Les Mystères du peuple — Tome VI
L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE
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L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


Nous voici arrivés à l’époque des croisades, l’un des faits les plus monstrueux qui se soient produits durant la période féodale ; le récit précédent vous a montré dans quel but exécrable et avec quel effrayant machiavélisme, les papes de Rome avaient peu à peu et de longue main, préparé ces migrations insensées pour la Terre-Sainte, en fanatisant avec une astuce et une persévérance infernales les populations abruties par les prêtres, aveuglées par l’ignorance, dégradées par le servage, poussées à bout par une misère atroce, et comment surtout en excitant chez ces malheureux les appétits les plus honteux, en déchaînant leurs passions les plus féroces, l’Église les poussa par milliers vers la Palestine.

Ce mouvement, dont la fièvre, dont l’ivresse californienne de ce temps peut faire parfaitement comprendre la folie et la violence irrésistible, entraîna d’innombrables multitudes d’hommes, de femmes, d’enfants, qui, tous misérables et en haillons, abandonnèrent le sol où les enchaînait le servage, pour aller à quinze cents lieues de la Gaule, à travers des pays inconnus, conquérir les richesses de la Terre-Sainte et les merveilles de toute sorte promises par l’Église. Le désir d’échapper aux horreurs de la servitude, la convoitise sensuelle des croisés, non moins surexcitée que leur cupidité par les prédications catholiques furent, vous le savez, non moins puissante que l’emportement d’une superstition imbécile, pour conduire à leur perte ces malheureux voués d’avance et en immense majorité à une mort certaine, par les calculs impitoyables de l’Eglise, jalouse avant tout de se préparer par la croisade d’effrayant moyens d’extermination, afin d’arriver par la terreur à la domination du monde.

Vous avez vu, chers lecteurs, nos croisés quitter le seigneurie de Plouernel à la voix et sous la conduite de l’aventurier Gauthier-sans-Avoir et de Coucou-Piètre (ainsi que l’on appelait vulgairement Pierre l’Ermite, ce bandit sanguinaire). Avant de continuer notre récit, nous croyons indispensable de procéder ainsi que nous l’avons fait pour la peinture des mœurs féodales, et de justifier d’avance cette seconde partie de notre récit, bien autrement incroyable que la première, de la justifier, disons-nous, par des preuves historiques irrécusables ; voici pourquoi ceci nous semble indispensable : la féodalité, quoique toujours audacieusement défendue et souvent encore prônée de nos jours par les historiens monarchiques et catholiques, inspire généralement une horreur presque insurmontable ; il n’en est pas ainsi des croisades ; la Jérusalem Délivrée en est l’épopée brillante et mensongère ; puis, qui de nous n’a été bercée de ces banalités : — Les preux croisés s’en allant en Palestine. — Les vaillants conquérants du tombeau du Seigneur, etc., etc. ; il n’est point jusqu’aux rimeurs de romances qui n’aient aussi contribué à vulgariser la chose : — Partant pour la Syrie, le jeune et beau Dunois, etc., etc., ce chant et autres sornettes, ont couru les carrefours. Ce n’est pas tout, le plus grand nombre des historiens, cédant à une admiration plus enthousiaste que réfléchie, pour certains glorieux faits d’armes des croisés, s’exagérant les avantages de ce qu’ils appellent l’influence commerciale des croisades, qui, mettant l’Europe et l’Asie en communication, devait amener plus tard de fréquentes relations mercantiles entre l’orient et l’occident, le plus grand nombre des historiens, disons-nous, frappés de la vaine apparence de certaines conséquences des croisades, éblouis par le faux éclat de quelques actions militaires aussi sanglantes que stériles, ont eu, à notre sens, le tort de ne pas signaler à l’exécration du monde, l’acte le plus abominable peut-être de tous les actes de l’Église catholique, car il fut la source d’innombrables désastres.

Oui, et vous vous en convaincrez, chers lecteurs, par la suite de ces récits ; les croisades furent l’inauguration de cette effroyable série de guerres et de tueries religieuses, qui depuis le douzième siècle jusqu’au dix-huitième, ont fait, de siècle en siècle, couler des torrents de sang dans tout le monde connu ; c’est par millions qu’il faudrait compter les victimes torturées, égorgées ou brûlées à la voix de l’Église catholique ; je me bornerai à vous citer les faits les plus culminants de cette boucherie qui a duré sept cents ans. — Le massacre des Albigeois sous Philippe-Auguste ; — le massacre de la Saint-Barthélemy sous Charles IX ; — le massacre des Cévennes sous Louis XIV, — ont été les conséquences forcées des premières croisades ; conséquences fatales, prévues, attendues, bénies, glorifiées, sanctifiées par les papes et par l’Église. Disons plus (abstraction faite du progrès du temps, de l’adoucissement des mœurs et de l’affaiblissement du fanatisme religieux, précieux résultats de notre immortelle Révolution de 1789), en 1849, l’expédition contre l’héroïque République romaine, expédition déplorable entreprise à la voix toujours souveraine du parti prêtre, se rattache au principe des premières croisades.

De ces premières croisades vous allez juger, chers lecteurs, l’histoire en main, sinon vous hésiteriez à croire que les limites de l’horrible, du monstrueux aient pu être reculées à ce point jusqu’alors inouï dans l’histoire des peuples civilisés ou sauvages.

Pierre l’Ermite part des Gaules à la tête d’une multitude composée de soixante mille personnes, hommes, femmes et enfants ; pour se rendre à Jérusalem ; à moins d’être stupides ou insensés (et ils étaient les hommes les plus fourbes et les plus habiles du monde), les prêtres catholiques devaient savoir, et ils l’avaient prévu, qu’une pareille multitude partant sans provisions, sans ressources, sans argent pour un voyage de douze à quinze cents lieues, ne pouvant vivre qu’en pillant les pays qu’elle traverserait, finirait par se livrer à d’abominables excès et par en porter le châtiment ; en effet, voici ce que raconte la chronique de Guilbert de Nogent, historien contemporain des croisades :

« Le peuple qui suivait Pierre l’Ermite trouva en grande abondance, en Hongrie, toutes les choses nécessaires à la vie ; cependant, il ne tarda pas à se livrer aux plus énormes excès contre la population fort douce des indigènes. Les croisés mettaient le feu aux greniers publics, enlevaient les jeunes filles, et les livraient à toutes sortes de violences ; déshonoraient les mariages, ravissaient les femmes à leurs époux, arrachaient ou brûlaient la barbe à leurs hôtes, vivant de meurtre et de pillage. Tous se vantant qu’ils en feraient autant chez les Sarrazins. » (Liv. II, p. 64.)

Les populations étrangères exaspérées, répondirent à ces énormités des soldats de la croix, par une guerre à outrance, témoin cette lettre de Carloman, roi de Hongrie, citée par Albert, chanoine d’Aix, dans son Histoire des croisades. (Tome I, p. 47, ap. Mich.)

Lettre de Carloman, roi de Hongrie, à Godefroid, duc de Lorraine, qui s’était plaint du mauvais accueil fait à Pierre l’Ermite.

« Nous ne sommes point des persécuteurs de fidèles ; si nous avons montré de la sévérité et tué des chrétiens, c’est que nous y avons été poussés par la nécessité, ayant accordé à la première armée que Pierre l’Ermite conduisait, la permission d’acheter des provisions et de traverser paisiblement la Hongrie. Il nous ont rendu le mal pour le bien, en enlevant non seulement l’or, l’argent, les chevaux, les mules et la troupeaux de notre pays ; mais en ravageant nos villes et nos châteaux, en tuant quatre mille des nôtres et en les dépouillant de leurs vêtements. Après ces excès si injustement commis par les compagnons de Pierre l’Ermite, l’armée de Godescal, que vous avez rencontré fuyant, a assiégé Méresbourg, le rempart de notre royaume, dans l’intention de nous punir et de nous exterminer ; ce n’est qu’avec le secours de Dieu que nous avons été préservés. »

Alexis Comnène, empereur de Constantinople, effrayé de l’approche d’une autre troupe de ces furieux catholiques, qui, au nombre de vingt cinq ou trente mille (ils se comptaient plus de cent mille en quittant la Lorraine), s’avançaient sous les ordres de Godefroid, duc de Bouillon et de Basse-Lorraine, écrivait à ce noble seigneur :

« Alexis, empereur de Constantinople et de Grèce, à Godefroid de Bouillon et à ses compagnons :

» — Je vous supplie, prince très-chrétien, de ne pas souffrir que votre armée pille et dévaste le territoire soumis à ma domination et qu’elle va traverser ; partout elle pourra acheter ce dont elle aura besoin. »

Les futurs conquérants du tombeau du Seigneur, se composant en immense majorité de pauvres serfs en guenilles, étaient hors d’état de pouvoir rien acheter ; aussi, de même que les gens de Pierre l’Ermite, ils pillèrent et ravagèrent le pays sur leur passage, et furent aux trois quarts exterminés par les populations ; les survivants arrivent en Palestine, et, en proie à des maux affreux, ils commettent des atrocités sans nom. Quant aux débauches de la plupart des chefs laïques ou ecclésiastiques de la croisade, et de beaucoup de nobles dames qui accompagnaient leurs époux en Terre-Sainte, ces monstruosités dépassent les plus infâmes priapées de la Rome païenne. Ce n’est pas tout, l’anthropophagie souvent nécessitée par la famine devient un goût, mieux que cela, un acte presque méritoire aux yeux de certains prélats ; vous hésitez à nous croire, chers lecteurs ? Citons d’abord Albert, chanoine d’Aix à propos de l’horrible misère des croisés, dont souffrirent surtout les malheureux serfs attirés là par les promesses de l’Église.

« ......... La chaleur fit périr les chevaux et les bêtes de somme ; les cavaliers prenaient pour monture des bœufs, des béliers et des chiens beaucoup plus grands que ceux d’Europe.

» ......... Le dernier samedi du mois d’août le manque d’eau se fit sentir avec tant de violence, que plus de cinq cents personnes des deux sexes périrent ; les chevaux, les bœufs, les mules périrent pareillement. Des femmes enceintes, consumés par l’ardeur du soleil, le gosier desséché, accouchaient subitement en chemin, restant étendues auprès de leurs enfants. (p. 49.)

» .... Là, plusieurs chefs des croisés, séduits par la beauté des environs, résolurent de se donner le plaisir de la chasse. (p. 50.)

» ........ La disette était si grande que l’on amollissait du cuir avec de l’eau chaude, et on l’assaisonnait ; on mangeait ainsi les cuirs des harnais. — On payait dix fèves un denier ; une tête d’âne, de cheval ou de chameau dix deniers ; les oreilles de ces animaux deux deniers ; on mangeait jusqu’à sa chaussure. » (Ibid., p. 54.)

À défaut d’oreilles de chameaux ou de têtes d’ânes, on se nourrissait de chair humaine, et l’Église approuvait fort ces repas de cannibales, à la condition que le mangé fût un Sarrazin. Nous lisons ceci (p. 25), dans l’Histoire de la prise de Jérusalem, par Baudry, archevêque de Dole, qui assistait à la croisade.

« …. Souvent les croisés mangeaient dans un siège de la chair humaine, mais cela ne leur était pas imputé à crime ; par là, ils continuaient de faire la guerre aux infidèles avec les dents et avec les mains.

» ….. Ceux qui étaient plus honnêtes éventraient les Sarrasins morts, et tiraient de leurs entrailles les pièces d’or que ceux-ci avaient avalées.

» ….. Chose horrible à entendre ! — s’écrie Albert, chanoine d’Aix, déjà cité, — les croisés mangèrent non-seulement des Sarrasins, mais encore des chiens cuits. » (P. 67.)

Manger du Sarrasin, cela se conçoit encore à la rigueur ; mais manger du chien cuit ! profanation ; du reste, ainsi que nous l’avons dit, l’anthropophagie d’abord commandée par la famine, et aussi par un pieux acharnement à guerroyer les infidèles à coups de mâchoire, devint parfois une épouvantable dépravation du goût. Un ouvrage anglais (Ellis’s specimens of Earli : English metrical romances, v. II p. 256) cite une chronique anglaise, contemporaine de la croisade où assistait le roi d’Angleterre, Richard-Cœur-de-lion, ce prince, habituellement fort glouton, était malade, cependant il s’obstinait à vouloir manger du porc, viande qu’il aimait fort. Le médecin de Richard, craignant pour son Royal malade l’indigeste lourdeur de cette nourriture porcine, dit à l’un des écuyers de son maître : « Prends un Sarrasin jeune et gras ; sans délai tue, ouvre et écorche ce bandit, fais-le bouillir avec force sel et épices, ajoutes-y du safran fortement coloré. » — Le jeune Sarrasin est tué, mis en morceaux, bouilli, assaisonné ; le roi Richard en fait chère lie, et jure Dieu, qu’il n’a jamais mangé de meilleur porc. Sa faim, loin d’être assouvie, s’exaspère ; il veut manger absolument la tête de cet excellent porc et ordonne qu’on la lui apporte. L’écuyer n’osant désobéir à son terrible maître, apporte la tête du jeune Sarrasin. La chronique anglaise poursuit : — « Lorsque le roi vit cette noire figure, à la barbe d’ébène, aux dents d’ivoire, et ces lèvres contournées par une hideuse grimace : — Que diable est ceci ! — s’écria-t-il. — Puis, riant aux éclats il ajouta : — Quoi ! la chair d’un Sarrasin est aussi bonne ? je ne m’en doutais guère ; mais je le jure par le Dieu mort et ressuscité ! nous ne mourrons jamais de faim, tant que nous pourrons, en donnant l’assaut, prendre de ces Sarrasins qu’on peut bouillir, rôtir, mettre au four, et dont la chair est bonne jusqu’à l’os ; l’épreuve est faite, moi et les miens nous en croquerons plus d’un. »

Un autre historien contemporain des Croisades, Guilbert, moine de Clermont, s’exprime ainsi dans son livre des Gestes de Dieu par les Franks, (p. 27) : « Le roi des Truands est le chef d’une bande qui se nourrit de chair humaine ; celui de ces truands qui garde seulement un denier sans le dépenser est chassé comme indigne de la troupe. »

Vous verrez, chers lecteurs, ces truands à l’œuvre dans le récit suivant, et vous assisterez à une horrible scène de cannibale ordonnée par Bohemond, prince de Torente, l’un des chefs franks de la croisade ; cette scène est certes plus épouvantable que le régal du roi Richard. Quant à la férocité des croisés, à leurs profanations sacrilèges, voici ce que nous lisons dans Foucher de Chartres, auteur du livre des Gestes des Franks allant armés en pèlerinage à Jérusalem (p. 89-91) : « Les croisés, sachant que les Sarrasins avaient des bysantins d’or, fendaient le ventre à tous les prisonniers pour chercher l’or dans leurs entrailles, ou bien on les faisait brûler pour retrouver l’or dans les cendres (89). »

À l’occasion du riche butin fait par les croisés au siège d’Ascalon, ce même Foucher rapporte qu’on y trouvait douze sortes de pierres précieuses ; et en racontant le siège de Césarée, il s’écrie : « — Ô combien d’argent nous trouvâmes dans le camp ! les plus pauvres des pèlerins devinrent riches ; on brûla des cadavres fétides pour trouver dans les cendres les besans qu’ils avaient avalés. — Quelques Sarrasins, pour dérober leur or à l’avidité des Franks, avaient caché des pièces d’or dans leur bouche, d’où il arrivait que lorsque l’on serrait le cou de ces barbares, il sortait de leur bouche huit ou dix pièces d’or. Des femmes cachaient leur or . . . . . . . . ., . . . . . . . . (p. 91). »

Parlerons-nous des mœurs infâmes et des débauches des chefs de la croisade et de leurs femmes ? la chose est difficile ; aussi, par pudeur pour nos lectrices, nous laisserons subsister en latin la plus grande partie de cette citation de Gautier, le chancelier, sur la guerre à Antioche, à laquelle il assista :

« Parmi les croisés, les uns couraient après les plaisirs de la table, les autres fréquentaient les tavernes des impudiques et dépassaient toutes les bornes de la pudeur ; car, au moyen de l’or de l’Arabie et des pierres précieuses, eleganter adornabant feminarum sexualia ; ils agissaient ainsi non pas ad dissimulare sexualia ni pour éteindre la flamme de la débauche, mais afin que : quibus ingratum erat quod licebat, qui cum hoc modo, suam vellent imitare libidinem, mulieres dealbare et eis satisfecere putarent, ut praelibarent, augebant crimina criminibus.

» Les femmes, méprisant la couche de leurs maris, allaient dans les lieux de prostitution ou appelaient les passants dans les rues et se livraient à eux pour de l’argent (p. p. 104-105) »

Enfin les croisés arrivent devant Jérusalem, en font le siège, et s’emparent de la Cité sainte. Alors… on recule épouvanté.

Lisez Foucher de Chartres, témoin oculaire de cette boucherie sans exemple dans les fastes des carnages.

« Il y eut tant de sang versé dans le temple de Salomon, à Jérusalem, que les corps nageaient çà et là sur le parvis ; on voyait flotter des bras et des mains coupés, qui allaient se joindre à des corps qui leur étaient étrangers ; on ne pouvait distinguer à quel corps appartenait un bras que l’on voyait rejoindre à un tronc. Les soldats qui faisaient le carnage pouvaient à peine supporter la vapeur qui s’en exhalait. Il y eut, en trois jours que dura le carnage, soixante-dix mille Sarrasins de tués. (Liv. 17, v.. 1.)

» Après le massacre, les Croisés se rendirent au Calvaire, marchant sur les genoux, pleurant à l’aspect du saint tombeau ; ensuite on immola les Sarrasins ; leur foule éperdue aurait volontiers pris la fuite si elle avait eu des ailes, mais ils ne purent éviter une mort affreuse (18).»

Lisez la prise de Jérusalem par Albert, chanoine d’Aix...

« En entrant à Jérusalem, les croisés percèrent, avec la pointe de leurs épées, les femmes qui s’étaient réfugiées dans le temple ; ils arrachèrent du sein de leur mère les enfants à la mamelle, leur brisèrent la tête sur la murs ou les écrasèrent à coups de pierres (p. 58).

» ... Il nous paraît nécessaire, dit Tancrède à ses guerriers, de livrer sans délai au glaive les captifs et ceux qui se sont rachetés (p. 59).

Lisez le siège de Jérusalem par Baudry, archevêque de Dôle.

«... On voyait dans les rues et sur les places de Jérusalem des monceaux de têtes, de pieds et de mains. Partout l’on ne marchait qu’à travers des cadavres ; cela est peu de chose ; venons au temple de Salomon, où les Sarrasins avaient coutume de célébrer leurs cérémonies. Qu’il nous suffise de dire que dans le temple et sous le portique les cavaliers étaient dans le sang jusqu’aux genoux, et que des flots de sang s’élevaient jusqu’au frein de leurs chevaux (41).»

Après le massacre, le pillage et l’orgie, écoutez Albert, chanoine d’Aix (p. 63).

« ... Le patriarche de Jérusalem et le légat du pape vivaient dans de continuelles orgies. Baudoin les trouva tous deux un jour à une table splendide, et il leur dit ceci : Vous passez les nuits et les jours dans les festins, employez à vos plaisirs les aumônes des fidèles. Par Dieu ! vous ne toucherez plus les aumônes et vous ne remplirez plus ainsi délicatement vos ventres, avant que mes soldats aient reçu leur solde. Le légat du pape, très-irrité, répondit : Il est de toute justice que ceux qui servent l’autel vivent de l’autel (63). »


Tels furent, chers lecteurs, le but, le caractère, la marche et l’issue de cette croisade, dont vous allez suivre les développements dans le suivant récit, et vous direz comme nous : honte et exécration sur ces croisades qui ont fait couler des torrents de sang, causé la mort de milliers et de milliers du malheureux serfs, émigrés de la Gaule, confiants dans les promesses des prêtres ; honte et exécration sur ces croisades qui ont déchaîné les passions les plus atroces, les maux les plus affreux, et pourquoi ? pour s’emparer de Jérusalem et du prétendu sépulcre du Christ ; vaine conquête d’ailleurs, car, au bout d’un siècle, rempli des mêmes désastres, les croisés furent à jamais chassés de Jérusalem et de la Terre-Sainte par les Turcs, qui demeurèrent possesseurs du saint sépulcre, dont l’Eglise catholique se souciait d’ailleurs fort peu. La délivrance du tombeau du Seigneur avait servi de prétexte aux projets que l’Eglise poursuivait depuis le pontificat de Gerbert ; son but était atteint ; désormais à la voix des papes les rois, façonnés par les croisades aux atrocités des guerres religieuses extermineraient les hérétiques dans leurs royaumes.

Ah ! l’on se sent saisi de dégoût, d’épouvante et d’horreur quand on songe à ce mélange d’astuce, d’hypocrisie, de mensonge, d’audace, de cruauté, de férocité, d’ambition implacable qui constitue la tradition séculaire de la politique de ces papes de Rome ! Un dernier trait, chers lecteurs, il est frappant et résume cette politique : le pape Urbain II vient en Gaule pour y prêcher la croisade, et il s’écrie, pour entraîner les peuples à la Terre-Sainte :

« À Antioche, à Jérusalem et dans les villes de l’Orient les chrétiens sont opprimés, flagellés, injuriés ; ce sont des frères sortis du même sein, destinés aux mêmes demeures ; ils sont fils comme vous du même Christ et du même Dieu, et dans leurs propres maisons héréditaires ils sont faits esclaves par des maîtres étrangers. Les uns sont chassés de leurs demeures et viennent mendier chez vous ; les autres, plus malheureux encore, sont vendus et accablés d’étrivières sur leur propre patrimoine ; c’est du sang chrétien racheté par le sang de Jésus-Christ qui se verse, c’est la chair chrétienne de la même nature que la chair elle-même du Christ qui est livré aux opprobres et aux tourments (p. 532, v, 4, sermo Urbani papæ ex scheda biblioth. Vaticanæ, p. 514, Concil. gen.

Les entendez-vous, chers lecteurs, ces prêtres catholiques, s’indigner en l’an 1098, prêcher la croisade et appeler les peuples aux armes, parce qu’en Orient, disaient-ils, les chrétiens sont opprimés, flagellés, asservis dans leur propre pays par des maîtres étrangers ? Et que faisaient donc les Franks, en Gaule, depuis sept siècles que Clovis l’avait conquise ? Eux Franks, eux étrangers, n’opprimaient-ils pas, n’asservissaient-ils pas les Gaulois dans leur propre pays ? Les habitants de la Gaule n’avaient-ils pas été dépouillés de l’héritage de leurs pères par ces conquérants barbares ? Et dans ces temps maudits l’Eglise catholique, chaque jour témoin des horreurs de l’invasion franque et de ses horribles conséquences à travers les siècles, l’Église catholique s’est-elle jamais écriée : « — Franks barbares, ces Gaulois que vous asservissez, que vous torturez, que vous massacrez dans leur pays natal, ce sont vos frères en Jésus-Christ ! c’est de la chair chrétienne qui est livrée aux opprobres et aux tourments, c’est du sang chrétien qui coule ? » — Oui, les prêtres catholiques comme autrefois les druides héroïques, prêchaient-ils la guerre sainte contre le conquérant étranger ? Non, non, vous l’avez vu ! les prêtres catholiques, si ces sycophantes soudainement épris au onzième siècle d’une tendre compassion pour les chrétiens de Syrie, et appelant l’Europe en armes pour leur délivrance, les prêtres catholiques, infâmes complices de la conquête franque, sollicitée, favorisée par eux dès son invasion, eux aussi, comme les Barbares, tenaient les chrétiens des Gaules, leurs frères, dans le plus dur esclavage, les exploitaient, les vendaient et en trafiquaient, puisque l’Église a possédé des esclaves jusqu’au dixième siècle, et ensuite des serfs et des vassaux jusqu’en 1789 (ne l’oublions jamais) ; et, pour maintenir ces malheureux dans leur dégradante servitude par une terreur imbécile du diable et de ses cornes, l’Eglise paraphrasait incessamment ces exécrables paroles de l’apôtre saint Pierre :

« Servi subditi estate in omni timore dominis : Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos seigneurs ; et si vous êtes tentés de vous prévaloir contre eux de leur dureté et de leur avarice, écoutez ces autres paroles de l’apôtre : Obéissez non-seulement à ceux qui sont bons et doux, mais même à ceux qui sont rudes et fâcheux. Aussi les canons frappent-ils d’anathème quiconque, sous prétexte de religion, engagerait des esclaves à désobéir à leur maître, et à plus forte raison à leur résister par la force. » (Scrip. rer. f, t. XII, p. 257.)

Vous le voyez, chers lecteurs, par tradition séculaire l’Église catholique, au mépris des lois éternelles de la justice, au mépris des droits sacrés de l’humanité, a toujours prêché, ordonné, sous menace du feu éternel, une soumission lâche, abrutissante, impie à cette monstruosité de l’antiquité païenne : l’esclavage ! L’Eglise catholique a toujours prêché, ordonné l’extermination de tous ceux qui protestaient contre ces impitoyables doctrines, les déclarant mortelles à la raison, à la liberté, à la dignité humaine.

Voulez-vous une dernière preuve de ce fatal enchaînement de faits, qui rattachent le présent au passé, lisez les lignes suivantes écrites hier (25 août 1851) dans le journal l’Univers, organe de M. de Montalembert (de la compagnie de Jésus), l’un des conseillers les plus intimes et les plus écoutés de M. Bonaparte, M. de Montalembert, ce fils des croisés, sobriquet qu’il se donne dans son cynisme ultramontain ; oui, chers lecteurs, lisez et méditez :

« L’hérésiarque, examiné et convaincu par l’Église, était livré au bras séculier et puni de mort. Rien ne m’a semblé plus naturel et plus nécessaire. Plus de cent mille hommes périrent par suite de l’hérésie de Wiclef ; celle de Jean Hus en fit périr plus encore ; on ne peut mesurer ce que l’hérésie de Luther a fait couler de sang[1], et ce n’est pas fini. Après trois siècles nous sommes à la veille d’un recommencement. La prompte répression des disciples de Luther et une croisade contre le protestantisme auraient épargné à l’Europe trois siècles de discordes et des catastrophes où la France et la civilisation peuvent périr.

» Pour moi, ce que je regrette, je l’avoue franchement, c’est qu’on ait pas brûlé Jean Hus plus tôt, et qu’on n’ait pas également brpulé Luther ; c’est qu’il ne se soit pas trouvé quelque prince assez pieux et assez politique pour mouvoir une croisade contre les protestants.

» Signé: Louis Veuillot.»

Vous l’entendez, chers lecteurs ? c’est l’organe officiel du parti prêtre qui vous dit, en parlant des torrents de sang versé par les guerres religieuses : «Et ce n’est pas fini, nous sommes à la veille d’un recommencement.» Or, il est évident que ce recommencement viendra du parti qui regrette si nettement que l’on n’ait pas brûlé Luther et exterminé les protestants ; ainsi le parti prêtre le dit, M. de Montalembert l’a dit : «Il faut une campagne de Rome à l’intérieur.» Soit, vienne la guerre, vienne la campagne de Rome à l’intérieur, que les fils des Croisés soient assez pieux, assez politiques pour mouvoir une croisade contre nous, fils de Voltaire et de la révolution, contre nous, protestants, corps et âme, contre la tradition catholique tout entière ; nous les recevrons de notre mieux, qu’ils y comptent, ces pieux fils des Croisés, oui, nous les recevrons de notre mieux, eux et leur sainte croisade !

EUGÈNE SUE,...............................
Représentant du Peuple...................

26 août 1851.


  1. Qui l’a fait couler, ce sang ? n’est ce pas la fanatique et abominable intolérance de l’Église, en ameutant toutes les fureurs catholiques de l’Europe contre les réformés, qui ne demandaient qu’à exercer paisiblement leur culte ?