Les Mystères du peuple — Tome II
LE COLLIER DE FER — Chapitre III


CHAPITRE III.


Le seigneur Diavole. — Le portier Camus. — Le cuisinier Quatre-Épices. — Le seigneur Norbiac. — Les amoureux de la belle Gauloise. — Sylvest se rend à la maison de Siomara. — L’eunuque. — Les prodiges. — La magicienne. — Belphégor.




Sylvest avait pour maître le seigneur Diavole, descendant d’une noble famille romaine établie dans la Gaule provençale, conquise par les Romains depuis près de deux siècles, et ainsi devenue une nouvelle Italie. Jeune, dissipateur, débauché, oisif, comme tous les gens de race noble, il se serait cru déshonoré par le travail (A), et il empruntait aux usuriers, en attendant impatiemment la mort de son père, le seigneur Claude, riche homme, dont le revenu considérable provenait du travail de deux ou trois mille esclaves, artisans de toutes sortes de métiers, qu’il louait tant la journée à des entrepreneurs (B). Ceux-ci exploitaient à leur tour ces malheureux, de sorte que leur travail devait ainsi produire à la fois un gros revenu pour leur maître et un bénéfice pour l’entrepreneur qui, chargé de la nourriture et de l’entretien des esclaves, les laissait presque nus et leur donnait une nourriture insuffisante qui eût répugné à des animaux. Écrasé de travail, épuisé par la fatigue et la faim, l’esclave sentait-il les forces lui manquer, l’entrepreneur les réveillait au moyen du fouet, de l’aiguillon, et souvent lui sillonnait le dos et les membres avec des lames ardentes rougies au feu (C), menus supplices, car l’évasion, le refus de travail, la révolte étaient punis de peine aussi atroces que variées commençant à la torture et finissant à la mort.

Sylvest, reconduit chez le seigneur Diavole, son maître, par les gens de Faustine, s’attendait à un rude châtiment. Absent pendant toute la nuit sans permission, il rentrait à une heure assez avancée de la matinée, manquant ainsi à tous ses devoirs domestiques, puisque Sylvest était valet. Cette servitude, moins dure peut-être, mais souvent plus cruelle que celle d’esclave artisan ou d’esclave de labour, il l’avait subie en suite de plusieurs événements qui suivirent l’horrible mort de son père Guilhern, dont il parlera plus tard. Oui, cette condition servile, il l’avait subie, lui, de race fière et libre, lui petit-fils du brenn de la tribu de Karnak, préférant même cet esclavage, parce qu’il savait qu’au grand jour de la justice et de la délivrance, les Gaulois de l’intérieur des villes et des maisons devaient puissamment aider à la révolte contre les Romains.

Réduit à la ruse jusqu’au moment où il pourrait utilement employer la force, Sylvest, comme tant d’autres de ses compagnons, cachait sa haine de l’oppression, son amour pour la liberté de son pays, sous un masque humble et riant ; car, avec Diavole, il avait toujours le mot pour rire, oui, il faisait le plaisant, le bon valet, l’effronté coquin ; il se réjouissait des odieux penchants de son maître cruel et pervers, voyant avec contentement cette dure et méchante âme se perdre en ce monde-ci, pour aller revivre de plus en plus malheureuse dans les autres mondes. Cela aidait Sylvest à attendre patiemment le grand jour de la vengeance.

(Ô mon fils !… toi pour qui j’écris ce récit, afin d’obéir aux ordres de mon père, comme il a obéi aux ordres du sien, tu excuseras ma lâche dissimulation… tu maudiras ceux qui m’y forçaient ; hélas ! le temps de briser nos fers et de combattre à ciel ouvert, comme nos aïeux, n’était pas encore venu ; et puis, mon enfant, si fermement trempée que soit une race, l’air empoisonné de l’esclavage la pénètre et l’abâtardit toujours.

Tu le verras dans ces récits, notre aïeule Margarid et les autres femmes de notre famille ont tué leurs enfants et se sont tuées ensuite, dans leur indomptable horreur de la servitude. Mon père Guilhern, homme mûr cependant, s’est, jusqu’à sa mort, et surtout, il est vrai, par tendresse pour moi, résigné à un esclavage que son père Joel n’aurait pas supporté un seul jour… Non, à la première occasion, il eût tué son fils, et après se serait tué. De même aussi, mon père, toujours taciturne et farouche, comme un loup à la chaîne, n’aurait pu prendre son parti de l’esclavage, comme moi je le prends. Peut-être, enfin, pauvre enfant, condamné par ta naissance à la servitude, peut-être, si nos libertés ne sont pas reconquises de ton vivant, dégénéreras-tu encore plus que moi de cette superbe haine de l’asservissement… une des mâles vertus de nos ancêtres… Pourtant, c’est dans l’espoir que leur exemple te donnera des forces pour lutter contre cette dégradation que je te lègue ces pieux récits de famille, en y ajoutant celui-ci.)

Sylvest a donc été ramené dans la matinée chez son maître. Le seigneur Diavole habitait une belle maison de la ville d’Orange, maison située non loin du cirque où combattent les gladiateurs et où les esclaves sont parfois livrés aux bêtes féroces.

Le portier, vêtu d’une livrée verte, couleur de la livrée du maître, était comme d’habitude enchaîné par le cou dans le vestibule, ainsi que l’est un chien de garde (D). Deux fois fugitif, il avait été puni par la perte des oreilles et du nez, cela lui donnait une figure hideuse ; à la place du nez, on ne voyait que deux trous qui lui servaient à respirer ; sur son front rasé, on voyait deux lettres marquées au fer chaud dans la chair vive, un F romaine et un O grec (E). C’était un Gaulois d’Auvergne, toujours sombre et morne. Le seigneur Diavole l’avait surnommé Cerbère, en raison de ses fonctions de portier ; mais, lorsqu’il lui eut fait couper le nez, il le nomma, par dérision, Camus. La longueur de sa chaîne lui permettait d’ouvrir la porte ; il l’ouvrit au gardien qui ramenait Sylvest, lorsque celui-ci eut frappé avec le marteau de bronze représentant une figure obscène.

L’esclave cuisinier, nommé Quatre-Épices, sortait d’un couloir et entrait dans le vestibule au même instant que Sylvest et le gardien. Quatre-Épices, s’étant une fois évadé de chez un de ses maîtres, avait eu le pied droit coupé ; il marchait au moyen d’une jambe de bois. Il était Suisse de nation et d’une inébranlable fermeté dans la douleur. Un jour, le seigneur Diavole, ayant fait venir un surmulet d’Italie, au prix de deux cents sous d’or, convia ses amis à manger ce mets délicat et dispendieux. Ce surmulet fut mal cuit ; Diavole, irrité, fit venir Quatre-Épices devant ses convives : on l’attacha sur un banc, et, au moyen de lardoires garnies de lard, l’aide-cuisinier, sous la menace du même traitement, fut obligé de larder l’échine de Quatre-Épices (F). Celui-ci ne poussa pas une plainte : les jours suivants ses repas furent encore plus exquis que de coutume… Mais, deux mois après son supplice, il prévint en confidences Sylvest et les autres esclaves que ce jour-là, jour de grand festin, tous les mets seraient empoisonnés. Sylvest, malgré la cruauté du seigneur Diavole, trouvant cette vengeance lâche et atroce, dissuada difficilement Quatre-Épices de cette action, lui disant que peut-être l’heure de la révolte sonnerait bientôt : cela fit patienter Quatre-Épices.

— Ah ! mon pauvre camarade ! — dit le cuisinier à Sylvest en l’apercevant, — une lamproie écorchée vive est moins rouge et moins saignante que ton dos ne le sera tout à l’heure… Notre maître est furieux… Je ne l’ai jamais vu dans une pareille colère… si tu avais voulu… pourtant…

Et il fit à la dérobée le geste de prendre une pincée de poudre entre ses deux doigts, rappelant ainsi ses projets d’empoisonnement. Sylvest, certain d’avance du sort qui l’attendait, dit au gardien :

— Suis-moi… je vais te conduire à l’appartement de mon maître.

Et tous deux sont entrés dans la chambre du seigneur Diavole. Il

était en robe du matin… À la vue de son esclave, il devint pâle de rage, et, le menaçant du poing, il s’écria avant que le surveillant eût dit un mot :

— Ah ! te voilà enfin, scélérat !… Par Pollux ! je ne te laisserai pas un pouce de peau sur les épaules et un ongle aux mains !… Je rentre cette nuit impérialement ivre, et personne pour me porter à mon lit ! Ce matin, personne pour me chausser, m’habiller, me friser, me raser… (G) D’où viens-tu, infâme coquin ?…

— Seigneur, — dit le surveillant, — nous avons surpris ce vagabond, dès l’aube, dans le parc de la villa de notre honorée maîtresse Faustine… Il se trouvait là avec une des esclaves du logis… Au lieu de châtier ce misérable, nous l’avons amené ici, instruits par notre honorée maîtresse des égards que l’on se doit entre nobles personnes.

— Tiens, voilà pour toi, — reprit Diavole en donnant au surveillant une pièce d’argent. — Tu salueras Faustine de la part de Diavole, et tu l’assureras que ce bandit sera puni selon ses mérites, pour avoir eu l’audace de s’introduire dans le parc de cette noble dame.

Le surveillant sortit : Sylvest resta seul avec son maître.

— Ainsi, gibier de potence ! — s’écria Diavole, — tu vas courir la nuit hors des portes de la ville pour t’accoupler avec une…

— C’est cela… risquez les étrivières, les aiguillons, la mort peut-être, pour le service de votre maître, — répondit effrontément Sylvest à Diavole en l’interrompant ; — telle est la récompense qu’on reçoit ici !

— Comment, pendard ! tu oses…

— Privez-vous de sommeil, épuisez-vous de fatigue… et voilà comme on est accueilli !…

— Par Hercule ! est-ce que je veille ? est-ce que je rêve ?…

— Allez, seigneur, vous ne méritez pas d’avoir un esclave tel que moi…

— Voilà du nouveau… il me réprimande…

— Mais désormais je ne serai point si sot que de me crever à votre service…

— Et je n’ai pas là un bâton ! — reprit Diavole en regardant autour de lui, stupéfait du redoublement d’effronterie de son esclave. — Comment, pendard ! c’est pour mon service que tu vas courtiser une de tes pareilles à une lieue d’ici ?…

— C’est pour moi, peut-être ?

— Quel impudent coquin !…Ainsi, c’est pour moi que…

— Tous les maîtres sont des ingrats, vous dis-je !…

— Décidément, ce misérable fait-il le fou pour échapper au châtiment qu’il mérite ?

— Fou ? moi !… jamais je n’ai eu plus de raison… Écoutez, seigneur : que m’avez vous dit hier matin ?

— Hier matin ?…

— Oui, seigneur… Ne m’avez-vous pas dit : « Ah ! mon cher Sylvest ! » Car, lorsque vous avez besoin de moi, je suis votre cher Sylvest.

— Par Jupiter ! est-ce assez d’insolence ? Y aura-t-il jamais assez de verges à te casser sur les épaules ?… (H)

— « Ah ! mon cher Sylvest ! » me disiez-vous, seigneur, « nuit et jour je pense à l’admirable beauté de cette courtisane que l’on appelle la belle Gauloise, tout nouvellement arrivée d’Italie à Orange. Je ne l’ai vue qu’une fois au cirque, au dernier combat des gladiateurs, et j’en raffole… Mais il faudrait un pont d’or pour arriver jusqu’à elle… et mon bourreau de père ! mon ladre, mon avaricieux, mon grippe-sou de père, ne veut pas mourir, le traître !.. » Pardonnez-moi, mon maître, de parler ainsi du seigneur Claude ; mais ce sont vos propres paroles que je répète…

— Comment, impudent hâbleur ! tu veux me persuader que ta course de cette nuit, employée à aller courtiser une esclave de Faustine, a le moindre rapport avec mon amour pour la belle Gauloise ?

— Certes…

— Tu oses…

— Dire la vérité, seigneur.

— Par Hercule ! c’est aussi trop se jouer de moi !… Écoute ceci : Tu connais, n’est-ce pas, certain banc garni de chevalets, de poulies et de poids ?

— Oui, seigneur, je le connais parfaitement ; j’en ai tâté… On vous étend d’abord sur le banc, les mains liées au-dessus de la tête ; ensuite on vous attache aux pieds un poids fort lourd ; puis, au moyen d’un très-ingénieux tourniquet, on tend violemment la corde qui vous lie les mains : il en résulte nécessairement que, le poids qui pend à vos pieds pesant de son côté, vous avez tous les membres disloqués (I) ; de sorte qu’à la longue on finit par y gagner quelques lignes de taille…

— Tu serais devenu géant, effronté drôle ! si tu avais seulement gagné une ligne chaque fois que tu as été attaché sur ce banc pour tes scélératesses… Mais je t’y fais étendre à l’instant si à l’instant tu ne me prouves quel rapport il y a entre ta fuite de cette nuit et la belle Gauloise… Comprends-tu ?

— Seigneur, rien n’est plus clair.

— Prends garde à toi…

— N’avez vous pas ajouté, seigneur, en parlant de la belle Gauloise : « Ah ! mon cher Sylvest ! si tu pouvais imaginer un moyen pour me rapprocher de cet astre de beauté !… »

— Mais, misérable !… qu’a de commun avec cela l’esclave de Faustine ?…

— Un peu de patience, seigneur… Or, moi, n’ayant plus qu’une pensée, celle de servir un maître… qui pourtant me récompense si mal de mon zèle…

— Encore !…

— Un heureux hasard me rappelle qu’une esclave de mon pays, filandière dans les fabriques de l’intendant de la noble Faustine, m’avait parlé, il y a peu de jours, ou plutôt peu de nuits ; car, seigneur, lorsque vous allez à ces festins qui doivent durer deux jours et trois nuits, vous me permettez parfois de disposer de quelques heures…

— Et j’en suis bien payé ! — reprit Diavole singulièrement radouci au nom de la belle Gauloise. — Continue, drôle.

— Je me souvins donc que cette esclave m’avait dit quelques mots de la belle Gauloise, notre compatriote ; ignorant alors que cela vous pouvait intéresser, seigneur, je n’avais pas prêté grande attention à ses paroles… Mais, hier, après votre confidence de la matinée, elles me sont revenues à l’esprit… J’étais à peu près certain de rencontrer l’esclave à l’endroit où elle vient souvent m’attendre à tout hasard ; comptant être de retour ici avant vous, seigneur, je cours à la villa de la noble Faustine, je trouve l’esclave, je lui parle de la belle Gauloise… Ah ! seigneur !…

— Quoi ? Achève donc !…

— Si vous saviez ce que j’apprends !…

— Finiras-tu, pendard ?…

— La belle Gauloise… est ma sœur…

— Ta sœur !…

— Oui, seigneur…

— Ta sœur ? Mensonge !… Tu veux échapper au fouet en me faisant ce conte…

— Seigneur, je vous dis la vérité… La belle Gauloise doit avoir de vingt-cinq à vingt-six ans ; elle est, comme moi, de la Gaule bretonne ; elle a été achetée tout enfant, après la bataille de Vannes, par un vieux et riche seigneur romain nommé Trymalcion.

— En effet, Trymalcion, mort depuis longtemps, a laissé en Italie un renom de magnificence et d’extrême originalité dans ses débauches. Comment ! il serait possible… la belle Gauloise est ta sœur ? — reprit Diavole ayant tout à fait oublié sa colère. — Ta sœur… elle ?…

Sylvest, quoiqu’il lui en eût coûté de parler de sa femme et de sa sœur avec cette apparence de légèreté, s’était résigné à cette feinte ; il avait ses projets… Mais son entretien avec son maître fut interrompu par l’arrivée d’un ami de Diavole, jeune et riche Gaulois de Gascogne, nommé Norbiac, fils d’un de ces traîtres ralliés à la conquête romaine.

Diavole était célèbre par ses débauches, ses dettes et ses maîtresses ; le seigneur Norbiac le prenait pour modèle, s’efforçant d’imiter son insolence, sa corruption, et jusqu’à la façon de ses vêtements ; car ces Gaulois dégénérés, reniant leurs costumes, leur langue, leurs dieux, mettaient leur vanité à copier servilement les mœurs et les vices des Romains.

Après avoir échangé quelques paroles amicales, le maître de Sylvest dit au jeune Gaulois :

— Vous permettez, Norbiac, que l’on me rase devant vous ? Je suis ce matin fort en retard pour ma toilette, grâce à ce pendard, — et Diavole montra Sylvest, — que j’allais rouer de coups quand vous êtes entré…

— J’ai, ce matin aussi, assommé un de mes esclaves… — répondit Norbiac en gonflant ses joues. — C’est la seule manière de traiter ces animaux-là…

Sylvest s’était mis en devoir de raser Diavole… Toutes les fois que l’esclave tenait ainsi à sa portée la gorge de son maître, sur laquelle il promenait le tranchant du rasoir, il se demandait, avec un étonnement toujours nouveau, si c’était par excès de confiance envers ses esclaves, ou par excès de mépris pour eux, qu’un maître, souvent impitoyable, livrait ainsi chaque jour sa vie à leur merci ; mais Sylvest eût été incapable de se venger par un meurtre si lâche !… Or, pendant qu’il rasait Diavole, l’entretien continua de la sorte entre lui et Norbiac :

— Je viens, — dit le jeune Gaulois, — vous apprendre une mauvaise nouvelle et vous demander un service, mon cher Diavole !

— Débarrassons-nous d’abord de la mauvaise nouvelle, nous parlerons ensuite du service que vous attendez de moi… L’ennui avant le plaisir…

— Ah ! mon ami ! il n’y a que vous autres Romains pour donner aux choses ce tour agréable : L’ennui avant le plaisir… — répéta Norbiac d’un air charmé. — Combien nous sommes barbares auprès de vous, nous autres de cette grossière et sauvage race gauloise !… Enfin, soit, débarrassons-nous donc de la mauvaise nouvelle.

— Quelle est-elle ?

— Je viens d’apprendre par un de mes amis, qui arrive du centre de la Gaule, que notre brave armée romaine s’est mise, hélas !… en route pour retourner en Italie…

— Vous dites notre brave armée romaine, vous, Gaulois conquis ? — reprit Diavole en riant. — Voilà qui est d’un cœur pacifique !

— Certes, notre brave armée romaine… et n’est-ce pas, en effet, notre brave armée ? notre chère armée ? notre armée bien-aimée ? la protectrice de notre sécurité ? de nos plaisirs ?… Qu’elle s’éloigne, ainsi qu’Octave-Auguste en a donné l’ordre funeste, qu’allons-nous voir peut-être ? Les troubles renaître… ces misérables populations du centre et de l’ouest de la Gaule, comprimées à grand’peine, tenter de se soulever encore à la voix de leurs endiablés druides !… Alors de nouveaux chefs de cents vallées, de nouveaux Ambiorix, de nouveaux Drapès, sortent de dessous terre… car, plus on en tue, de ces bêtes enragées, plus il en renaît ; la révolte gagne du terrain, arrive jusqu’ici, et je vous demande un peu ce que deviennent nos plaisirs, nos folles nuits d’orgie, nos festins qui durent d’un soleil à l’autre ?

— Rassurez-vous, Norbiac… Octave-Auguste sait ce qu’il fait ; s’il retire l’armée romaine de l’ouest et du centre de la Gaule, c’est qu’il est certain que toute pensée de rébellion est éteinte chez vos sauvages compatriotes !… Eh ! eh ! ils ont été si souvent et si rudement châtiés par le grand César, qu’il leur a bien fallu renoncer à leurs ridicules idées d’indépendance… Et puis, voyez-vous, avec un bon joug ferré, un aiguillon pointu, une lourde charrue derrière eux, peu de sommeil et très-peu de nourriture, les plus farouches taureaux s’assouplissent à la longue…

— Que les dieux vous entendent, cher Diavole ! mais je ne suis pas rassuré… Ah ! si vous saviez où l’on peut mener ces brutes avec ces mots insipides : Liberté de la Gaule ! haine à l’étranger !… Or, je vous demande un peu en quoi vous nous gênez, vous autres Romains, depuis que vous nous avez conquis ?… Rendez-vous notre vin moins généreux ? nos maîtresses moins belles ? nos repas moins délicieux ? nos chevaux moins ardents ? nos vêtements moins riches ? Voyons… parce que l’on est sujet romain au lieu d’être Gaulois indépendant, comme disent ces bêtes farouches !… en dîne-t-on moins bien ?… On paye de lourds impôts, soit ; qu’est-ce que l’impôt pour nous autres seigneurs ? une parcelle de notre superflu… Mais on est gouverné par l’étranger !, comme ils disent encore… Eh bien ! où est le mal ? Au moins l’on jouit en paix de ce qui vous reste… Révoltez-vous, au contraire, qu’y gagnez-vous ? De risquer votre peau et d’être traîné en esclavage… Aussi, moi, quand je vois des Gaulois esclaves, je leur dis : Tant mieux, maîtres sots ! voilà où conduit l’amour de la liberté… Mon père n’a pas cru à cette chimère ; il a vendu ses biens, est venu s’établir dans cette riante Provence, sous la protection des Romains, et il y a vécu, et j’y vis avec délices !…

— Et, au lieu d’adorer vos sombres et barbares divinités, mon cher Norbiac, — reprit en riant Diavole, — vous adorez le gai Bacchus, aux pampres verts, le robuste Priape, le gracieux Ganymède, ou Vénus Aphrodite, la mère des amours faciles !…

— Tenez, Diavole, j’ai doublement honte d’être Gaulois, quand je songe que, pendant d’innombrables siècles, nos pères ont été assez sauvages, assez stupides, pour courber le front devant ces divinités refrognées qui leur apprenaient à mourir ! à superbement mourir ! Par Bacchus et Vénus, vos aimables dieux, ce qu’il faut apprendre, c’est à vivre, à joyeusement vivre… et pour professer et pratiquer la joyeuse vie, je m’incline devant vous, seigneurs romains, humble écolier que je suis… Car, s’ils dominent le monde par les armes, ils l’asservissent par le plaisir, — ajouta Norbiac semblant très-flatté de son esprit ; — mais maintenant que je vous ai dit ma mauvaise nouvelle, et bien que je ne partage pas votre sécurité, j’arrive au service que je viens vous demander.

— Un mot, cher Norbiac ; vous êtes voisin de Junius… Savez-vous si sa fille, la belle Lydia…

— Morte… mon cher… morte ce matin au point du jour…

— Voilà ce que je craignais d’apprendre ; car, hier soir, l’on conservait à peine l’espoir de la sauver.

— Pauvre jeune fille !… Une vestale n’était pas plus chaste, dit-on…

— Aussi excitait-elle autant d’admiration que de curiosité, car les vestales sont rares à Orange, mon cher Norbiac. Ah ! les gardiens du tombeau de Lydia vont avoir fort affaire cette nuit…

— Pourquoi ?

— Et les magiciennes ?

— Comment ?

— Ignorez-vous donc qu’elles rôdent toujours autour des tombeaux (J), afin d’emporter quelque bribe humaine pour leurs sortilèges ?…

— En effet, j’ai ouï dire…

— Et il paraît surtout que le corps d’une jeune vierge trépassée est précieux pour leurs maléfices ; aussi, vous le disais-je, comme peu de filles meurent vestales à Orange, les gardiens du tombeau de Lydia auront à repousser des assauts de sorcières… Junius est de mes amis… Il sera inconsolable de la mort de sa fille… Que Bacchus et Vénus lui viennent en aide !… Et maintenant, cher Norbiac, dites-moi quel service je peux vous rendre, et disposez de moi…

— Votre charmant poëte Ovide vient d’écrire l’Art d’aimer ; c’est bien : mais qu’est-ce que l’art d’aimer sans l’art de plaire ? — Et Norbiac se sourit encore à lui-même avec satisfaction. — Or, je vous reconnais humblement passé maître en cet art de plaire, mon cher Diavole ; aussi je viens, moi, Gaulois barbare, vous demander conseil.

— Vous êtes amoureux ?

— Passionnément, éperdument, follement.

— D’une femme ?

— Comment ? — dit Norbiac, surpris.

Puis, se ravisant, il répondit en riant :

— Que je suis novice encore !… Oui, je suis amoureux d’une femme… et vous allez rire de la bassesse de mes goûts : j’aime une courtisane…

— La belle Gauloise, peut-être ?…

— D’où vient votre étonnement, Diavole ?… Est-ce que, vous aussi ?…

— Moi ?… Par Hercule ! je me soucie de la belle Gauloise comme de faire donner des étrivières à ce drôle que voilà, et qui n’a jamais été plus longtemps à me raser… Finiras-tu, pendard ?

— Seigneur, vous remuez tellement en parlant, — dit Sylvest à son maître, — que je crains de vous couper.

— Commets une pareille maladresse, et la plus légère égratignure à mon menton se traduira, je t’en préviens, en lambeaux de chair enlevés sur ton dos… Vous disiez donc, mon cher Norbiac, que vous étiez amoureux fou de la belle Gauloise ?… Sans partager votre goût, je l’approuve ; car, par Vénus ! sa patronne, on ne saurait être plus charmante. Mais, qui vous arrête ? Vous êtes riches, très-riche ; vous avez la clef d’or ; le bon Jupin s’en est servi pour entrer chez Danaë… Imitez-le…

— Combien cet exemple prouve encore la supériorité de vos dieux sur les nôtres !… Ce n’est pas chez ces farouches que l’on trouverait ces divins enseignements… Mais, hélas ! la clef d’or ne sert de rien pour entrer chez la belle Gauloise.

— Comment ! une courtisane ?

— Ignorez-vous donc que celle-ci, mon cher Diavole, n’est pas une courtisane comme une autre ?

— Et quelle différence y a-t-il ?

— D’immenses et de toutes sortes…

— Vraiment ?

— D’abord, vous savez que, dès qu’une célèbre courtisane arrive dans une ville, ces honnêtes commères, dont votre obligeant Mercure est le patron… Encore un fort aimable dieu que celui-là…

— Ils sont tous ainsi, sauf le bonhomme Pluton… et encore s’amuse-t-il parfois à chiffonner les Parques.

— Je disais donc que, dès l’arrivée d’une nouvelle courtisane, ces honnêtes commères dont nous parlons, se rendaient aussitôt près d’elle pour lui offrir leurs services.

— Sans doute, de même que les courtiers vont faire leurs offres aux capitaines de tous les navires entrant dans le port ; c’est la règle du commerce.

— Eh bien ! non-seulement ces honnêtes commères n’ont pas été reçues par la belle Gauloise, mais elles ont été brutalement accueillies, et non moins brutalement chassées par un vieil eunuque méchant comme un cerbère.

— Hum !… cela commence à devenir très-inquiétant pour vous, mon cher Norbiac.

— Ce n’est pas tout ; car vous saurez que j’ai dix espions en campagne.

— Bonne précaution.

— La belle Gauloise habite une petite maison près du temple de Diane ; mes espions n’ont pas quitté son logis de l’œil, depuis le jour où je l’ai vue au cirque et où elle a produit une si profonde sensation…

— C’est la vérité… j’y étais… Vous disiez, cher Norbiac, que vos espions…

— Se sont relayés nuit et jour, et, sauf deux servantes, ils n’ont vu sortir ni entrer personne chez la Gauloise… Je ne sais combien de litières, de chars, de cavaliers, se sont arrêtés à sa porte ; mais toujours le vieil eunuque, la figure farouche, les renvoyait sans vouloir entendre à rien…

— Alors que vient-elle faire à Orange, cette belle Gauloise ?

— C’est ce que tout le monde se demande ; enfin, avant-hier, plusieurs jeunes seigneurs romains, trouvant impertinente cette sauvagerie de la belle Gauloise… Mais vous savez sans doute l’aventure ?

— Non, par Hercule !… Continuez.

— Ces jeunes seigneurs, accompagnés de plusieurs esclaves armés de haches et de leviers, ont ordonné à ces coquins d’enfoncer la porte de la belle Gauloise…

— Par la vaillance de Mars ! un assaut en règle…

— L’assaut a été aussi vain que le reste ; car, grâce à je ne sais quelle intelligence secrète, le préfet de la ville, presque aussitôt instruit du siège de la maison de la courtisane, a envoyé à son secours un centurion suivi de ses soldats… Et, malgré la qualité des jeunes seigneurs, deux d’entre eux ont été conduits dans la prison du prétoire…

Sylvest, durant cet entretien qui l’intéressait profondément, avait prolongé autant que possible les soins de son service ; cependant, craignant d’éveiller les soupçons de son maître, il allait s’éloigner, lorsque Diavole lui dit :

— Reste !…

Et s’adressant à Norbiac :

— Je dis à ce drôle de rester parce qu’il pourrait nous servir.

— Comment ! — demanda le Gaulois, — cet esclave pourra ?…

— Je m’expliquerai tout à l’heure. Continuez…

Sylvest resta donc dans un coin de la chambre, à la fois satisfait et très-surpris de l’ordre de son maître.

Norbiac continua :

— Il ne reste presque plus rien à vous apprendre, mon cher Diavole, sinon que je suis allé moi-même affronter le Cerbère… le vieil eunuque, homme à figure blafarde et gros comme un muid ; je lui ai offert cinq cents sous d’or pour lui, s’il voulait seulement m’écouter…

— Par Plutus ! voilà parler… et surtout agir en homme sensé… Eh bien, l’eunuque a-t-il ouvert l’oreille ?

— Il m’a répondu dans je ne sais quel barbare langage… moitié romain…

— Moitié gaulois peut-être ? — dit en raillant Diavole.

— Probablement ; car, grâce aux dieux, j’ai presque oublié le peu que m’avait appris ma nourrice de cette langue sauvage ; mais enfin, j’ai suffisamment compris l’eunuque pour être certain que toutes mes offres seraient vaines ; maintenant, mon cher Diavole, que me conseillez-vous ? Non-seulement, je suis fou de la belle Gauloise, mais la résistance, la difficulté augmentent encore ma passion… Jugez donc… triompher là où tant d’autres ont échoué !…

— Cela ferait la réputation d’un homme… et, huit jours durant, l’on ne parlerait que de vous dans Orange !

— Aussi me suis-je dit : le cher Diavole peut seul me conseiller en sa qualité de passé-maître en fait de séductions et d’intrigues amoureuses.

— Mon cher Norbiac, faites ce soir une offrande à Vénus de deux couples de colombes en or ciselé… Les prêtres de la bonne déesse préfèrent l’or à la plume.

— Une offrande à Vénus ? Pourquoi ?

— Parce qu’elle vous protège.

— Expliquez-vous.

Diavole, s’adressant alors à Sylvest, lui dit :

— Approche…

Sylvest approcha.

Son maître reprit :

— Mon cher Norbiac, regardez ce drôle.

— Cet esclave ! votre valet ?

— Oui, examinez-le attentivement.

— Est-ce une plaisanterie ?

— Non, par Hercule !… Voyons, ne trouvez-vous pas une certaine et vague ressemblance… environ comme d’une oie à un cygne ?

— Une ressemblance… avec quel cygne ?

— Avec la belle Gauloise… vos amours.

— Lui ?… Vous vous moquez !

— Je ne me moque point… Sur cette tête rasée, figurez-vous des cheveux blonds ; au lieu de cette face brûlée par le soleil, imaginez un teint de lis et de roses.

— En effet, je ne l’avais pas attentivement regardé, cet esclave, — dit Norbiac en examinant Sylvest, — et, s’il est blond, il a comme la belle Gauloise, chose peu commune, les yeux noirs. Oui, plus je le considère, plus je trouve en effet une vague ressemblance…

— Cela vient sans doute de ce qu’il n’est pas tout à fait du même père que sa sœur, — reprit Diavole en éclatant de rire.

Sylvest sentit que s’il avait tenu en ce moment son maître sous son rasoir, il l’eût peut-être égorgé.

— Mais enfin, — reprit Diavole, — le père a été suffisamment représenté, pour que vous reconnaissiez dans ce drôle le frère de la belle Gauloise.

— Son frère !… Cet esclave ?

— Lui et votre belle ont été vendus enfants, il y a environ dix-huit ans de cela, après la bataille de Vannes ; il me contait justement tout à l’heure cette histoire. Est-ce vrai, pendard ?

— C’est la vérité, seigneur, — a répondu Sylvest, croyant rêver, car il ne pouvait concevoir le dessein de son maître.

— Tu es son frère ? — s’écria le Gaulois en s’adressant à Sylvest, — alors tu dois savoir…

Diavole l’interrompit :

— Il a seulement appris hier sa parenté, — se hâta-t-il de dire ; — jusqu’alors il n’avait pas vu la belle Gauloise, et il ignorait qu’elle fût sa sœur. Comprenez-vous maintenant, cher Norbiac, que si les entremetteuses, les riches seigneurs ont vu la porte se fermer à leur nez, elle s’ouvrira devant un frère ?

— Ah ! Diavole… mon ami ! mon généreux ami, vous me sauvez !

— Maintenant retenez bien ceci ; il n’y a pas non-seulement de courtisane, mais de femme, mais de patricienne, mais d’impératrice, qui ne se puisse acheter, il faut seulement choisir l’heure et mettre le prix.

— Toute ma fortune, s’il le faut !

— C’est déjà quelque chose.

— Mon oncle est très-riche ; j’emprunterai sur son héritage.

— Cela suffira peut-être… Mais, vous le savez, ou vous devez le savoir, cher Norbiac, une femme aime toujours voir la couleur des promesses qu’on lui fait ; il y a tant de fripons, même parmi nous autres ! Je suis donc certain que, si ce drôle se présente d’abord de votre part avec une bonne cassette pleine d’or, comme simple échantillon de votre magnificence…

— Diavole, vous êtes la perle des amis ; je cours donc chez mon banquier prendre deux mille sous d’or… Mais, de cet esclave… vous répondez ?

— Il sait d’abord que je lui ferai couper les pieds et les mains s’il refusait de vous servir ; puis, comme cette race est naturellement pillarde, si vous lui confiez votre or, je ne le quitterai pas que je ne l’ai vu entrer devant moi chez la belle Gauloise.

— Ah ! mon ami, voilà de ces services… impossibles à reconnaître, — s’écria Norbiac. — Je cours chercher l’or… ma litière est en bas, et je reviens bientôt.

Et il sortit.

Sylvest, resté seul avec son maître, le regardait tout ébahi.

— À nous deux maintenant, pendard… As-tu compris mon dessein ?

— Non, seigneur.

— Quelle brute ! En vertu de ton titre de frère… tu auras accès chez la belle Gauloise.

— Peut-être, seigneur… Je ne sais si je pourrais…

— Je te fais écorcher vif si aujourd’hui tu n’es pas reçu chez elle. Est-ce clair ?

— Très-clair, seigneur. Je m’introduirai donc chez ma sœur.

— Avec la cassette d’or du Gaulois.

— Cassette que je lui offrirai comme un échantillon de la générosité du seigneur… ?

— Du seigneur Diavole… double butor !… Oui, tu offriras cette cassette à la belle Gauloise comme une faible preuve de ma magnificence de ton maître, qui t’a accompagné, diras-tu, jusqu’à la porte de la maison ; et, pour convaincre ta sœur, tu la feras venir à sa fenêtre, afin qu’elle me voie attendant sur la place… Comprends-tu enfin, pendard ?

— Seigneur, je comprends. Vous vous servirez de l’or du seigneur Norbiac pour séduire la belle Gauloise à votre profit… J’admire tant de génie !

Sylvest avait feint de vouloir servir l’amour de son maître, pour trouver le moyen et la facilité de se rapprocher de Siomara et d’échapper, non aux tortures, il savait les endurer, mais à la prison, dont aurait pu être punie sa dernière absence nocturne, captivité qui l’eût empêché de voir sa sœur aussi prochainement qu’il le désirait.

Le seigneur Norbiac, ayant apporté sa cassette remplie d’or, combla Diavole de nouveaux remerciements, et se retira en le suppliant de l’instruire le plus promptement possible du bon ou du mauvais succès de l’entrevue de Siomara et de l’esclave. Celui-ci, portant la cassette, et suivi de près par son maître, se rendit à la tombée du jour vers le temple de Diane, non loin duquel se trouvait la maison de la belle Gauloise ; il frappa : bientôt, à travers la porte entre-bâillée, il aperçut la figure de l’eunuque, vieillard d’une grosseur démesurée. Au milieu de sa face bouffie, imberbe, grasse et blafarde, l’on ne voyait que deux petits yeux noirs, perçants et méchants comme ceux d’un reptile ; quelques mèches de cheveux blancs sortaient de dessous son chaperon, noir comme sa robe. Il portait des chausses rouges et de vieilles bottines jaunes. Ce vieillard dit brusquement à Sylvest de sa voix claire et perçante :

— Que veux-tu ?

— Voir ma sœur.

— Qui, ta sœur ?

— Siomara.

— Tu es le frère de Siomara ?

— Oui.

— Sauve-toi, imposteur ! sinon je te fais goûter d’un bâton de cormier que j’ai là derrière la porte… hors d’ici, drôle !

— J’avais prévu votre incrédulité, j’apporte avec moi les preuves que Siomara est ma sœur ; si vous me refusez accès auprès d’elle, je saurai, par un moyen ou un autre, lui apprendre qui je suis, et que j’habite Orange.

Ces mots parurent à la fois surprendre l’eunuque et le faire réfléchir ; il devint soucieux, inquiet, et, tenant toujours la porte entrebâillée, il dit à l’esclave en attachant sur lui ses petits yeux de vipère :

— Ton nom ?

— Sylvest.

— Le nom de ton père ?

— Guilhern.

— De ton grand-père ?

— Joel, le brenn de la tribu de Karnak.

— Le nom de ta mère ? de ta grand’mère ?

— Ma mère s’appelait Hénory, ma grand’mère Margarid.

— Où as-tu été vendu ?

— À Vannes, avec mon père et ma sœur, après la bataille.

L’eunuque parut de plus en plus pensif et contrarié ; il garda le silence pendant quelques instants, laissant toujours Sylvest dehors, tandis que le seigneur Diavole, placé à peu de distance, ne quittait pas son esclave des yeux… Enfin l’eunuque dit à Sylvest :

— Viens…

Et la porte se referma sur lui.

L’eunuque, marchant le premier, suivit un étroit corridor, et entra bientôt dans une petite chambre dont il ferma soigneusement la porte ; puis il s’assit à côté d’une table, sortit de sa robe un long poignard très-acéré, le plaça près de lui à sa portée, et s’adressant à Sylvest d’un ton bourru :

— Quelques vains mots ne me prouvent pas, à moi, que tu sois le frère de Siomara…

— J’ai d’autres preuves.

— Lesquelles ?

— J’ai sur moi une petite faucille d’or, une clochette d’airain, legs de mon père, et de plus quelques rouleaux où sont racontés divers événements de famille… Si ma sœur vous a parlé de son enfance et de nos parents, vous verrez par ces écrits que je ne mens pas, et que je suis son frère.

— À moins, chose fort possible, que tu ne sois un vagabond qui aura volé ces objets après avoir tué le vrai Sylvest.

— Il est beaucoup d’autres choses relatives à notre famille dont je suis instruit ; moi seul je peux les savoir… quand je les aurai dites à Siomara, elle reconnaîtra qui je suis…

— Approche-toi de cette fenêtre, — dit l’eunuque, car le jour baissait de plus en plus ; — ou bien, attends, reprit-il ; et prenant un briquet et de l’amadou, il alluma une lampe, et ayant, à sa clarté, examiné longtemps et attentivement l’esclave, il dit :

— Ta figure sera peut-être pour moi une meilleure preuve de ce que tu avances que ces brimborions de faucille et de clochette.

Après avoir assez longtemps examiné les traits de Sylvest, l’eunuque hocha la tête et murmura comme se parlant à lui-même :

— Une pareille ressemblance n’est pas due au hasard… La Gauloise disait vrai… on devait, dans leur enfance, les prendre l’un pour l’autre…

— Ma sœur vous a donc parlé de moi ? — reprit Sylvest à l’eunuque les larmes aux yeux. — Elle s’est peut-être souvent rappelé son frère !…

— Oh ! très-souvent… C’est une créature qui n’oublie rien…

Et les traits du vieillard prirent une expression de raillerie sinistre.

— Et de mon père ? de ma mère ? ma sœur vous a-t-elle aussi souvent parlé ?…

— Très-souvent, — répondit le vieillard avec la même expression, — très-souvent… C’est la perle des filles et des sœurs !… Il est dommage qu’elle ne soit pas mariée, elle serait aussi la perle des épouses ! Mais que lui veux-tu, à ta sœur ?

— La voir… m’entretenir longuement avec elle.

— Vraiment !… Et qu’est-ce que cette cassette que tu tiens là sous ton bras ?

— C’est de l’or…

— Pour la belle Gauloise ?

— On m’a ordonné de le lui offrir.

— Ton maître, sans doute ? car ta tête rasée et ta livrée annoncent que tu es esclave domestique… Un valet pour frère !… il y a de quoi enorgueillir Siomara… De plus, tu fais l’entremetteur auprès de ta sœur… c’est d’un bon parent…

La fureur monta au front de Sylvest ; mais il se contint et reprit :

— Le hasard m’a offert ce soir le moyen de me rapprocher de ma sœur… je l’emploie…

— Soit… pose cette cassette sur la table… Et comment et quand as-tu su que la belle Gauloise était ta sœur ?

— Peu vous importe !…

— Ce maraud est tout abandon, toute confiance… Ainsi, tu veux voir ta sœur ? sans doute pour lui demander de te racheter des mains de ton maître ? ou pour gueuser auprès d’elle quelque aumône ?

— En cherchant à voir la fille de mon père, je cède au besoin de mon cœur ! — répondit fièrement Sylvest. — Une parcelle de l’or infâme qu’elle gagne pourrait me racheter de la torture et de la mort… que je préférerais la torture et la mort !…

— Entendez-vous ce coquin, avec sa tête rasée et sa souquenille de valet, parler de son honneur ? — dit l’eunuque ; et regardant Sylvest avec un redoublement de défiance, il ajouta : — Viendrais-tu, scélérat, faire honte à ta sœur de son métier ?…

— Plût aux dieux ! car j’aimerais mieux la voir tourner, pieds nus, la meule d’un moulin, sous le fouet d’un gardien, que vivre dans une honteuse opulence ! — s’écria Sylvest.

Ces mots prononcés, il les regretta, pensant qu’ils pouvaient empêcher l’eunuque de le conduire auprès de Siomars, de peur qu’elle n’écoutât les bons conseils de son frère. Mais, à sa grande surprise, l’eunuque, après avoir longtemps et de nouveau réfléchi, se frappa le front comme frappé d’une idée subite, prit la lampe d’une main, de l’autre son poignard, et dit à Sylvest.

— Suis-moi…

Le vieillard ouvrit la porte, précéda l’esclave dans un couloir tortueux où ils marchèrent durant quelques instants ; puis, soufflant soudain la lampe, il dit à Sylvest au milieu d’une obscurité profonde :

— Passe devant moi.

Sylvest obéit, quoique très-surpris, et se glissa, non sans peine, entre le gros eunuque et la muraille de l’étroit couloir.

— Maintenant, — reprit le vieillard, — va toujours devant toi jusqu’à ce que tu trouves un mur… L’as-tu rencontré ?

— Je viens de m’y heurter.

— Ne bouge pas et écoute bien.

L’eunuque cessa de parler, puis bientôt il ajoute :

— Qu’as-tu entendu ?

— J’ai entendu comme le bruit d’une coulisse glissant dans sa rainure.

— Tu devrais t’appeler Fine-Oreille… Adosse-toi au mur… Est-ce fait ?…

— Oui.

— Avance avec précaution un de tes pieds à un pas devant toi, comme pour tâter le terrain… Que sens-tu ?

— Le vide… — reprit Sylvest effrayé en se retirant vivement en arrière et s’adossant à la muraille.

— Oui, c’est le vide ! — reprit la voix de l’eunuque. — Si tu fais un pas pour sortir de ce recoin… tu tombes au fond d’un abîme… citerne abandonnée, où tu te briseras les os et dont tu ne sortiras plus, car je refermerai sur toi la trappe… maintenant béante à tes pieds !

— Pourquoi cette menace ?… Quel est votre but ?…

— Mon but est d’être certain que tu ne bougeras pas de là pendant que je vais ailleurs… Attends-moi…

Et l’esclave, entendant les pas du vieillard qui se retirait, s’écria :

— Mais, ma sœur ! ma sœur !

— Tu vas la voir…

— Où cela ?

— Où tu es… — reprit la voix de l’eunuque, de plus en plus lointaine. — Tourne-toi du côté du mur… regarde de toutes tes forces… et…

Les derniers mots de l’eunuque ne parvinrent pas aux oreilles de Sylvest… Il se crut le jouet de ce méchant vieillard… Cependant il se retourna machinalement du côté de la muraille, et fut frappé d’une chose étrange… Peu à peu, et de même que la vue, s’habituant à l’obscurité, finit par distinguer des objets d’abord inaperçus, il lui sembla que le mur devenait vaguement transparent à la hauteur de ses yeux… Ce fut d’abord une sorte de brouillard blanchâtre ; puis il s’éclaircit lentement, et fit place à une faible lueur semblable à l’aube du jour… L’esclave aurait pu couvrir de ses deux mains le point le plus lumineux de cette lueur circulaire qui, se dégradant ensuite insensiblement, se fondait dans les ténèbres environnantes. Il tâta la muraille à cet endroit : il rencontra une surface polie, dure et froide comme le marbre ou l’acier. La clarté allait toujours grandissant ; l’on aurait dit l’orbe de la lune en son plein, se dégageant de moment en moment des légères vapeurs grises dont parfois elle est voilée… Enfin ce disque devint tout à fait transparent, et Sylvest vit à travers cette transparence une chambre voûtée dont son regard ne pouvait embrasser qu’une partie. Une lampe, semblable à celles qui brûlent incessamment dans l’intérieur des tombeaux romains, pendait à une chaîne de fer et éclairait ces lieux. Il remarqua, non sans horreur, sur des tablettes placées au long du mur, plusieurs têtes de mort aux os blanchis, mais qui conservaient encore leurs chevelures longues, soyeuses comme des chevelures de femmes… Sur une table couverte d’instruments bizarres, en acier, il vit encore des vases de forme étrange, des mains de squelettes aux doigts osseux, couvertes de pierreries… Et, chose effrayante !… une petite main d’enfant fraîchement coupée… encore saignante !…

Près de cette table un trépied de bronze, rempli de braise, supportait un vase d’airain d’où sortait une vapeur bleuâtre ; de l’autre côté de la table, se trouvait un grand coffre de bois précieux, et au-dessus un miroir composé d’une plaque d’argent bruni. Sur ce coffre était une ceinture rouge, couverte de caractères magiques, pareille à la ceinture que portait la sorcière thessalienne que l’esclave avait vue chez Faustine la nuit précédente. Dans l’un des angles de cette chambre était un lit de repos en bois de cèdre, incrusté d’ivoire et recouvert d’un tapis richement brodé. À la tête de ce lit, s’élevait une petite colonne de porphyre au chapiteau d’argent, précieusement ciselé, sur lequel on voyait placé, ainsi qu’une relique, le sabot d’un âne à la corne luisante comme l’ébène, et tourné de telle sorte que Sylvest s’aperçut que ce sabot avait un fer d’or et que cinq gros diamants remplaçaient les clous de la ferrure. Il crut d’abord cette chambre inoccupée, car son regard ne pouvait en embrasser qu’une partie. Soudain apparut une femme, marchant à reculons et lui tournant le dos. Elle envoyait de nombreux baisers vers un endroit invisible. À demi-vêtue d’une tunique de lin, qui laissait nus ses épaules et ses bras aussi blancs que l’albâtre, cette femme était d’une taille élevée, svelte et aussi accomplie que celle de la Diane des Romains. L’une des épaisses et longues tresses de ses cheveux blonds, détachée de sa coiffure, pendait presque jusqu’à ses pieds. À la vue de ces cheveux blonds… blonds comme ceux de sa sœur, Sylvest tressaillit ; puis cette femme, après avoir envoyé du bout de ses doigts un dernier baiser dans la même direction que les premiers, se jeta sur le lit de repos, et ainsi tourna la tête du côté de Sylvest…

C’était elle… Siomara… oui, c’était bien elle. Grâce à la présence de ses doux souvenirs d’enfance, seule consolation de sa servitude… grâce à la ressemblance frappante de sa sœur avec leur mère Hénory, Sylvest ne pouvait méconnaître Siomara, et jamais il n’avait rencontré plus éblouissante beauté. Aussi, oubliant la perdition de cette infortunée, oubliant les objets étranges, hideux, horribles, dont elle était entourée, il n’eut pour elle que des regards humides de tendresse et d’admiration.

Siomara, la joue animée d’un rose vif, ses grands yeux noirs brillants comme des étoiles sous leurs longs cils, sa chevelure blonde et dorée à demi-dénouée tombant sur ses blanches épaules, s’accouda sur le lit de repos, de son autre main essuya son front tiède… puis laissa tomber sa tête alanguie sur un des coussins en formant à demi les yeux, cherchant sans doute le repos ou le sommeil.

Sylvest put ainsi contempler longuement sa sœur… Alors il versa des larmes cruelles… Cette figure enchanteresse, rose, fraîche, ingénue comme celle d’une jeune vierge, était celle d’une courtisane vouée par l’esclavage, et dès son enfance, à un métier infâme !… La honte au front, la colère au cœur, il pensa que ces baisers, envoyés par sa sœur à un être invisible, s’adressaient peut-être au gladiateur Mont-Liban ; puis, enfin, les objets sinistres dont cette chambre était remplie frappèrent de nouveau les regards de Sylvest… ces têtes de mort aux longues chevelures, ces doigte de squelettes chargés de pierreries… cette main d’enfant fraîchement coupée… saignante encore… Et Siomara, étendue sur le lit de repos, sommeillait, paisible et riante, au milieu de ces débris humains… Il trouvait fatal ce hasard qui, durant deux nuits de suite, l’une chez Faustine, l’autre en ce dernier lieu, le rendait spectateur invisible de mystères étranges…

Bientôt Siomara sembla sortir en sursaut de son assoupissement, elle tressaillit, se redressa comme si elle eût entendu quelque bruit ou quelque signal, abandonna le lit de repos, se leva et alla regarder un sablier à moitié vide, qui lui rappela sans doute une heure fixée par elle, car elle se hâta de rajuster les nattes de sa coiffure… Alors elle prit sur la table un flacon de forme bizarre, et en versa plusieurs gouttes dans le vase d’airain posé sur un trépied, d’où sortait une lueur bleuâtre ; cette lueur se changea en plusieurs jets de flamme d’un rouge vif ; tant qu’ils durèrent, Siomara exposa au-dessus d’eux une plaque de métal polie… Les jets de flamme rouge éteints, elle examina curieusement les traces noirâtres laissées par le feu sur le poli du métal… L’esclave ne put s’empêcher de se rappeler en frémissant les sortilèges de la hideuse sorcière thessalienne. Mais bientôt Siomara jeta la plaque loin d’elle, frappa dans ses mains en signe de contentement ; sa figure devint rayonnante, et elle courut au coffre de bois de cèdre, placé au-dessous du miroir d’argent bruni… Ainsi posée, elle tournait de nouveau le dos à Sylvest ; elle ouvrit le coffre… en tira une longue robe noire, s’en vêtit, et la serra à sa taille au moyen de la ceinture rouge accrochée près du miroir… À la vue de cette robe noire et de cette ceinture magique, une sueur froide inonda le front de Sylvest ; il voyait sa sœur absolument vêtue comme la sorcière thessalienne introduite chez Faustine… Siomara, le dos toujours tourné, s’étant baissée de nouveau vers le coffre, y prit une sorte de moule à capuchon, dont elle couvrit soigneusement sa tête, et se retourna pour se rapprocher de nouveau du trépied d’airain.

Dieux secourables ! la raison de Sylvest était ferme, car en ce moment il n’est pas devenu fou !… mais le vertige l’a saisi… Non, ce n’était plus Siomara qu’il voyait… c’était la sorcière thessalienne qui, la nuit précédente, avait demandé, chez la grande dame romaine, la mort d’une esclave… Oui, c’était la magicienne… c’était elle-même… son teint cuivré, son visage sillonné des rides de la vieillesse, son nez en bec d’oiseau de nuit, ses épais sourcils gris comme les mèches de cheveux sortant çà et là de son capuce… Oui, c’était la Thessalienne… Avait-elle, par un charme magique, pris jusqu’alors les traits de Siomara ? ou Siomara prenait-elle, par sortilège, les traits de la hideuse vieille ?… Sylvest l’ignorait ; mais il avait devant les yeux la Thessalienne… Cette transformation surhumaine, égarant presque sa raison, le frappa d’épouvante ; ne songeant qu’à fuir cette infernale demeure, il oublia l’abîme infranchissable ouvert devant lui… Mais à peine eut-il, marchant à tâtons, avancé l’un de ses pieds, qu’il rencontra le vide… Il voulut se jeter en arrière… Ce brusque mouvement le fit trébucher, tomber, glisser dans l’ouverture béante… Il n’eut que le temps de se cramponner de ses deux mains au rebord du plancher, et resta ainsi un instant le corps suspendu au-dessus de cette profondeur inconnue.

Oh ! sans le souvenir de Loyse et de l’enfant qu’elle portait dans son sein, l’esclave n’eût pas tenté d’échapper à la mort… il se serait laissé rouler dans le gouffre ; mais son amour pour sa femme lui donna des forces surhumaines : il raidit ses poignets, parvint à s’enlever assez pour pouvoir appuyer l’un de ses genoux sur le bord de l’ouverture de la trappe, et à sortir de ce danger… Alors, épuisé par ses efforts, écrasé par son affreuse découverte, il se laissa tomber sur le plancher.

Combien de temps resta-t-il dans cet anéantissement du corps et de l’esprit ? Il l’ignore… Lorsqu’il revint à lui, il crut d’abord avoir été le jouet d’un songe ; puis, la réalité se retraçant à sa mémoire, il reconnut, hélas ! que ce n’était pas là un songe… Il supposa que l’eunuque l’avait fait ainsi assister, invisible, à d’affreux mystères… pour lui inspirer l’horreur de sa sœur et rendre impossible un rapprochement entre eux : entrevue peut-être redoutée par le vieillard. Sylvest, sans le gouffre ouvert à ses pieds, aurait à jamais fui ce lieu maudit ! Ses sens ranimés, il s’aperçut que la clarté transparente, quoique obscurcie, régnait toujours dans l’épaisseur de la muraille… Cédant malgré lui à une terrible curiosité, il se leva et regarda. La chambre était déserte, la lampe de fer éteinte ; la lueur bleuâtre du vase d’airain placé sur le trépied éclairait seule ce lieu sinistre. Au bout de peu de temps, la sorcière reparut, tenant à la main un paquet enveloppé d’une étoffe noire ; elle le déroula précipitamment et en retira une tête fraîchement coupée. Sylvest reconnut, à la clarté bleuâtre du trépied, la tête de la belle Lydia… cette jeune vierge morte depuis la veille, qu’il avait souvent vue passer et admirée dans les rues d’Orange… Il se souvint alors des paroles de son maître, disant le matin au seigneur Norbiac que les gardiens du tombeau de Lydia auraient grand’peine à préserver ses restes des profanations des magiciennes… ajoutant avec cynisme que les jeunes filles mortes vestales devenaient rares à Orange et que leurs corps étaient incomparables pour les sortilèges.

L’horrible vieille, car Sylvest commençait à se croire le jouet d’une vision ou de l’erreur de ses yeux, et se refusait à croire que Siomara et la magicienne ne fussent qu’une seule et même personne, l’horrible vieille posa la tête de Lydia sur la table ainsi qu’un autre lambeau de chair sanglant et informe, mit ce lambeau dans la main d’enfant fraîchement coupée, la plaça sur la tête de Lydia et l’y fixa au moyen des longs cheveux de la morte.

Sylvest sentit soudain une main s’appuyer sur son épaule, la voix claire et railleuse de l’eunuque lui dit dans les ténèbres :

— Le gouffre n’est plus ouvert sous tes pieds… tu peux me suivre sans danger… Es-tu content ?… Tu as vu ta sœur Siomara, la belle Gauloise, la courtisane adorée ?…

— Non ! — s’écria l’esclave en s’avançant éperdu dans l’ombre. — Non, je n’ai pas vu ma sœur… non, cette horrible magicienne n’est pas Siomara !… Tout ceci est magie et sortilèges… Laissez-moi fuir cette maison maudite !…

Mais l’eunuque, barrant avec son gros corps l’étroit passage du couloir, força l’esclave de rester à sa place, et lui dit :

— Quoi ! maintenant, tu veux t’en aller sans parler à ta sœur ? Qu’est donc devenue cette furieuse tendresse de tantôt pour la fille de ta mère ?…

— Non, ce n’est pas là ma sœur… ou, si c’est elle… je n’ai plus de sœur… Laisse-moi fuir !…

— Ce n’est pas ta sœur ? et pourquoi ? — reprit l’eunuque en éclatant de rire. — Est-ce parce que, belle comme Vénus, elle s’est tout à coup changée en vieille hideuse comme l’une des trois Parques ?… Et avant-hier donc, si tu l’avais vue… nue comme Cypris sortant des flots, se frotter d’une huile magique, et aussitôt ce beau corps se couvrir d’un léger duvet, ces bras charmants s’amoindrir et disparaître sous de longues ailes, ces jambes de Diane chasseresse et ces pieds délicats se changer en serres d’oiseau de nuit… son cou gracieux se gonfler, s’emplumer, et cette tête adorée prendre la figure d’une orfraie qui, poussant trois cris funèbres, s’est envolée à travers la voûte de la salle (K)…

— Laissez-moi fuir… vous me rendrez fou !…

— Qu’aurais-tu dit l’autre soir, où Siomara s’est changée en louve fauve, pour aller, au déclin de la lune, rôder autour des gibets et en rapporter ici entre ses dents le crâne d’un supplicié nécessaire à ses enchantements (L) ?

— Dieux secourables, ayez pitié de moi !…

— Et l’autre nuit, où prenant la forme d’une couleuvre noire, Siomara est allée se glisser dans le berceau d’un nouveau-né dormant près du lit de sa mère, et, s’enroulant doucement autour du cou de l’enfant, tandis qu’elle approchait sa tête de reptile des petites lèvres roses de l’enfant, afin d’aspirer son dernier souffle… Siomara l’a étranglé, ce nouveau-né, dont le dernier souffle était nécessaire à ces sortilèges !

— Je suis dans l’épouvante ! — a murmuré Sylvest. — Est-ce que je rêve ? est-ce que je veille ?…

— Tu veilles, par Hercule ! Oui, tu es bien éveillé… mais tu as peur… Comment, infâme poltron ! tu as une sœur qui, par sa puissance magique, peut devenir tour à tour la belle Gauloise, orfraie, louve, couleuvre… qui peut enfin revêtir toutes les figures, et tu ne te réjouis pas… pour l’honneur de ta famille !…

Sylvest sentit sa raison un instant défaillir ; il crut aux paroles de l’eunuque… Siomara, se métamorphosant en hideuse magicienne, ne pouvait-elle pas aussi se transformer en orfraie, en louve ou en couleuvre ? Le vieillard, barrant toujours le passage avec son gros corps, continua :

— Quoi, butor ! tu ne me remercies pas, moi qui t’ai placé en ce bon endroit afin de t’initier aux secrets de la vie de Siomara… de sorte qu’en la voyant tout à l’heure tu puisses la serrer tendrement contre ton cœur de frère, et lui dire : « Tu es la digne fille de notre mère !… »

— Ô tout-puissant Hésus ! sois miséricordieux !… ôte-moi la vie, ou éteins tout à fait ma pensée, que je n’entende plus ce démon !… — dit Sylvest, tellement abattu, étourdi, qu’il ne se sentait ni la force ni le courage d’employer la violence pour fuir.

— Quoi ! je te place là, afin que tu puisses voir aussi et connaître le galant de ta sœur… approuver son bon goût, la féliciter tout à l’heure de son choix, et tu restes là… stupide comme une borne, sans m’en dire un mot ?… Réponds donc !…Tu le connais maintenant, j’espère, le galant de Siomara… tu l’as vu, son beau Belphégor !

— Je n’ai vu personne… — murmura Sylvest de plus en plus éperdu, et répondant pour ainsi dire malgré sa volonté. — La jeune femme qui était là… oh ! non ! ce n’était pas ma sœur… est entrée en envoyant des baisers… à quelqu’un que je ne pouvais apercevoir… J’ai cru que c’était au gladiateur Mont-Liban qu’elle les adressait.

— Mont-Liban ! — reprit l’eunuque en éclatant de rire. — Siomara méprise Mont-Liban comme la boue de ses sandales… elle donnerait dix Mont-Liban pour un Belphégor… Comment, tu ne l’as pas vu, ce beau mignon ?…

— Non…

— C’est possible… elle sera entrée chez lui au lieu de le faire entrer chez elle… Leurs chambres sont de plain-pied ; aussi, en sortant, lui aura-t-elle envoyé d’amoureux baisers à travers la porte… Ah ! tu n’as pas vu Belphégor ! C’est dommage… Veux-tu savoir qui est ce mignon chéri, ce galant que bien des grandes dames envieraient à Siomara, si elles le lui connaissaient ? Eh bien, ce galant, c’est…

Et l’eunuque a dit deux mots à Sylvest (M).

Celui-ci a poussé un cri horrible, car un souvenir récent traversait son esprit… Alors, dans sa terreur et sa rage, il s’est précipité violemment sur l’eunuque, l’a renversé, foulé aux pieds, s’est ainsi ouvert un passage, a couru devant lui dans les ténèbres, se heurtant çà et là aux murailles, poursuivi par les rires affreux de l’eunuque qui, s’étant relevé, le poursuivait en répétant :

— Belphégor !… Belphégor !…