux car, hélas ! je ne les ai jamais revus... Je me suis enrichi en m’associant au négoce du père de ta mère. Lorsque je l’ai perdue, tu étais encore enfant ; sa mort fut le plus grand chagrin de ma vie ; mais tu me restais, toi ! tu grandissais en grâce, en beauté ; enfin, tout me souriait... j’étais heureux, et voilà qu’aujourd’hui, en nous rendant aux vœux de ton aïeule... — Puis s’interrompant, Bezenecq-le-Riche s’écria désespéré : — Oh ! c’est affreux ! — Et il reprit avec amertume : — Peut-être aussi est-ce une juste punition !

— Une punition !... et quel mal avons-nous jamais fait à personne... mon bon père ?

— Toi !... innocente enfant !... Ah ! Dieu me garde de t’accuser.

— Mais vous, de quoi vous accusez-vous ?

— Ah ! — reprit le bourgeois de Nantes en soupirant, — mon bonheur m’a fait oublier le malheur de nos frères !


— Que dites-vous ?

— Isoline... ces millions de serfs, de vilains qui peuplent les terres des seigneurs et du clergé... Ces malheureux serfs, chaque jour mourant d’épuisement, de misère, et dont les cadavres pendent aux fourches patibulaires ; ces malheureux sont comme nous de race gauloise ! et pour quelques citadins vivant parfois à peu près tranquilles dans les cités, lorsqu’ils ont par hasard, ainsi que nous autres habitants de Nantes, pour seigneur un évêque assez bonhomme, des millions de serfs et de vilains sont victimes des seigneuries et de l’Église !

— Hélas ! mon père, le cœur me saigne en songeant à ces maux ; mais que faire ?

— Ne pas lâchement courber la tête !... Ah ! mon père parlait en homme vaillant, généreux et sensé, lorsqu’il disait aux autres bourgeois de la ville de Laôn : « — Nous sommes souvent soumis aux exactions ou aux violences de l’évêque, notre seigneur, mais enfin, nous autres citadins, nous jouissons de certaines franchises ; c’est donc à nous, plus intelligents et moins misérables que les serfs des campagnes, d’aider à leur affranchissement, en nous en affranchissant d’abord, et leur donnant ainsi l’exemple de la révolte contre l’oppression ; s’ils se soulèvent d’eux-mêmes contre leurs seigneurs, comme en Bretagne, comme en Normandie, comme en Picardie, mettons-nous à leur tête... N’est-ce pas une honte, une indigne lâcheté de laisser écraser, supplicier ces malheureux pour une cause qui est également la nôtre ! La tyrannie des nobles et des prêtres ne pèse-t-elle pas sur nous ? Ne sommes-nous pas aussi la proie des brigands féodaux, lorsque nous sortons de l’enceinte de nos villes, où nous souffrons déjà tant d’avanies ! » — Mais les paroles de mon père étaient vaines, nos citadins tremblaient à la pensée d’une courageuse rébellion, craignant de risquer leurs biens, d’empirer leur sort ! Ils blâmaient l’audace de mon père ; moi-même devenu riche, je l’ai blâmée, disant comme tant d’autres : « — La condition des serfs est horrible ; mais je n’irai pas aventurer mon avoir et ma vie, en me mettant à la tête d’une insurrection. » — Qu’est-il arrivé de notre lâche et égoïste insouciance ? L’audace des seigneurs a été croissant, nous ne pouvons plus mettre le pied hors des cités, sans être exposés aux brigandages des châtelains. Ah ! mon enfant, je te le répète ! je suis puni d’avoir méconnu les enseignements de mon père... C’est mon juste châtiment, s’il ne frappait que moi, je me résignerais... Mais toi... mais toi ! 


— Vous le voyez... nous sommes perdus... il n’y a plus d’espoir ! — s’écria la jouvencelle, dont les sanglots éclatèrent ; — la mort... une mort affreuse nous attend ! — Et Isoline, dont les dents se heurtaient d’épouvante, montra du geste à son père les instruments de torture qui garnissaient le cachot ; puis, cachant son visage entre ses deux mains, elle poussa des gémissements convulsifs.

— Isoline ! — reprit Bezenecq d’une voix suppliante et désolée, — ma bien-aimée fille... entends la raison : tes terreurs sont exagérées... l’aspect de ce souterrain t’épouvante. Hélas ! je le comprends ; mais, je t’en conjure, raisonnons un peu, voyons : Lorsque j’aurai souscrit d’avance à tout ce que le seigneur de Plouernel peut exiger de moi ? Lorsque j’aurai consenti à me dépouiller pour lui de tout ce que je possède au monde ? dis ? que veux-tu qu’il me fasse ? À quoi lui servirait de me torturer ? Il n’a pas contre moi de haine personnelle ; il en veut à mes biens, je donnerai tout, absolument tout, pourquoi nous tuerait-il ? Quand je m’afflige du châtiment qui me frappe, je parle de notre ruine...

— Bon père... vous voulez me rassurer...

— Certainement ! notre sort n’est-il pas assez malheureux déjà ? pourquoi assombrir encore la réalité ? J’espérais te doter richement, te laisser plus tard mes biens, qui auraient assuré le bonheur de tes enfants... et je vais être dépouillé de tout ! à cinquante ans passés, me voici devenu aussi pauvre qu’un serf, réduit à te voir partager ma pauvreté, toi, mon Dieu ! toi, pour qui j’avais travaillé avec tant d’amour !

— Ah ! si le seigneur de Plouernel nous accordait la vie... j’aurais peu de souci de ces richesses que vous regrettez pour moi.

— Et je n’aurai pas moins de courage que toi ! — dit Bezenecq en serrant tendrement entre les siennes les mains de sa fille, — je me figurerai avoir placé tout mon argent à bord d’un vaisseau et que le vaisseau a péri, voilà tout ; enfin, cela aurait pu arriver, n’est-ce pas ? et en ce cas, me serais-je laissé abattre ? me serais-je lâchement résigné à voir mon Isoline souffrir de la misère ? Non, non ! Oh ! malgré mes cinquante ans je suis vert encore et courageux, va ! Aussi, sais-tu mon projet, douce enfant ? Une fois hors de cet infernal château, nous retournons à Nantes, je vais trouver mon compère Thibaut-l’Argentier ; il sait mon aptitude au commerce, il m’emploiera chez lui, mon salaire suffira pour nous deux ; seulement, Belle Isoline, — ajouta Bezenecq en tâchant de sourire dans l’espoir de calmer les craintes de sa fille, — il vous faudra, de vos petites mains blanches, coudre vos robes et préparer notre frugal repas ; au lieu de notre maison de la place du marché Neuf, nous habiterons quelque humble réduit du quartier des Remparts ; mais, bah ! qu’importe, quand on a le cœur joyeux ! et puis, j’aurai toujours bien en poche quelques deniers, pour acheter de temps à autre, en revenant au logis, un frais ruban pour ta gorgerette, ou un bouquet de roses pour fleurir ta chambrette.

Malgré sa terreur, Isoline ne put s’empêcher de céder aux consolantes espérances du bourgeois de Nantes ; aussi, fermant les yeux afin de ne pas être rappelée à l’horrible réalité par la vue du hideux masque de pierre et des instruments de supplice, la jouvencelle cacha son visage dans le sein de son père, et murmura d’une voix émue : — Oh ! si tu disais vrai ! si nous pouvions sortir de ce château ? Loin de regretter nos richesses perdues je remercierais Dieu, car je pourrais au moins, à mon tour, travailler pour toi !

— Pas du tout, damoiselle Isoline, je saurai, moi, suffire à tout, — reprit gaiement Bezenecq, — qui sait, d’ailleurs, si je ne trouverai pas bientôt un aide ? Oui, qui nous dit qu’un digne garçon ne te demandera pas en mariage ? s’enamourant de cette chère petite figure, lorsqu’elle aura repris ses fraîches couleurs ? — ajouta le marchand en embrassant tendrement sa fille ; — et elles ne seront pas longtemps à revenir, ces fraîches couleurs... Non, non, tu as beau secouer la tête... Réponds, méchante ? toi qui aimes tant les fleurs et les connais si bien, que je soupçonne entre vous quelque mystérieuse intelligence ; ne les as-tu pas vues : tristes languissantes, lorsqu’elles manquent d’air et de soleil, renaître en un instant au grand jour, plus fraîches, plus brillantes que jamais !

— Mon père, — dit soudain Isoline en indiquant d’un geste épouvanté la muraille dans laquelle était sculpté le hideux masque de pierre, — les yeux profonds de cette tête semblent s’illuminer intérieurement... Voyez, voyez ces lueurs qui s’en échappent !

Le marchand tourna vivement la tête du côté du mur que lui indiquait sa fille et auquel il tournait alors le dos, mais déjà les lueurs avaient disparu ; Bezenecq crut à une illusion de l’esprit effrayé d’Isoline, et répondis : — Tu te seras trompée ; comment veux-tu que les yeux de cette laide figure jettent des lueurs ? il faudrait donc qu’il y eût une lumière dans l’épaisseur de la muraille ; est-ce possible, mon enfant ?

La porte du cachot faisait face au masque de pierre ; soudain elle s’ouvrit. Bezenecq-le-Riche et sa fille virent entrer le baillif Garin-Mange-Vilain et le tabellion du seigneur de Plouernel, suivis de plusieurs gens à figures sinistres ; l’un portait un soufflet de forge et un sac de charbon ; un autre de ces hommes était chargé de plusieurs fagots. Isoline, un moment rassurée par son père, mais rappelée à la réalité par l’approche des bourreaux, jeta un cri d’effroi ; Bezenecq, pour calmer les angoisses de sa fille, se leva et dit au baillif d’une voix ferme, en lui désignant le tabellion : — Ce cher maître qui tient des parchemins sous son bras est sans doute le notaire du seigneur comte ? — Garin-Mange-Vilain fit un signe de tête affirmatif. — Ce notaire, — poursuivit le bourgeois de Nantes, — vient me faire signer l’acte par lequel je consens à payer rançon ? — Le baillif fit un nouveau signe de tête affirmatif. Bezenecq s’adressant alors à sa fille et affectant le calme, presque la gaieté : — Ne crains rien, chère enfant, moi et ces dignes hommes, nous allons à l’instant être d’accord ; après quoi, j’en suis certain, nous n’aurons rien à redouter d’eux, et ils nous mettront en liberté ; or donc, maître tabellion, je consens à faire par acte authentique, en faveur du seigneur de Plouernel, don et cession de tous mes biens, consistant en cinq mille trois cents pièces d’argent, déposées chez mon compère Thibaut, l’argentier et monnoyeur de l’évêque de Nantes ; 2° en huit cent soixante pièces d’or et neuf lingots d’argent, déposés dans ma maison en un endroit secret, dont je donnerai connaissance à la personne que le seigneur comte chargera d’aller à Nantes ; 3° en une assez grande quantité de vaisselle d’argent, étoffes précieuses et meubles, qu’il sera très-facile de charroyer ici, moyennant l’ordre que je vais à ce sujet écrire à mon serviteur de confiance ; enfin, il reste ma maison, mais comme il serait peu praticable, mes dignes maîtres, de la faire transporter ici, je vais écrire et vous remettre une lettre pour mon compère Thibaut ; deux jours même avant mon départ de Nantes, il m’avait proposé d’acheter ma maison au prix de deux cents pièces d’or ; il maintiendra son offre, j’en suis certain, surtout lorsqu’il saura, par un mot de moi, la position difficile où je me trouve ; c’est donc deux cents pièces d’or de plus que, sur mon avis, Thibaut devra remettre à l’envoyé du seigneur de Plouernel ; ces donations faites, il nous reste à moi et à ma fille les vêtements que nous avons sur le corps... Maintenant, digne tabellion, écrivez la donation, je la signerai, j’y joindrai des lettres pour mon serviteur et pour mon compère l’argentier ; celui-ci connaît trop les choses de ce temps-ci, pour ne pas s’empresser d’acquiescer à mon désir au sujet du dépôt qu’il a entre les mains et de l’achat de ma maison ; il remettra la somme au messager que le seigneur comte va dépêcher à Nantes ; quant à l’argent qui se trouve chez moi dans un réduit secret il sera facile, grâce à cette clef et aux indications que je vais dicter au tabellion, de...

— Il faudrait d’abord que le notaire écrivît la donation, et toi les lettres à ton compère, — dit Garin en interrompant Bezenecq-le-Riche ; — les renseignements sur le réduit secret viendraient ensuite... 


— Vous avez raison, cent fois raison, digne baillif, — reprit virement le bourgeois de Nantes, complètement rassuré par l’accent de Garin et ne pouvant contenir sa joie, il se croyait déjà sauvé ; aussi, se penchant vers sa fille, assise au bord du lit de paille et l’embrassant avec des larmes de bonheur, il lui dit à demi-voix : — Eh bien ! avais-je tort, chère peureuse, de te certifier que, moyennant un complet et loyal abandon de tous mes biens, ces dignes maîtres ne nous voudraient aucun mal ? — Puis, embrassant de nouveau Isoline, dont la frayeur commençait à faire place à l’espérance, et essuyant du revers de sa main les larmes qu’il versait malgré lui, il dit à Garin : — Excusez, baillif, vous comprendriez mon émotion si vous saviez les folles terreurs de cette pauvre enfant... Mais que voulez-vous, à son âge, ayant jusqu’ici vécu heureuse auprès de moi... elle s’alarme vite...

— Nous disons : premièrement cinq mille trois cents pièces d’argent déposées chez l’argentier Thibaut, — dit le tabellion de sa voix aigre en interrompant Bezenecq ; et s’asseyant au rebord du gril il écrivit sur ses genoux, éclairé par la lueur d’une lanterne. — Puis, secondement, — poursuivit-il, — combien y a-t-il de pièces d’or dans le trésor secret de la maison de Nantes ?

— Huit cent soixante pièces d’or, — se hâta de répondre Bezenecq, comme s’il avait eu hâte d’être débarrassé de ses richesses ; — de plus, neuf lingots d’argent de différentes grosseurs. — Et en continuant d’énumérer ainsi ses biens au tabellion qui les inscrivait à mesure, le marchand serrait avec ivresse les mains de sa fille, pour augmenter sa confiance et son courage.

— Maintenant, Bezenecq-le-Riche, — dit Garin, — il nous faudrait les deux lettres pour ton serviteur de confiance et pour ton compère Thibaut l’argentier.

— Secourable tabellion, — répondit le marchand, — prêtez-moi votre tablette, donnez-moi deux parchemins et une plume, je vais écrire là sur les genoux de ma fille. — Et se plaçant, en effet, aux genoux d’Isoline, sur lesquels il posa la tablette du notaire, il écrivit les lettres, disant parfois à la pauvre enfant en souriant : — Ne fais donc pas ainsi trembler ma table... tu donnerais à ces dignes hommes mauvaise opinion de mon écriture... — Les deux lettres achevées, le marchand les remit à Garin, qui, après les avoir lues, ajouta :

— Maintenant, il nous faudrait les renseignements sur ton trésor secret.

— Voici deux clefs, — dit le marchand en les tirant de sa poche, — l’une ouvre une sorte de petit caveau qui donne dans la pièce qui me sert de comptoir...

Dans la pièce qui lui sert de comptoir, — répéta le tabellion en écrivant à mesure les paroles du marchand. Celui-ci poursuivit : — L’autre clef ouvre un coffre garni de fer, placé au fond de ce réduit ; dans ce coffre, l’on trouvera les lingots d’argent et une cassette contenant les huit cent soixante pièces d’or. Je ne possède pas un denier de plus, aussi, mes dignes maîtres, nous voici ma fille et moi aussi pauvres que les plus pauvres des serfs, car je n’ai pas fait tort d’une obole au seigneur de Plouernel... Mais le courage ne nous manquera pas ! — Pendant que le tabellion achevait de transcrire les paroles de Bezenecq, celui-ci, uniquement occupé de sa fille, ne remarquait, non plus qu’elle, ce qui se passait à quelques pas de lui dans ce cachot, faiblement éclairé par la lueur des lanternes, car la nuit était venue : l’un des bourreaux commençait d’entasser le charbon et les fagots sous le gril. — Le seigneur de Plouernel peut envoyer à Nantes son messager avec une escorte, — dit Bezenecq à Garin-Mange-Vilain ; — si ce messager se hâte, il sera de retour demain dans la nuit ; nous ne serons sans doute, ma fille et moi, remis en liberté que lorsque le seigneur comte sera en possession de mes biens ; seulement, en attendant notre départ du château, soyez assez généreux, baillif, pour nous faire conduire dans un endroit quel qu’il soit, mais moins sinistre que celui-ci... Ma pauvre enfant est brisée de fatigue ; de plus, elle est fort craintive, aussi passerait-elle une triste nuit dans ce cachot, au milieu de ces instruments de torture...

— Puisque tu parles de ces engins de supplice, — dit Garin-Mange-Vilain avec un sourire étrange et prenant la main du bourgeois, — viens, Bezenecq-le-Riche, je veux t’expliquer leur usage...

— Je suis, je vous l’avoue, digne baillif, peu curieux de ces choses-là...

— Viens toujours, Bezenecq-le-Riche.

— Ce surnom de Riche que vous persistez à me donner n’est plus le mien, — dit le marchand avec un triste sourire ; — appelez-moi plutôt Bezenecq-le-Pauvre.

— Oh ! oh ! — fit Garin d’un air de doute ; en hochant la tête ; et il ajouta : Viens, Bezenecq-le-Riche.

— Mon père ! s’écria Isoline avec inquiétude en voyant le bourgeois s’éloigner d’elle, — où vas-tu ?

— Ne crains rien, chère enfant ; reste là, je vais donner au baillif quelques renseignements sur la route que doit prendre le messager du seigneur comte. — Et craignant de mécontenter Garin, il le suivit, heureux de ce qu’Isoline ne pouvait entendre la lugubre explication qu’il allait recevoir de Mange-Vilain. Celui-ci s’arrêta d’abord devant la potence de fer terminée par un carcan ; l’un, des bourreaux ayant haussé sa lanterne à l’ordre de Garin, il dit au marchand : — Ce carcan, tu le vois, s’ouvre à volonté.

— Oui, de telle sorte que l’on y introduit sans doute le cou du patient ?

— C’est cela, on le fait monter à l’échelle que voici ; puis, une fois qu’il a le cou dans le carcan on ôte l’échelle, on referme le collier de fer au moyen d’une clavette ; or, la potence se trouvant élevée de neuf à dix pieds au-dessus de terre...

— Le patient demeure pendu et étranglé ?

— Non pas ! Il demeure suspendu... mais non pendu, le carcan est trop large pour l’étrangler ; aussi, lorsque notre homme est ainsi gigottant à égale distance de la voûte et du sol, on lui attache avec ces courroies cette grosse pierre aux pieds, afin de modérer ses gigottements.

— Ce tiraillement doit être atroce.

— Atroce, Bezenecq-le-Riche, atroce ! figure-toi que la mâchoire se déboîte, le cou s’allonge, les jointures des genoux et des cuisses se disloquent et craquent à les entendre à dix pas ; cependant, Bezenecq-le-Riche, croirais-tu qu’il se rencontre des têtus assez têtus pour ne point se rendre à cette première épreuve ?

— Ce que je ne comprends point, — reprit le marchand en dissimulant l’horreur qu’il éprouvait, — c’est qu’au lieu de s’exposer à cette torture, on ne donne pas tout de suite loyalement tout ce qu’on possède, ainsi que je l’ai fait... Au moins l’on échappe au supplice et l’on recouvre sa liberté ; n’est-ce pas, digne baillif ?

— Oh ! toi, Bezenecq-le-Riche... tu es la perle des citadins !

— Vous me flattez... j’ai seulement fait un raisonnement très simple, — ajouta le marchand essayant de capter la bienveillance de Garin, dans l’espoir d’obtenir un réduit convenable pour lui et pour Isoline ; — je disais tout à l’heure à ma fille : Supposons que ma fortune entière soit placée à bord d’un vaisseau ? il naufrage, je perds tout mon avoir, je me trouve absolument dans la même position où je suis aujourd’hui ; mais, loin de me laisser abattre, je me mets à travailler de nouveau avec courage pour soutenir mon enfant..... N’est-ce pas le meilleur parti à prendre, digne baillif ?

— Tu n’en seras jamais réduit là... Bezenecq-le-Riche !

— Vous aimez à plaisanter, il vous plaît de me donner ce surnom de riche, à moi, maintenant non moins pauvre que Job.

— Non, non, je ne plaisante point... Mais revenons à la torture ; je te disais donc que si la première épreuve ne suffit pas à décider le têtu à abandonner ses biens, on le soumet à la seconde... que je vais t’expliquer. — Et Garin, tenant toujours le marchand par la main, le conduisit devant le crochet de fer : — Tu vois ce croc, il est de taille à supporter le poids d’un bœuf ? 


— Oui... facilement.

— Lorsque notre têtu a résisté à l’épreuve du carcan, on le met nu et on vous l’accroche à ce crochet de fer, soit par la chair du dos, soit par la peau du ventre, soit par des parties que...

— De grâce, ne parle pas si haut ! — dit le marchand en contenant à peine son indignation et son épouvante, — ma fille pourrait t’entendre !

— C’est juste, — reprit le baillif avec un sourire sardonique, — il faut de la pudeur... Eh bien ! Bezenecq-le-Riche, figure-toi que j’ai vu des têtus rester ainsi suspendus à ce croc par la chair, durant une heure, saignant comme bétail en boucherie, et refuser encore la donation de leurs biens ; mais ils ne résistaient pas à la troisième épreuve, dont je vais t’entretenir, Bezenecq-le-Riche.

— C’est étrange, — dit soudain le marchand en interrompant Garin-Mange-Vilain, — on sent la fumée ici ?

— Mon père, du feu ! — s’écria de loin Isoline avec épouvante, — on allume du feu... sous les barres de fer !

Le bourgeois de Nantes se retourna brusquement, et vit les combustibles amassés sous le gril commencer de s’embraser ; quelques jets de flamme éclairant de leurs reflets rougeâtres les noires murailles du cachot, se faisaient jour à travers une fumée épaisse ; un effroyable soupçon traversa l’esprit du marchand, mais sa pensée n’osa pas même s’y arrêter ; puis, voulant calmer les alarmes de sa fille, il lui dit : — Ne crains donc rien, peureuse ! on fait ce feu pour chasser l’humidité de ce cachot ; il nous faudra peut-être y passer la nuit, je remerciais le digne baillif de sa prévoyance. — Mais, après cette réponse faite seulement pour rassurer sa fille, le marchand, pâlissant malgré lui, dit à Garin : — En vérité, à quoi bon allumer du feu sous ce gril ?

— Afin de te donner une idée de la toute-puissance de cette dernière épreuve, Bezenecq-le-Riche !

— C’est, je vous l’assure, inutile... Je vous crois de reste...



— Écoute-moi toujours ; on fait, vois-tu, du feu sous ce gril, comme en ce moment ; lorsque ce feu ne flambe plus, c’est essentiel, et forme un beau brasier, on étend le récalcitrant tout nu sur ce gril, et on l’y maintient au moyen de ces anneaux et de ces chaînes de fer ; au bout de quelques instants la peau du têtu rougit, grésille, se fend, saigne, noircit, que te dirai-je ? j’ai vu le brasier pétiller sous la graisse qui, toute sanguinolente, filtrait du corps de quelques hommes... encore moins gras que toi, Bezenecq-le-Riche.

— Tenez, baillif, je vous l’avoue, le cœur me manque, la tête me tourne, à la seule pensée d’un pareil supplice ! — dit le bourgeois de Nantes en frémissant ; — je me sens prêt à défaillir... laissez-moi sortir de ce cachot avec ma fille... Je vous ai fait donation de tous mes biens... et...

— Allons, allons, Bezenecq-le-Riche, — reprit le baillif en interrompant le marchand, — un homme qui s’exécute aussi aisément que toi, au premier mot, sans avoir souffert la moindre torture, doit avoir gardé d’autres richesses !

— Moi ! — s’écria le marchand frappé de stupeur ; — mais je vous ai donné tout, jusqu’à mon denier dernier !

— Tu as remarqué, mon rusé compère, que, malgré ce prétendu abandon de tous tes biens, j’ai continué de t’appeler, pour cause, Bezenecq-le-Riche ; car je suis certain, moi, que tu mérites encore ce surnom.

— Sur le salut de mon âme, il ne me reste rien !

— Alors, les trois épreuves ne t’arracheront aucun aveu contraire à ce que tu dis.

— Quelles épreuves ?

— Celles du carcan, du croc et du gril... Oui, si tu n’abandonnes pas les autres biens que tu nous caches, tu subiras ces trois épreuves sous les yeux de ta fille. — En disant ces derniers mots, Garin-Mange-Vilain éleva tellement la voix sans doute à dessein, qu’Isoline entendant ces menaces, se faisant jour à travers les bourreaux, se jeta éperdue aux pieds du baillif, en criant : — Grâce... grâce pour mon père !

— Sa grâce dépend de lui, — dit Garin ; — qu’il abandonne ce qu’il tient en réserve.

— Mon père ! — s’écria la jeune fille, — j’ignore quels sont tes biens ; mais si, dans ta tendresse pour moi, tu songeais à réserver quelque chose, je t’en conjure... donne tout... oh ! donne tout !

— Tu entends ? — reprit Garin-Mange-Vilain avec un sourire sardonique, voyant le marchand atterré des imprudentes paroles que la terreur arrachait à Isoline, — je ne suis pas le seul à te soupçonner de nous dissimuler une partie de tes trésors, Bezenecq-le-Riche ! Eh ! eh ! en bon père, tu as voulu garder une grosse dot pour ta fille ?

— Garin, — vint dire au baillif un des bourreaux, — le feu est en brasier ; il pourrait s’éteindre si tu faisais passer l’homme par les épreuves du carcan et du croc.

— En faveur de cette jolie fille, je serai généreux, — reprit Garin ; — l’épreuve du gril suffira, mais avive le feu. Maintenant, réponds, Bezenecq-le-Riche ? une dernière fois, veux-tu, oui ou non, tout donner à mon seigneur le comte de Plouernel ?

— C’est à ma fille que je répondrai, — dit le marchand d’un ton solennel ; — les bourreaux ne me croiraient pas. — Et s’adressant à Isoline d’une voix entrecoupée de larmes : — Je te le jure, mon enfant, par le souvenir sacré de ta mère ! par ma tendresse pour toi, par toutes les joies que tu m’as données depuis ta naissance... je te le jure par le salut de mon âme... il ne me reste pas un denier !

— Oh ! mon père ! je te crois... je te crois ! — s’écria la jeune fille toujours agenouillée. Et se retournant vers Garin, elle tendit vers lui ses mains suppliantes en disant : — Vous entendez le serment de mon père ?

— Je crois Bezenecq-le-Riche incapable de laisser ainsi sa fille dépouillée de tous biens, — répondit le baillif. Et s’adressant aux bourreaux : — C’est à nous qu’il va se confesser... Mettez-le tout nu, étendez-le sur le gril et avivez le brasier.

Les hommes du seigneur de Plouernel se jetèrent sur Bezenecq-le-Riche ; malgré sa résistance et les cris déchirants, désespérés, de sa fille, qu’ils contenaient brutalement, ils dépouillèrent le bourgeois de Nantes de ses vêtements, l’étendirent sur le gril ; puis, au moyen des chaînes de fer, l’attachèrent au-dessus du brasier. — Oh ! mon père ! — s’écria Bezenecq, — j’ai méprisé tes conseils... je subis le châtiment de ma lâcheté... Je meurs honteusement dans les tortures, au lieu de mourir les armes à la main, à la tête des serfs révoltés contre les seigneurs franks !... Triomphe, Neroweg ! mais viendra peut-être pour les fils de Joel le terrible jour des représailles !...




Azenor-la-Pâle, éclairée par une lampe, achevait dans son réduit la préparation du philtre magique promis par elle au seigneur de Plouernel. Après avoir versé plusieurs poudres dans une liqueur dont elle remplit un flacon, elle tira d’un coffret une petite fiole dont elle but le contenu ; puis, elle dit avec un sourire sinistre : — Et maintenant, Neroweg, tu peux venir... je t’attends. — Reprenant alors le flacon demi-plein d’une liqueur mélangée de différentes poudres, elle ajouta : — Il faut remplir ce flacon avec du sang... il faut frapper l’imagination de ces brutes farouches... allons... — ajouta-t-elle en soupirant et se dirigeant vers la tourelle où était relégué le petit Colombaïk ; soulevant alors le rideau qui masquait ce réduit, Azenor vit l’innocente petite créature pelotonnée sur elle-même dans un coin et pleurant silencieusement. — Viens, — lui dit la sorcière d’une voix douce, — viens près de moi. — Le fils de Fergan-le-Carrier obéit, se leva, et s’avança timidement. Hâve, maigre, étiolé par la misère, sa pâle figure avait, comme celle de sa mère, Jehanne-la-Bossue, un grand charme de douceur. — Tu es donc toujours triste ? — dit Azenor en s’asseyant et attirant l’enfant près d’elle et d’une table où se trouvait un poignard. — Pourquoi pleurer sans cesse ? — Le garçonnet versa de nouvelles larmes. — Quelle est la cause de ton chagrin ?

— Ma mère, mon père, — balbutia l’enfant, pleurant toujours ; — hélas ! je ne les vois plus !

— Tu les aimes donc beaucoup, ton père et ta mère ? — Le pauvre petit, au lieu de répondre à la sorcière, se jeta à son cou en sanglotant ; elle ne put s’empêcher de répondre à ce naïf élan de douleur caressante, et embrassa Colombaïk au moment où, craignant d’avoir manqué de respect à Azenor, il allait s’agenouiller devant elle, puis, s’affaissant sur lui-même, il continua de fondre en larmes. La jeune femme, de plus en plus apitoyée, regarda silencieusement Colombaïk pendant quelques instants, et murmura : — Non, non… le courage me manque… quelques gouttes suffiront… — Déjà sa main s’approchait du poignard placé sur la table, lorsque soudain elle entendit dans la tourelle un bruit étrange… C’était comme le grincement d’une chaîne rouillée se dévidant difficilement sur un axe de fer ; la sorcière, alarmée, repoussait l’enfant et courait vers la tourelle, lorsqu’en sortit Fergan-le-Carrier, pâle, baigné de sueur, la figure terrible, et tenant à la main son pic de fer. Azenor recula frappée de stupeur et d’effroi, tandis que Colombaïk, poussant un cri de joie, s’élançait vers le carrier, lui tendait les bras en criant : — Mon père !… mon père !… — Fergan, ivre de bonheur, laissa tomber sa barre de fer, saisit l’enfant entre ses bras robustes, et l’élevant à la hauteur de sa poitrine, l’étreignit passionnément, interrogeant avec une inexprimable anxiété les traits de Colombaïk, tandis que celui-ci pressait entre ses petites mains la rude figure du carrier, et murmurait en la couvrant de baisers : — Bon père !… oh ! bon père !

— Son père ! — dit Azenor. — Comment cet homme a-t-il pu s’introduire ici ?

Le serf, sans s’occuper de la présence de la sorcière, dévorait des yeux Colombaïk ; bientôt il dit avec un profond soupir d’allégement : — Il est pâle, il a pleuré ; mais il ne semble pas avoir souffert, ils ne lui auront pas fait de mal ! — Et embrassant encore Colombaïk avec frénésie, il répétait : — Mon pauvre enfant ! Ah ! combien ta mère sera heureuse ! — Puis, ses alarmes paternelles calmées, il se souvint qu’il n’était pas seul, et ne doutant pas qu’Azenor ne fût la magicienne dont le nom redoutable était parvenu jusqu’aux serfs de la seigneurie, il déposa son fils à terre, ramassa son pic, s’approcha lentement de la jeune femme d’un air farouche, et lui dit : — C’est donc toi qui fais voler les enfants pour servir à tes sorcelleries diaboliques ? — Puis, le regard étincelant, il leva des deux mains sa barre de fer et s’écria : — Tu vas mourir, infâme sorcière !

— Père, ne la tue pas ! — dit vivement l’enfant en enlaçant de ses deux bras les genoux du carrier ; — oh ! ne la tue pas, elle m’embrassait lorsque tu es entré !…

Ces mots, jetèrent un doute dans l’esprit du serf ; son pic s’abaissa, et regardant avec surprise Azenor qui, sombre, pensive, les bras croisés, sur son sein palpitant, semblait braver la mort, il dit à l’enfant : — Cette femme t’embrassait ?

— Oui, père… et depuis que l’on m’a amené ici, elle a été douce pour moi…

— Alors,. — dit le carrier en s’adressant à la sorcière, — pourquoi as-tu fait enlever mon enfant ?

Azenor-la-Pâle, sans répondre à la question du serf et poursuivant la pensée qu’elle méditait, réfléchit quelques instants encore et dit enfin à Fergan : — Où aboutit l’issue par laquelle tu as pénétré dans cette tourelle ?

— Que t’importe ?

La jeune femme alla vers un meuble de chêne massif, y prit un coffret, l’ouvrit et montrant au carrier les pièces d’or dont il était rempli : — Prends cette cassette et laisse-moi t’accompagner ; tu as pu t’introduire par un passage secret dans ce donjon, tu en pourras sortir…

— Toi... m’accompagner ?

— Je veux fuir ce château où je suis prisonnière et aller rejoindre à Angers Wilhem IX, duc d’Aquitaine... — Mais, s’interrompant, Azenor, tendant l’oreille vers la porte et faisant à Fergan signe de rester muet, reprit tout bas : — Silence ! j’entends des voix et des pas dans l’escalier, on monte ici... c’est Neroweg !

— Lui ! — s’écria le carrier avec une joie farouche en ramassant son pic de fer et s’avançant vers la porte. — Ah ! Pire-qu’un-Loup ! tu ne mordras plus personne !

— Malheureux ! tu nous perds ! — dit Azenor à voix basse. Le comte n’est pas seul, la lutte est impossible ; songe à ton fils ! — Puis, montrant d’un geste rapide le meuble de chêne massif, elle dit précipitamment au serf, et toujours à voix basse : — Vite, ce meuble en travers de la porte dont Neroweg VI a la clef ; car il me retient captive, et plus que toi je hais le comte ! Hâte-toi, nous aurons le temps de fuir... Vite, vite, Neroweg VI n’a plus que quelques degrés à monter... j’entends résonner ses éperons sur les dalles de pierre...

Fergan, ne songeant qu’au salut de son enfant, oublia sa haine de serf contre Pire-qu’un-Loup, suivit le conseil d’Azenor-la-Pâle et, grâce à la force herculéenne dont il était doué, il parvint à pousser le meuble massif en travers de la porte, non moins massive, dont le battant, ainsi barricadé, ne pouvait plus se développer en dedans de la chambre ; la sorcière s’enveloppa en hâte d’une mante, prit dans le meuble d’où elle avait tiré la cassette un petit sac de peau contenant des pierreries, et dit au carrier, en lui montrant le coffret : — Prends cet or et fuyons.

— Porte ton or ! je porte mon enfant et mon pic pour le défendre ! — répondit le serf en ramassant d’une main sa barre de fer et asseyant sur son bras gauche le petit Colombaïk, qui s’attacha au cou de son père. Azenor, voyant le refus du carrier, se chargea de la cassette. À ce moment, les fugitifs entendirent au dehors le bruit de la clef qui tournait dans la serrure, puis la voix du seigneur de Plouernel ; il s’écriait d’un ton surpris et courroucé : — Azenor, qui retient cette porte en dedans ? Est-ce un de tes sortilèges ? sorcière maudite ! — Pendant que Pire-qu’un-Loup frappait violemment à la porte et l’ébranlait en vain, redoublant d’imprécations, le carrier, son fils et Azenor, réunis dans la tourelle, se préparaient à fuir par le passage secret. L’une des dalles du sol, ayant basculé au moyen d’un contre-poids et de chaînes enroulées sur un axe de fer, laissait apercevoir les premiers degrés d’un escalier si étroit qu’il pouvait à peine donner passage à une personne, escalier d’une cage si peu élevée en cet endroit que l’on ne pouvait descendre ses dix premiers degrés qu’en se laissant couler assis de marche en marche, renversé presque sur le dos ; d’après l’ordre du carrier, Azenor s’engagea la première dans l’étroite issue, le petit Colombaïk l’imita ; ils furent suivis de Fergan, qui fit ensuite jouer le contre-poids, la dalle, reprenant sa position habituelle, masqua de nouveau le passage secret. Cette partie rapide et surbaissée de l’escalier était pratiquée dans la culée de la tourelle à l’endroit où sa base formait saillie en dehors de la muraille du donjon, ces marches aboutissaient à l’étroite spirale de pierre qui, pratiquée dans ce mur, de quinze pieds d’épaisseur, descendait jusqu’aux dernières profondeurs du donjon. À chaque étage, une sortie habilement masquée donnait accès sur cette issue secrète, qu’aucun jour du dehors n’éclairait ; mais Fergan, muni d’amadou, d’un briquet et d’une mèche pareille à celles dont il se servait durant son travail au fond des carrières, l’alluma, et son pic de fer d’une main, sa lumière de l’autre, il précéda son fils et Azenor. Bientôt les fugitifs, laissant au-dessus d’eux le niveau du sol de la salle de la table de pierre, située au rez-de-chaussée, arrivèrent à la partie de l’escalier correspondante aux prisons souterraines ; en cet endroit, il servait non-seulement de moyen de retraite en cas de siège, mais il permettait encore au châtelain d’épier ses prisonniers ; ceux-ci, ignorant ce danger, parlaient librement entre eux, et ces confidences ainsi surprises souvent leur devenaient funestes. Par sa construction, le cachot de Bezenecq-le-Riche facilitait cet espionnage ; de plus, une dalle de trois pieds carrés, de deux pouces d’épaisseur, scellée sur une forte planche de chêne à charnière, formait une espèce de porte revêtue de pierre, invisible à l’intérieur du sombre réduit, mais facile à ouvrir du dehors ; le seigneur se réservait ainsi un accès dans ces lieux souterrains, même à l’insu des habitants du château. Au-dessus de cette issue était sculpté en dedans du cachot le masque hideux dont la vue avait effrayé la fille du marchand ; les deux yeux et la bouche de cette figure de pierre, troués dans toute l’épaisseur du mur, extérieurement creusé en forme de niche, permettaient à l’espion posté dans cette cachette d’apercevoir les prisonniers et d’écouter leur entretien. Ainsi, quelques heures auparavant, Fergan-le-Carrier, montant à la lueur de sa mèche d’étage en étage jusqu’à la tourelle d’Azenor, avait entendu la conversation de l’évêque de Nantes et de Yéronimo, légat du pape ; puis, plus tard, celle du bourgeois de Nantes et de sa fille. Les fugitifs se trouvaient au niveau du cachot de Bezenecq, lorsque soudain jaillirent à travers les ouvertures du masque de pierre des rayons lumineux dont le foyer se trouvait dans l’intérieur de la prison. Fergan précédait son fils et Azenor, il s’arrêta, entendant des éclats de rire rauques, effrayants comme ceux d’un fou ; le serf regarda par les trous percés à l’endroit des yeux du masque, et voici ce qu’il vit aux lueurs d’une lanterne posée à terre : deux cadavres nus suspendus, l’un par le cou à la potence de fer scellée dans la muraille, l’autre par le flanc au croc de fer ; le premier, raidi, horriblement distendu, disloqué, par le poids énorme de la pierre attachée à ses pieds ; le second, accroché par les chairs au croc aigu qui pénétrait dans les entrailles, avait le buste renversé en arrière et les bras ballants comme les jambes. Ces deux victimes, enlevées peu d’heures auparavant, lors du passage d’une nouvelle troupe de voyageurs sur les terres du seigneur de Plouernel, et amenées dans cette prison, mieux garnie que les autres en instruments de supplice, n’avaient pas survécu à la torture. Le cadavre de Bezenecq-le-Riche était enchaîné sur le gril, au-dessus des débris du foyer alors éteint. Les souffrances de ce malheureux avaient été si atroces que ses membres, assujettis par des liens de fer, s’étaient convulsivement tordus ; au moment d’expirer sans doute, il avait, dans un suprême effort, tourné sa tête du côté de sa fille, afin de mourir les yeux fixés sur elle. La figure du marchand, noirâtre, effrayante, conservait l’expression de son épouvantable agonie ; à quelques pas du corps de son père, Isoline, accroupie sur la couche de paille, ses genoux enlacés de ses deux bras, se balançait d’avant en arrière, poussant de temps à autre avec une sorte de cadence des éclats de rire insensés. Elle était devenue folle ; Fergan, ému de pitié, songeait à délivrer la fille de Bezenecq, descendante comme lui de Joel, lorsque la porte du cachot s’ouvrit, et Gonthram, fils aîné de Neroweg VI, entra un flambeau à la main, ses joues empourprées ; l’éclat de son regard, sa démarche incertaine, annonçaient son ivresse ; en s’approchant d’Isoline, il heurta le gril où gisait le cadavre du bourgeois de Nantes ; sans s’émouvoir de ce spectacle, Gonthram s’avança vers la jeune fille, la saisit rudement par le bras et lui dit d’une voix avinée : — Viens... suis moi ! — La folle ne parut pas l’entendre, ne leva pas même les yeux sur lui et continua de se balancer en riant. — Tu es très-gaie, — dit le louveteau de Pire-qu’un-Loup ; — moi aussi, je suis gai ! Viens là-haut, nous rirons ensemble !

— Ah ! traître ! — s’écria d’une voix essoufflée un nouveau personnage en se précipitant dans le cachot, — je me doutais de ton dessein en te voyant quitter la table, au moment où mon père montait chez sa sorcière ! — Et se jetant sur son frère, car cet autre louveteau était Guy, second fils de Neroweg VI, il s’écria : — Je te l’ai dit tantôt... Si tu veux cette femme, tu la paieras de ton sang... elle m’appartient autant qu’à toi !

— Toi ! — s’écria le jeune homme abandonnant le bras d’Isoline et se tournant furieux, — toi, vil bâtard ! toi, le fils du chapelain de ma mère ! — Et dans sa rage, augmentée par son ivresse, levant son flambeau de cire allumé, Gonthram en frappa son frère au visage et tira son épée ; Guy poussa un hurlement de rage et mit aussi l’épée à la main ; la lutte ne fut pas longue, Guy tomba sans vie aux pieds de son frère, qui s’écria : — Le bâtard est mort... à moi la fille !... — Et se précipitant sur Isoline : — Maintenant tu m’appartiens ! — ajouta-t-il avec un accent de luxure féroce en étreignant la malheureuse enfant, dont sans doute il ignorait la folie. — Pour te posséder j’ai tué ce bâtard... Est-ce assez d’un mort ?

— Non ! vous mourrez tous deux ! louveteaux de Pire-qu’un-Loup ! — s’écria une voix menaçante ; et avant que Gonthram, qui tenait toujours enlacée la fille de Bezenecq-le-Riche ait eu le temps de se retourner, il reçut sur le crâne un si terrible coup de barre de fer, que sans pousser un cri, un gémissement, il tomba renversé sur le corps de son frère, aux pieds d’Isoline. — Encore un Neroweg de moins, fils de Joel ! — s’écria Fergan-le-Carrier, tandis que la folle, n’ayant pas même conscience de la violence infâme qu’elle eût subie sans le secours inespéré du serf, regardait autour d’elle d’un air hagard. Fergan, de la cachette où il se tenait, ayant vu commencer la lutte fratricide, et saisi d’horreur à la pensée que la fille de Bezenecq serait la proie du vainqueur, s’était introduit dans le cachot par l’ouverture secrète, au plus fort du combat des deux fils de Neroweg VI, sans être entendu d’eux, et Gonthram, meurtrier de son frère, ne commit pas un crime de plus... Les moments pressaient ; quelques-uns des hommes du seigneur de Plouernel, remarquant l’absence prolongée des deux louveteaux, pouvaient descendre dans les souterrains ; Fergan, prenant les deux mains d’Isoline, lui dit d’une voix émue : — Viens... viens... pauvre créature... — La folle ne fit aucune résistance, se leva, et attachant ses yeux égarés sur le serf, elle le suivit, et conduite par lui, arriva près de l’issue secrète : — Maintenant, — dit Fergan, — baisse-toi, chère enfant, et passe par cette ouverture. — Isoline resta immobile. Renonçant à se faire comprendre d’elle, Fergan appuya fortement ses deux mains sur les épaules de la jeune fille ; elle céda machinalement à cette pression, fléchit les genoux et s’agenouilla devant l’issue ouverte. — Femme ! — dit alors le serf à Azenor-la-Pâle, restée en dehors du cachot et contemplant avec une joie sinistre les corps sanglants des deux fils de Neroweg VI, — prends les mains de cette infortunée et tâche de l’attirer à toi... elle obéira peut-être à ton mouvement.

Isoline, cédant en effet à l’attraction de la sorcière, sortit du cachot ; le carrier, passant après elle, referma l’ouverture.

— Pourquoi emmener cette folle ? — dit Azenor à Fergan, — elle va retarder notre marche.

— Ne t’ai-je pas emmenée, toi ? — s’écria le carrier d’un ton menaçant. — N’ai-je pas épargné ta vie, à tort peut-être ? Prends garde ! Si tu ne me viens en aide pour soutenir la marche de cette malheureuse enfant, je...

— Tes menaces sont inutiles, — reprit Azenor-la-Pâle interrompant le serf, — je t’obéirai en tout ; puisque j’ai maintenant l’espérance de rejoindre le duc d’Aquitaine... Oh ! je marcherais d’ici à Angers sur les genoux pour aller trouver Wilhem IX ! ... Parle, que faut-il faire ?

— M’aider à guider cette pauvre créature ; mon fils nous éclairera.

Isoline, soutenue par Fergan, que précédait Colombaïk portant la mèche allumée, descendit péniblement les degrés de l’escalier. Les fugitifs, s’enfonçant de plus en plus dans les entrailles de la terre, arrivèrent aux dernières marches de la spirale de pierre ; elle aboutissait à un souterrain creusé en plein roc, à une telle profondeur que, passant sous la nappe d’eau du puits gigantesque au milieu duquel s’élevait le donjon, il avait son issue à une demi-lieue du château, parmi des blocs de rochers entassés au fond d’un précipice...

Enfermé dans ce souterrain avec les serfs qui partagèrent son sort, Den-Braô-le-maçon était mort en proie aux tortures de la faim.




L’aube naissante succédait à cette nuit, pendant laquelle les fugitifs étaient parvenus à s’échapper du manoir de Plouernel ; Jehanne-la-Bossue, assise au seuil de sa hutte située à l’extrémité du village, tournait incessamment ses yeux baignés de larmes vers la route par laquelle devait revenir Fergan, parti depuis la veille à la recherche du petit Colombaïk ; soudain, la serve entendit au loin un grand tumulte, causé par l’approche d’une foule nombreuse ; de temps à autre retentissaient des clameurs confuses, prolongées, que dominaient ces cris poussés avec frénésie : — Dieu le veut !.. Dieu le veut ! — Enfin, Jehanne aperçut, débouchant d’un chemin et se dirigeant vers le village une multitude de gens ; à leur tête marchaient un moine monté sur une vieille mule blanche, dont les os perçaient la peau, et un homme de guerre chevauchant sur un petit cheval noir, non moins maigre que la mule de son compagnon. Le moine, appelé par les uns Pierre l’Ermite, par le plus grand nombre Coucou-Pietre, portait un froc brun déguenillé ; sur sa manche gauche, à la hauteur de l’épaule, était cousue une croix d’étoffe rouge, signe de ralliement des Croisés, partant pour la croisade. Une corde lui servait de ceinture ; ses pieds nus, chaussés de mauvaises sandales, reposaient sur des étriers de bois ; son capuchon rabattu laissait voir son crâne chauve, crasseux et osseux comme sa figure bronzée par l’ardent soleil de la Palestine ; ses yeux caves, brillant d’un feu sombre, flamboyaient au fond de leur orbite, ses traits décharnés exprimaient un fanatisme sauvage ; d’une main il tenait une croix de bois rustique à peine équarrie, dont il frappait de temps à autre la croupe de sa mule, afin d’accélérer sa marche. Le compagnon de Coucou-Pietre était un chevalier gascon surnommé Gauthier-sans-Avoir ; d’une physionomie aussi grotesque, aussi joviale que celle du moine était farouche et sinistre, le seul aspect de cet aventurier provoquait le rire ; son regard pétillant de malice, son nez démesurément long et rejoignant presque son menton, sa bouche goguenarde, fendue de l’une à l’autre oreille, ses traits toujours grimaçant divertissaient tout d’abord, et lorsqu’il parlait, ses bouffonneries, ses saillies plaisantes, débitées avec la verve méridionale, portaient l’hilarité à son comble. Coiffé d’un vieux casque rouillé, fêlé, bossué, orné d’une touffe de plumes d’oie à demi brisées, la poitrine couverte d’une cuirasse non moins rouillée, non moins fêlée, non moins bossuée que son casque, Gauthier-sans-Avoir portait aussi la croix rouge à la manche gauche de son pourpoint rapiécé ; chaussé de peaux de mouton attachées autour de ses longues jambes de héron avec des cordes, se tenait aussi triomphant sur son maigre cheval noir au poil hérissé comme celui d’un bourriquet (il l’appelait héroïquement Soleil-de-Gloire), que s’il eût enfourché un fringant dextrier de bataille ; sa longue épée à fourreau de bois (il l’avait héroïquement surnommée la Commère-de-la-Foi) pendait à son baudrier de cuir. À son bras gauche il portait un bouclier de fer-blanc couvert de peintures grossières, l’une, occupant la partie supérieure de cet écu, représentait un homme vêtu de haillons, bissac au dos, bâton de voyage en main, ce pauvre diable partait pour la croisade, ainsi que l’indiquait la croix d’étoffe rouge figurée sur son épaule ; la peinture inférieure du bouclier représentait ce même homme, non plus hâve et maigre, non plus couvert de guenilles, mais splendidement habillé, crevant d’embonpoint et étendu sur un lit couvert d’étoffe pourpre, à côté d’une belle Sarrasine, sans autre vêtements que ses colliers et ses bracelets ; un Sarrasin, coiffé d’un turban et piteusement agenouillé, versait le contenu d’un coffre rempli d’or au pied du lit où le croisé s’ébattait avec sa compagne. La crudité même de l’idée qu’exprimaient ces peintures grossières devait frapper vivement l’esprit naïf et crédule des multitudes. À la suite de Coucou-Pietre et de Gauthier-sans-Avoir venait une foule d’hommes, de femmes, d’enfants, serfs ou vilains, mendiants, vagabonds, prostituées, voleurs, ces derniers reconnaissables à leurs oreilles coupées, ainsi que les meurtriers, dont quelques-uns, par ostentation sanguinaire, ornaient leur poitrine d’un morceau de toile noire où se voyaient figurées en blanc, une ou deux, quelquefois trois et quatre têtes de mort ; sinistre emblème signifiant que la sainte croisade absolvait, si nombreux qu’ils fussent, les meurtres commis par ces criminels. Tous avaient la croix rouge à l’épaule gauche. Des femmes portaient sur leur dos leurs enfants trop petits pour marcher, ou trop fatigués déjà pour continuer leur route ; d’autres, déjà parvenues à un état de grossesse avancée, s’appuyaient sur le bras de leurs maris, chargés d’un bissac contenant tout l’avoir du ménage. Les moins misérables de ces croisés voyageaient sur des ânes, sur des mules ou dans des charrettes remplies du peu qu’ils possédaient ; ils emmenaient avec eux jusqu’aux porcs et aux volailles, celles-ci attachées par les pattes aux ridelles du chariot, gloussaient à assourdir, d’autres pauvres gens se faisaient suivre de leur chèvre nourricière ou d’une brebis apprivoisée. On voyait encore çà et là, contrastant avec cette multitude déguenillée, quelques couples, le cavalier en selle et son amoureuse en croupe, heureux de fuir, par ce saint pèlerinage, la surveillance jalouse ou gênante d’un père ou d’un époux ; ces échappés prenaient aussi leur joyeuse volée vers l’Orient. Parmi eux se trouvait, avec son amant Eucher, la belle Yolande, dépossédée de l’héritage de son père par l’avidité du seigneur de Plouernel ; vendant quelques bijoux qui lui restaient, donnant à sa mère la moitié du prix de leur vente, et du reste achetant une bonne mule de voyage, Yolande partait aussi pour la croisade, en compagnie de son amant et à la grâce de Dieu. Cet aventureux avenir d’amour et de liberté, le désir de voir des contrées nouvelles, entraînant cette jolie fille, lui faisaient oublier beaucoup trop sa mère et complètement sa ruine ; sur le charmant visage de Yolande l’on ne voyait plus l’ombre d’un chagrin, et lorsque son Eucher bien-aimé se retournait pour lui donner un baiser, la damoiselle, l’œil brillant, le sein bondissant, criait plus fort que personne ces mots si chers aux croisés : — Dieu le veut ! Dieu le veut !

Cette foule, composée de trois à quatre mille personnes venant d’Angers ou des pays voisins de cette cité, se recrutait incessamment sur la route de nouveaux pèlerins ; les figures des serfs et des vilains respiraient la joie : pour la première fois, ils quittaient une terre maudite arrosée de leurs sueurs, de leur sang, à laquelle, de génération en génération, eux et leurs pères avaient été jusqu’alors enchaînés par la volonté de leurs seigneurs ; enfin ils jouissaient d’un jour de liberté, bonheur inappréciable pour l’esclave. Leurs cris joyeux, leurs chants désordonnés, grossiers, licencieux, retentissaient au loin, et de temps à autre ils répétaient avec frénésie ces mots hurlés par Coucou-Piètre d’une voix enrouée : « — Mort aux Sarrasins ! marchons à la délivrance du Saint-Sépulcre ! Dieu le veut ! » — Ou bien encore ils répétaient après le chevalier gascon Gauthier-sans-Avoir : « — À nous Jérusalem, la ville des merveilles ! à nous Jérusalem, la ville des ripailles, du bon vin, des belles femmes, de l’or et du soleil ! à nous la terre promise ! » — Cette troupe, chantant, dansant, hurlant d’allégresse, traversa le village et passa devant la hutte de Fergan ; les serfs, au lieu de se rendre aux champs pour commencer leurs durs travaux, accouraient au-devant de la multitude, alors resserrée entre les deux rangées de masures bordant le chemin. Jehanne, debout au seuil de sa porte, regardait passer cette cohue avec un mélange de surprise et de frayeur. Un grand coquin à figure railleuse et patibulaire, surnommé par ses compagnons Corentin-nargue-Gibet, donnait le bras à une toute jeune fille d’une folle mine remplie de gentillesse, quoique ses traits fussent déjà flétris par une débauche précoce ; cette créature perdue s’appelait Perrette-la-Ribaude. Elle aperçut la pauvre Jehanne-la-Bossue debout au seuil de sa masure, et lui cria, faisant allusion à sa difformité : — Hé ! toi qui portes déjà ton bagage sur ton dos, viens-t’en avec nous à Jérusalem !

— Par le nombril du pape ! tu as raison, ma ribaude ! — s’écria Nargue-Gibet ; — il ne doit pas y avoir de bossues à Jérusalem, le pays des belles Sarrasines, selon le dire de notre ami Gauthier-sans-Avoir. Nous ferons voir cette bossue pour de l’argent... Allons ! — dit le bandit en saisissant Jehanne par le bras, — suis-nous ! — Oui, oui, — ajouta Perrette-la-Ribaude en riant aux éclats et saisissant l’autre bras de la femme du carrier, — viens avec nous à Jérusalem ! nous te mettrons sur le tombeau du Sauveur, et à ta vue les infidèles fuiront épouvantés !

— Laissez-moi, — disait la pauvre Jehanne en se débattant, — par pitié, laissez-moi ! J’attends le retour de mon mari, de mon enfant.

— Des maris ?... — reprit Perrette-la-Ribaude en riant plus fort et entraînant Jehanne ; — sois tranquille ; belle comme tu l’es, tu n’en manqueras pas en chemin de maris !

— Et quant à des enfants, — ajouta Corentin-nargue-Gibet, en aidant sa compagne à entraîner Jehanne malgré sa résistance, ses cris et ses larmes, — quant à des enfants, tu en auras plus que tu n’en voudras, si tu t’amuses à ramasser tous ceux qui perdent leurs parents en route ou que l’on foule aux pieds dans cette bagarre ! Viens donc, tu auras plus d’enfants et de maris qu’il ne t’en faudra !

— Au secours !... à l’aide !... laissez-moi !... — criait l’infortunée en se débattant ; mais forcée de suivre ses persécuteurs, et emportée malgré elle par le flot des croisés, Jehanne, craignant d’être étouffée ou écrasée sous les pieds de la multitude, n’essaya pas de lutter contre le torrent. Soudain, au lieu de continuer d’avancer, la foule reflua, et ces mots coururent de bouche en bouche : — Silence ! Coucou-Piètre et Gauthier-sans-Avoir vont parler, silence ! — Alors un grand silence se fit, le moine et son compagnon, faisant halte au milieu d’un vaste terrain où étaient rassemblés, ébahis de curiosité, les serfs du village, commencèrent de haranguer cette pauvre plèbe rustique, et Coucou-Piètre arrêta sa mule blanche et se dressant sur sa selle, s’écria d’une voix rauque et retentissante, en s’adressant aux serfs de la seigneurie de Plouernel : — Savez-vous, chrétiens, mes frères, savez-vous ce qui se passe en Palestine, tandis que vous restez ici dans ce village ? Le divin tombeau du Sauveur du monde est au pouvoir des Sarrazins ! Oui, oui ! il est au pouvoir des infidèles, le saint sépulcre de Notre-Seigneur ! Malheur ! malheur ! malédiction ! malédiction ! — Et le moine se frappa la poitrine, déchira son froc, fit rouler ses yeux caves au fond de leur orbite, grinça des dents, écuma, fit mille contorsions sur sa mule, et reprit avec une furie croissante : — Quoi ! l’infidèle règne en maître dans Jérusalem, la ville sainte ! quoi ! le mécréant insulte par sa présence au tombeau du Christ ! et vous, chrétiens, mes frères, vous le souffririez cet horrible sacrilège ? vous le souffririez ?

— Non, non ! — cria tout d’une voix la foule des croisés qui accompagnaient Coucou-Piètre et Gauthier-sans-Avoir ; — mort aux infidèles ! délivrons le saint tombeau ! marchons à Jérusalem ! Dieu le veut ! Dieu le veut ! — Les serfs du village, ignorants, hébétés, craintifs, ouvraient les yeux, les oreilles, se regardaient les uns les autres, ne sachant point du tout ce que c’était que Jérusalem et les Sarrazins, ne comprenant rien non plus à la furie et aux contorsions du moine ; aussi le vieil serf surnommé Martin-l’Avisé (celui-là même qui deux jours auparavant s’était hasardé à exposer au baillif les doléances de ses compagnons) dit timidement à Coucou-Piètre : — Saint patron, puisque Notre Seigneur Jésus-Christ trône dans le ciel avec son père éternel, qu’est-ce que ça lui fait donc à Notre Seigneur Jésus que son tombeau soit au pouvoir de ceux que vous appelez les Sa... les... Sarrazins ?

— Ce que ça lui fait ? — s’écria Gauthier-sans-Avoir interrompant le moine, qui allait répondre, — ce que ça lui fait ? à Notre Seigneur Jésus Christ, que son tombeau soit au pouvoir des Sarrazins ? Tu le demandes ?

— Nous le demandons, — reprit un autre serf, jeune garçon qui, à l’exception du vieux Martin-l’Avisé, semblait moins hébété que les autres, — nous demandons ceci d’abord, ensuite nous ferons d’autres questions.

— Oh ! oh ! — dit le chevalier gascon, — par ma vaillante épée la Commère-de-la-foi ! voici un rude questionneur. Comment t’appelles-tu, mon garçon ?

— Je me nomme: Colas-trousse-Lard.

— Aussi vrai que le jambon est l’ami du vin ! tu dois être parent de mon compère Simon-gratte-Coënne, — répondit Gauthier-sans-Avoir, au milieu des éclats de rire des serfs, égayés par cette saillie. — Or, tu me demandes, n’est-ce pas, mon digne Colas-trousse-Lard, ce que cela fait à notre divin Sauveur Jésus-Christ de voir son saint sépulcre au pouvoir des Sarrazins ?

— Oui, seigneur, — reprit le jeune serf ; — car enfin si ça le chagrine ? comment, puisqu’il est Dieu, ne les extermine-t-il pas ? ne les met-il pas en bouillie d’un seul geste, ces Sarrazins ?

— Malheur ! abomination ! désolation sur le monde ! — s’écria Coucou-Piètre avec des gestes frénétiques, en coupant à son tour la parole à l’aventurier gascon, qui se préparait à répondre. — Savez-vous, chrétiens, mes frères, ce qu’il dit Notre Seigneur Jésus-Christ ? « Ah ! gens sans foi, ingrats, impies ! je vous ai donné mon sang pour vous racheter... »

— Pour nous racheter de quoi et de qui ? — dit Colas-trousse-Lard en se grattant l’oreille. — Serfs ont été nos pères, serfs nous sommes, serfs seront nos enfants !

La question de Trousse-Lard embarrassa sans doute le moine, car il roula des yeux, se tortilla de nouveau sur sa mule et reprit d’une voix tonnante : « — Malédiction ! désolation ! Ah ! gens de peu de foi ! je vous ai donné mon sang pour vous racheter, et en retour vous ne me donnez pas le sang de ces Sarrazins maudits qui, chaque jour, outragent mon sépulcre ! » Voilà ce qu’il dit le divin Sauveur... entendez-vous ? voilà ce qu’il dit !

— Et le Seigneur Jésus-Christ ajoute ceci, — reprit Gauthier-sans-Avoir : — « Quoi ! ces Sarrazins maudits sont gorgés d’or, de pierreries, de vaisselle ; ils habitent un pays merveilleux où se trouvent à profusion, sans qu’on se donne seulement la peine de la cultiver, cette brave et honnête terre : froment doré, fruits délicieux, vins exquis, troupeaux magnifiques ! » (Ah ! mes amis, ajouta le Gascon en manière de parenthèse, quel pays, quel prodigieux pays ! il faut y aller voir pour le croire ! Figurez-vous que l’hiver y est inconnu, le printemps éternel ; les plus pauvres de ses chiens d’habitants ont des maisons de marbre blanc et des jardins enchanteurs ornés de claires fontaines ; les mendiants, vêtus d’habits de soie, jouent au petit palet avec des rubis et des diamants. ) — Un murmure de stupeur, puis d’admiration circula parmi les serfs ; l’œil fixe, la bouche béante, les mains jointes, ils écoutaient avec une avidité croissante l’aventurier gascon, qui reprit : — « Tel est donc le miraculeux pays habité par ces chiens de Sarrazins, — (a dit Notre Seigneur Jésus-Christ,) — et les chrétiens, les fils chéris de ma sainte Église catholique, habitent des tanières, mangent du pain noir, boivent de l’eau croupie, grelottent sous un ciel glacé l’hiver et pluvieux l’été ; non, de par tous les diables ! ça n’est pas juste... » Non, que mes chers fils viennent délivrer mon sépulcre, exterminer les infidèles, et alors ils auront pour récompense les terres prodigieuses de la Palestine ! à eux Jérusalem, la ville aux murailles d’argent, aux portes d’or cloutées d’escarboucles ! à eux les vins, les femmes, les richesses des Sarrazins maudits ! » Oui, mes braves compagnons, voilà ce qu’il dit, le bon Jésus ! — Et se retournant vers Pierre-l’Ermite : — Est-ce vrai, saint homme ?

— C’est la vérité ! — répondit Coucou-Piètre, — c’est la vérité... la sainte Écriture l’a prophétisé : — Le bien du pécheur est réservé à l’homme juste.

À mesure que l’adroit compère de Coucou-Piètre avait fait miroiter aux yeux éblouis des pauvres habitants du village le mirage enchanteur des délices, des richesses de la Palestine, bon nombre de ces serfs affamés, vêtus de guenilles, et qui, de leur vie, n’avaient dépassé les limites de la seigneurie de Plouernel, frémirent d’une ardente convoitise, d’une espérance fiévreuse ; d’autres, plus craintifs ou moins crédules, hésitaient à croire à ces merveilles. De ceux-là, le vieux Martin-l’Avisé fut l’organe et, s’adressant à ses compagnons : — Mes amis, ce chevalier monté sur un petit cheval noir qui ressemble à un bourriquet, ce chevalier vous l’a dit: « Il faut aller dans ce pays-là pour croire à ces merveilles en les voyant ; » or, selon moi, mieux vaut y croire que d’y aller voir ; ce n’est point le tout de partir, il faut revenir.

— Le vieux Martin a raison, — reprirent quelques serfs ; — ce n’est point le tout de partir, il faut revenir.

— Et puis, — ajoutait un autre serf, — ces Sarrazins ne se laisseront point dépouiller sans regimber, et il y aura là de bons horions à recevoir...

Ces paroles échangées à voix haute n’inquiétèrent pas l’aventurier gascon, il tira sa fameuse épée la Commère-de-la-foi et indiquant de sa pointe les peintures dont son bouclier était orné, il s’écria de son accent joyeux et entraînant : — Mes bons amis, voyez-vous, ce pauvre homme, son bâton à la main ? Il part pour la Terre-Sainte, sa pochette aussi vide que son ventre, son bissac aussi creux que ses joues ; il est si dépenaillé qu’on croirait qu’une bande de chiens a houspillé ses chausses !... le voyez-vous, ce pauvre homme ?

— Oui, oui, — crièrent les serfs tout d’une voix, — nous le voyons !

— Et maintenant, mes amis, que voyez-vous ? — reprit l’aventurier gascon en touchant de la pointe de son épée l’autre peinture du bouclier. — Voici encore notre pauvre homme ! Vous ne le reconnaissez pas ? Je le crois bien ! par l’ondoyante crinière de mon cheval Soleil-de-Gloire ! il n’est plus reconnaissable, ce pauvre homme ! et pourtant c’est lui ! Le voici, la joue vermeille, vêtu comme un seigneur et crevant dans sa peau ? à ses côtés il a une belle esclave sarrazine, tandis qu’à ses pieds un chien de Sarrazin vient déposer ses trésors ! Eh bien ! mes amis, cet homme si pauvre, si dépenaillé en son pays, c’est vous, c’est moi, c’est nous tous... et ce même compère si dodu, si vermeil, si bien vêtu, si bien jouissant, ce sera vous, ce sera moi, ce sera nous tous, quand nous arriverons en Palestine. Venez donc à la croisade ! venez délivrer le tombeau du Sauveur ! au diable guenilles, masures, litières de paille et pain noir ! À nous palais de marbre, habits de soie, tapis de pourpre, coupes de vin délicieux, bourses d’or à pleines mains, et belles esclaves sarrazines pour nous bercer de leurs chants ! Venez, venez à la croisade !

— Venez ! venez ! — cria Coucou-Pietre, — et quand vous auriez pillé, violé, incendié, massacré... quand vous seriez adultère, prostituée, fratricide, parricide, tous vos péchés vous seront remis..... Venez à la croisade ! En voulez-vous un exemple, mes chers frères ? Wilhem IX, duc d’Aquitaine, un impie, un ravisseur, un débauché, qui compte ses crimes et ses adultères par milliers ! Wilhelm IX, ce scélérat endiablé, part demain de sa ville d’Angers pour la Palestine... le voilà blanc comme l’agneau pascal !

— Et moi blanc comme un cygne ! — dit Corentin-nargue-Gibet. — Dieu le veut !

— Et moi blanche comme l’hermine ! — dit Perrette-la-Ribaude en riant aux éclats. — Dieu le veut !

— Oui, oui, partons pour la croisade ! — crièrent les plus hardis des serfs du village, enivrés par ces espérances ; — partons pour Jérusalem ! — D’autres, moins résolus, moins aventureux, et c’était le plus grand nombre, suivaient les avis du vieux Martin-l’Avisé, craignant de risquer leur sort, quoique horriblement misérable, contre les hasards d’un voyage périlleux en des pays inconnus ; ils trouvaient insensée l’exaltation de leurs compagnons de servitude. D’autres, enfin, hésitaient encore à prendre une si grave détermination, aussi Colas-trousse-Lard dit-il à Gauthier-sans-Avoir : — Partir, c’est bien ! mais que dira notre seigneur ? Il nous est défendu de quitter ses domaines sous peine d’avoir les pieds coupés.

— Votre seigneur ! — reprit l’aventurier gascon en riant aux éclats ; — moquez-vous de votre seigneur comme d’un loup pris au piège !... Demandez donc à ces bons compagnons qui nous suivent s’ils ont eu souci de leur seigneur ?

— Non, non, au diable les seigneurs ! — crièrent les croisés ; — nous allons à Jérusalem... Dieu le veut !

— Quoi ! — reprit Coucou-Piètre en écumant, — l’Éternel veut quelque chose, et un seigneur, un misérable ver de terre, oserait dire non ?... Oh ! désolation ! malédiction éternelle sur le seigneur, sur le père, sur l’époux, sur la mère, qui oseraient, les sacriléges ! arrêter le saint entraînement de leurs enfants, de leurs femmes, de leurs serfs, qui courent à la délivrance du tombeau du Seigneur !

Ces paroles de Pierre-l’Ermite furent accueillies par les acclamations des croisés ; la belle Yolande et son amant Eucher, ainsi que d’autres couples amoureux échappés à la jalouse surveillance d’un père, d’un mari ou d’une mère, crièrent à l’envi plus fort que tous les autres : — Dieu le veut ! il n’y a pas de volonté contre la mienne !

— Maître Gauthier-sans-Avoir, — reprit Colas-trousse-Lard en se grattant l’oreille, selon son habitude, — est-ce qu’il y a fort loin d’ici à Jérusalem ?

— Il y a la distance du péché au salut ! — s’écria Coucou-Piètre d’une voix retentissante ; — le chemin est court pour les croyants, mais sans terme pour les impies !

Colas-trousse-Lard ne se trouvant point, non plus que quelques autres serfs encore hésitants comme lui, suffisamment renseigné par la réponse du moine sur la longueur du voyage reprit : — Enfin, mon père, on dit qu’il y a grandement loin d’ici à Nantes ; y a-t-il aussi loin d’ici à Jérusalem ?

— Homme de peu de foi ! — reprit Pierre-l’Ermite, — oses-tu vouloir mesurer le chemin qui conduit au Paradis ?

— Par les quatre pieds agiles de mon bon cheval Soleil-de-Gloire ! ils songent à la longueur de la route ! — s’écria Gauthier-sans-Avoir. — Hé ! mes amis, — ajouta-t-il gaiement, — l’oiseau sortant de cage s’enquiert-il de la longueur du chemin dès qu’il peut voler en liberté ? l’âne du moulin tournant sa meule et piétinant de l’aube au soir dans le même circuit ne fait-il pas autant de chemin que le cerf errant à son gré dans les bois ? Ô mes amis ! ne vaut-il pas mieux, au lieu de piétiner sans cesse comme l’âne du moulin cette terre seigneuriale où vous êtes enchaînés, marcher à l’aventure, libres, joyeux comme cerf en forêt ! et voir chaque jour des pays nouveaux ?

— Si, si, — reprit Trousse-Lard convaincu par ces paroles ; — mieux vaut être le cerf des bois que l’âne du moulin. Que fait la longueur de la route ! partons en Palestine !

— Oui, partons en Palestine ! — crièrent plusieurs autres habitants du village. — En route ! en route !

— Mes amis, prenez garde ! — dit à son tour le vieux Martin-l’Avisé en hochant la tête ; — l’âne du moulin reçoit du moins le soir à l’étable sa maigre pitance. Les cerfs des forêts ne s’en vont point paître en grand’bande, aussi trouvent-ils leur suffisance dans les bois ; mais si vous partez avec cette grosse troupe, et que chemin faisant toujours elle augmente ? vous finirez par être des mille et des milliers de mille en arrivant à Jérusalem ! Qui donc, mes amis, vous nourrira ? qui donc vous logera durant la route ?

— Et qui loge et nourrit les oiseaux du bon Dieu ? hommes de peu de foi ! — s’écria Coucou-Piètre. — Est-ce que les oiseaux emportent avec eux des provisions ? Est-ce qu’ils ne picorent pas les moissons du chemin, nichant chaque soir sous le chaume des maisons où ils s’abattent ?

— Foi de Nargue-Gibet ! vous pouvez croire ce saint homme ! — s’écria Corentin ; — aussi vrai que Perrette, ma ribaude, a la mine égrillarde, notre route, depuis Angers jusqu’ici, n’a été qu’une longue picorée pour nous autres gros oiseaux à deux pattes. Quelles ripailles ! poulets et pigeons ! jambons et saucissons ! porcs et moutons ! tonnes de vin, tonnes d’hydromel ! par mon ventre et mon gosier ! nous avons fait rafle de tout sur notre passage, ne laissant derrière nous qu’os à ronger, tonnes à égoutter ! 


— Et si ces bonnes gens se plaignaient, — ajouta Perrette-la-Ribaude en riant aux éclats, — nous leur répondions : « Taisez-vous, oisons, Coucou-Piètre a lu dans les saints livres que le bien du pécheur est réservé à l’homme juste ! Ne sommes-nous pas des justes, nous autres qui allons délivrer le saint tombeau, n’êtes-vous pas des pécheurs, vous autres qui restez ici croupis dans votre couardise ? » Et s’ils soufflaient mot, ces oisons, Nargue-Gibet achevait de les convaincre à grands coups de bâton !

Ces saillies de Perrette et de Corentin achevèrent de décider ceux des serfs qui hésitaient encore à partir ; ne voyant dans la route qu’une longue et joyeuse ripaille, bon nombre d’entre eux, et Colas-trousse-Lard à leur tête, s’écrièrent : — Partons, partons pour Jérusalem !

— Allons, en route ! mes compères, n’ayez souci ni du chemin, ni du logis, ni de la nourriture ; le bon Dieu vous prendra sous son aile ! — ajouta Gauthier-sans-Avoir. — En route… en route… Avez-vous des provisions ? emportez-les ; avez-vous des ânes ? montez-les ; des charrettes ? attelez-les, mettez-y femmes et enfants ; si vous n’avez que vos jambes, sanglez-vous les reins, et en route pour Jérusalem ! Nous sommes des cents et des cents, nous serons bientôt des mille et des mille, nous serons plus tard des centaines de mille ; et en arrivant en Palestine, nous trouverons trésors pour tous, délices pour tous !

— Et tous, nous aurons gagné notre salut éternel ! — ajouta Coucou-Piètre d’une voix éclatante, en agitant sa croix de bois au-dessus de sa tête. — Partons pour Jérusalem… Dieu le veut !…

— En route !… partons pour la Palestine !… — s’écrièrent une centaine de serfs du village, entraînés par Colas malgré les prudents conseils du vieux Martin-l’Avisé. Ces malheureux, en proie à une sorte de délire, coururent à leurs huttes, y ramassèrent le peu qu’ils possédaient ; les uns bâtant leur âne à la hâte ; les moins misérables attelant un cheval ou des bœufs à leur charrette et y faisant monter leur famille, tandis que Pierre-l’Ermite et Gauthier-sans-Avoir, afin d’enflammer encore l’ardeur de ces nouveaux soldats de la foi pendant qu’ils faisaient leurs préparatifs de départ, entonnaient ce chant des croisades, bientôt répété en chœur par tous les croisés :

« — Jérusalem ! Jérusalem ! — ville des merveilles, — ville heureuse entre toutes, — tu es l’objet des vœux des anges, — et tu fais leur bonheur !

» — Le bois de la croix — est notre étendard ; — Suivons ce drapeau — qui marche en avant, — guidé par le Saint-Esprit !

» — Jérusalem ! Jérusalem ! — ville des merveilles, — ville heureuse entre toutes, — tu es l’objet des vœux des anges, — et tu fais leur bonheur ! — Jérusalem ! Jérusalem ! »

Jehanne-la-Bossue, parvenue à se délivrer des mains de Corentin et de sa ribaude, avait, non sans peine, traversé la foule, et se disposait à regagner, par les dehors du village, sa pauvre demeure, afin d’y attendre le retour de son mari et de son fils, retour qu’elle n’osait plus espérer ; soudain, elle devint pâle comme une morte, et voulut crier, mais l’épouvante paralysait sa voix : Jehanne, de l’endroit un peu élevé où elle se trouvait, voyait, dans la plaine, Fergan-le-Carrier, portant son fils entre ses bras, se diriger vers le village fuyant à toutes jambes devant Garin-Mange-Vilain, celui-ci, pressant son cheval de l’éperon, poursuivait le serf l’épée à la main ; plusieurs hommes d’armes, à pied suivant au loin les traces du baillif, tâchaient de le rejoindre pour lui prêter main forte ; Fergan, malgré ses efforts pour échapper à Garin, avait à peine une avance de cinquante pas ; cette distance diminuait de moment en moment ; déjà par deux fois, croyant le carrier à la portée de son épée, le baillif avait tâché de l’atteindre en se penchant sur l’encolure de son cheval ; mais, grâce à plusieurs crochets semblables à ceux du lièvre devant le lévrier, Fergan avait échappé à la mort, enfin, prenant un élan désespéré, il courut pendant quelques pas droit devant lui avec une incroyable rapidité ; puis, il disparut soudain aux yeux de Jehanne, comme s’il se fût abîmé dans les entrailles de la terre. Au bout d’un instant, la pauvre femme vit Garin, arrêtant à grand’peine son cheval à peu près à l’endroit où le carrier venait de disparaître, lever avec rage son épée vers le ciel ; puis, au lieu de pousser droit devant lui, tourner à gauche, et suivre à toute bride, en la prolongeant, une ligne verdoyante qui coupait transversalement la plaine. Jehanne comprit alors que son mari, au moment d’être atteint, ayant sauté avec son enfant au fond d’un fossé infranchissable pour le cheval du baillif, celui-ci s’était vu forcé de côtoyer la berge de cette tranchée jusqu’à un pont qu’il fallait traverser pour se rendre au village, où Garin comptait sans doute s’emparer du carrier. Jehanne craignait que son mari ou son fils se fussent blessés en sautant au fond du fossé ; mais bientôt, elle vit le petit Colombaïk, s’aidant de ses mains, sortir de la tranchée, soutenu par son père, dont l’on n’apercevait que les deux bras ; Fergan sortit à son tour, reprit son enfant, et chargé de ce cher fardeau, continua de fuir à toutes jambes vers le village, où il espérait arriver avant le baillif. Malgré sa faiblesse, Jehanne s’élançant à la rencontre de son fils et de son mari les rejoignit. Fergan alors, sans s’arrêter et portant toujours l’enfant, dit à sa femme d’une voix haletante, épuisée : — Gagnons le village, tâchons d’y devancer Garin !

— Mon petit Colombaïk !... enfin te voilà ! — disait Jehanne-la-Bossue tout en courant à côté du serf et dévorant son fils des yeux, oubliant, à sa vue, les périls passés et présents ; tandis que Colombaïk, souriant et tendant vers elle ses petits bras lui criait :

— Mère !... mère !...

— Oh ! — s’écriait le serf en redoublant d’efforts afin de gagner le village avant Garin, qui poussait son cheval à toute bride, — oh ! sans cette morte qu’il m’a fallu enterrer au sortir du souterrain, j’étais ici avant le jour !

— Mon enfant !... ils ne t’ont pas fait de mal ? — disait Jehanne, ne songeant qu’à son fils, dont elle avait saisi une des mains qu’elle baisait en pleurant et continuant de courir à côté de son mari, car elle trouvait la force de le suivre. À ce moment, le chant de départ des croisés retentit au loin avec une nouvelle puissance.

— Quels sont ces chants ? — demanda le carrier ; — quelle est cette grande foule rassemblée là-bas ?

— Ce sont des gens qui s’en vont, disent-ils, à Jérusalem. Grand nombre des gens du village les suivent ; ils sont comme fous !

— Nous sommes sauvés ! — s’écria Fergan-le-Carrier, frappé d’une idée subite ; — partons avec eux !

— Quoi ! Fergan ? — s’écria Jehanne, haletante, épuisée par cette marche précipitée ; — nous en aller au loin avec notre enfant !

Mais le serf, qui se voyait à cent pas au plus du village, ne répondit rien, et suivi de Jehanne, il atteignit enfin la foule, au milieu de laquelle il tomba, brisé de fatigue, avec Colombaïk, en disant à sa femme, qui l’avait rejoint : — Ah ! sauvés ! sauvés !

Garin-Mange-Vilain, continuant de pousser son cheval le long du fossé jusqu’au pont qu’il traversa, remarquait avec surprise cette multitude qui encombrait la place et les abords du village ; il s’en approchait, lorsqu’il vit venir à lui plusieurs des serfs qui préféraient leur écrasant servage aux chances d’un voyage lointain et inconnu. Parmi eux se trouvait le vieux Martin-l’Avisé ; pour flatter le baillif, il lui dit en tremblant : — Bon maître Garin, nous ne sommes pas de ces rebelles qui osent fuir les terres de leur seigneur pour s’en aller en Palestine avec cette troupe de croisés passant par le pays... nous ne voulons pas, nous autres, abandonner les domaines de notre cher seigneur !

— Sang et mort ! — s’écria le baillif, oubliant le carrier à l’annonce de cette désertion d’un grand nombre de serfs ; — les misérables qui ont osé penser à fuir seront suppliciés ! — La foule s’écartant devant le cheval de Garin, il arriva près du moine et de Gauthier-sans-Avoir, qu’on lui désigna comme chefs des croisés ; s’adressant alors à eux d’un air menaçant : — De quel droit entrez-vous ainsi en grande troupe sur le territoire de mon seigneur Neroweg VI, comte souverain du pays de Plouernel ? — Puis, élevant davantage la voix et s’adressant aux habitants du village : — Serfs et vilains, écoutez mes paroles : Ceux d’entre vous qui auraient l’audace de vouloir suivre ces vagabonds auront sur l’heure les mains et les pieds coupés... Tremblez, misérables, si...

— Tais-toi, impie !... blasphémateur !... — s’écria Coucou-Piètre d’une voix tonnante, en interrompant le baillif ; — tu oses menacer des chrétiens qui s’en vont à la délivrance du tombeau du Seigneur !...

— Quoi ! scélérat enfroqué ! — reprit le baillif, bouillant de colère, en tirant son épée, — tu viens donner des ordres ici, dans la seigneurie de mon maître ! — Et ce disant, Garin-Mange-Vilain, poussant son cheval vers le moine, leva sur lui son épée ; mais Pierre l’Ermite para le coup à l’aide de sa lourde croix de bois, et en asséna un si rude coup sur le casque du baillif que celui-ci, un moment étourdi, laissa tomber son épée.

— À mort ce bandit qui veut couper les pieds et les mains des vengeurs du Christ ! — crièrent plusieurs voix ; — à mort !...

— Oui, à mort ! — crièrent les serfs du village décidés à partir pour la Terre-Sainte, et qui abhorraient le baillif. — À mort ! le Mange-Vilain, il ne mangera plus personne ! — Et Colas-trousse-Lard, qui pour conquérir le Saint-Sépulcre s’en allait à Jérusalem pieds nus, armé de sa fourche, l’enfonça dans le flanc de Garin, le renversa de son cheval, et en un instant, foulé aux pieds, le baillif fut massacré, mis en lambeaux ; les serfs lui brisèrent les membres, lui coupèrent le cou avec son coutelas, et Colas-trousse-Lard prenant au bout de sa fourche la tête livide de Mange-Vilain, éleva ce trophée sanglant au-dessus de la foule, et suivi des serfs qui abandonnaient le village, ils rejoignit à la troupe des croisés ; ceux-ci, se remettant en marche, chantèrent à pleine poitrine :

« — Jérusalem ! Jérusalem ! — ville des merveilles, — ville heu
reuse entre toutes, — tu es l’objet des vœux des anges, — et tu fais leur bonheur !

» — Le bois de la croix — est notre étendard ; — suivons ce drapeau — qui marche en avant, — guidé par le Saint-Esprit ! Dieu le veut ! — Dieu le veut ! — Dieu le veut ! »




fin du sixième volume.